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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Philippe SYLVAIN, “Quelques aspects de l'antagonisme libéral-ultramontain au Canada français.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean-Paul Bernard, Les idéologies québécoises au 19e siècle, pp. 127-149. Montréal: Les éditions du boréal express, 1973, 151 pp. Collection: Études d'histoire du Québec, no 5. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

Philippe SYLVAIN

Historien québécois † [1915-1993]

Quelques aspects de l'antagonisme libéral-ultramontain
au Canada français
”. *

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean-Paul Bernard, Les idéologies québécoises au 19e siècle, pp. 127-149. Montréal : Les éditions du boréal express, 1973, 151 pp. collection : Études d'histoire du Québec, no 5. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

L'ULTRAMONTANISME FRANÇAIS AU CANADA
PREMIERS CONFLITS ENTRE LES LIBÉRAUX ET LE CLERGÉ ULTRAMONTAIN
LE PORTE-PAROLE DU LIBÉRALISME À L'INSTITUT CANADIEN : LOUIS-ANTOINE DESSAULLES
LES LIBÉRAUX ET LA QUESTION ITALIENNE
AFFRONTEMENT DE Mgr BOURGET ET DU JOURNAL LE PAYS


Le dix-neuvième siècle est le siècle du libéralisme. Sous sa forme laïciste, le libéralisme dérive directement de la Révolution française qui a d'abord reconnu la non-confessionnalité de l'État, puis laïcisé les services publics et, enfin, proclamé la séparation de l'État et des Églises. En dépit de l'opposition acharnée de l'Église catholique, ces mouvements allaient se répercuter, à des dates et à des degrés différents suivant les pays, dans les nations qui, jusque-là, avaient vécu en un climat de chrétienté. C'est ce que André Latreille exprime par ces lignes d'une rare densité : « Il y a eu, écrit l'éminent historien, entre 1789 et 1799, une nation, la France, où ils ont en quelque sorte explosé tous à la fois, de sorte qu'en l'espace de cinq ou six années seulement on a passé à un régime de totale laïcisation. (...) À ces trois mouvements (...), l'Église s'est opposée avec une persévérance, avec une sorte d'intransigeance passionnée, dès 1789 et pendant tout le XIXe siècle, - le moment le plus dramatique du conflit avec les sociétés « modernes » se situant sous le pontificat de Pie IX, entre 1850 et 1880. » [1]

Cette lutte qui dressa l'Église contre les libéraux européens et sud-américains ne fut pas moins violente au Canada français. C'est une histoire qui reste à écrire. Pour l'instant, je m'en tiendrai aux années qui vont de 1848 a 1862, étape cardinale durant laquelle ultramontains et libéraux définissent leurs positions et engagent un combat à outrance dont les péripéties se succéderont à un rythme passionné tout le reste du siècle.


L'ULTRAMONTANISME FRANÇAIS
AU CANADA


Dans un ouvrage qu'il publiait à Paris, en 1852, sous le titre Histoire du Canada, de son Église et de ses missions, depuis la découverte de 1'Amérique jusqu'à nos jours, un prêtre français, qui avait séjourné durant quelques mois [128] au séminaire de Québec six ans auparavant, l'abbé Brasseur de Bourbourg, ne pouvait s'empêcher de comparer « la marche qui caractérise les grandes choses » du diocèse de Montréal, « sous l'influence de son évêque », à l'inertie du diocèse de Québec qui « se laissait vivre et végétait comme une plante sans sève depuis la mort de M. Plessis ». [2]

C'est le caractère ultramontain de l'action de Mgr Bourget qui plaisait à l'ultramontain qu'était l'abbé Brasseur de Bourbourg. L'évêque de Montréal appartenait, en effet, à cette école baptisée d'un mot employé depuis longtemps dans une querelle qui opposa le gallicanisme au Saint-Siège et qui fut repris au XIXe siècle pour caractériser les « catholiques tout courts », c'est-à-dire ceux qui ne voulaient aucun compromis, aucun accord sur les libertés modernes, aucun essai de conciliation entre le libéralisme et l'Église. Héritier non seulement du siège, mais de l'esprit du premier évêque de Montréal, Mgr Jean-Jacques Lartigue dont, au témoignage de son successeur, le « génie pénétrant » avait découvert dans les « bons auteurs » les « saines doctrines » propres à « combattre victorieusement le gallicanisme et le libéralisme », Mgr Bourget devait s'efforcer, au cours d'un long épiscopat, de prolonger et d'approfondir cette action ultramontaine afin de faire de sa ville épiscopale, comme il l'écrivait vers 1872, une « petite Rome ». [3]

Ce n'est pas par hasard que le début de son activité épiscopale coïncide avec la renaissance religieuse qui, en France, sous la monarchie de Louis-Philippe, avec les Lacordaire, les Gerbet, les Salinis, les Guéranger et les Montalembert, tous anciens disciples de Lamennais, est à l'origine de toutes les ferveurs et de tous les renouvellements. Efficacement épaulé par les Jésuites, les Oblats de Marie-Immaculée, les Clercs de Saint-Viateur et les religieux de Sainte-Croix qu'il avait attirés au Canada et auxquels il avait donne une large part dans les missions, le ministère et l'enseignement, s'étant assuré l'appui d'un journal, les Mélanges re1igieux, réplique canadienne de l'Univers de Louis Veuillot, Mgr Bourget est à même de donner à son diocèse une impulsion décisive. À tous les plans de la pastorale, l'accent est mis sur une franche adhésion aux initiatives venant de Rome et surtout de l'ultramontanisme français, de sorte qu'il y a une symbiose parfaite entre l'Église de Montréal et l'Église de France.

Or, dans la France catholique du milieu du XIXe siècle, l'homme dont l'autorité et le prestige sont prépondérants n'est ni un prêtre, ni un évêque, [129] ni même un archevêque ou un cardinal, mais un laïc, Louis Veuillot, qui a fait de son journal une sorte de moniteur du monde catholique. La réputation de Veuillot n'avait pas tardé à franchir l'Atlantique et a s'imposer au Canada français. Dès 1839, en commence à le citer dans un journal canadien. C'était le début d'une influence qui sera plus que séculaire. Il n'est pas aventureux d'affirmer que nul écrivain français n'a davantage façonné la mentalité canadienne-française. Des prêtres, avec les Mélanges religieux à partir de 1840 ; puis des laïcs comme Joseph Cauchon, grâce au Journal de Québec fondé en 1842 ; Ronald McDonald, qui devient, après la retraite d'Étienne Parent, rédacteur en chef du Canadien le 7 novembre 1842 ; Raphaël Bellemare, qui entre la Minerve en août 1847, sont les premiers thuriféraires de ce culte, qui s'accentuera encore lorsque Henry de Courcy, qui est correspondant de l'Univers à New-York depuis 1845, écrira simultanément, de 1853 à 1856, dans les journaux canadiens, surtout dans la Minerve, et dans le grand journal ultramontain de Paris, à la vive satisfaction de Mgr Bourget. Enfin, le 2 février 1857, paraît à Québec le premier numéro du Courrier du Canada, qui a comme rédacteur en chef Joseph-Charles Taché que ses adversaires libéraux ne tarderont pas à surnommer Veuillotule.

Pour les ultramontains de l'école de Veuillot, l'idéal politique était l'État officiellement catholique et soustrait à la pression de l'opinion publique. Selon un excellent témoin, l'abbé Henri Maret, doyen de la Faculté de théologie de la Sorbonne, dans le mémoire qu'il adressait, le 4 décembre 1857, au ministre des cultes, les ultramontains, qu'il appelait « le parti ultra-catholique », aspiraient à restaurer la théocratie directe ou indirecte, d'après laquelle le souverain pontife « possède de droit divin une véritable juridiction politique dans le monde entier, juridiction qui le rend arbitre des grandes questions sociales et même politiques » ; « l'intolérance civile » était élevée par ce parti au rang des « dogmes religieux ». [4]

La condamnation des libertés politiques modernes allait de pair, chez les ultramontains, avec celle de la science, dont les méthodes d'investigation et de critique leur semblaient nécessairement liées au naturalisme et au rationalisme. Enfin, les « ultra-catholiques » mettaient l'accent sur l'aspect autoritaire de l'Église. Ainsi, dans tous les domaines, politique, scientifique et religieux, les catholiques intransigeants se plaçaient au centre du principe autoritaire. Cette position leur paraissait seule capable de sauver le christianisme de « l'esprit moderne », de « la société moderne », de ce qu'il y avait « d'antichrétien au fond de tous les systèmes actuels », comme l'écrivait Dom Guéranger en 1858. [5] Il ne pouvait être question pour eux [130] d'alliance ou de compromis. La vérité avait des droits imprescriptibles que l'autorité avait mission de faire respecter. Chercher des accommodements avec un siècle foncièrement antichrétien était illusoire. D'où il suivait, pour Dom Guéranger, que « toute la force de l'Église, tout son avenir aujourd'hui est dans le développement et l'application du principe surnaturel ». [6]

