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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Taverne, “Quelques observations à propos de la médecine créole haïtienne en Guyane française.” Un article publié dans la revue Écologie humaine, Bulletin d’écologie humaine, Vol. VII, n° 1, 1989, 7-19.

[7]

Bernard TAVERNE

Ethnologue-Médecin

Chercheur à l’IRD (Institut de Recherche pour le développement),
membre de l'Association AMADES


Quelques observations à propos de
la médecine créole haïtienne
en Guyane française
.”

Un article publié dans la revue Écologie humaine, Bulletin d’écologie humaine, Vol. VII, n° 1, 1989, 7-19.


La description du système médical [1] dans lequel la population haïtienne puise ses recours thérapeutiques passe par l'identification des constituants de ce système, et l'analyse de leurs interactions. Schématiquement les deux principaux sous-ensembles de ce système sont le secteur biomédical et le secteur créole. Si l'utilisation des structures sanitaires biomédicales, collectives ou privées, ne fait aucun doute, au point d'être un des éléments récurrents dans le discours des politiciens locaux, la place et le rôle de la médecine créole sont beaucoup moins connus.

La population de la Guyane est constituée de plusieurs dizaines de groupes ethnoculturels parmi lesquels le groupe Haïtien occupe une place particulière. L'immigration haïtienne a débuté en Guyane à partir des années 74/75, le courant migratoire a très rapidement pris de l'ampleur et le nombre actuel des ressortissants est estimé entre 15 et 18000 personnes (Domenach, Picouet, 1987). Cette population constituée en majorité d'individus « sans papiers », connaît des conditions de vie difficiles où la marginalité spatiale, économique, sociale et culturelle, imposée par des rapports sociaux fortement hiérarchisés, sont les fondements du quotidien.

Les immigrés ont importé leurs propres croyances imprégnées par la religion Vaudou. Un certain nombre de prêtresses (Mambo) et de prêtres Vaudou (Houngari) se sont également installés en Guyane mais aucun « houmfo » (temple) n'a jusqu'à présent été créé. Les dignitaires de la religion Vaudou ont préféré opter pour la discrétion, la clandestinité des pratiques. Mambos, Houngans et « Docteurs-feuilles » sont devenus des acteurs invisibles, fondus dans l’anonymat du groupe, que l'on ne peut rencontrer qu'après s'être inséré dans la trame des réseaux Haïtiens.

Les pratiques sont maintenues clandestines du fait de la place occupée par le groupe Haïtien dans l'échelle sociale et du jugement de valeur négatif affirmé par l'ensemble de la population Guyanaise face à tout ce qui est globalement considéré comme pratiques « magiques » également nommées pratiques « quimbois », par référence au quimboiseur antillais [2], sorcier capable d'envoyer des sorts (« piaye ») ou de lutter contre eux. Le sens général du discours habituellement tenu à ce sujet [8] se retrouve dans un certain nombre de petites histoires dans lesquelles la crédulité, l'ingénuité et la simplicité d'esprit des acteurs sont toujours au premier plan. Une des plus connues est attribuée par les Métropolitains aux Créoles, sans distinction, et par ceux-ci aux Haïtiens : ces derniers circuleraient de nuit sans feux arrières sur leur bicyclette ou leur cyclomoteur pour ne pas être suivis par des Zombis. De prime abord les Créoles guyanais sont plus discrets, et semblent adopter l'attitude résumée par l'expression de J. Favret-Saada : « moins on en parle, moins on y est pris », tout au moins « moins on donne l'impression que l'on pourrait y croire ». « Les histoires de Quimbois ce sont des histoires d’Haïtiens » commente une dame créole de 50 ans, affirmant ne pas croire à « ces choses là », et confiant plus tard qu'un de ses oncles est décédé des suites « d'une maladie envoyée par des gens qui travaillaient avec Satan ».

Cette attitude de reniement a conféré au terme « quimbois » une valeur péjorative qui a été reprise à l'intérieur du groupe haïtien. La position des Haïtiens n'est pas unanime et les idées sont partagées en deux tendances. Pour ceux qui ont une démarche d'intégration la plus volontariste (groupe d'alphabétisation, sectes protestantes, appartenance catholique forte) il y a un rejet des pratiques dites de « Quimbois », terme ici synonyme de Houngan (Gan-Gan), dans le sens où elles utilisent des esprits considérés comme « sataniques » : « Les Quimbois travaillent avec des dieux sataniques qui font partie des Diables (...), si tu crois en Dieu, tu ne peux pas servir deux maîtres à la fois (Dieu et Satan), Dieu n'est pas d'accord ». Ce rejet ne met pas en cause l'existence de ces pratiques, il n'exprime qu'une non adhésion à leur fondement Pour le reste du groupe, les « Quimbois » constituent une force et un recours qu'il n'y a pas de raison de rejeter, même si on affiche une adhésion « naturelle » à la religion catholique.

