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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marie-Blanche Tahon, “Islamité et féminin pluriel.” (1994). Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 18, no 1, 1994, pp. 185-202. Numéro intitulé: Localismes. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 7 février 2008 et par la direction de la revue Anthropologie et sociétés le 8 février 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Marie-Blanche TAHON

Professeure titulaire, département de sociologie, Université d’Ottawa 

Islamité et féminin pluriel”. [1] 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 18, no 1, 1994, pp. 185-202. Numéro intitulé: Localismes. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval.
 

Résumé
 
Introduction
 
Une mère porteuse
Unicité et différence des sexes
Hijabisées
 
Références

RÉSUMÉ/ABSTRACT 

Islamité et féminin pluriel

 

Cet article a pour objectif de fournir des éléments qui permettent de comprendre qu'aujourd'hui des femmes, en s'exhibant dans la tenue islamique, en portant le hijab, illustrent la radicalité de l'entrée dans la modernité politique d'un pays comme l'Algérie. Il tente de montrer l'équilibre - tout aussi fragile que nécessaire - entre le religieux et le féminin en dégageant deux ordres de perspective : l'interpellation de l'être de sexe féminin en tant que « femme » et la domination-exclusion de la « femme » requise pour fonder la représentation de l'unicité divine. Ces deux conditions sont de nature, sur le plan de l'imaginaire, à transformer l'exclusion des femmes en sécession. 

Islamhood and Feminine Pluralism 

This article attempts to understand the relationship between islamism and politics by adressing the situation of women wearing the hijab. It argues that today, women exhibiting themselves in public with the islamic costume illustrate the radicality of Algeria's coming to political modernity. It tries to show the equilibrium (as fragile as will as necessary) between the religious and the feminine. It proposes two orders of perspectives : the interpellation of the feminine being as « woman » and the necessary domination-exclusion of the « woman » in order to base the representation of the divine unicity. These two conditions may, in the realm of the imaginary, transform the exclusion of women in secession. 

 

Introduction

 

La pénible entrée dans la modernité politique à laquelle est confrontée l'Algérie (voir nos journaux quotidiens et encore, pour une analyse non journalistique, Leveau 1993) se joue radicalement, en sa racine : dans les rapports entre les sexes, dans l'affrontement de la différence des sexes. Il se pourrait [2] que cet affrontement soit principalement porté par les hijabisées volontaires, ces jeunes femmes qui, revêtant la tenue islamique, témoignent de leur désir politique de Dieu, de leur inscription comme filles du Texte, et, dans ce mouvement, de leur volonté de rompre avec les rapports de domination que les hommes leur imposent. Les hijabisées volontaires algériennes nous fournissent l'occasion d'examiner le « féminin pluriel ». J'emprunte cette formule à Nicole Loraux. Elle l'utilise explicitement dans « Qu'est-ce qu'une déesse ? » (1991 : 45) mais son questionnement traverse l'ensemble de son travail qui porte, il n'est pas nécessaire de le rappeler, sur la Grèce classique, mais nous interpelle théoriquement bien au-delà. 

Une des apories de la pensée, me semble-t-il, concerne, quelle que soit l'aire politique considérée, l'impraticabilité de la représentation du féminin singulier, la difficulté de percevoir la femme comme un individu. La modernité démocratique ne s'est délivrée de son paradoxe, constitutif à maints égards - sa pensée est fondée sur Va priori individualiste et elle exclut, après coup, estime Thériault (1992 : 60), la moitié du genre humain de la sphère publique - que lorsqu'un moyen lui est fourni de reconnaître à la femme le droit de contrôler elle-même sa fécondité. De faire passer celle qui collabore corporellement à l'arrivance d'un enfant de l'ordre de la reproduction de l'espèce à celui de l'exercice de la volonté - « un enfant, si je veux. quand je veux ». Soit dans le troisième tiers du XXe siècle. 

Ce n'est pas ici le lieu d'ouvrir le débat entre moyen (« pilule ») et reconnaissance politique (droit à la « non-maternité ») -même les auteures féministes les plus conséquentes, par exemple Renée B. Dandurand (1992 : 359), insistent sur l'importance de ne pas succomber à la tentation d'ériger la pilule en cause de la baisse de la fécondité mais de la considérer comme moyen. Cela admis, il me paraît pourtant possible de reprendre à mon compte - au compte de l'importance du « moyen » métaphorisé dans l'appellation « pilule » - la remarque de Gauchet (qui n'y renvoie pas immédiatement) lorsqu'il dit : « nous n'y pensons pas suffisamment, mais l'une des choses qui nous séparent le plus irrémédiablement de nos devanciers, quoi que nous en ayons, ce sont les connaissances positives que nous avons acquises sur la nature et sur l'homme : elles ont d'inéluctables retombées spéculatives » (1993 : 70 ; il souligne). 

Pour ma part, je considère que la reconnaissance (politique) que la femme puisse désormais contrôler sa fécondité permet - enfin - de l'absorber dans l'individualisme abstrait qui fonde la modernité démocratique. En d'autres mots, l'universalisation -la possibilité de remplacer « homme » par « femme » sans renvoyer à une contextualisation naturalisante - de la formule « l'homme et le citoyen » n'est pensable que depuis que le droit à la contraception féminine a été rendu possible par la découverte « positive » de la pilule (ce qui n'exclut pas, loin s'en faut, la décriminalisation de l'avortement qui ne peut relever que d'une éthique). 

Aujourd'hui, nous sommes en mesure de prendre en considération « femme et individu ». Nous sommes désormais capables de penser ce couple - ou cette constitutivité. Ce qui devrait nous inciter à distinguer « femme » et « mère » - le premier renvoyant, ne serait-ce qu'à un niveau descriptif, à des rapports (binaires) de sexe et la seconde à des rapports (trinaires) de parenté (Tahon 1993, b et c) et nous permettre de considérer que c'est l'incorporation de la « femme » dans la « mère » qui pourrait éclairer le paradoxe de l'exclusion. Aujourd'hui, nous pouvons réévaluer les discours de la philosophie politique du tournant de la modernité sans les réduire à la misogynie ou au patriarcalisme. Il s'agit d'une avancée pour la pensée qui ne repose pas sur une avancée de la pensée. En Occident, aujourd'hui - depuis un peu plus de vingt ans - , les femmes sont reconnues comme des individus parce qu'elles prennent la pilule ou avortent quand elles ne « désirent » pas être mères. C'est le prix à payer pour les femmes, par les femmes, pour qu'elles soient reconnues comme individus. On peut s'en réjouir. S'en désoler aussi... mais cette équation me paraît incontournable. Elle nous oblige notamment à nous poser la question de savoir - et seuls sont simples les mots pour la dire : la mère peut-elle être un individu ? Elle n'est guère posée, même par ceux qui s'interrogent sur l'effilochement de la fonction paternelle (voir, pour le Québec, Apollon 1993). 