On ne saurait nier le mérite de cette affirmation, écrit Xavier de Montclos, mais comme le fait remarquer le même historien, par l'ensemble de leur doctrine, les intransigeants n'évitaient pas le « surnaturalisme ». [7] Lacordaire le voyait bien qui considérait l'école de l'Univers « comme du jansénisme travesti absorbant le naturel dans le surnaturel : 1° en politique, l'État dans l'Église ; 2° en philosophie, la raison dans l'autorité ; 3° en littérature, les classiques profanes dans les classiques chrétiens, etc. ». [8]

Ces considérations sur l'ultramontanisme permettent de distinguer ce qui, au plan des principes, séparait Mgr Bourget et les ultramontains des libéraux canadiens : tout un monde ! Le monde issu de la Révolution française ! Pour les intransigeants de l'école de Veuillot, la Révolution était, en effet, le « mal », le mal absolu. « Oubliant ou méconnaissant les leçons de l'histoire », écrivait encore l'abbé Maret au sujet de Veuillot, « il ne sépare pas les erreurs et les crimes de la Révolution des vérités qu'elle a mises en lumière, des améliorations civiles, politiques, sociales, qu'elle a introduites ; il méconnaît la nécessité, la légitimité, la grandeur de ses résultats généraux, dans lesquels se retrouvent l'action et l'influence de la raison et du christianisme, de la philosophie et de l'Évangile. » [9] Pour Maret, « le système théocratique », qui était « le fond de toutes les pensées de l'école » de Veuillot, expliquait « des opinions aussi excessives, aussi téméraires, aussi dangereuses » à l'endroit de la société moderne. [10]


PREMIERS CONFLITS ENTRE LES LIBÉRAUX
ET LE CLERGÉ ULTRAMONTAIN


Le premier conflit entre les ultramontains et les libéraux canadiens se produisit en 1848. Voici en quelles circonstances.

L'Institut canadien, fonde le 17 décembre 1844, et le journal l'Avenir, dont le premier numéro parut trois ans plus tard le 16 juillet, étaient restés neutres en politique jusqu'à la fin de l'année 1847.

C'est alors qu'on peut déceler une amorce vers la politique sous l'influence de Louis-Joseph Papineau, rentré d'exil depuis deux ans et qui était, depuis le 8 août 1845, l'un des patrons d'honneur de l'Institut. Choisi pour les représenter au Parlement par les comtés de Huntingdon et de [131] Saint-Maurice, Papineau suscite chez les jeunes rédacteurs de l'Avenir un « plaisir inexprimable » à la lecture de « certaines parties de son adresse », mais ceux-ci se hâtent d'affirmer qu'ils diffèrent « d'opinion sur le gouvernement responsable d'avec M. Papineau, qui ne veut y voir qu'une déception ». [11]

C'était le 24 décembre. Or, exactement une semaine plus tard, on publie dans le même journal, signée « Anti-Union », la première de deux lettres sur, « l'Union et la Nationalité » : les Canadiens français devaient choisir entre « l'Union ou la Nationalité ». [12] Il s'esquissait une nette tendance dans la direction de Papineau, que confirmait avec éclat la lettre d'« Anti-Union » du 5 février, dont le style et l'origine, Saint-Hyacinthe [13], indiquaient à coup sûr que le neveu préféré de Louis-Joseph Papineau, son « fils spirituel », comme il disait, Louis-Antoine Dessaulles, en était l'auteur.

La doctrine que prônait Papineau sous le titre de « Rappel de l'Union » se rattachait au « principe des nationalités » ou « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». Cette théorie libérale avait été proclamée par la Constituante en 1790. Dans son exil de Sainte-Hélène, Napoléon l'avait enrichie de commentaires que des publications avaient révélée au public. Diffusée ensuite par des poètes, des journalistes, des écrivains et des orateurs comme Béranger, Armand Carrel, Lamennais, La Fayette et Lamarque, elle se retrouvait tout entière dans le manifeste du 4 mars 1848 aux puissances étrangères de Lamartine, chef du Gouvernement provisoire, et dans le commentaire éloquent que le poète-homme d'État en fit lui-même à la tribune le 23 mai suivant. C'est sans doute en songeant à Lamartine, à Lamennais, à Béranger et aux autres républicains illustres qu'il avait connus durant son exil sur les bords de la Seine et auxquels la Révolution de février conférait en ce moment un prestige unique, que Papineau s'écriait, lors de l'assemblée du Marche Bonsecours, organisée pour promouvoir la colonisation des Cantons de l'Est : « Paris, avec son concours infini, innombrable, de grands hommes, est le cerveau puissant qui, sans cesse et sans relâche, sécrète, à l'usage de l'humanité, des idées de réforme, de progrès, de liberté et de philanthropie. » [14]

À la suite du grand homme, les collaborateurs de l'Avenir tournaient leurs yeux vers Paris : « La révolution française doit bouleverser le monde », affirmaient-ils ; « il faut que le peuple du Bas-Canada puisse être prêt quand son heure arrivera. » [15] La méthode révolutionnaire l'emportait dans leurs esprits sur la méthode constitutionnelle. Dessaulles surtout, dans le sillage de son oncle, se montrait un adversaire détermine du gouvernement [132] responsable. Durant tout le mois de mai 1848, il soutint avec fougue que « I'Union » était « sans contredit la plus flagrante injustice, le plus infâme attentat à nos droits naturels et politiques qui pût être commis ». [16]

Devant l'effervescence des esprits causée par les proclamations de Papineau et les articles de l'Avenir, les amis de l'ordre et du gouvernement n'avaient pas tardé à réagir. À Montréal, L.-O. Létourneux dans la Revue canadienne, Hector Langevin, rédacteur depuis un an des Mélanges religieux ; à Québec, Joseph Cauchon dans son journal, ripostèrent avec vigueur aux adversaires de la politique ministérielle. Il en résulta une lutte acharnée. C'était « la faute à Papineau » ! Pierre-Joseph-Olivier Chauveau écrivait en décembre 1848, dans sa correspondance au Courrier des États-Unis : « En nommant cet ancien tribun des libertés canadiennes, j'ai nommé, pour bien des hommes qui ne veulent jamais dégager une question de principes de la question d'hommes ou de personnes, j'ai nommé la cause principale de toutes nos difficultés. » [17]

Le clergé n'était pas resté neutre dans la lutte : d'autant moins que, par la théorie des nationalités, la volonté des populations devenait le principe dominateur souverain auquel correspondait l'affirmation du suffrage universel. Un principe révolutionnaire, faisant litière du droit divin, semblait avaliser tous les bouleversements. Les révolutions qui, à cette époque, secouaient l'Europe en administraient, aux yeux du clergé, une preuve décisive. Les événements qui venaient de survenir en Italie justifiaient les appréhensions cléricales : ils mettaient en cause l'existence même du pouvoir temporel pontifical que le monde catholique, à peu d'exceptions près, considérait alors comme essentiel à l'exercice de la puissance spirituelle du chef de l'Église. Après l'assassinat de son premier ministre Pellegrino Rossi, Pie IX avait quitté secrètement Rome, le 24 novembre 1848, pour se réfugier à Gaète, dans le Royaume de Naples. Le 5 février 1849, l'Assemblée révolutionnaire proclamait la déchéance du pape-roi et votait l'établissement de la république. Les Montagnards de l'Assemblée nationale française s'empressaient d'envoyer une adresse à leurs frères de la Constituante romaine pour bien marquer l'alliance entre les démocrates des deux pays.

Dès le 18 janvier 1849, Mgr Bourget, par une lettre pastorale, avait ordonné « des prières pour notre Saint Père le pape Pie IX, obligé de quitter Rome et de se réfugier dans un royaume étranger, par suite des troubles arrivés dans sa capitale, en novembre dernier ». [18] Il souhaitait que la « révolution » se détournât de nos rives. Il ne pouvait que déplorer - [133] l'allusion à l'Avenir était on ne peut plus claire - « qu'un certain journal français cherch(ât) à répandre des principes révolutionnaires ». [19] L'évêque de Montréal prenait fermement position pour le gouvernement contre les partisans de Papineau et l'Avenir : « Qu'avons-nous à vous recommander pour échapper aux malheurs qui désolent tant de grandes et puissantes nations ? Le voici en deux mots : Soyez fidèles à Dieu et respectez toutes les autorités légitimement constituées. Telle est la volonté du Seigneur. N'écoutez pas ceux qui vous adressent des discours séditieux ; car ils ne sauraient être vos vrais amis. Ne lisez pas ces livres et ces papiers qui soufflent l'esprit de révolte, car ils sont les véhicules des doctrines empestées qui, semblables au chancre, ont rongé et ruiné les États les plus heureux et les plus florissants. Croyez que vous pouvez très certainement conquérir les vraies libertés, celles qui rendent les peuples vraiment heureux, beaucoup mieux par une conduite morale et par une sage soumission aux lois, que par des violences qui nous exposeraient à ces mêmes malheurs que vous avez eu à déplorer et dont vous ne perdez jamais le triste souvenir. » [20]