Au delà des positions affirmées par chacun, l'apparition de la maladie va mettre enjeu les différents acteurs et les obliger à se situer par rapport aux pratiques curatives biomédicales et créoles. Les thérapeutes Haïtiens ne cachent pas qu'ils soignent Guyanais, Martiniquais, Guadeloupéens et Métropolitains ; ils tirent une grande fierté de cette diversité de leurs consultants, justifiant aux yeux de tous, leurs pouvoirs.

Le thérapeute dont les activités sont décrites ici appartient à la classe des « docteurs-feuilles ». Cinq classes de thérapeutes traditionnels ont été distinguées par J. Coreil (1983) au cours d'une étude réalisée en Haïti : les membres du clergé Vaudou (Houngan et Mambo), les « docteurs-feuilles », les matrones, les « docteurs-zos » et les faiseurs de piqûre. « En terme de nombre de praticien et de fréquence d'utilisation, les docteurs-feuilles constituent le groupe prédominant parmi l'ensemble des thérapeutes traditionnels. Ce sont les plus grands dispensateurs de soins, et les limites de leurs pratiques recoupent fréquemment celles des autres classes de thérapeutes » (J. Coreil, 1983 : 133). Les compétences des « docteurs-feuilles » sont variables d'un thérapeute à l'autre. Le fond commun est basé sur la [9] connaissance d'un certain nombre de plantes et du mode de préparation de celles-ci, permettant de combattre diverses maladies reconnues selon une nosographie populaire comme étant de cause naturelle, telles « refroidissement », « saisissement »,... .

À la seule connaissance des « tisanes » peut s'adjoindre la pratique de massages ou « frictions » (« râlé »), de douches : « tét koulé », la pose de ventouse, d'emplâtre, et diverses pratiques magico-religieuses issues directement de la religion Vaudou, plus généralement dévolues aux Houngan et Mambo, faisant intervenir les esprits (« Loa »), dans le cas de maladies surnaturelles (« maladies expéditions »).

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Monsieur Louis [3] a cinquante ans, il a commencé son apprentissage de la médecine créole dès son plus jeune âge, en assistant aux consultations et cérémonies données par son père, Houngan, et aux préparations réalisées par sa mère qui « savait utiliser les plantes, préparer les bouteilles, faire les massages et accoucher les femmes ». Il a commencé à pratiquer à l'âge de vingt ans « quand l'esprit de Dieu est venu dans ma tête ». Car il ne suffit pas de connaître les plantes et les techniques pour être « docteur-feuille », il faut aussi et surtout posséder le don qui va orienter les diagnostics et permettre la thérapeutique.

Monsieur Louis est entré clandestinement en Guyane en 1981, comme trois de ses frères avant lui, en passant par le Surinam. Sans qualification professionnelle, il travaille « avec son sabre », pour deux ou trois patrons pour lesquels il fait des « ti-boulots » : entretien d'abattis, nettoyage de jardin,... qui lui rapportent au mieux 3000 francs dans le mois, au pire 1500, parfois moins. Aussi la recherche d'un « job » est une préoccupation constante.

Les consultations se déroulent généralement le soir, au retour de son travail, ou le dimanche, exceptionnellement le matin avant le lever du jour pour certaines pratiques. Les séances ont lieu le plus souvent au domicile du patient, celui-ci se chargeant de pourvoir à un certain nombre de substances : rhum, savon, café, « suif-mol » (bougie de suif aussi appelé chandelle) ; Monsieur Louis apportant les « feuilles » et l'ensemble des ustensiles qui lui sont nécessaire.

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Les trois consultations décrites ci-dessous ont été choisies parmi les quelques dizaines auxquelles nous avons pu assister, elles illustrent la diversité des pratiques et celle des patients.