Mais, tandis que nous disposons maintenant au plan conceptuel de la possibilité de comprendre la lente absorption de la femme (« occidentale ») dans l'individualisme abstrait, de nous libérer de la confusion entre « femme » et « mère », de saisir la condition d'accès de la femme à la pleine citoyenneté telle que définie par la modernité démocratique occidentale, nous avons aussi la possibilité de complexifier le rapport entre accès à la citoyenneté pour la femme et sa désincorporation de la mère en étant attentifs à ce qu'expriment des « êtres de sexe féminin » qui relèvent d'un autre tissu politico-culturel que le tissu occidental. La donne est d'autant plus intéressante s'il est possible d'avancer que la « femme » d'Islam n'a pas été assignée à l'incorporation dans la mère. C'est ce que j'avais commencé à faire dans « Une anomalie algérienne ? » (1993a) et que je tente d'approfondir ici en première partie en revenant sur le personnage d'Ajar - et sans guère prendre en considération des éléments plus sociologiques qui avaient été soulignés dans le texte précédent. 

Admettre que la notion d« individu » ait une histoire géographiquement repérable - qu'elle soit « occidentale » -implique-t-il inversement le déni de son aspiration par des femmes (partiellement) étrangères à cette histoire géographique ? Je fais ici le pari que la question de la possibilité de la représentation de la femme comme individu ne peut être renvoyée - sans procès - à une vision « européocentriste ». Il a fallu si longtemps pour que cette association soit pensable, que cette lenteur ne peut seulement être renvoyée à un « régime politique » - aussi exceptionnel soit-il, aussi étonnant soit-il par rapport à ce qu'il était attendu (voir les commentaires de Gellner [1991] à propos de Hume et encore sur la modernité de la religion musulmane). Mais, dès qu'elle est pensable, cette association peut innerver la réflexion sur d'autres conjonctures historiques. Avec, certes, les précautions qui s'imposent. Et cette question de la représentation de la femme comme individu oblige à revenir sur la construction de la représentation de la différence des sexes. Ce que je tenterai de faire en deuxième partie au regard du terrain islamique. 

Il ne me paraît pas impossible de transcender momentanément les différences en avançant que pour les unes (les « Occidentales ») et les autres (ici celles « d'Islam »), la catégorie de « féminin pluriel » a permis d'échapper aux questions relatives à la reconnaissance de l'individualité quand elle est féminine. Dans l'incertitude des repères et dans la certitude que l'impérialisme fonctionne au réductionnisme - il ne nous apprend rien puisqu'il nous renvoie au même -, il me paraît qu'il est une investigation à mener sur le pensable de la femme, de la femme comme individu. Et donc - et dans ce donc que de questions non encore formulées, formulables -, de la femme singulière, tandis que cette formulation n'épouse pas, on l'aura compris, un « essentialisme » aussi importun qu'opportun - et dans un tout autre registre, il n'y a pas lieu non plus de la confondre avec la « femme gauchère », celle qu'a aperçue Peter Handke. 

Dans cette investigation à mener sur le pensable de la femme, je tiens, pour le moment en tout cas. que des femmes d'Islam, celles qui volontairement revêtent « la tenue islamique », travaillent la possibilité de penser la femme singulière, l'individu féminin. C'est ce que je m'aventurerai à aborder dans la troisième partie. Le chemin est, certes, escarpé. Pour elles. Pour nous qui les regardons, sans repères estampillés, aller... C'est sur cette piste que s'inscrit cet article interminable.

 

UNE MÈRE PORTEUSE

 

Lors de la rédaction de « Une anomalie algérienne ? », j'avais été séduite par la thèse de Sibony voulant que le trait de génie de Muhammad consistait à islamiser le message et les personnages antérieurs (judéo-chrétiens). Aussi peut-il avancer : « le messianisme coranique, c'est l'origine pleinement achevée qu'il élabore » ou encore : « l'élaboration que fait le Coran de l'origine introduit, dans l'identité qu'il fonde, une sorte d'achèvement. de perfection » (Sibony 1992 : 72, il souligne, et 20). Une distance nourrie de réflexions et de lectures nouvelles m'amène peut-être à être plus circonspecte, même si la séduction de cette explication de l'origine reste prégnante par ce qu'elle me permettait d'écrire : « l'horreur des commencements fait place au sentiment que l'appartenance est payée d'avance - l'enfant naît musulman et non pas marqué par le péché originel. L'horreur des commencements fait place à la plénitude, à la totalité exhaustive, à l'absence de manque »(Tahon 1993a). Cette formulation, alors, mais d'autant plus ici, ne s'impose à moi que par ce qu'elle dit (dans le non-dit) de la mère et non (dans le dit) de l'enfant. 

Quoi qu'il en soit, avec Sibony, mais déjà, avec Arkoun (1989), puis Moubarac (1958) et Derrida (1992), mon intérêt pour l'homme Abraham n'a cessé de croître, pour lui et surtout pour ses femmes. Cet intérêt a encore été avivé à la lecture du livre passionnant de Yerushalmi (1993) et notamment lorsqu'il écrit, entre parenthèses, dans son « Monologue avec Freud » : « (Curieusement, dans votre analyse de l'histoire des religions, le désir pour la mère, qui joue un rôle si important dans votre explication du conflit Oedipien chez l'individu passe à la trappe, en même temps que les épouses du père primitif.) » (Yerushalmi 1993 : 173-174). Il avait déjà noté « le silence de Freud sur l'Abraham de la Bible et la religion patriarcale »(ibid. : 121). 

Abraham, justement, ne devient Abraham qu'à quatre-vingt-dix-neuf ans. Jusqu'alors, il s'appelait Abram. Il devient Abraham, quand Saraï devient Sara. Quand leur est faite la promesse de la naissance d'Isaac. Douze ans plus tôt, Abram avait eu un fils, Ismaël, quand Saraï la stérile avait invité son mari à « aller vers » sa servante égyptienne. Un an avant la naissance d'Isaac, Dieu dit : « l'on ne t'appellera plus Abram, mais ton nom sera Abraham, car je te fais père d'une multitude de nations. Je te rendrai extrêmement fécond, de toi je ferai des nations et des rois sortiront de toi » (Genèse 17, 3-6). Puis, « Dieu dit à Abraham : "Ta femme Saraï, tu ne l'appelleras plus Saraï, mais son nom est Sara. Je la bénirai et même je te donnerai d'elle un fils ; je la bénirai, elle deviendra des nations, et des rois de peuples viendront d'elle" » (17, 15-16). Tandis que Sara est investie au même titre qu'Abraham - « elle deviendra des nations » - de la fondation du peuple élu, à Agar [3], la servante égyptienne vers qui était allé Abram, qui avait dû fuir la jalousie de Saraï, l'Ange de Yahvé - et non Dieu lui-même - avait dit : « Je multiplierai beaucoup ta descendance, tellement qu'on ne pourra pas la compter » (16, 10). C'est Ismaël, son fils, qui est promis à devenir « une grande nation » (17, 20 et 2 1, 18) et non elle, sa mère. Il épousera une femme du pays d'Égypte que « sa mère lui choisit » (21, 21). La Bible fonde là le personnage de la mère du fils, de la belle-mère pour sa bru, que les Maghrébins continuent, aujourd'hui, d'instituer (Lacoste-Dujardin 1985). Agar est un personnage secondaire dans l'Ancien Testament, une servante qui remplit la fonction de mère porteuse et à qui sera rendu son fils lorsque l'héritier « légitime » surviendra - c'est la paternité « légitime » qui fait d'Abram Abraham et non la paternité. 