Les jeunes rédacteurs de l'Avenir passèrent outre aux objurgations de Mgr Bourget : ils voulaient tirer toutes les conséquences logiques du principe libéral des nationalités. Le 14 mars suivant, ils se prononçaient avec d'autant moins d'ambigüité contre le maintien du pouvoir temporel pontifical, qu'ils constataient que le clergé, évêque en tête, se rangeait ostensiblement du côté de leurs adversaires politiques : « ... ceux de nos lecteurs, écrivait leur porte-parole, qui sentent vivement la beauté et la vérité des principes que nous défendons, comprendront notre insistance, sachant surtout que cette révolution d'Italie est l'occasion d'attaques incessantes contre les principes démocratiques venant de sources d'autant plus à craindre qu'elles sont plus respectables. » [21]

On ne pouvait mieux s'y prendre pour cimenter l'alliance du clergé avec le parti de LaFontaine-Baldwin. Par crainte des bouleversements possibles, la religion devenait le rempart de l'ordre politique et social. Un prêtre attaché à l'évêché de Montréal et intime de Mgr Bourget, l'abbé Adolphe Pinsonnault, qui bientôt s'en prit dans la Minerve aux « pygmées » de l'Avenir « toujours disposés à se compter pour des géants », l'affirmait à Raphaël Bellemare dans la lettre qu'il lui écrivait le 27 mars 1849 : « Ne craignez rien, vous avez l'opinion publique pour vous en ce moment plus que jamais ; comptez que la Minerve, en soutenant les principes religieux, ralliera l'immense majorité des citoyens et du peuple qui sentent par instinct, comme actuellement en France, que là est le vrai et seul principe d'ordre et de sécurité. » [22]

[134] Les jeunes démocrates, devenus la cible de l'abbé Pinsonnault, n'avaient pas été lents à percer ses intentions et le but de sa tactique : « L'attaque de monsieur Pinsonnault contre l'Avenir, écrivait Dessaulles, est loin de n'avoir, comme il le prétend, qu'une portée purement religieuse. Si on rapproche ce fait de beaucoup d'autres, il devient excessivement probable, sinon évident que le clergé fait aujourd'hui des efforts très prononcés pour favoriser, dans le pays, la tentative de réaction contre les idées démocratiques à la tête de laquelle s'est placé le ministère. » [23]

Quelques mois plus tard, les formules n'avaient plus rien d'adouci. C'était une déclaration de combat : « Un seul mot », écrit le rédacteur au début de septembre dans un éditorial intitule Le Clergé, « devra suffire pour mettre les démocrates en garde contre les vues de nos guerroyeurs religieux. C'est qu'ils marchent entre entente complète et intime avec le ministère du jour que, certes, on ne soupçonnera pas de vues populaires et progressives. Les hommes qui ont crée le système de l'Union et du gouvernement responsable anglais, étaient bien dignes de s'entendre avec les hommes qui ont maudit leurs compatriotes en 1837 et les ont livrés sans regrets à leurs sanguinaires ennemis. » [24]

Le fossé est déjà creusé entre les deux groupes. Il se creusera définitivement lorsque les rédacteurs de l'Avenir, de concert avec le Moniteur canadien que Jean-GuiIIaume De Montigny venait de fonder, prônèrent l'annexion aux États-Unis. L'absorption du Canada dans la république voisine répugnait invinciblement au clergé, qui se révéla alors, comme l'écrivait Chauveau, « le corps le plus opposé à l'annexion et le plus sincèrement loyal ». [25] Bref, « la lutte entre le libéralisme » et ce qu'un collaborateur de l'Avenir appelait « le despotisme moral et religieux » était « devenue inévitable ». [26] D'après le même journaliste, « le clergé canadien » voulait « tuer les idées libérales » qui menaient « droit à l'annexion un pays que l'on espérait exploiter encore pendant quelques générations ». L'antagonisme clérical, en exaspérant les démocrates, les poussa aux positions les plus extrêmes du libéralisme. C'est ainsi qu'ils en arrivèrent à envisager la séparation complète de l'Église et de l'État. On commença par exiger la suppression de l'obligation légale de la dîme. C'est Dessaulles qui en prit l'initiative dans un article qui soutenait que « les dîmes »avaient « sur les masses » un effet encore « plus immoral que la tenure seigneuriale ». [27] Pendant cinq mois à partir de juillet 1849, on réclama « le rappel du système des dîmes ». Le Moniteur canadien affirma que cet abus cesserait avec l'annexion.

[135] « L'Avenir et le Moniteur préparent les esprits à la suppression des dîmes », écrivait Mgr Bourget à l'archevêque de Québec à la fin du mois d'octobre de la même année. [28] Les démocrates s'étaient aliéné définitivement le clergé, qui se rangea résolument du côté de leurs adversaires. L'abbé Chiniquy se fit le porte-parole compromettant de ses confrères, à telle enseigne que LaFontaine lui-même en fut agacé. Il écrivait le 1er avril 1850 à Amable Berthelot : « Je vois que l'abbé Chiniqui figure dans les assemblées politiques. Ses intentions peuvent être bonnes, mais il n'a pas de jugement. En outre, il devrait se borner à son métier. » [29] La confusion entre le religieux et le politique était consommée. Les évêques, réunis à Montréal, pouvaient bien publier, le 11 mai 1850, une Lettre pastorale dans laquelle ils affirmaient, en annonçant la fondation du True Witness, qu'« à des journaux impies ou ennemis de votre foi », ils opposaient « des journaux religieux, non dans des vues politiques, mais uniquement dans l'intérêt du catholicisme si cruellement attaqué de nos jours ». [30] Les fidèles n'avaient pas été lents à identifier les « journaux impies » avec l'Avenir et le Moniteur canadien. Les démocrates devaient se rendre à l'évidence : le clergé mettait au service de leurs adversaires politiques l'immense influence dont il disposait, tout en réprouvant avec vigueur les thèses libérales. Un collaborateur du Moniteur canadien constatait que « le parti clérical » était devenu « une véritable Inquisition politique d'un rigorisme absolu », qui semblait « prendre une part beaucoup plus active dans les affaires temporelles que dans celles d'en haut ». [31]

Pour sa part, le clergé était persuadé qu'il devenait urgent de soutenir, dans les élections, les hommes « à bons principes et religieux » comme, par exemple, Jean-Charles Chapais, dans le comte de Kamouraska, contre les démocrates ou « rouges », « cette troupe de gens forcenés réunis pour renverser l'ordre social ». [32] En effet, lorsqu'il s'agissait de l'Avenir, « la question était pas mal religieuse parce coin-là » : [33] c'est ce que pensait Mgr Turgeon, en écrivant le 1er décembre 1851, à l'abbé Célestin Gauvreau, supérieur du collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière. « ... il faut rendre aux rouges le service de les faire dérougir ... Lorsque la religion est quelque part, il ne faut pas être surpris d'y voir le prêtre. » [34] Bien loin donc de dissuader son correspondant de ne pas intervenir dans les élections toutes prochaines, il l'exhortait à « agir » : c'était son « devoir de prêtre ». [35]

[136] Cette ingérence cléricale dans les luttes politiques du comté de Kmouraska constituait une initiative de la plus haute gravité pour le présent et surtout pour l'avenir. Comme l'écrit le biographe de Letellier de Saint-Just, « c'était l'étincelle destinée à allumer un incendie, car ce fut là l'origine de la guerre religieuse qui devait bientôt embraser tout le comté et qui, portée sur d'autres points, finit par s'étendre sur toute la Province. » [36] En outre, et c'était infiniment plus grave encore, l'Église canadienne fut petit à petit incitée, sous l'effet de la crainte que lui inspirait le radicalisme de certains libéraux, à assurer son efficacité religieuse en employant la politique, ce qui, en plus de certains principes de base tels que la suréminence de l'Église par rapport à l'État, explique l'existence de la théocratie.

Les esprits pondérés parmi les démocrates se rendaient compte que leur groupe, en persistant à soutenir des thèses extrêmes, aboutissait à une impasse, d'autant plus que des deux côtés de l'Atlantique la réaction triomphait. Après le coup d'État du 2 décembre 1851, l'autorité des théories contre-révolutionnaires des disciples de Joseph de Maistre était au plus haut. Aussi jugèrent-ils sage de jeter du lest. Le Pays succéda à l'Avenir, dont le dernier numéro parut le 22 janvier 1852. [37] Une étape cardinale du libéralisme canadien-français prenait fin avec la disparition de la feuille que l'un des trois frères Dorion, Jean-Baptiste-Éric, avait soutenue à coups de sacrifices : « l'enfant terrible » - ainsi était-il surnommé depuis ses jeunes ans - de la paisible paroisse de Sainte-Anne-de-la-Pérade était devenu, grâce à son journal, « l'enfant terrible » de la politique canadienne. Mais le libéralisme radical, forcé de s'éclipser pour un temps du domaine de la presse, s'était réfugié à l'Institut canadien.