Le premier consultant est un homme d'une cinquantaine d'année, entrepreneur guyanais créole, il habite une vaste maison qu'il n'a pas encore tout à fait [10] terminée. Ses enfants les plus âgés sont partis en Martinique ou en Métropole, quatre demeurent encore sous son toit. Deux cyclomoteurs, une grosse moto, deux voitures témoignent de l'aisance matérielle dont il jouit. Pendant que le « docteur-feuille » prépare son matériel, Monsieur Antoine explique qu'il souffre de douleurs lombaires, depuis environ six mois, apparues après avoir soulevé des sacs de ciment. La douleur est fixe, sans irradiation particulière, parfois discrète, parfois plus intense. Il n'a jamais consulté de médecin pour cela, son frère qui a eu la même maladie quelque temps auparavant et s'est fait soigner avec succès par un « Haïtien », l'a décidé à faire de même. Monsieur Antoine connait bien Monsieur Louis car il l'emploie comme ouvrier agricole sur son abattis situé à l'extérieur de la ville de Cayenne.

Nous sommes installés sous un vaste préau bordant l'habitation, lieu de passage incessant de toute la maisonnée. La femme de Monsieur Antoine assiste à la séance, et raconte quelques histoires « médicales » dans lesquelles la médecine créole s'avère toujours plus efficace que la médecine des « docteurs ». Pendant ce temps, Monsieur Louis demande au patient de s'allonger, torse nu, sur deux bans rapprochés à cet effet. Après avoir fait un signe de croix, sans lui poser de question, il commence à palper le dos au niveau des régions lombaires et sacrées, puis prenant repère sur le sommet des crêtes iliaques, il applique deux ventouses, en position symétrique par rapport à l'axe de la colonne vertébrale, au dessus des fossettes lombaires. Les ventouses, petits pots de verre d'aliment pour nourrisson, sont chauffées avec un peu de rhum versé à l'intérieur puis enflammé et appliquées sur la peau avant que la flamme ne s'éteigne tout à fait. Elles sont posées très rapidement, à la manière d'un acte habituel ne demandant pas d'attention particulière. Une fois les ventouses placées, Monsieur Louis s'installe avec une cigarette et engage une conversation de convenance avec le patient et sa femme. Quinze minutes plus tard il fait asseoir le patient, se place derrière lui et retire chaque ventouse après avoir craché un peu de rhum, sur la base de chacune d'elle.

À l'aide d'une lame de rasoir, il pratique ensuite une série de petites scarifications sur la peau tuméfiée, jusqu'à ce que perlent quelques gouttes de sang et applique à nouveau les ventouses au même endroit. Chacune d'elle se remplit lentement de cinq à dix centimètres-cube de sang qui coagule au fond du pot. « C'est du vieux sang noir, qui n'est pas bon » commente Monsieur Louis, avec l'approbation de la femme du patient. Ses enfants viennent jeter quelques regards furtifs et intrigués, manifestant des mines de dégoût. Vingt minutes plus tard, Monsieur Louis retire les ventouses en projetant à nouveau du rhum avec la bouche, puis masse énergiquement toujours avec du rhum le dos du patient. Enfin Monsieur Antoine se relève, manifestement soulagé que la séance soit terminée. À la demande du « docteur-feuille » ils partent au fond du jardin enterrer « le sang noir », coagulé au fond des ventouses. À leur retour, Monsieur Antoine offre le « tafia », la conversation s'engage à nouveau sur l'efficacité de la médecine créole, celle des Saramacas, et [11] chacun cite l'exemple d'un ami, d'un voisin, ou de l'ami d'un ami, qui a été guéri par les « feuilles », évitant ainsi une opération chirurgicale jugée indispensable par les médecins. Monsieur Louis, à son habitude, n'a pas réclamé d'honoraires et Monsieur Antoine ne propose rien, la séance est terminée.

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La deuxième consultante est une jeune femme Haïtienne, en Guyane depuis quatre ans, son titre de séjour est venu à échéance depuis quelques mois mais elle n 'a pu le faire prolonger car son emploi actuel n'est pas déclaré. Elle partage les sept mètres carrés de l'habitation avec son compagnon qui a un emploi fixe et déclaré. Elle bénéficie de la sécurité sociale de son compagnon et à l'habitude de se faire rembourser consultations médicales et prescriptions. Elle a été hospitalisée trois mois plutôt pour une « fausse-couche » et se plaint depuis de douleurs abdominales pour lesquelles elle a consulté plusieurs médecins « qui n'ont rien fait ». Le dernier a prescrit un reconstituant et un antidépresseur psychostimulant qu'elle affirme prendre selon la prescription. Face à la persistance des troubles elle a décidé de demander l'aide du « docteur-feuille ». Son compagnon connait Monsieur Louis de réputation, il est venu un soir à son domicile réclamer son aide, en lui proposant de le transporter sur son cyclomoteur pour les six ou sept kilomètres à effectuer.