Toutefois, son rôle ne passera définitivement à l'Histoire que lorsqu'il acceptera de sacrifier le fils tant attendu. Et il y passera lorsqu'il pourra être tenu pour avoir fondé l'Alliance avec le Tout-Puissant non seulement du peuple juif mais aussi du peuple musulman. Il sera le père des Croyants. Quel est le fils du sacrifice ? La Bible dit Isaac. Le Coran dit « le fils » (Sourate XXXVII, versets 99-109). Se pourrait-il que le sacrifice de l'Aïd, l'égorgement du mouton qui est pratiqué par les Musulmans -même si la pratique populaire commémore Ibrahim -, symbolise Isaac ? Lorsqu'il invoque de tous ses vœux « l'origine en partage », Sibony n'évoque pas cette possibilité. Elle mériterait d'être creusée car elle indiquerait un oecuménisme précoce et fondateur à plus d'un titre. Mais au-delà des fils, penchonsnous ici sur les mères. Leur mère à l'un et à l'autre. 

Sans elles, toute idée d'Alliance aurait été une chimère. Aucun des auteurs que j'ai lus n'est sensible à la fondamentalité de leur personnage : sans elles, l'une ou l'autre, le Dieu-sans-cceur [4] n'aurait pu établir une Alliance avec Abraham. Derrida n'est pas insensible à la trahison que représente la possibilité de la transformation du Rire en sa vieillesse de Sara [5] en une colonne de fumée. Mais le retient précisément le secret dans lequel elle a été tenue lors du sacrifice. Et l'intéresse la femme : « la femme, Sara, est celle à laquelle rien n'est dit [...] Dans l'implacable universalité de la loi, de sa loi, la logique de la responsabilité sacrificielle serait-elle altérée, infléchie, atténuée, déplacée si une femme y intervenait de façon déterminante ? Le système de cette responsabilité sacrificielle et du double "donner la mort" est-il au plus profond de lui une exclusion ou un sacrifice de la femme ? De la femme, selon tel ou tel génitif. Laissons ici la question suspendue. Ici même, entre les deux génitifs. Dans le cas du héros ou du sacrifice tragique, la femme est décidément présente, sa place est centrale » (Derrida 1992 : 75 ; il souligne). 

Centralité de la femme en secret. Mais est-ce bien de la femme Sara qu'il s'agit ? Ne s'agirait-il pas de la mère Sara ? Le sacrifice ne peut être exigé que parce qu'elle est devenue mère. D'ailleurs, quand elle n'était pas mère (en puissance), elle ne s'appelait pas Sara. Comment ne pas soupçonner un lien entre la maternité et la mise au secret ? Que l'on pense à la mère athénienne suspectée de pouvoir dire que « l'enfant prime la cité » (Loraux 1990b) et dans la suspicion même, placée en dehors du politique. de l'instance qui fait d'Athènes Athènes, le berceau de la démocratie, la démocratie en sa pureté. Mais, surtout, mise au secret qui, dans cette histoire de famille - qui ri-, peut devenir que famille abrahimique -, ne frappe pas seulement Sara. A elle, dans l'Ancien Testament, rien n'est dit, certes, du sacrifice. mais elle « existe » (y compris sous le travesti de « soeur » [Genèse 12, 13 alors qu'elle est encore Saraï, et 20, 2 quand elle est déjà Sara]) de sorte que le sacrifice peut apparaître d'autant plus pathétique. Abraham ne serait pas le personnage tourmenté que peut entrevoir Derrida, dans la filiation de Kierkegaard, si Sara n'occupait pas sa place. Une place « centrale ». Aussi, sa mise au secret au moment fatidique apparaît-elle parlante. Mais, dans le Coran, rien n'est dit de la mère d'Ismaël. Elle n'y est pas nommée. La concernant, c'est le mutisme total. Selon une note de Moubarac (1958 : 69), il faut « remarquer qu'il n'est nulle part question dans le Coran d'Ajar » [6]. 

On se souvient que dans L'homme Moïse et la religion monothéiste, Freud (1986 : 186) conclut les quelques lignes que ses « connaissances limitées lui permettent seulement d'ajouter » concernant « le cas de la fondation de la religion mahométante » par : « le développement intérieur de la nouvelle religion s'arrêta bientôt, peut-être parce qu'il manquait l’approfondissement que produisit, dans le cas du peuple juif, le meurtre du fondateur de la religion ». Soit [7]. Mais n'est-il pas tout aussi important de relever que « la mère » des Musulmans n'apparaît pas dans le Coran ? 

Quelle est l'économie de ce bannissement dans le dit de l'origine ? Est-ce l'impossibilité de remplacer Isaac par Ismaël au moment fatidique du sacrifice - le Coran, on l'a vu, dit « le fils » - qui renvoie la servante au désert, au silence ? Au silence, mais pas nécessairement à l'oubli. N'est-ce pas grâce à elle que peut être légitimée la polygynie en Islam ? Et n'est-ce pas à cause d'elle, à cause de sa mise sous silence, toute égyptienne soit-elle. que la transmission de l'appartenance religieuse est patrilinéaire en Islam et non matrilinéaire comme pour les descendants de Sara ? 

Non seulement une femme n'est-elle pas intervenue de façon déterminante dans la logique de la responsabilité sacrificielle, mais, lorsque le nom-du-fils doit être tu, comme c'est le cas dans le Coran, le fils n'a pas de mère. Peut-on alors parler de la centralité de sa place ? Si l'on cesse de ne considérer le sacrifice que dans son versant masculin - où l'on finit par ne plus considérer le sacrifice d'Abraham qu'eu égard à un seul génitif : celui où il peut être vu comme le sacrifié -, on achoppe sur la question du « féminin pluriel » (Loraux 1991 : 45) et, il faut, me semble-t-il, la creuser en tentant de résister à la confusion entre « femme » et « mère ». 

Pour qu'Abraham puisse être « nommé le père des Croyants » (Arkoun 1989 : 29 ; je souligne) - tant des Juifs par Isaac que des Musulmans par Ismaël -, il faut que la cruauté de Dieu le frappe dans son amour de père - sans que le risque de perdre la vie pour le fils soit premier - mais il faut encore que les femmes soient multipliées. Pour qu'il y ait représentation d'un trésor commun, pour qu'Abraham puisse être l'unique père de tous, elles doivent être plurielles. Sont-elles alors des femmes ? Sont-elles alors des mères ? En tout cas, dans le Coran, pour que puisse se dire la lignée Abraham-Ismaël. la mère est tue. Et sa mise sous silence total permet momentanément - mais à un moment capital, celui du sacrifice - de fonder le rôle du fils sans plus de précision sur son identité. Par parthénogénèse masculine... Absurdité étymologique, mais à laquelle encore le « tombeau d'Anatole » se raccrochera... 