LE PORTE-PAROLE DU LIBÉRALISME
À L'INSTITUT CANADIEN :
LOUIS-ANTOINE DESSAULLES


Louis-Antoine Dessaulles était le conférencier le plus en vue de l'Institut canadien, le plus intransigeant aussi sur la question du libéralisme, multipliant les sarcasmes à l'endroit de ses adversaires politiques, les partisans du gouvernement responsable. Cette intransigeance, il la manifeste à propos du principe des nationalités dont il s'est fait, après son oncle, l'avocat le plus déterminé. Au printemps de 1850, dans ses conférences sur l'annexion aux États-Unis, il exalte « le dogme sacré de la souveraineté du peuple » auquel la hiérarchie a, d'après lui, « déclaré une guerre à mort », parce qu'au Canada « le clergé et le peuple en sont encore aux notions politiques du XVIIe siècle ». [38] L'opposition cléricale à l'annexion, il l'attribue à « la soif de [137] suprématie temporelle de ce parti qui, avec un rabat pour égide, jette un cri de colère et de détresse à chaque conquête nouvelle de la civilisation moderne ». [39] Si, de l'ordre politique, il passe à l'ordre social, Dessaulles discerne chez les clercs qui ont la direction de l'enseignement dans les collèges une attitude étrangère, sinon hostile, au monde et aux activités laïques : « On fait à des enfants qui ne sont pas destinés à la prêtrise, une vie de petit séminaire ; on les façonne à de minutieuses règles, à des exigences multipliées, je dirais presque au joug monastique. » [40]

C'est surtout à propos de l'opposition au progrès et à la liberté tels qu'il les entend que Dessaulles vitupère le clergé. En 1854, un prêtre irlandais ayant osé traiter l'affaire de « Galilée et l'Inquisition » dans le sens ultramontain, il en prit la contrepartie avec vigueur pour montrer qu'« avec les ignorants ou les fanatiques, on n'a jamais raison impunément ». [41] Il est facile de deviner qu'a travers l'Inquisition dont Galilée avait été la victime, le conférencier en vise une autre qui s'efforce « de blâmer tout changement, de repousser toute amélioration, d'enrayer tout progrès, d'anéantir toute découverte, de comprimer toute intelligence, de tuer toute liberté, de détruire toute indépendance d'esprit, de prohiber toute manifestation de raison et de génie, de proscrire toute expression libre de la pensée humaine ». [42]

Ces propos étaient tenus devant les membres de l'Institut canadien le 14 mars 1856. Ils suscitèrent une vive émotion chez les adversaires, tant par la personnalité du conférencier et son influence politique (il se faisait élire cette année-là au Conseil législatif pour le comté de Rougemont) que par leur coïncidence avec l'activité fébrile de ses amis. Car, à l'Institut canadien, on ne s'en tenait plus au plan purement spéculatif. Après le succès électoral de 1854, on voulut passer à l'action. Tandis que Charles Daoust, élu député de Beauharnois, réclamait dans le Pays, dont il était le rédacteur en chef, la séparation de l'Église et de l'État, Joseph Papin se faisait au parlement l'interprète de ses collègues libéraux pour faire aboutir dans les faits une conséquence particulièrement importante de cette séparation, la neutralité scolaire. Or, cette question avait été discutée à l'Institut canadien dans une « convention sur l'éducation » animée par un comité dont les membres les plus en vue étaient Pierre Blanchet et Narcisse Cyr ! « Il ne peut y avoir de religion d'État », s'écriait Papin au parlement, en résumant la thèse de ses amis, « et s'il en est ainsi, l'État ne peut en aucune façon donner de l'argent pour l'enseignement d'aucune foi religieuse. » [43] [138] C'était atteindre l'Église canadienne au point sensible : Mgr de Charbonnel et les catholiques haut-canadiens luttaient alors avec acharnement pour l'existence légale des « écoles séparées ». George-Étienne Cartier était donc sûr de s'attacher indéfectiblement les catholiques et de les retenir efficacement dans les rangs du parti liberal-conservateur en faisant voter des lois qui garantissaient à chacune des deux races principales du pays la liberté d'organiser ses écoles selon sa foi, sa langue et ses besoins particuliers.

Le clergé ne pouvait pas voir sans inquiétude s'accentuer l'emprise de l'Institut canadien à tous les plans de la vie canadienne-française : politique, social et religieux. Mgr Bourget surtout déplorait l'influence grandissante, dans sa ville épiscopale, d'un foyer d'idées qu'il jugeait subversif. Aussi crut-il bon, dès 1854, de faire une première mise en garde. Lors du second concile provincial tenu à Québec en juin de la même année, il usa de son influence auprès des autres évêques pour qu'un règlement disciplinaire indiquât aux prêtres et aux fidèles l'attitude à prendre au sujet des « Instituts littéraires ». Mais c'est en 1858, par trois lettres pastorales datées du 10 mars, du 30 avril et du 31 mai, qu'il condamnait l'Institut canadien et le libéralisme dont il était l'organe. [44] Dans la première, l'évêque décrivait les effets néfastes de la Révolution, qu'il attribuait à la diffusion des mauvais livres ; par la deuxième, il indiquait les moyens de prévenir la propagande révolutionnaire au Canada par l'application des règles de l'Index ; la troisième stigmatisait ceux qu'il considérait comme les fourriers, dans notre pays, de la « révolution », les libéraux de l'Institut canadien. L'intransigeance ultramontaine de l'évêque de Montréal n'avait d'égale que l'intransigeance libérale de Dessaulles et de son groupe. Les condamnations doctrinales du prélat constituaient un appoint politique d'une extrême importance pour le parti conservateur. Dans ses Souvenir politiques, Charles Langelier, remontant à cette époque et rappelant « les dénonciations si violentes » dont les premiers libéraux avaient été l'objet de la part du clergé, se demandait comment leur parti avait pu « survivre à une guerre pareille ». [45]


LES LIBÉRAUX
ET LA QUESTION ITALIENNE


Mais si, de la scène canadienne, ils levaient les yeux pour embrasser l'horizon international, les libéraux avaient des motifs de se réjouir. En effet, l'une de leurs thèses les plus chères recevait, dans la décennie suivante, la sanction des faits. La formation du royaume italien est la première grande réalisation concrète du principe des nationalités. À partir de 1859, l'Autriche est peu à peu refoulée hors de la péninsule ; des principautés [139] et un royaume, celui de Naples, disparaissent ; l'État pontifical se désagrège et le royaume d'Italie se parachève sous le couvert du nouveau droit qui s'impose, triomphal : celui des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Les libéraux canadiens eussent été infidèles à eux-mêmes s'ils n'avaient pas partagé l'allégresse des libéraux du monde entier à l'endroit des principaux artisans de l'unification italienne, Cavour, Victor-Emmanuel, Garibaldi. En revanche, c'est dans la détresse que les catholiques vécurent ces années dramatiques. À leurs yeux, le mouvement de l'unité italienne n'était qu'une tentative concertée des forces hostiles à l'Église pour réduire celle-ci à l'impuissance. En France surtout, les catholiques firent bloc derrière le pape. On ne saurait exagérer l'incidence de la question romaine sur la vie du catholicisme français à cette époque. À peu d'exceptions près, les catholiques ne comprirent pas le sens des aspirations du peuple italien et la volonté de ses élites d'obtenir l'indépendance nationale, à la différence des libéraux. Parmi ces derniers, il faut signaler le propre cousin de Napoléon III, le prince Napoléon qui, dès le début de la guerre d'Italie, pouvait témoigner de son « ardeur »et de son « dévouement » pour « la cause de l'émancipation et de la liberté italiennes », comme il l'écrivait à Cavour le 27 mai 1859. [46] Son mariage avec la fille de Victor-Emmanuel, la princesse Clotilde de Savoie, le 30 janvier précédent, l'avait définitivement lié à la politique unificatrice du roi du Piémont et de son ministre.

Le prince Napoléon disposait d'un journal. En 1859, sous son patronage, Adolphe Guéroult avait fondé l'Opinion nationale qui devint l'organe des bonapartistes de gauche et qui, avec le Siècle, le Constitutionnel et la Presse, fut l'interprète des libéraux italianissimes.

Au Canada français comme en France, la presse se divisa suivant ses tendances idéologiques au sujet de l'Italie. La presse ultramontaine était représentée à Québec par le Courrier du Canada, dont Joseph-Charles Taché assumait la rédaction depuis la fondation du journal et qui céda sa place de rédacteur, le 31 octobre 1859, au Français légitimiste Auguste-Eugène Aubry, professeur de droit romain à l'Université Laval. ÀMontréal, c'était l'Ordre, journal fondé en novembre 1858 par Cyrille Boucher et Joseph Royal, anciens élèves du collège Sainte-Marie, et dont le guide le plus écouté, après leur ancien professeur, le jésuite français Larcher, était le chanoine Venant Pilon, attaché à l'évêché de Montréal et fervent admirateur de Louis Veuillot. Le principal organe de la presse libérale était évidemment le Pays, dont le rédacteur en chef, depuis le 1er mars 1861, était Louis-Antoine Dessaulles. C'est le passage à Montréal et à Québec, en septembre 1861, du prince Napoléon, qui raviva les ferveurs libérales et, par réaction, déchaîna les colères ultramontaines.