Les séances ont lieu dans l'unique pièce où la patiente a tout juste la place de s'allonger sur le sol. Après avoir pris le pouls et palpé l'abdomen de la patiente Monsieur Louis affirme qu'elle a « la matrice inversée ». Le traitement consistera en une série de trois massages avec la pose de verre, d'emplâtre de feuille et d'emplâtre « américain ». Monsieur Louis commence en lisant à voix basse quelques pages de « l'Abbé Julio » [4], puis après un signe de croix se fait apporter par le mari de quoi préparer l' »assiette » pour le massage. Dans une assiette en verre il découpe en rondelle un morceau de bougie de suif sur laquelle il a d'abord tracé une croix, quelques morceaux de savon blanc, recouvre l'ensemble avec du rhum qu'il enflamme. Lorsque le savon et le suif ont fondu sous la chaleur du feu, il souffle la flamme d'un revers de main et ajoute à la préparation une tasse de café et une pincée de sel avec laquelle il a précédemment fait deux signes de croix au dessus de l'assiette. Après avoir appliqué les deux mains dans l'assiette à peine refroidie, il masse la patiente, méthodiquement avec application et vigueur pendant trente minutes. À l'issue il indique à la patiente qu'elle peut s'habiller et lit à voix basse quelques pages de « l'Abbé Julio » tandis que le mari dépose 200 francs sur le sol, à coté de la chaise de Monsieur Louis. Celui-ci interrompt alors sa lecture, ramasse l'argent et s'en va.

Le lendemain il prépare l'assiette de la même façon et après avoir réalisé un massage rapide de l'abdomen de la patiente il effectue une ventouse avec un grand verre transparent appliqué juste en dessous de l'ombilic et laissé en place une [12] quinzaine de minutes. Il recommence immédiatement le même procédé sur le dos de la patiente et pose cette fois la ventouse au milieu de la région lombaire. Monsieur Louis est venu avec trois feuilles d'« Aïgoué » (Kalanchoe pinnata (Lam.)Pers.). Les trois feuilles sont passées au dessus de la flamme d'un réchaud jusqu'à ce qu'elles soient ramollies puis elles sont écrasées avec une bouteille utilisée comme rouleau et enfin enduites de suif. Ainsi préparées les feuilles sont appliquées directement sur la peau, deux sous forme d'une croix au niveau de la région lombaire, la dernière sur l'abdomen ; elles sont fixées à l'aide d'une grande pièce de tissu et doivent être gardées toute la nuit.

La dernière séance est plus rapide, elle consiste en un massage à l'aide d'une bouteille d'eau chaude, puis en la pose d'emplâtre « américain » [5]. Monsieur Louis fait un signe de croix sur la bouteille pleine d'eau, en verse un peu d'eau à droite et à gauche de la porte d'entrée et chuchote une prière. Il pose d'abord la bouteille verticalement sur les talons de la femme allongée à plat ventre sur le sol, puis commence à masser la plante des pieds puis les jambes avec la bouteille utilisée comme un rouleau, il remonte ainsi jusqu'à la nuque et pose la bouteille sur le sol devant le visage de la patiente. Ce massage est répété quatre fois. Le traitement se termine par l'application de l'emplâtre, acheté par la patiente dans une pharmacie. Cet emplâtre est un grand morceau de sparadrap qui doit être appliqué, si l'on suit les indications portées sur l'emballage, sur les régions douloureuses. Monsieur Louis découpe quatre grands morceaux de vingt sur dix centimètres et les applique successivement sur l'épigastre, l'hypogastre, et les flancs droit et gauche. La patiente devra les garder pendant trois jours, puis les décoller à l'aide de l'eau contenue dans la bouteille qui a servi au massage. Elle dépose 50 francs sur le sol ; nous partons après que le « docteur-feuille » ait ramassé l'argent.

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La troisième consultante est Métropolitaine, infirmière, installée en Guyane depuis plus de vingt ans. Depuis quelques mois, toute une série d'événements marquent douloureusement sa vie : séparation conjugale, vécue comme un veuvage ; surcharge de travail et difficultés professionnelles qu'elle attribue « au manque de conscience professionnelle et aux changements de mentalité » de son équipe de travail. « Elle n'a plus de goût à rien et se met en colère pour le moindre détail contre son fils, qui passe le baccalauréat cette année ». Elle se plaint aussi de l'anonymat qui s'installe progressivement en Guyane et isole les personnes. De plus, depuis deux ou trois mois elle présente une fébricule persistante pour laquelle elle a été hospitalisée quinze jours en métropole, lors de son dernier séjour, sans qu'aucun diagnostic ne soit posé, certains résultats d'analyse biologique ne lui ayant pas encore été communiqués. C'est sa femme de ménage, Haïtienne, qui lui a conseillé d'accepter l'aide du « docteur-feuille » pour « ne pas rester comme ça ».