L'Alliance se conclut sur fond de silence des mères. De la mère Sara à ce moment précis du sacrifice. De la mère Ajar dans le récit coranique en son intégralité, sans ligne de faille. Ainsi pourra-t-il y avoir communauté du Livre. Si la mère Sara avait été mise dans le secret du sacrifice, l'appellation anonyme du « fils » dans le Coran n'aurait pas été possible. L'exclusion de la mère Sara du sacrifice de l'Alliance permet de faire d'Abraham le fondateur de l'Alliance pour les Musulmans. En plus de l'être pour les Juifs. Il faut deux mères pour qu'il y ait un seul père. Mais mères tues. Au moment du sacrifice pour Sara, à tout moment pour Ajar. 

Non seulement, si l'on suivait Freud, n'y aurait-il pas eu meurtre du fondateur de la religion « mahométante », mais, de plus, le fils-ancrage de la lignée est une sorte d'entité abstraite. « Le fils ». Le fils aîné pourtant, il est né treize ans avant Isaac. Le sacrifice est celui d'Abraham. Lui dit la soumission. Il est muslim, « il incarne l'attitude religieuse fondatrice du monothéisme avant l'institution des rituels et des législations qui définissent et particularisent les trois religions monothéistes » (Arkoun 1989 : 29 [8]). Pour que l'anonymat du fils passe inaperçu au moment de l'Alliance, le nom de sa mère est tu à tout moment. Le féminin pluriel, collectif peut-être, buterait-il sur l'impraticabilité de la permutation des mères, la singularité de la mère ? Qui doit être tue. 

Si « le coup de génie » de Muhammad fut, aux yeux de Sibony, d'islamiser Abraham, il ne pouvait l'étendre à Sara. Ajar avait déjà été prise pour lui donner un fils. Deux mères pour un père. Mais elles ne peuvent être confondues. Seulement plus ou moins tues. Moins lorsque lui est faite la promesse de devenir des nations. Plus lorsque la promesse se limite à une descendance nombreuse. Il y a mère et mère. Que l'Ancien Testament secondarise Agar n'a rien pour surprendre. Mais que le Coran ne l'ait érigée à un rang comparable à celui de Sara indique un filon à creuser pour examiner la représentation de ses descendantes. Les descendantes d'Ajar seront positionnées autrement. Autrement que les chrétiennes qui, elles, ont pour référent celle par qui l'Incarnation fut matérialisée. Autrement que les juives qui - grâce à Sara, tue au moment du sacrifice mais abondamment nommée avant et à qui est faite la promesse qu'elle « deviendra des nations » -transmettent l'appartenance religieuse à leurs enfants. Je suis tentée de proposer que les filles d'Ajar seront positionnées comme « femmes » et non comme « mères ». Comme j'ai tenté de le montrer dans « Une anomalie algérienne ? », tant le Coran avec les règles d'héritage qu'il met en place - que ce soit pour casser les tribus et ouvrir, de ce point de vue, à la modernité, n'y change pas grand-chose pour la femme-individu -que le Code de la famille, promulgué en Algérie en 1984 après moult débats, exorbitent économiquement la femme de la communauté : elle est « femme » parce que les règles de l'héritage ne lui font pas une place dans la transmission - ce qu'elle hérite (la demi-part d'une part masculine) lui est à elle seule destiné, n'est pas destiné à revenir dans le pot familial commun. Elle n'est pas un « parent de l'un et l'autre sexe », pour retourner la célèbre formule romaine si prisée par Legendre : « fils de l'un et l'autre sexe ». Elle est une femme. Pas une mère. Ce qui n'exclut pas que le paradis soit imagé aux pieds des mères, ni que, surtout, une femme, pour être respectée, doive être mère. Cela explique « simplement » l'escarpement du chemin...

 

UNICITÉ ET DIFFÉRENCE DES SEXES

 

Le questionnement du dit de l'origine, du positionnement de la place de la mère – compris [9] comme celui qui doit être tu pour que la fonction paternelle puisse se déployer - m'avait été imposé par une remarque de Roy (1992a : 97-98), selon laquelle, pour les islamistes, le concept politique qui exprime la société islamique idéale est le concept d'unicité (towhîd) ; unicité qui nie les classes sociales, les clivages nationaux, ethniques ou tribaux. Aussi la segmentation est-elle perçue comme péché et non comme donnée sociologique ; toute différenciation est négation de l'Oumma, la communauté des croyants. Commentant un texte de M. Qotb, frère du célèbre « frère musulman » égyptien pendu sous Nasser en 1966, Roy écrit : « l'universalité du message se paie de la grande pauvreté de son objet anthropologique : une nature humaine universelle conçue comme un ensemble de besoins, de désirs et de capacités physiques, centrée autour du fait primordial de la différence des sexes, et sur qui la culture et l'histoire ne font que glisser. La quête du "musulman pur" suppose que l'homme s'arrache aux déterminismes sociaux et culturels, en particulier aux références identitaires autres qu'islamiques qui structurent la société dans le non-dit (segmentation ethnique, tribale, sociale, nationale, etc.) pour rejoindre et spiritualiser le modèle anthropologique initial ». 

Ce qui m'importe surtout dans cette lecture de Roy, c'est cette hypothèse que la segmentation est perçue comme péché et non comme donnée sociologique. Et la possibilité qu'il suggère qu'à l'intérieur de la communauté, cette segmentation, ainsi définie, rencontre le fait primordial de la différence biologique des sexes. Ce « fait primordial » est rarement remarqué par ceux qui écrivent à propos de la religion islamique ou de la société où elle est dominante. 

J'en ai rencontré deux. Ainsi, Lewis (1985 : 33), lorsqu'il souligne le caractère révolutionnaire de l'islam originaire en ce qu'il n'y avait pas de hiérarchisation en son sein, écrit : « Il ne devait y avoir ni castes, ni rangs pour troubler l'unité des croyants ; pas de privilèges si ce n'est la supériorité évidente de ceux qui acceptent sur ceux qui rejettent obstinément la vraie foi - et, bien sûr, des faits naturels et sociaux aussi évidents que la supériorité de l'homme sur la femme et du maître sur l'esclave ». Quant à Zéghidour (1990 : 34), plaçant précisément sa réflexion en une ère post-esclavagiste, il écrit : « l'Oumma paraît loger à la même enseigne la femme et l'Infidèle, tous deux demeurant, en effet, inférieurs au croyant en droits et en devoirs. Exclus des grandes activités publiques, leur témoignage à l'un comme à l'autre, vaut pour moitié celui d'un homme musulman. La différence consiste à afficher sa nature pour l'Infidèle et son sexe pour la femme, à occulter sa religion pour celui-là, et les formes de son corps pour celle-ci ». 