[140] J'ai raconté en détail ailleurs La visite du prince Napoléon au Canada[47] Dans les notes rapides que le voyageur impérial confiait à son carnet, une remarque affleure sans cesse : l'hostilité du clergé canadien à son endroit. À son arrivée à Montréal, il est remué par un accueil empreint d' « une vive sympathie et des sentiments » qui lui « font battre le coeur », mais il ne tarde pas a se rendre compte que « le clergé catholique est très influent et très violent ». Aussi lorsque l'Institut canadien lui remet, le 13 septembre, une adresse le félicitant d'avoir « si éloquemment développé les vues libérales du gouvernement de la France sur les plus grandes questions de la politique européenne », se propose-t-il d'encourager cette « utile institution », « la plus éclairée du pays et indépendante du clergé ».

À Québec, pour lui présenter leurs hommages, le gouverneur général sir Edmund Head, le procureur général George-Étienne Cartier, le maire de la ville prennent la tête d'un défilé qui comprend « la moitié de la ville », comme il l'écrit avec satisfaction dans son carnet : « C'est une véritable procession attestant une bien grande sympathie pour la France, d'autant plus que la réception que la population me fait a lieu malgré le clergé qui a dit beaucoup de mal de moi et a voulu empêcher toute manifestation. » En revanche, si les autorités cléricales de la toute récente Université Laval ne pouvaient pas décemment ignorer la présence du prince à Québec, l'accueil qu'on lui ménagea fut d'une froideur toute protocolaire : « Encore une institution en enfance, nota-t-il ; les cours sont faibles et plus sur le papier qu'en réalité. Les bâtiments sont beaux. C'est tout à fait dirigé par le clergé. Les prêtres, l'évêque (qui remplace l'archevêque en enfance), le recteur, le vicaire général et les professeurs me reçoivent avec gêne et un embarras facile àvoir. » Bref, « tout dans ce pays » lui paraissait « différent » et, à son avis, « mieux qu'aux États-Unis, sauf l'influence du clergé catholique » : « Il est impossible de voir plus de bien-être que dans ces habitations de paysans canadiens, propreté remarquable, accent normand. » [48]

Cet anticléricalisme décidé n'empêcha pas le prince Napoléon de reconnaître que « le clergé a le mérite de conserver ses traditions et la langue française au Canada ». C'est ce qu'il écrivait après avoir visité l'église des Ursulines, où il avait remarqué « quelques tableaux assez bons, un Philippe de Champaigne » : « Ces quelques échantillons d'art, qui me manquent si complètement depuis que je suis en Amérique, me font un bien vif plaisir et me reposent l'esprit. Je passe avec délices une bonne heure dans ce milieu un peu plus élevé et artistique de l'église. » [49]

[141] « Grande hostilité du clergé contre moi » : tel était le constat d'ensemble que l'illustre voyageur consignait dans son carnet en prenant le chemin du retour via New-York pour rembarquer sur son navire particulier, le Jérôme-Napoléon. C'est parce qu'il était la vivante incarnation du libéralisme qui était en train de dépouiller le pape de ses États que le prince Napoléon s'était attiré l'animadversion des ultramontains des deux mondes. N'était-il pas encore le cousin de Napoléon III qui avait déclenché, par son intervention militaire en Italie aux cotés du Piémont, l'« activité » des « éléments les plus hideux de la démocratie italienne », et dont la politique cauteleuse avait permis la réalisation des « desseins pervers de la révolution », comme s'exprimait George-Étienne Cartier lors d'une manifestation des catholiques de Québec, le 4 mars 1860, pour protester contre les « spoliations piémontaises » ? Le chef du parti conservateur bas-canadien se faisait ainsi l'interprète applaudi des ultramontains, dont la colère ne connaissait plus de bornes depuis que le gouvernement impérial de la France avait laissé percer ses sympathies italiennes par la publication de la brochure Le Pape et le Congrès.

La conquête épique du royaume des Deux-Siciles par Garibaldi avait encore accentué l'antagonisme libéral-ultramontain. Durant l'été 1860, l'Europe n'avait connu qu'une passion : Garibaldi. E. de Forcade écrivait dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre : « Si par aventure l'Europe entière avait en ce moment à faire autour d'un nom une manifestation collective de suffrage universel, le nom qui sortirait triomphant des urnes du suffrage universel européen serait, qui oserait en douter ? celui de Giuseppe Garibaldi. »

Le Pays se faisait naturellement l'écho de l'enthousiasme garibaldien de l'Europe, à l'indignation de Cyrille Boucher : « ... les événements qui se passent aujourd'hui en Europe », écrivait-il dans l'Ordre en juillet 1860, « ne sont rien autre chose qu'une lutte entre le bien et le mal, entre le principe divin de l'autorité et le principe diabolique de la révolution. » [50] « Il ne faut pas se faire illusion », mandait de son côté Mgr Bourget à son clergé, le 26 novembre suivant, « l'esprit révolutionnaire fait ici, comme ailleurs, ses invasions, et il s'en trouve quelques-uns parmi nous qui condamnent le pape et approuvent Garibaldi. » [51] Parmi les libéraux canadiens qui approuvaient Garibaldi se trouvait, bien sûr, Dessaulles.


AFFRONTEMENT DE Mgr BOURGET
ET DU JOURNAL LE PAYS


C'est par la critique du système administratif pontifical que Dessaulles avait affirmé de nouveau sa solidarité avec les libéraux européens, en particulier [142] avec le prince Napoléon. C'est probablement Dessaulles qui avait pris l'initiative de l'adresse par laquelle l'Institut canadien, dont « les sympathies » étaient « acquises aux grandes causes », félicitait à son passage à Montréal le « prince qui, dans ses travaux législatifs », avait « si éloquemment développe les vues libérales du gouvernement de la France sur les plus grandes questions de la politique européenne ». [52]

Pour cette raison, Dessaulles avait déploré plus que tout autre l'« attitude hostile inspirée par l'esprit de parti » à l'endroit de l'illustre visiteur, qui venait de gratifier la bibliothèque de l'Institut canadien d'ouvrages dont il s'employait à décrire, dans le Pays du 19 décembre 1861, la perfection artistique de l'impression et la richesse des reliures : « Ç'a été un préjugé bien injustifiable, poursuivait Dessaulles, un acte d'impolitesse nationale bien regrettable que l'abstention de la population canadienne vis-à-vis d'un homme qui sait encourager ainsi le goût de la science et des études. » [53] Selon lui, le prince Napoléon n'avait pas « insulté le pape » dans son discours du 1er mars précédent : « Son discours au Sénat était sans doute la condamnation du système administratif des États romains, et il n'allait pas au-delà, et encore était-il très modéré dans l'expression. Mais on ne l'avait pas lu, et sur la foi d'autrui, on le disait aussi impie qu'une production de Voltaire... » « Quand donc, concluait Dessaulles, cessera-t-on de refuser à autrui le droit de penser par soi-même dans tout ce qui n'affecte ni le dogme ni la morale ? » [54]

Pour sa part, il ne se privait pas de penser par lui-même et ses articles sur l'administration pontificale témoignaient d'une liberté d'appréciation qui tenait sa vigueur d'une précision documentaire dont on ne retrouvait pas l'équivalent dans les autres feuilles canadiennes. Dessaulles, en effet, s'appuyait sur la presse libérale européenne de beaucoup supérieure, au point de vue technique, à la presse catholique. Il puisait surtout ses renseignements dans l'Annuaire des Deux Mondes que François Buloz avait fondé en septembre 1851 pour être, comme il l'écrivait dans la préface du premier volume, « une grande enquête toujours ouverte sur les intérêts contemporains, et où viendraient se refléter chaque année les luttes, les efforts, les progrès ou les pertes des peuples qui se disputent la prépondérance politique et commerciale ». [55] C'est ainsi qu'au point de vue documentaire la partie n'était pas égale entre Dessaulles et l'évêque de Montréal qui, dans les sept lettres qu'il adressait au Pays en février 1862, ne tenait ses informations sur l'État pontifical que des feuilles ultramontaines de l'Europe et même de Montréal et de Québec, comme l'Ordre et le Courrier du Canada. De plus, totalement dominé par son dévouement au souverain pontife, Mgr [143] Bourget ne soupçonna jamais la nature et la complexité des problèmes politiques soulevés par l'unification de l'Italie. Son attitude rejoignait celle de tous les ultramontains, qu'ils fussent d'Europe ou d'Amérique, chez qui on décèle invariablement une extraordinaire méconnaissance du sentiment national italien.