[13]

Lors de la première visite, Monsieur Louis explique qu'il n'est venu que pour « voir » s'il pouvait faire quelque chose pour elle. Après avoir écouté l'histoire de cette femme il explique qu'elle a eu un « refroidissement qui a fait un saisissement, le sang a tourné dans son corps, il est monté à la tête, alors elle fait toujours des colères, elle pleure et a de la fièvre. Elle a aussi froid de coeur ». Il commencera les séances thérapeutiques le lendemain. Une séance de massage pendant trois jours consécutifs sera nécessaire pour traiter le « refroidissement ».

Après avoir fait un signe de croix et murmuré une prière, Monsieur Louis prépare l' »assiette » pour le massage comme à l'accoutumée. Il demande à la patiente de s'allonger sur un drap, posé à même le parquet de la salle de séjour. Le massage dure une vingtaine de minute. De temps en temps le fils de la patiente traverse la pièce jetant un regard semblant indifférent (?) à la scène. Monsieur Louis conseille ensuite de s'habiller et de se coucher pour « faire suer le corps toute la nuit ». Le deuxième jour il apporte avec lui sept petits paquets de feuilles constitués de différentes plantes. Déposant les paquets sur le sol, il demande à la patiente d'y mettre cinq francs « pour payer l'âme des plantes », et explique qu'elle doit tous les jours préparer une grande casserole de tisane avec un paquet de feuilles et en boire un peu durant toute la journée, ce qui reste le soir devant être jeté. Lorsque le septième paquet sera terminé, il sera temps de réaliser « têt koulé », seul traitement efficace du « saisissement ».

À la fin de chaque massage Monsieur Louis s'octroie un peu de repos et commente la maladie, ses causes et la thérapeutique en fumant une cigarette. C'est à ce moment, après le deuxième jour qu'il a demandé à voir le fils de la patiente « pour parler avec lui » : « tu es un grand garçon, tu vois que ta mère est malade, si elle fait des colères, ça la rend malade et ça va la faire mourir, c'est pas l'enfant qui doit tuer ses parents, les parents doivent mourir tout seul, alors il faut que tu fasses attention de ne pas faire faire des colères à ta mère.(...). Tu as compris ? Alors va-t-en. ». Ayant toujours vécu en Guyane, le jeune homme comprend très bien le discours en créole. Debout devant le « docteur-feuille », regardant tantôt vers sa mère, tantôt vers le sol, ou furtivement vers Monsieur Louis, il parait manifestement dérangé et mal à l'aise par ce discours impromptu. De son coté, la mère semble, elle aussi, particulièrement surprise.

Une semaine après le début du traitement a eu lieu « têt koulé ». La veille, Monsieur Louis a préparé dans une grande marmite une décoction composée de neuf plantes différentes. La préparation refroidie a été filtrée puis transvasée dans une cruche en terre réservée à cet effet, contenant environ deux litres de cette préparation. La séance a lieu le matin, avant le lever du jour. Après avoir peigné et séparé en quatre la chevelure de la patiente assise sur une chaise, les pieds dans une bassine d'eau, le « docteur-feuille » verse le contenu de sa cruche sur le front de la patiente dont la tête est fléchie en arrière. Le liquide s'écoule alors sur l'ensemble du crâne. Il est récupéré dans un récipient puis transvasé à nouveau dans la cruche, [14] afin de recommencer l'opération. Il verse ainsi le contenu trois fois sur le front, trois fois sur l'occiput, et trois fois sur les tempes droite et gauche. Il termine enfin en versant une dernière fois la cruche sur le sommet de la tête de la patiente debout dans la bassine, le liquide s'écoulant alors sur l'ensemble du corps.

Monsieur Louis a complété le traitement par une « bouteille » de sa préparation composée d'une vingtaine de plantes. La patiente doit en boire un petit verre chaque matin, pour « clarifier le sang et faire fondre complètement le saisissement », elle devra le rappeler quand elle aura fini la bouteille afin qu’il lui en prépare une autre. La patiente tend alors à Monsieur Louis une enveloppe qu'il me fait signe de prendre, manifestant le désir de ne pas y toucher. Après s'être renseigné sur la somme qu'elle contient (500 francs), il décide de partir.