Il se peut que l'appliquant aux islamistes, Roy « laïcise » le concept d'unicité. Ainsi, Arkoun (1982 : 155) écrit-il que « doctrinalement elle [I'Expérience fondatrice] s'appuie sur un monothéisme strict (tawhîd) refusant toute médiation entre l'homme et Dieu, contrairement au Judaïsme qui utilise la médiation de la Terre promise et au Christianisme fondé sur la médiation du Christ, puis de la hiérarchie ecclésiastique ». 

Mes « connaissances limitées » ne me permettent pas d'exprimer un avis éclairé sur le bien-fondé de « laïciser » cette notion, de l'exporter du terrain religieux du monothéisme à celui du sociopolitique, mais je saisis cette occasion pour rappeler une autre fois que c'est en sociologue que je tente de penser et bien sûr pas en théologienne, ni en islamologue. Ce qui ne m'empêche pas de m'intéresser aux discours passionnants, et parfois passionnés, sur « Dieu ». Mais, encore, en sociologue, je ne peux être insensible a ce que, aujourd'hui, les discours relatifs à « Dieu », diffusés à l'intention des Algériens - mais aussi des Égyptiens ou encore des Palestiniens, pour ne prendre que des exemples - le sont beaucoup plus souvent par des militants politiques que par des théologiens ou des docteurs de la Loi. Même si les hijabisées volontaires peuvent être perçues comme « les filles du Texte », cet affichement - et le recours au Texte lui-même - s'inscrit dans une conjoncture politique marquée par le phénomène fondamentaliste, qui toutefois « ne peut s'interpréter comme aberration ou exception. Ne s'y manifeste rien d'autre que le principe même qui commande et explique toutes les formes du pouvoir. C'est pour cette seule raison que le passage, en Algérie, de l'amour de la révolution à celui de Dieu, le remplacement de la Charte nationale par la sharia, du volontariat pour la "révolution agraire" par la prière du vendredi, n'ont posé aucune difficulté » (Benkheira 1990 : 4). 

Il n'est sans doute pas nécessaire de passer par les islamistes pour parler de l'unicité, sinon qu'ils la réaffirment. Mon propos ne consistera pas à vérifier s'ils l'utilisent à bon escient. M'intéresse d'approcher du décor dans lequel prend place la représentation de la différence des sexes. Revenons donc au caractère strict du monothéisme. Il est revendiqué par l'historien Djaït (1989 : 34-35) qui estime que « l'évolution du monothéisme avait besoin de par sa logique interne d'une insistance beaucoup plus grande sur l'unicité et la transcendance divines [...] Le judaïsme n'était pas une religion universelle et, quoi qu'on en dise, le christianisme a bien touché à la pureté de l'Un transcendant en même temps qu'il introduisait à l'excès l'élément du mystère [...] Jamais le Dieu unique n'a été aussi bien cerné que par le Qur'an, avec ses quatre-vingt-dix-neuf noms [10], attributs éternels de Dieu qui parachève son dévoilement à l'homme. Ce n'est plus seulement le Dieu de la guerre ou de la miséricorde : c'est un Dieu d'une richesse de personnalité inouïe que le Qur'an s'acharne à sonder. Quelle évolution depuis Yahvé ! Ainsi l'islam développera-t-il une théologie d'une grande richesse [11], tant il est vrai que le Qur'an ouvre des perspectives immenses à la connaissance de Dieu ». 

Djaït est imperméable à la question de la différence des sexes. Peut-être la frôle-t-il, mais il s'en écarte bien vite lorsqu'il écrit dans ce même paragraphe, après avoir condamné le judaïsme et le christianisme : « Le fait que la Révélation islamique se soit produite dans un univers polythéiste - le monde local arabe - qui n'a jamais oublié cependant une croyance immémoriale dans le Maître des mondes, le ilah, le Allah, auquel il ajoutait d'autres dieux, a acculé le Qur'an àintroduire le dialogue rationnel et à insister précisément sur cette unicité ». Djaït fait silence sur les « vrais » « versets sataniques » qu'étudie Grandguillaume (1991). Ceux-ci font référence aux trois déesses préislamiques : « al-Lât et al-'Ozza et Mariât, cette troisième autre ». Ce verset figure dans le Coran (Sourate LIII). En a été retranchée la phrase qui viendrait immédiatement par la suite et que Satan aurait placée sur la langue du Prophète : « Ce sont les Sublimes Déesses et leur intercession est certes souhaitée ». Cela étant, expurgé, le Coran, après les avoir citées, affirme non seulement l'unité de Dieu mais encore la prééminence du masculin. Grandguillaume (1991 : 54) pose la question : « Pourquoi, dans cette controverse [12] qui oppose un dieu unique à des déesses multiples, l'accent est-il mis sur la supériorité du mâle ? En quoi la différence des sexes, et leur hiérarchisation, a-t-elle à voir avec l'unicité divine, dont l'affirmation (tawhîd) consiste à répéter qu'Il est Un ? » 

Si l'on suit le subtil article de Grandguillaume, on en revient à un lien entre le concept d'unicité et « le fait primordial » de la différence des sexes. Que le concept d'unicité soit laïcisé ou non. Il faut aussi associer ce que nous apprend Grandguillaume dans cet épisode et ce qui a été relevé précédemment à propos d'Abraham : pour qu'il puisse apparaître comme le père des Croyants, père unique de deux lignées, les mères de ses fils sont exclues du récit fatidique de l'Alliance. 

Quant aux trois déesses préislamiques, Grandguillaume penche ultimement pour l'explication de Freud [13] contre (me semble-t-il) celle de Loraux pour conclure : « Pourrait-on voir dans les trois déesses mentionnées dans le Coran une sorte d'écho de cette récurrence mythologique ? Il est certain que le nom de la troisième déesse, Mariât, évoque à la fois la mort, le destin, et le désir. Le rapport des noms des deux premières avec la mère et l'amante est moins évident, mais envisageable. Si cette hypothèse pouvait se soutenir, elle irait dans le sens de notre interprétation des versets sataniques : il y est question essentiellement de la Femme, et plus précisément de la Mère » (Grandguillaume 1991 : 60). Le passage de la « Femme » à la « Mère » ne pose-t-il pas une nouvelle fois problème (on aura remarqué que « la Femme » remplace la triade) ? Pourquoi y aurait-il lieu de faire advenir de la maternité quand il n'y a pas de paternité ? Par ailleurs, Grandguillaume semblait adhérer précédemment au point de vue de Loraux selon lequel la Grande Déesse maternelle serait un fantasme. Pourquoi les trois déesses préislamiques ne pourraient-elles pas signifier qu'il est question dans les versets sataniques de la Femme, s'il faut passer à l'ordre des majuscules ? Parce que leur culte est antérieur à celui d'Allah ? Dire qu'il y est question « plus précisément de la Mère » ne revient-il pas à ne pas laisser ouverte la question préalablement posée par l'auteur : « En quoi la différence des sexes, et leur hiérarchisation, a-t-elle à voir avec l'unicité divine, dont l'affirmation (tawhîd) consiste à répéter qu'Il est Un ? » (ibid. : 54). 