Le 24 février 1862, le secrétaire de l'évêché de Montréal, le chanoine J.-O. Paré, écrivait aux directeurs du Pays : « J'ai l'honneur d'être chargé par Mgr l'Évêque de Montréal de vous adresser les lettres ci-jointes et de vous prier de les faire publier dans les prochains numéros du journal le Pays. » [56] Deux jours plus tard, Mgr Bourget lui-même, dans une circulaire à son clergé, mentionnait l'envoi de ces lettres, puis ajoutait : « Si ces Messieurs refusent de les publier, et surtout s'ils ne font point changer la marche de leur journal, elles seront imprimées par les feuilles catholiques de cette ville. » [57] « Je crois, Messieurs », écrivait Mgr Bourget dans sa première lettre, « que vous êtes tous catholiques, mais je suis forcé de vous dire que votre journal ne l'est pas », parce que le Pays se montrait favorable aux annexions qui aboutissaient à l'unification de la péninsule sous l'autorité de Victor-Emmanuel. « L'Évangile fait aux peuples chrétiens un devoir strict d'obéir à leurs gouvernements et de rendre à César ce qui appartient à César. Le Pays les affranchit de ce devoir, et il ne cesse de faire l'éloge de ceux qui secouent le joug de l'obéissance, en se révoltant à main armée (...) Le Pays se fait un grand mérite d'exalter, de vanter et d'encourager des impies, des sacrilèges, des excommuniés, des hommes enfin qui sont les ennemis acharnés de l'Église et de son Pontife. » [58]

L'un des griefs les plus véhéments de l'évêque de Montréal à l'endroit de la feuille libérale était qu'elle louait le roi du Piémont, qu'elle reproduisait les discours d'un homme « qui s'est emparé, il ne saurait l'ignorer, par fraude et corruption, d'une partie des États pontificaux », qu'elle faisait de Garibaldi « le champion d'une cause sacrée ». « C'est ainsi, affirmait Mgr Bourget, que le Pays infiltre l'esprit révolutionnaire que l'Écriture sainte condamne. » Selon le prélat, le rédacteur du Pays « tromp(ait) ses lecteurs en leur représentant la révolution italienne sous de si belles couleurs... Que s'ensuivrait-il donc s'il réussissait à séduire ses concitoyens et à leur faire opérer une semblable révolution en Canada ? Nous verrions se renouveler ici ce qui se passe maintenant dans ces malheureux pays. Nous aurions notre Garibaldi, notre Cavour, notre Ricasoli, notre Brofferio, notre Crispi, et bien d'autres qui, en se disputant le pouvoir ou en culbutant les gouvernements éphémères qui ne s'accommoderaient pas à leurs passions et à leurs intérêts, mettraient tout à feu et à sang. »

[144] À la suite du pape, qui entretenait des illusions sur les forces réelles dont l'impulsion irrésistible avait conduit, en quelques mois, le petit royaume sarde au royaume unifié d'Italie, Mgr Bourget affirmait que ce n'était pas « le peuple » qui avait « fait la révolution italienne, mais les Scribes et les Pharisiens du christianisme, c'est-à-dire certaines gens lettrées qui ont trompé le peuple et qui l'ont porté à demander que la Papauté fût détrônée, comme les Scribes et les Pharisiens de la Synagogue poussèrent le peuple juif a demander que le Sauveur fût crucifié ». Le prélat se croyait donc en droit de conclure ainsi sa troisième lettre :

« Les écrits du Pays (...) ne respirent que mépris, insulte et outrage. Car il se fait un plaisir malin de blâmer l'entourage du Pape, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus respectable au monde. Il l'accuse d'avoir trompé son peuple, en lui faisant des promesses de réformes qu'il da point exécutées, quoique le contraire soit prouvé. Il fait voir dans l'administration de ses finances des abus horribles qui n'existent pas. Il veut faire passer pour cruel et tyrannique ce gouvernement, qui est le plus paternel au monde. Enfin il ne voit dans son système judiciaire qu'un corps mort qu'il faut abattre à coups de hache et jeter au feu, quoique ce système soit ce qu'il y a de plus équitable (...).

« N'êtes-vous pas maintenant, Messieurs, à vous étonner que le Pays soit monté sur de si hautes échasses, pour essayer de cracher à la face du Souverain Pontife, des Cardinaux qui l'entourent et par contrecoup de 200,000,000 de catholiques qui se trouvent nécessairement insultés des outrages que l'on fait à leur Père en Dieu ? Ne seriez-vous les premiers à rougir des principes erronés, des faits mal représentés, des mensonges impudents dont le Pays se sature et sature ses lecteurs ? Ne seriez-vous pas les premiers à regretter d'avoir donné votre concours, votre influence et votre argent, pour soutenir un journal qui fait honte au catholique Canada, au point que l'on se voit réduit à la pénible nécessité de le rayer du nombre de nos feuilles catholiques ? Vos abonnés, ceux du moins qui demeurent catholiques, ne seront-ils pas profondément affligés et peinés, en pensant qu'ils ont payé le Pays pour l'encourager à être l'écho des journaux impies de l'étranger, dont la mauvaise doctrine fermente aujourd’hui, comme un levain empoisonné, dans le monde entier, et qui met toute l'Europe comme sur un volcan ? »

D'après l'évêque de Montréal, c'était un parti pris de la part du rédacteur du Pays que de censurer l'entourage pontifical pour pouvoir atteindre le pape lui-même. Mais le même journaliste n'avait que des éloges pour

« le prince Napoléon, qui a soulevé, en France, tout le parti religieux par son trop fameux discours, dans la Chambre des Pairs (sic), contre le Souverain Pontife. Le Pays trouve qu'il n'a pas trop mal parlé, et que nous avons bien mal fait, à Montréal, de n'avoir pas été plus courtois envers ce prince généreux, qui a bien récompensé l'Institut canadien pour le beau compliment qu'il lui avait adressé, en le félicitant d'avoir été assez courageux pour dire du pape ce qu'il en avait dit. Car il lui a envoyé des volumes de 40 pouces de largeur sur 18 de hauteur, éblouissants par la magnificence extraordinaire des reliures et l'éclat des dorures. Ces beaux livres vont donc briller dans les rayons de la bibliothèque de l'Institut canadien. Malheureusement, quelque beaux et bons qu'ils soient, ou puissent être, ils ne pourront pas faire lever l'interdit porté par l'autorité de l'Église contre cette bibliothèque qui, à cause de ses livres contraires à la foi et à la morale, est une sentine puante qui infecte notre ville. »

[145] Dans la septième lettre, datée du 24 février 1862, Mgr Bourget écrivait : « Je pense vous avoir prouvé dans mes six lettres précédentes que le Pays est anti-chrétien, anti-catholique, anti-eocial et calomniateur du gouvernement pontifical. Il me reste à vous faire voir, dans cette septième lettre, qu'il est immoral, et pour cette raison dangereux surtout à vos enfants, comme à toute la jeunesse canadienne, sur qui repose nécessairement l'avenir de notre belle et chère patrie. » En terminant, il faisait part aux destinataires de ses lettres de sa détermination à continuer une lutte à outrance, si leur journal ne prenait pas une autre orientation : « Vous me trouverez donc toujours à la brèche, tant que j'aurai un souffle de vie, si le Pays n'abandonne pas cette mauvaise voie. »

Dès le dimanche 2 mars, Dessaulles écrivait au chanoine Paré pour lui apprendre que la longueur des lettres épiscopales n'avait pas permis aux propriétaires du Pays, lors de leur réunion, de prendre une décision ferme : « Onze sur treize des propriétaires présents étaient en faveur de la publication. » Lui-même la souhaitait vivement : « Inutile de vous dire, je suppose, que je me suis donné beaucoup de peine pour amener tous nos amis à consentir à l'insertion. » [59] Ce furent les directeurs du Pays, Wilfrid Dorion et cie, qui communiquèrent à l'évêque de Montréal, le 4 mars, leur décision de ne pas reproduire ses lettres dans leur journal. Ils le firent avec une telle hauteur de vues, une si remarquable fermeté de pensée et de style, que leur lettre est peut-être le document le plus significatif à verser au dossier de l'histoire du libéralisme canadien-français. Sa longueur me permet tout juste de donner quelques extraits.

Après avoir démontré que le Pays s'était documenté sérieusement sur « la révolution italienne » qui est « l'un de ces faits graves qui prennent une large place dans les annales des nations », les directeurs du journal en arrivaient au gouvernement pontifical :

« ...pour ce qui regarde le gouvernement temporel de N. S. Père le Pape, l'état de ses finances, la manière dont la justice criminelle y est administrée, les réformes promises et non accomplies, nous sommes bien aises de voir que Votre Grandeur n'a pas songé à dénier au « Pays », ni à nous comme catholiques, le droit d'examen et de critique, et nous en prenons acte. Ce dont Votre Grandeur se plaint, c'est que dans cet examen le « Pays » a outragé la vérité à un tel point que Votre Grandeur a cru pouvoir, sans manquer au respect qu'Elle se doit, dire qu'il a proféré « d'impudents mensonges ».

« Si nous jugions convenable d'entrer en discussion avec Votre Grandeur, sur ce point comme sur les autres, il nous serait facile de justifier par les témoignages les moins suspects et par l'autorité même de Princes de l'Église, la position prise par le « Pays ». Dès que l'on nous reconnaît le droit de discuter de tels sujets, et qu'en les discutant, le « Pays » s'appuie sur des documents officiels et cherche sincèrement à s'inspirer d'autorités non suspectes, quelle que soit la conclusion à laquelle il en arrive, il ne peut être raisonnablement classé parmi les journaux anti-catholiques, anti-chrétiens et anti-religieux.  Prétendre le contraire, ce serait fermer la porte à toute discussion libre, baillonner la presse et inaugurer 146] un système de surveillance et de censure auquel nous ne pouvons ni ne voulons nous soumettre.