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La diversité des pratiques et des situations présentées dans ces trois consultations amènent une série de remarques.

La première concerne le moment de la consultation auprès du « docteur-feuille » dans l'itinéraire thérapeutique suivi par les patients. Les trois cheminements sont ici différents : le premier consultant s'est adressé en première instance au « docteur-feuille », en dehors de tout autre recours ; chez la deuxième consultante, le recours apparait être l'ultime étape d'un long circuit dans le domaine biomédical (hôpital, médecins privés) ; pour la troisième consultante, le recours au « docteur-feuille » et au secteur biomédical (dont la patiente est un des membres) sont effectués en parallèle. Ces trois exemples résument parfaitement la diversité des itinéraires thérapeutiques observés sur l'ensemble des consultants de Monsieur Louis. D'un patient à l'autre les trajets ne sont jamais stéréotypés, quelque soit le critère de référence retenu pouvant servir de base à une comparaison des situations (origine ethnique, niveau socio-économique, pathologie, couverture sociale,...). Le recours à la médecine créole peut être initial, et parfois exclusif, il peut être suivi d'une demande auprès du secteur biomédical ; il peut avoir lieu simultanément avec une demande vers le secteur biomédical, ou bien en dernier recours.

Ces trois consultations permettent d'aborder les concepts étiologiques et la nosographie employés par le « docteur-feuille » et certains de ses consultants. Le premier patient à une « maladie taille de rein ». Selon les explications de Monsieur Louis, la maladie est due à un « coup », « du sang s'est répandu dans la chair, il est devenu noir et il la mastique, le seul traitement, c'est de le faire sortir avec des ventouses ». La deuxième patiente à « la matrice inversée » : « la matrice doit être droite, si elle penche en avant, en arrière, ou sur le coté, ça fait des douleurs ; parfois elle peut même tomber, il faut alors la remonter. ». Enfin, les maux de la dernière consultante sont le fait d'un « saisissement provenant d'un refroidissement » s'accompagnant d'« un froid de coeur ».

 [15]

L'observation de nombreuses consultations du « docteur-feuille » a permis de préciser les concepts étiologiques sur lesquels repose sa pratique. Ceux-ci se retrouvent, à quelques nuances prés sur l'ensemble de l'aire créole : en Guyane (Grenand et al., 1987), aux Antilles (Coreil 1983, Bougerai 1983) et à la Réunion (Benoist 1980).

Au premier plan s'établit la distinction entre les maladies dites « naturelles » ou « du Bon Dieu », et les maladies « surnaturelles » appelées aussi « maladies expéditions, sataniques, égarement d'esprit,... ». De nombreux termes riches en image s'appliquent à cette dernière catégorie.

À un second niveau se situent diverses autres théories dont celle « du chaud et du froid » : à chaque activité ou aliment est attribuée une valeur chaude ou froide. L'état de bonne santé résulte de l'harmonie entre la qualité chaude ou froide des activités ou des aliments et l'état du corps au même moment. La maladie apparait à l'occasion d'une rupture brutale de cet équilibre et la santé n'est conservée qu'au prix d'un contrôle vigilant sur le quotidien afin d'éviter tout contraste trop important : « si vous ouvrez le congélateur après avoir repassé, la vapeur va vous donner frédité ».

Une autre théorie étiologique tient une place importante dans la pratique du « docteur-feuille » ; elle est liée aux différents états du « sang ». Il est « rose » si la personne est en bonne santé, il peut devenir « clair » si la personne « manque de sang », il peut devenir « bleu ou noir » après un traumatisme. Dans ce cas il faut impérativement l'évacuer au moyen des « gilet-ventouz » car il peut « manger la chair » même très longtemps après l'accident initial. Sang « bleu ou noir » ne sont pas confondus avec la couleur d'un hématome sous-cutané.

Vient ensuite toute une série d'étiologies qu'il est difficile de regrouper en un ensemble cohérent pour l'observateur, et dont l'utilisation s'avère complexe, d'autant que peuvent se superposer différentes causes : maladie de « foie », « gaz », maladie d'« estomac », de « coeur », de la « matrice », du « fond »,... Chaque phénomène douloureux semble être attribué à l'une de ces causes selon qu'il siège dans une région anatomique différente approximativement proche de l'organe considéré, selon une représentation populaire de l'anatomie.