Le rapprochement avec l'épisode d'Abraham permet de suggérer que le un masculin s'affirme, se fonde, sur le pluriel féminin. Au prix, dans l'Alliance, de taire le nom de la mère. Ce qui - un masculin (Abraham et Allah)/pluriel féminin (Sarah et Ajar et les trois déesses) - permettrait de poser la question de la problématique individuation de l'être de sexe féminin autrement que, telle qu'en chrétienté, par l'incorporation de la femme dans la mère. La « femme » n'est pas pensée unique, n'est pas constituée en entité à elle seule, elle ne serait pas un individu. 

Mais n'abandonnons pas Djaït de sitôt. Dans le même souffle, il énonce que le Coran « ouvre également d'autres perspectives en raison de la structure directe de la Révélation, parole de Dieu immédiate et non pas simple inspiration. Le Prophète se fait réceptacle passif de la Parole qui descend sur son cœur : il la reçoit, c'est-à-dire qu'il reçoit une part de Dieu ou Dieu lui-même, dira-t-on plus tard, donc la présence divine. En quo' l'on voit que l'islam n'est pas simple retour au judaïsme, mais qu'il prend en charge le thème de l'incarnation de Dieu sur terre, sauf que, à la différence du christianisme, Dieu, ici, s'est incarné dans le verbe, dans la parole transcendante » (Djaït 1989 : 35). 

Lorsqu'est abordée la question de l'incarnation de Dieu sur terre, en sa version chrétienne, celle qui renvoie à la chair - le Verbe s'est fait chair -, s'impose un questionnement sur la place de celle par qui cette incarnation prend corps. Si, en chrétienté, le mystère de l'Incarnation devait être tenu comme un élément majeur en vue de l'autonomie des consciences, comme le soutient Gauchet (1985), il est aussi possible de considérer qu'il scelle, pour longtemps, le destin de la femme, son absorption dans la mère. Qu'un atout soit accordé par Djaït à l'islam parce qu'il fait incarner Dieu non dans un corps mais dans le verbe, la parole transcendante, ouvre des perspectives de réflexion intéressantes. 

On pourrait voir dans l'absence de lien entre Allah et la chair la radicale transcendance de Dieu au regard des humains. La radicalité de la transcendance pourrait ouvrir la perspective d'un traitement similaire des Musulmans et des Musulmanes, d'une insignifiance de la différence des sexes. Or, l'épisode des trois déesses est là pour affirmer la prééminence du principe masculin (qui sera réaffirmée tout au long du Livre saint à propos des humains : « les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la préférence que Dieu leur a accordée sur elles »[Sourate IV, 34]). Dans cette gestion de la transcendance et de la différence des sexes, l'incarnation « seulement » dans la parole est-elle une sauvegarde pour que tout lien entre divin et féminin soit irreprésentable, impensable ? L'incarnation de Dieu, non dans la chair mais dans la parole, ne serait-elle pas surtout susceptible de faire du corps de la femme l'incarnation du Mal ? 

On pourrait encore se demander si c'est à l'absence de lien entre Allah et la chair qu'il faut imputer la « valorisation » de la sexualité, sinon de l'érotisme que l'on retrouverait dans le Livre saint. La figure du Prophète de l'islam en est l'étendard. Bouhdiba (1975) et Mernissi (1985 et 1987) s'accordent à opposer la chair islamique joyeuse à la triste chair chrétienne. En admettant jusqu'à plus ample examen cette opposition, faut-il aussi la renvoyer à l'autre, à celle entre « Dieu s'est incarné dans le verbe » et « le verbe s'est fait chair » ? Jésus a eu une mère, il ne pouvait courir le risque d'avoir un fils (de l'un ou l'autre sexe). Cette trinité-là est impensable en chrétienté, puisqu'il y en a déjà une autre. 

Mais si Muhammad est, contrairement à Jésus, un polygyne, il n'est pas non plus père. Il a eu plusieurs enfants ; ses fils, moins nombreux que ses filles, sont tous morts dans l'enfance. Son épouse préférée Aïcha, qu'il épousa alors qu'elle était encore une enfant, ne lui donna pas de descendance... Mais, sans avoir donné de fils au Prophète (XXXIII, 40 : « Muhammad n'est le père d'aucun homme parmi vous, mais il est le Prophète de Dieu »), ses épouses sont « les mères des croyants » (XXXIII, 6) et ne peuvent plus être épousées (XXXIII, 53 : « Vous ne devez pas offenser le Prophète de Dieu, ni jamais vous marier avec ses anciennes épouses » alors que le verset 50 lui octroie un traitement de faveur concernant le nombre de femmes qu'il peut épouser (« O toi, le Prophète ! Nous avons déclaré licites pour toi les épouses [...] les captives [...] les filles de [...] ainsi que toute femme croyante qui se serait donnée au Prophète pourvu que le Prophète ait voulu l'épouser. Ceci est un privilège qui t'est accordé. à l'exclusion des autres croyants »). Comme si la multiplicité - sans limites -des femmes et de femmes non mères de fils contribuait à fonder le personnage du Prophète. Père au-dessus de la paternité. Incarnation dans la parole mais non dans la chair. Pour être mères des croyants, elles doivent être épouses et seulement épouses. Épouses en grand nombre. Maternité dans la parole mais non dans la chair. Comment l'associer au pluriel ? Sara n'a pu être islamisée. Il n'est pas anodin que ce soit également dans cette Sourate - « Les factions » -, qui règle la paternité du Prophète au regard du féminin pluriel, qu'est délivré l'ordre du hijab. 

De plus, Mernissi (1985) se plaît aussi à opposer la passive femme chrétienne freudisée et la femme musulmane qui est dotée, dit-elle, d'une « sexualité active ». Ce serait précisément cette activité qui justifierait le port du hijab. Non seulement les femmes sont-elles objet de tentation pour les hommes, mais elles-mêmes auraient des désirs érotiques : il est plus décent non seulement pour les cœurs des hommes qu'elles soient voilées mais aussi pour « ceux des femmes ». 

Il faut, ici, momentanément interrompre cette enquête. Je conclurai : en quoi l'unicité divine - un « progrès purificatoire », selon Djaït - est-elle liée à l'affirmation de la hiérarchisation des sexes sur la terre ? Y tiendrait-elle ? Alors même (quand ?) Dieu n'est pas dit Père ? Et encore, pourquoi l'affirmation de la hiérarchisation des sexes est-elle associée à une représentation du féminin pluriel ? Féminin pluriel qui, en islamité en tout cas, ne peut directement être renvoyé à la maternité. Cette construction de la représentation de « l'être de sexe féminin » - qui ne renvoie pas à la mère sans faire de la femme un individu - n'est-elle pas vouée à trouver une destination, une incarnation, à l'idée de segmentation ? Segmentation érigée au rang de péché. Serait-ce par elle, la « femme », que pourrait se dire la limite à la représentation de l'unicité ? Les femmes portent-elles sur leur dos la possibilité de rendre l'unicité pensable aux humains ? 