« Profondément convaincus que nous sommes dans les limites du droit, de la morale et d'une religion éclairée, nous ne pouvons renoncer à des privilèges qui nous sont garantis par les lois divines et humaines, et le « Pays », avec cette fermeté et cette modération qui ont caractérisé sa carrière, continuera, comme par le passé, à discuter sans crainte, comme sans colère et sans prévention, toutes les questions politiques et sociales qui se présentent tant ici qu'ailleurs. (...)

« ... Nous prions Votre Grandeur de croire que, quelles que soient les conséquences de la position que nous avons cru devoir prendre, nous trouverons dans notre conscience, dans les traditions que nous ont laissées les hommes les plus distingués de notre histoire et dans l'approbation de nos concitoyens, la force nécessaire pour maintenir intacts la liberté de discussion, les droits de la presse et notre propre dignité. » [60]

Comme la décision à laquelle s'étaient arrêtes les directeurs du Pays ne permettait pas a Dessaulles de répondre à l'évêque de Montréal par la voie du journal, il le fit, le 7 mars, dans une lettre privée [61], sous les mots de laquelle vibre encore, après plus d'un siècle, l'indignation véhémente où l'avait plongé la lecture des lettres épiscopales : « Les affirmations plus que hardies, les interprétations singulièrement hasardées qu'elles accumulent contre le Pays m'ont paru tellement extraordinaires que je me demandais réellement, en les lisant, si je possédais bien tout mon bon sens pour y trouver de pareilles choses. »Puisqu'il était le rédacteur en chef du Pays depuis le 1er mars 1861 et que les articles cités par Mgr Bourget avaient été publiés durant les derniers mois de la même année, Dessaulles se voyait directement pris à partie par l'évêque de Montréal :

« ... je suis en conséquence forcé de regarder comme s'adressant à moi personnellement les incroyables expressions que Votre Grandeur n'a pas craint d'employer en reprochant au Pays d'impudents mensonges.

« Cette injure, Mgr, adressée à un homme qui a la certitude de n'avoir pas avancé un seul fait qui ne soit appuyé sur des documents dont l'authenticité est incontestable, ne fait guère naître chez moi l'idée d'un avertissement paternel, pour employer le mot de Votre Grandeur.

« Je ne puis comprendre, Mgr, comment V. G. a cru pouvoir, j'ose me permettre de dire, abuser de sa haute position jusqu'à exprimer une pareille insulte, certainement imméritée par celui sur qui elle tombe. Avec tout le respect que je continue d'entretenir pour V. G., je crois avoir le droit de lui rappeler que ce n'est pas là le langage d'un Évêque, surtout quand j'ai la certitude absolue que, sur les points de fait, c'est moi qui suis dans le vrai. »

C'est surtout l'accusation réitérée de Mgr Bourget que le Pays voulait « amener jusqu'en Canada la révolution avec tout son cortège d'horreurs », qui offrait à Dessaulles l'occasion de donner à l'évêque une leçon d'histoire politique. Il la saisit au vol :

« Il y a, Mgr, une raison bien simple pour que le Pays ne veuille pas de révolution ici ; c'est que nous avons des institutions politiques qui, quoique encore très imparfaites, [147] permettent leur propre modification sans révolution. Ici les abus ne peuvent pas s'éterniser et immobiliser complètement le progrès national ou les réformes administratives. il suffit d'attendre, et les hommes qui ont mal administré le gouvernement sont tôt ou tard chassés par le seul fonctionnement régulier du système politique. Dans un pareil pays, Mgr, les révolutions n'ont pas de raison d'être ! Il n'y a que les gouvernements qui veulent être éternels, qui forcent les peuples de recourir aux révolutions ! Ce sont les gouvernements qui veulent refouler l'opinion publique qui sont brisés. Ceux qui marchent avec elle ne le sont jamais ; preuve qu'elle est la vraie souveraine. Il n'est donc pas un homme sensé qui ne voie avec chagrin, avec une douloureuse surprise, des prévisions aussi inapplicables, aussi dénuées de tout à propos et de toute plausibilité que celles que Votre Grandeur exprime. Elle parle pour le peuple, je le vois parfaitement, pour le peuple qui est ignorant. Or c'est précisément parce que le peuple est ignorant qu'il a le plus besoin de vérité, et la vérité n'est certainement pas dans les épouvantails que lui présente Votre Grandeur. »

Insensiblement, au cours de sa lettre, Dessaulles arrivait à la ligne essentielle de démarcation entre les deux familles spirituelles représentées par les ultramontains et les libéraux. Il rejoignait, d'une part, l'observation de l'abbé Maret, à savoir que le système théocratique constituait le point d'aboutissement normal des tendances ultramontaines ; de l'autre, il mettait l'accent sur ce qu'on appelle aujourd'hui « l'autonomie du temporel », et dont il faisait un progrès libéral. Après avoir fait part à Mgr Bourget de l'impression que la lecture de ses lettres avait produite sur des personnes qui ne pouvaient, à aucun titre, être classées parmi les exagérées, il ajoutait :

« La conclusion la plus généralisée, Mgr, que l'on en tire, c'est que V. G., sans l'émettre explicitement, maintient et veut réaliser pratiquement l'idée (que comme il n'y a aucun ordre de pensée qui ne puisse avoir quelque point de contact avec l'idée religieuse, il n'y a conséquemment aucun ordre d'idées qui ne doive être jugé au point de vue absolu de l'idée de la suprématie de la religion ; que conséquemment, il n'y a pas de principe social et politique dont l'application, le fonctionnement pratique ne doive être subordonné à la censure ecclésiastique, conséquemment à la surveillance du clergé. »

« Votre Grandeur veut mêler intimement les domaines spirituel et temporel pour diriger et dominer celui-ci au moyen de celui-là ; nous laïques, ... nous voulons éviter la confusion de ces deux ordres d'idées et nous voulons que l'ordre spirituel soit entièrement distinct de l'ordre temporel. En un mot, Mgr, dans l'ordre purement social et politique nous réclamons notre entière indépendance du pouvoir ecclésiastique...

« Si les lettres de Votre Grandeur deviennent publiques, elles convaincront beaucoup de gens qui en doutent encore que le Clergé n'abandonne rien de ses prétentions à régir directement le monde là où il peut s'emparer de cette direction. »

Les prises de position de Dessaulles et de l'évêque de Montréal se situaient aux antipodes l'une de l'autre ; aucune entente n'était possible entre deux adversaires aussi déterminés. Le dialogue reprit bientôt mais ce fut un dialogue de sourds.

Comme il allait s'embarquer, le 19 mars suivant, afin d'assister à Rome à la canonisation de martyrs japonais, Mgr Bourget pensa écrire à son clergé pour le mettre au courant du refus d'insérer ses lettres qu'il venait de subir de la part des directeurs du Pays. Mais la circulaire resta à l'état d'ébauche [148] et ne fut jamais expédiée. À la fin du mois, les lettres épiscopales adressées au Pays n'avaient pas encore paru, même dans d'autres journaux, comme se l'était proposé l'évêque de Montréal s'il se heurtait à un refus de la part du journal libéral. Le vicaire général du diocèse, l'abbé Alexis-Frédéric Truteau, cousin de Dessaulles, en donnait les raisons à son supérieur ecclésiastique dans une lettre datée du 30 mars :

« Nous n'avons pas encore commencé à faire publier les lettres de Votre Grandeur contre le Pays. Le Chapitre, après avoir entendu la lecture de la lettre des Directeurs du Pays ainsi que celle de Mr Dessaulles à Votre Grandeur, a cru qu'il valait mieux retarder. L'on est sous l'impression qu'il peut y avoir une poursuite judiciaire contre Votre Grandeur. D'un autre côté, comme ces gens-là, surtout Mr Dessaulles, sont d'une violence extrême, et qu'armés de tous les mensonges qu'ils peuvent tirer des mauvais journaux, ils peuvent mettre bien en peine pour les réponses à leur faire, Votre Grandeur n'étant pas sur les lieux pour y répondre Elle-même, toutes ces raisons ont porté le Chapitre à suspendre la publication de vos lettres jusqu'à nouvel ordre. Enfin l'on a craint qu'une discussion ouverte sur les journaux par le moyen de ces lettres, pendant l'absence de Votre Grandeur, n'occasionnât aux adversaires, qui sont si violents et si peu respectueux, de dire bien des choses désagréables contre l'autorité ecclésiastique. L'on a donc cru que, pour le moment, il valait mieux réfuter indirectement sur la Minerve et l'Ordre les erreurs et les faussetés que le Pays publie contre la Religion et le St-Siège. Cependant, si malgré ces représentations, Votre Grandeur nous dit qu'il faut publier ces lettres, nous sommes prêts à le faire. » [62]

Dans sa réponse datée du 26 avril suivant, Mgr Bourget ne faisait aucune allusion à cette requête de son vicaire général. Il n'en fut pas davantage question dans la suite. C'est ainsi que ces lettres, encore toutes brûlantes d'ardeur ultramontaine, sont restée inédites jusqu'à maintenant.