L'identification de la cause d'une maladie passe par une succession d'interrogations toujours identiques : la première question consiste à déterminer l'origine naturelle ou surnaturelle de la maladie. Cette distinction peut être établie par le patient lui même ou son entourage quand la cause est évidente : des crises convulsives répétées sont toujours d'origine surnaturelle ; ou par le « docteur-feuille », après qu'il ait analysé l'histoire de la maladie : une « maladie taille de rein » peut, selon les circonstances d'apparition, être d'origine surnaturelle, avoir été « envoyée, expédiée » par une personne. Une fois cette détermination réalisée, un deuxième niveau d'analyse de la maladie va permettre d'identifier une cause parmi les autres théories étiologiques :« chaud et froid », trouble du « sang »,...

[16]

La différenciation entre maladie naturelle et surnaturelle puis l'identification du mécanisme d'atteinte de la maladie vont conditionner l'activité thérapeutique du « docteur-feuille ». Celui-ci agit à la fois sur les maladies naturelles par ses préparations médicinales et ses pratiques, mais aussi sur les causes surnaturelles par l'intermédiaire de ses rapports privilégiés avec le monde des esprits qui lui a confié ses capacités de thérapeute.

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Les moyens thérapeutiques utilisés pour le traitement de ces trois patients constituent l'essentiel des pratiques pour le traitement des maladies naturelles.

Les ventouses sont utilisées pour retirer le « sang noir » : ce sont alors des « gilet-ventouz » ; ou pour remettre en place un organe (matrice) elles sont alors nommées « verres », leur volume est plus grand que celui des « gilet-ventouz ».

Les « massages » aussi appelés « frictions » sont d'utilisations fréquentes, ils sont généralement réalisés avec la préparation décrite dans le récit de la seconde consultation. Parfois s'adjoint à la préparation un peu d'huile de « mascréti », nommée par les Guyanais « palmacristi », il s'agit d'huile de ricin, à laquelle est attribué un grand nombre de vertus thérapeutiques.

Les « feuilles » sont utilisées selon différentes préparations, le plus souvent sous forme de décoction. Elles sont portées à ébullition généralement dans de l'eau, parfois dans de la bière. Ces tisanes sont absorbées par la bouche ou utilisées comme bain ou douche (« tet coulé »). Les plantes sont fréquemment associées dans des préparations complexes. Les « feuilles » peuvent être utilisées également en application locale, sous forme d'emplâtre ; elles sont alors précédemment passées à la flamme et enduites de suif puis appliquées sur la partie du corps à soigner. Les emplâtres « américains » et « du Saint Bernard », vendus en pharmacie, sont couramment employés.

Le coût des séances thérapeutiques est très variable d'un patient à l'autre. Monsieur Louis ne réclame jamais directement d'honoraire pour ses soins, et un grand nombre de ses consultations sont apparemment gratuites. Il rappelle fréquemment qu' il « ne fait pas ça pour l'argent, mais que tout travail mérite salaire », et qu'il est lui même « obliger de payer les esprits et les saints qui l'aident dans son travail ». À certains patients demandant ce qu'ils doivent il répond souvent « ce que tu veux » mais manifeste son mécontentement si la somme proposée n'est pas assez élevée. Parfois il fixe le prix, généralement 150 francs.

La structure ethnique de la clientèle de Monsieur Louis est remarquable. Si elle est composée essentiellement d'haïtiens, la présence de créoles guyanais et de métropolitains apporte un certain nombre d'interrogations sur la place qu'occupe pour eux la médecine créole haïtienne par rapport aux autres pratiques traditionnelles et par rapport au système biomédical en place. Les créoles guyanais ayant [17] consulté Monsieur Louis considèrent celui-ci avant tout comme un thérapeute créole, Grenand et al. (1987 :50) précisent que « certains haïtiens ont vite acquis une solide réputation » et seraient considérés comme « détenteur d'une tradition plus authentique », ce que confirme une dame guyanaise de 70 ans : « les vieux savaient faire mais ils sont tous morts, ceux de maintenant, ils parlent mais ne font rien, lui (Monsieur Louis) j'ai tout de suite vu qu'il savait ». La communauté guyanaise est apte à percevoir et à adhérer au discours du « docteur-feuille » car « médecin et malades puisent leur langage aux mêmes sources de l’imaginaire » (Meyer, 1981).

Les rapports avec les métropolitains sont nécessairement d'un autre ordre, car ils ne prennent pas appui sur un même fond culturel commun. Le recours aux pratiques créoles pourrait s'apparenter à l'utilisation des « médecines douces », mais nous n'avons pas approfondi ce thème qui dépasse les limites de notre étude.