 

HIJABISÉES

 

Considérer que les femmes portent sur leur dos la possibilité de rendre l'unicité pensable aux humains ouvre la perspective de regarder les hijabisées volontaires - celles qui affichent en connaissance de cause leur soumission aux prescriptions du Livre saint, de l'incarnation de la parole transcendante - comme celles qui risquent de faire basculer l'exclusion en sécession. Comme si, pour les femmes, l'orthodoxie stricte renfermait la possibilité de renvoyer à l'autofondation. D'autant que la famille agnatique telle que découlant des règles coraniques n'ancre pas les femmes ; elle les soumet et les exorbite (Tahon 1993a). 

Il n'est pas indifférent que « le grand tabou sexuel de l'islam n'est pas tant de ne pas respecter un rapport de parenté [inceste] que de violer l'ordre du monde, la bipartition sexuelle et la distinction du féminin et du masculin » (Bouhdiba 1975 : 46). En se réappropriant « l'ordre du monde tel que l'a voulu Dieu et qui est fondé sur l'harmonie et la séparation radicale des sexes » (ibid.), s'assumeraient-elles comme l'autre ? Tirant parti de l'exclusion - d'autant plus prégnante qu'elles sont « femmes » et non « mères » -, la menant à son terme, se prendraient-elles pour l'autre plein et entier ? Tendraient-elles à réaliser leur « désir politique de Dieu » au point de prendre sa place ? Absorption radicale, sans médiation, non dans « l'individu abstrait », mais dans « Dieu »... L'incarnation de la segmentation dans la femme l'exclut avec une telle intensité qu'elle peut être tenue pour « sacrée »... quasiment l'alter ego de Dieu ! 

Plus « humainement », on peut voir dans le geste des hijabisées volontaires un effort pour forcer leur intégration à la communauté, pour rompre leur exclusion, pour déporter la segmentation vers le sociologique. Elles veulent apparaître comme les « sœurs » des « frères ». L'apparition des sœurs des frères marque la recherche d'un positionnement horizontal et non vertical. Ce dernier renvoie à la position de la fille - fils de sexe féminin - du père ; on peut se demander si cette position est occupable lorsque l'être de sexe féminin n'est pas représenté comme « mère » ; la permutation des places se révélant plus problématique encore. 

Même s'il ne s'agit pas de la seule explication, le passage du haïk (le voile traditionnel algérien) au hijab peut être considéré comme une protestation générationnelle à l'encontre de la représentation traditionnelle des femmes. En s'affichant dans une tenue « exportée », les hijabisées affirment une mise en question de l'idée de la nation telle que construite dans la guerre d'indépendance. Il faut relire les considérations de Fanon sur le voile pour mesurer sa fétichisation, son aboutissement à être un signe nationaliste et non pas un symbole religieux. En revêtant cette tenue, les hijabisées sont convaincues de lui redonner un sens symbolique - leur soumission à Dieu. Et non à la nation. Désertant le terrain de la nation fondée par leurs pères - qui eux-mêmes avaient rompu avec les leurs pour être « frères » dans la guerre de libération nationale -, elles tenteraient d'occuper le même territoire que les nouveaux fils. 

Le passage du haïk au hijab marque aussi une autre affirmation de la corporéité des femmes. Il n'est d'ailleurs pas anodin de se rappeler que les premières hijabisées sont apparues, au tout début de 1980, à l'université. Au préalable, les étudiantes marquaient leur distance avec les générations précédentes en se vêtant « à l'occidentale ». Le hijab, cette tenue aussi stricte soit-elle, permet une liberté de mouvement que le haïk rendait difficile. Il s'agit d'une tenue de femme « active ». De plus, ainsi recouvertes, les hijabisées apparaissent pourtant à visage découvert. Il est possible que cette apparition désérotise. Portera-t-elle un coup à la sexualité islamique « joyeuse » ? Peut-être. Aux fantasmes masculins (voir Mimouni dans Sigaud 1991 : 168), sans doute. Se pourrait-il aussi que ce passage tente d'opérer une distinction entre les femmes ; chacune, en présentant son visage unique, apparaissant irréductible à une autre ? À l'encontre du féminin pluriel ? 

On pourrait quitter l'ordre du symbole et répertorier les « bénéfices » sociologiques de ce conformisme vestimentaire. Ceci mériterait aussi un texte spécifique ; notamment en ce qu'il faudrait mener une analyse circonstanciée des transformations qu'a connues l'Algérie depuis l'indépendance, en particulier de l'entrée massive des filles à l'université (40% de la population étudiante), y compris dans les branches dites scientifiques. Sans y procéder ici, il me paraît possible de soutenir que le comportement qui consiste à revêtir le hijab est sans doute celui qui est susceptible de travailler le plus profondément les rapports entre les sexes en Algérie, sans que ce travail ne débouche sur un renforcement de la domination masculine. 

Il tient compte des conditions qu'impose la religion islamique. Mais ces conditions étant celles que j'ai tenté de dégager - interpellation de l’être de sexe féminin en tant que « femme » requise pour fonder la représentation de l'unicité divine, représentation de la « femme » non comme un individu mais comme une incarnation de la segmentation, elle est désignée non pas « une » mais « une parmi d'autres » -, l'équilibre entre le religieux et le féminin est extrêmement fragile, bien que les liens entre les deux soient de nécessité. 

Les porteuses de l'orthodoxie sont aujourd'hui armées de la connaissance du Texte - qui leur assigne, dans leur pluralité et non dans leur individualité, une place fondamentale - et de la connaissance séculière acquise à l'université - qui, quelles qu'en soient les limites, les positionne dans leur individualité. Dorénavant, même si elles mettent leurs savoirs en application pour la diffusion de la gloire de Dieu - c'est en savantes qu'elles le font. Lamia, une des jeunes femmes hijabisées que j'ai pu rencontrer à Montréal [14], le dit mieux que je ne saurais. Je me contenterai ici de souligner qu'elle est un individu-femme (son rapport à Dieu, à son mari et à ses parents, que je permets de souligner, l'atteste). Elle a terminé un doctorat en biotechnologie et me dit sa « passion » pour la recherche. Je lui demande de mieux préciser (je souligne) : 

En fait, il y a plusieurs aspects, l'aspect... je ne sais pas si ça va peut-être vous étonner. mais, d'abord. il y a l'aspect spirituel dans la chose, puisque en tant que croyants, nous croyons en un Dieu et aux choses qu'il a créées, aux merveilleuses choses qu'il a créées, puis, à travers cette recherche donc de... l'inconnu, de ces choses qu'il a créées, ça nous aide à... admirer encore plus ce créateur... de plus en plus, quand on... comment dire, on fait un pas de plus dans... cette connaissance qui est à notre portée de main, donc, ça nous aide, d'abord à renforcer notre... notre choix en ce Dieu qui est très fort, et puis... et donc à être encore plus petits, nous en tant que créatures devant ce qu'il a créé, d'abord, il y a ce côté-là, donc.
 