La conclusion de cette étude s'impose d'elle-même. L'affrontement idéologique et doctrinal entre libéraux et ultramontains canadiens fut une illustration, à l'échelle locale, du grand drame qui déchira le XIXe siècle : révolution ou contre-révolution. Il fallut attendre la fin du siècle pour que l'Église, sous le règne de Léon XIII, fût amenée à repenser des principes permettant, grâce aux distinctions nécessaires, d'intégrer au christianisme les idées de liberté et de démocratie qui, nées en dehors de l'Église, s'étaient développées dans un esprit hostile à celle-ci.

De même, faute de faire le départ nécessaire entre le pouvoir temporel pontifical et l'intégrité de la foi, les catholiques ne virent trop souvent dans l'unification italienne qu'une entreprise contre la papauté et l'Église. Ce qu'elle n'était pas. L'avenir allait donner raison aux libéraux, qui reconnaissaient la nécessité de garantir l'indépendance du pape à l'égard de tout pouvoir temporel dans l'exercice de sa mission spirituelle, mais qui niaient la nécessité de lier le pouvoir spirituel pontifical à la possession et à l'exercice effectif d'une souveraineté temporelle sur une partie plus ou moins [149] considérable de l'Italie. Si ce qui subsistait de 1'État pontifical s'effondrait en septembre 1870, c'est que « la Providence » en avait « de longue main préparé la chute », comme écrivait Dessaulles trois ans plus tard, non sans impertinence, à l'adresse de Mgr Bourget et des ultramontains. « Ils nous disent chaque jour, poursuivait Dessaulles, que rien en ce monde n'arrive que par elle. Qu'ils acceptent donc la conséquence du principe qu'ils posent et qu'ils admettent que c'est elle qui a dû permettre la chute du pouvoir temporel, puisqu'il est tombé. » [63]

Les ultramontains livraient donc une bataille perdue d'avance : en rejetant en bloc les « conquêtes du monde moderne », écrit le père Congar, ils devenaient « sans discernement les adversaires du monde dans lequel l'Église est appelée à oeuvrer ». [64] Ainsi, il faut admirer la sagacité d'un abbé Maret qui, dès 1857, à  l'époque où Veuillot était à l'apogée de son talent et de son influence, voyait dans l'ultramontanisme un « colosse », mais « un colosse aux pieds d'argile ». « Les tendances rétrogrades, écrivait-il, n'ont pas d'avenir ; et toute opposition au cours légitime, nécessaire, providentiel d'un siècle, est vaine. » [65] Les deux documents pontificaux auxquels les ultramontains ne cessaient de se reporter comme à une charte doctrinale, l'encyclique Mirari vos et surtout le Syllabus de Pie IX, s'inspiraient d'un « système de philosophie politique où l'Église d'aujourd'hui a cessé de reconnaître sa pensée profonde » - c'est la partie caduque de l'enseignement de ces deux papes, au jugement de Roger Aubert, « celle où une lente maturation de la pensée catholique a eu pour conséquence un progrès de la doctrine, qui va des encycliques de Léon XIII au schéma sur la liberté religieuse présenté à Vatican II en passant par certains discours de Pie XII et telle déclaration de l'encyclique Pacem in terris ». [66]


Philippe SYLVAIN

Institut d'histoire,

Université Laval.


* Texte paru dans Recherches sociographiques VIII, 3 (sept.-déc. 1967) 275-297 Reproduit avec la permission des Presses de l'Université Laval.

[1] André LATREILLE, « L'Église catholique et la laïcité », La laïcité, Centre de sciences politiques de l'Institut juridique de Nice, Paris. 1960, 61-62.

[2] BRASSEUR DE BOURBOURG, Histoire du Canada, de son Ég1ise et de ses missions, depuis la découverte de l'Amérique jusqu'à nos jours, 2 vol., Paris, 1852, II, 236-237. Sur ce prêtre français et les péripéties de son séjour à Québec, voir mon ouvrage La vie et l'oeuvre de Henry de Courcy, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1955, 189-224.

[3] Texte manuscrit inédit qui commence par ces lignes : « Il y aurait un Mémoire à faire (...) pour montrer par des écrits et par des faits que l'administration du diocèse de Montréal a toujours, dès le principe, été dirigée d'après les saines doctrines de l'ultramontanisme, afin d'en extirper le gallicanisme. » ACAM (Archives de la chancellerie de l'archevêché de Montréal), 901.045 – 872.1.

[4] G. BAZIN, Vie de Mgr Maret, évêque de Sura, archevêque de Lépante, son temps et ses oeuvres, 3 vol., Paris, 1891, II, 27.

[5] Dom Prosper GUÉRANGER, Essais sur le naturalisme contemporain, Paris, 1858, XIII.

[6] Ibid., XII.

[7] Xavier de MONTCLOS, Lavigerie, le Saint-Siège et l'Église, 1846-1878, Paris, 1965, 90.

[8] Cité par MONTCLOS, ibid., 90.

[9] BAZIN, op. cit., 34.

[10] Ibid., 35.

[11] Avenir, 24 décembre 1847.

[12] Ibid., 31 décembre 1847.

[13] Ibid., 5 février 1848.

[14] Ibid., 19 avril 1848.

[15] Ibid., 15 avril 1848.

[16] Ibid., 3 mai 1848.

[17] Courrier des États-Unis, 28 décembre 1848.

[18] Mandements, lettres pastorales, circulaires et autres documents publiés dans le diocèse de Montréal depuis son érection, 13 vol., Montréal, 1887-1926, II, 20.

[19] Ibid., 31.

[20] Ibid., 31.

[21] Avenir, 14 mars 1849.

[22] Archives Bellemare, Archives publiques du Canada.

[23] Avenir, 2 mai 1849.

[24] Ibid., 8 septembre 1849.

[25] Courrier des États-Unis, 2 août 1849.

[26] Avenir, 20 septembre 1849.

[27] Ibid., 21 juillet 1849.

[28] Registre des lettres de Mgr Bourget, V, ACAM, 332-335.

[29] Collection privée.

[30] Mandements..., Montréal, VIII, 83.

[31] Moniteur canadien, 24 mai 1850.

[32] Manifeste électoral de J.-C. Chapais dans le Journal de Québec, 4 janvier 1851.

[33] Lettre reproduite intégralement par Julienne BARNARD, Mémoires Chapais, 3 vol., Montréal, 1961-1965, II, 70.

[34] Ibid., 70.

[35] Ibid., 70.

[36] P.-B. CASGRAIN, Letellier de Saint-Just et son temps, Québec, 1885, 83.

[37] Il s'agit du premier Avenir.

[38] L.-A. DESSAULLES, Six lectures sur l'annexion du Canada aux États-Unis, Montréal, 1851, 15.

[39] Ibid., 48.

[40] Ibid., 189.

[41] L.-A. DESSAULLES, Galilée, ses travaux scientifiques et sa condamnation, Montréal, 1856, 9.

[42] Ibid., 14-15.

[43] Louis-Philippe AUDET, Histoire du Conseil de l'instruction publique, Montréal, 1956, 31-32.

[44] Mandements... Montréal, III, 356-411 ; VI, 24-38.

[45] Charles LANGELIER, Souvenirs politiques de 1878 à1890. Récits, études et portraits, Québec, 1909, 12-13.

[46] Alfredo COMANDINI, Il Principe Napoleone nel Risorgimento italiano, Milan, 1922, 137.

[47] Mémoires de la société royale du Canada, quatrième série, t. II, section I (juin 1964), 105-126.

[48] Cité par Ernest d'HAUTERIVE, « Voyage du prince Napoléon aux États-Unis et au Canada », Revue de Paris, 40e année (15 septembre 1933), 243-272 ; (Ier octobre 1933), 549-687.

[49] Ibid., 675.

[50] Ordre, 6 juillet 1860.

[51] Mandements... Montréal, IV, 188.

[52] Pays, 14 septembre 1861.

[53] Ibid., 19 décembre 1861.

[54] Ibid., 19 décembre 1861.

[55] Annuaire des Deux Mondes, 16 vol., Paris, 1850-1866, I, V.

[56] Registre des Lettres de Mgr Bourget, XII, 328.

[57] Mandements... Montréal, IV, 313.

[58] Cette citation et celles qui suivent immédiatement sont empruntées aux lettres de Mgr Bourget aux directeurs du Pays, ACAM, 901.135, 862.1 à 862.7.

[59] ACAM, 901.135, 862.12.

[60] ACAM, 901.135, 862-8.

[61] ACAM, 901.135, 862.9.

[62] ACAM, 420.005, 862.2.

[63] L.-A. DESSAULLES, La grande guerre ecclésiastique. La comédie infernale et les noces d'or. La suprématie ecclésiastique sur l'ordre temporel, Montréal, 1873, 50.

[64] Yves M.-J. CONGAR, O. P., Vraie et fausse réforme dans l'Église, Paris, 1950, 609.

[65] G. BAZIN, Vie de Mgr Maret, II, 30.

[66] Roger AUBERT, « La liberté religieuse, de Mirari vos au Syllabus », Concilium, 7, septembre 1965, 92.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 29 novembre 2010 8:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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