La position des consultants du « docteur-feuille » par rapport à la biomédecine semble assez claire. Pour eux, le recours à la médecine créole est systématique. Si d'une manière générale une efficacité certaine est attribuée à la médecine scientifique, celle-ci est souvent considérée comme essentiellement symptomatique, et incapable de soigner la cause profonde de la maladie, car elle échappe totalement aux médecins qui « ne savent pas » (et ne peuvent savoir). Aussi c'est au thérapeute traditionnel que le patient demande le traitement de la cause, lui seul ayant une action curative étiologique [6]. Dans ces conditions ces deux pratiques sont vécues comme deux éléments indépendants et égaux, et constituent un ensemble indissociable. L'hégémonie apparente de la médecine scientifique est remise en question par le comportement même de ses utilisateurs, laissant alors la place à une situation plus ouverte, ou le pluralisme médical s'inscrit dans les faits.

[18]

BIBLIOGRAPHIE

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1980 Les carnets d'un guérisseur Réunionnais. Fondation pour la recherche, Saint Denis de la Réunion, 124 p.

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1982 « Possession, guérison, médiation. Un chamanisme sud-indien à l'île de la Réunion ». L'Ethnographie, tome LXXVII, n° 87-88, pp. 227-239.

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1987 Pharmacopée traditionnelle en Guyane, Créoles, Palikur, Wayapi. Paris, Ed. de l'ORSTOM, coll. Mémoires n° 108,569 p.

MEYER F.

1981 Gso-ba rig-pa. Le système médical Tibétain. Paris, CNRS.

[19]

Résumé

Des thérapeutes créoles haïtiens dispensent régulièrement leurs soins et concourent ainsi à l'élargissement de l'éventail du pluralisme médical en Guyane Française.

L'activité d'un « docteur-feuille » et la présentation de trois de ses séances thérapeutiques servent de bases à la description des concepts étiologiques et de la nosographie créole qu'il partage avec ses patients.

La clientèle du « docteur-feuille » est composée essentiellement d'Haïtiens, mais également de Guyanais, Martiniquais, Guadeloupéens et Métropolitains, cette diversité le place à l'interface des rapports entre les différentes ethnies.

Summary

Haitian Creole therapists give regular medical care and so contribuate to broaden the spectrum of medical pluralism in French Guyana.

On the basis of the accout of a docteur-feuille's work and of three of his therapeutic seances, a description is made of etiologic and nosologie creole concepts, which he shares with his patients.

A docteur-feuille's patients are mainly Haitian, but also natives of French Guyana, Martinique, Guadeloupe and metropolitan France ; this variety places him at the meeting point of relation ships between the different ethnic groups.

Resumen

Los terapeutas criollos haitianos ofrecen regularmente sus servicios y con-tribuyen así a la ampliación del abanico de posibilidades que constituye el pluralisme médico en la Guyana francesa.

La acti vidad de un « docteur-feuille » y la presentatión de très de sus sesiones terapéuticas sirven de base a la descripción de los conceptos etiológicos y de la nosografía criolla que él comparte con sus pacientes.

Laclienteladel « docteur-feuille » está esencialmente integradaporhaitianos, pero también por nativos de la Guyana, Martinica y Guadalupe y por franceses résidentes en Guyana ; tal diversidad lo sitúa en el punto de intersección de las relaciones entre las diferentes etnías.



[1] « Ensemble organisé d'institutions sociales et de traditions culturelles qui ont leur source dans une activité explicitement destinée à améliorer la santé, même si l'objectif de telle ou telle activité n'est pas toujours la maladie » F.L. Dunn in Asian Medical System, C. Leslie éd., Un. of California Press, 1976.

[2] L'équivalent guyanais est le « gado » ; ce terme n'est que rarement utilisé, il n'a pas la connotation négative de « quimbois ».

[3] Tous les noms cités sont fictifs.

[4] « Abbé Julio » : Grands secrets merveilleux pour aider à la guérison de toutes les maladies physiques et morales. Abbé Julio, date de première édition inconnue, réédition Paris 1985, Ed. Bussière.

[5] Emplâtre poreux Américain®, laboratoire Johnson & Johnson. Ses Indications sont portées sur l'emballage : douleurs rhumatismales, névralgies, lumbago, sciatique, bronchite, oppression, angine, congestion pulmonaire, crampes d'estomac, catarrhes intestinaux, congestion du foie.

[6] La médecine scientifique tient exactement le même raisonnement, symétriquement inverse.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 3 mars 2017 14:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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