Et puis le côté... an peu plus matériel, c'est-à-dire s'affirmer en tant que femme, montrer que en tant que femme. on est tout aussi capable de faire des choses... qui ne nous ont... enfin, dont on n'a pas eu l'occasion de faire depuis des siècles et des siècles, on a beaucoup été écartées de la recherche, à part quelques exceptions... et donc on veut prouver qu'on est capables de faire la même chose que, d'ailleurs mon mari et moi (rire silencieux). c'est l'éternelle... enfin... petite anicroche. Je lui dis, moi je suis capable non seulement de faire la recherche mais à côté de ça de mener un foyer. d'élever des bébés, etc., bon... on plaisante beaucoup sur ça mais... c'est... comment dirais-je. un défi à relever et surtout... En troisième point, pour satisfaire un peu mes... comment dire, un peu... les promesses que j'ai tenues à nies parents... Je leur avais promis de réussir parce que je... j'étais pour eux leur espoir, ce qu'ils n'ont pas pu faire. ils voulaient que cela soit réalisé à travers moi, je suis l'aînée de la famille, hein, donc... il fallait pas que je faille à cette... mission ! (rires) et j'espère que je les ai contentés... 

 

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Marie-Blanche Tahon
Département de sociologie, Université d'Ottawa
550, Cumberland, Ottawa (Ontario)
Canada KIN 6N5


[1] Je remercie les évaluateurs anonymes d'une première version de ce texte. dont les remarques ont été très précieuses lors de la rédaction de la version finale.

[2] Je suis confortée dans cette opinion, même s'il s'agit d'analyses qui portent sur des pays où l'histoire, le poids du religieux, autant que la situation des femmes sont différents, par les livres de F. Adelkhah (1991) et N. Göle (1993).

[3] Dans la traduction de l'Ancien Testament que j'utilise (La Bible de Jérusalem), elle est nommée « Agar ». Dans la suite de ce texte, j'écris son nom « Ajar » pour indiquer que je la considère dans l'aire islamique.

[4] Dans le Coran. c'est seulement « en songe » qu'Abraham est invité à sacrifier son fils. Voir Sourate XXXVI. versets 102-106. Est-ce utile pour ne pas devoir nommer « le fils » ?

[5] Isaac signifie « rire ». Abraham et Sara ayant chacun, par devers soi, ri à l'annonce de ce fils si longtemps attendu et si tardivement « donné ».

[6] Mais il est question de Sara. Je n'ai pu vérifier si son nom apparaissait comme tel mais au verset 71 de la Sourate XI. on lit : « La femme d'Abraham se tenait debout et riait. Nous lui annonçâmes la bonne nouvelle d'lsaac, et de Jacob. après Isaac ».

[7] Sur ce point. Yerushalmi (1993 : 161) est filialement féroce : « Si Moïse avait véritablement été tué par nos ancêtres, son meurtre n'aurait pas été refoulé ; bien plus, il serait resté gravé dans les mémoires. Hissé au rang d'exemple par excellence du péché de désobéissance d'Israël, il aurait été implacablement et dans les plus vifs détails, rappelé à la conscience ». Quelques pages plus loin (174), il souligne que « le premier crime rapporté dans la Bible n'est pas un parricide, mais justement un fratricide ». faisant référence au meurtre d'Abel par Caïn.

[8] Il poursuit : « Cette attitude religieuse initiale. fondatrice de l'Alliance, non dans un temps historique et un espace repérable. mais dans l'espace-temps infini de la conscience, sollicitée par l'Absolu. hors de toutes les déterminations du langage, de la loi, de la tradition... Cette attitude. en arabe, dans le Coran. se nomme islam ».

[9] Sans dénier la fondamentalité de la fonction paternelle dans le processus de subjectivation, il reste qu'aujourd'hui nous sommes affrontés à la re-fonder : la mère qui fait un enfant parce qu'elle dit « je le veux » s'inscrit aussi dans l'ordre de la parole.

[10] Si l'on se fie à la traduction qu'en donne M. Chebel (1993 : 116-117), celui de Père ne fait pas partie du nombre. Il n'y aurait pas lieu de s'en étonner si l'on suit Djaït qui précise en note quelques lignes plus haut : « Qur'an. Sourate CXII, mécquoise et ancienne, où il est écrit : "Dis : Il est Dieu unique. Dieu invisible. Il n'engendre pas. il n'est pas engendré. Nul n'est son égal." (trad. de J. Grosjean). Le Qur'an se démarque dès le départ du christianisme ». Mais ne serait-ce pas trop trivial pour être convaincant ?

[11] L'enthousiasme de Djaït n'a pas de bornes. Il écrit en note : « Un Européen comme Carl Schmitt a saisi la "pertinence politique" de l'islam en même temps que sa richesse théologique : Théologie politique, trad. franç.. Paris. Gallimard. 1988 ». Vérification faite. Schmitt, polémiquant avec Peterson. écrit p. 128 : « L'islam. dont la pertinence politique est considérable et dont la respectabilité théologique est incontestable, est purement et simplement absent, alors même que son Dieu mérite davantage ce nom que l'Un de la métaphysique aristotélicienne ou hellénistique ». C'est la seule référence à l'islam de tout le livre.

[12] Controverse inscrite dans le texte même (Sourate de l'Étoile)

19 « Avez-vous considéré al-Lât et al-'Ozza

20 et Manât, cette troisième autre

21 Avez-vous le Mâle et, Lui, la Femelle

22 Cela, alors, serait un partage inique ! »

[13] Grandguillaume cite Freud (« Le thème des trois coffrets » : 87-103, in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1933) : « Les grandes déesses, mères des peuples orientaux, semblent aussi toutes avoir été aussi bien procréatrices que destructrices, déesses de la Vie et de la Génération aussi bien que déesses de la Mort [...] On pourrait dire que ce sont là les trois inévitables relations de l'homme à la femme qui sont ici représentées : voici la génératrice, la compagne et la destructrice. Ou bien les trois formes sous lesquelles se présente, au cours de la vie l'image même de la mère : la mère elle-même, l'amante que l'homme choisit à l'image de celle-ci, et, finalement, la Terre-Mère, qui le reprend à nouveau ».

[14] J'ai réalisé au printemps 1992, à Montréal, treize longues entrevues avec des jeunes femmes algériennes (26-42 ans), très instruites (elles avaient au minimum une licence universitaire (4 ans) ; une majorité d'entre elles étaient inscrites en doctorat ou en post-doctorat), récemment (6 mois 2 ans) arrivées au Québec. Cinq portaient le hijab. Toutes m'ont obligée à réévaluer ma perception spontanée du lien entre les femmes et la religion islamique. Je leur suis redevable de beaucoup.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 2 mars 2008 8:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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