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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une négritude socialiste. Religion et développement chez J. Roumain, J.-S. Alexis, L. Hugues. (1978)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Claude SOUFFRANT, Une négritude socialiste. Religion et développement chez J. Roumain, J.-S. Alexis, L. Hugues. Préface de Paul Ricoeur. Paris: Les Éditions L'Harmattan, 1978, 238 pp. Une édition numérique réalisée par Rency Inson MICHEL, bénévole, étudiant en sociologie à l'Université d'État d'Haïti. [L'auteur nous a accordé le 24 mars 2016 son autorisation de diffuser ce texte en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[5]

Une négritude socialiste.
Religion et développement chez J. Roumain, J.S. Alexis, L. Hughes.

par Paul RICOEUR

Préface

Pourquoi faire revivre en 1978 des écrivains « indigénistes » un afro-américain, Langston Hughes, et deux haïtiens, Jacques Roumain et Jacques Alexis dont l'influence se situe en gros entre 1930 et 1956 (Le roman de Hughes Langston, Pops and Fifina, children of Haïti, date de 1932, Gouverneurs de la Rosée, de Jacques Roumain, a été édité en 1944 peu après sa mort la même année, Les Arbres musiciens, de Jacques Alexis, sont de 1957) ?

Je voudrais suggérer plusieurs réponses que j'évoque dans un ordre croissant non seulement d'intérêt intellectuel, mais d'intensité dramatique.

Le livre concerne d'abord la sociologie du développement, dans la mesure où il offre à la fois une approche littéraire d'un mouvement social et une approche sociologique de la littérature. Roger Bastide et Henri Desroche sont ici les deux maîtres du genre. Du premier, Claude Souffrant a appris que l'observation directe n'a aucun privilège par rapport à l'étude des expressions littéraires d'une culture ou d’une société, que celles-ci soient de l'ordre du roman, du lyrisme, du mythe, de l'idéologie ou de l'utopie. Du second, il a retenu que la littérature n 'est pas seulement du ressort de la critique littéraire, pour le « bonheur d'écriture » qu'elle manifeste, mais qu 'elle peut concerner aussi la sociologie, dans la mesure où elle véhicule les thèmes mobilisateurs de l'imagination utopique. Cette fonction sociale de la littérature justifie à la fois que l'on incorpore la littérature à la sociologie d'un mouvement social, et que l'on s'attache aux significations extra-littéraires d'une œuvre.

Or cette conjonction entre la sociologie de la littérature et l'investigation de la réalité sociale à travers des œuvres littéraires est particulièrement significative dans le cas des romanciers (et des poètes) de la libération appartenant au mouvement pour la négritude. Chez eux, le rêve est en prise directe sur l'action et la littérature est d'emblée une arme [6] de combat. Chez eux donc, « interpréter » poétiquement le monde ne s'oppose plus à le « changer » politiquement, comme dans la fameuse XIe Thèse sur Feuerbach. On objectera peut-être que ce genre de littérature a aujourd'hui bien vieilli, dans la mesure où il obéit aux canons du réalisme socialiste. Mais, si Von accepte comme plausible l'hypothèse que je vais suggérer concernant les raisons qui donnent une actualité nouvelle à ces écrivains, on peut se demander si la situation bloquée que je décris plus loin ne demande pas un travail nouveau de l'imagination utopique, comparable à celui qui dans les années 30 et suivantes est passé par le canal d'un certain romanesque et d'un certain lyrisme. Les formes littéraires de cette littérature de combat sont peut-être périmées. Ce qui ne l'est peut-être pas, c'est le besoin même de donner une expression littéraire à une lutte dont les expressions politiques sont redevenues fluides, voire ont été franchement mises en échec.

Cette dernière suggestion empiète déjà sur l'explication la plus importante que je voudrais donner de l'espèce de fascination que les trois auteurs indigénistes ont exercé sur Claude Souffrant, en dépit de l'éloignement rapide de leur œuvre. Ce qui, me semble-t-il, a capté l'attention de l'auteur, c'est précisément cet effet de distance. Car ces œuvres appartiennent précisément à un temps dépassé. Ce temps est celui qui précède le schisme qui a brisé le mouvement pour la négritude et qui a opposé publiquement principalement après le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs de 1956 la tendance « raciale », incarnée par Senghor, et la tendance « sociale », représentée par Frantz Fanon et René Depestre. La trilogie que Claude Souffrant propose au lecteur est, en effet, selon son expression, une « triologie socialiste et négritudiniste ». En ce temps là, la négritude était intégralement une idéologie de contestation, et un écrivain noir révolutionnaire pouvait se déclarer, sans contradiction insupportable, « indigéniste » et « prolétarien ». Une idéologie homogène circulait entre toutes les allégeances : haïtienne, africaine, afro-américaine, caraïbienne, ouvriériste et universaliste. Lutte de classe et lutte de race se recouvraient encore assez exactement. Puis, la négritude a volé en éclats. Une moitié, si j'ose dire, a accédé au pouvoir, sous des formes il est vrai très différentes en Haïti et au Sénégal, pour devenir une « idéologie d'attestation » plutôt que de « contestation ». L'autre moitié s'est laissé absorber par un marxisme abstrait où la spécificité des problèmes [7] nationaux et raciaux s'est trouvé niée. Est-ce alors m 'aventurer trop loin si je dis que l'auteur non seulement regrette le temps d'avant le schisme, mais cherche dans ce courant indivisément socialiste et négritudiniste des modèles pour aujourd'hui, c'est-à-dire pour un temps marqué, depuis les années 70, par une double désillusion : désillusion de voir l’idéologie de la négriture au pouvoir captée par les forces du néo-capitalisme, désillusion de voir les valeurs propres de la négritude méconnues et travesties dans un universalisme prolétarien qui menace d'être aussi déracinant que le colonialisme et le néo-colonialisme. Le livre de Claude Souffrant, me semble-t-il, est animé de bout en bout par le secret désir de renouer, par-delà le schisme et par-delà les déceptions que ce schisme a engendrées, avec l'élan donné jadis à la cause par la naïve littérature « indigéniste ».

Cette nostalgie, me semble-t-il, n 'a rien à voir avec un regret des formes assumées jadis par l'idéologie progressiste de la négritude, à savoir le roman de la libération dans le style du Don Paisible de Scholokhov. Ce n'est pas une forme, mais un élan qui est à retrouver, et un élan qui inventera ses propres formes, plus adéquates aux temps nouveaux. Cet appel à une renaissance, au sens propre du mot, prend chez Claude Souffrant la forme d'une interrogation dont le caractère passionné est à peine voilé. Son chapitre VI se termine ainsi : « Dépérissement de la négritude ? Les idéologies, comme les vivants, sont sujets au déclin. Mais c'est l'un de leurs traits caractéristiques de renaître de leurs cendres. Dans une situation sociale où persiste la frustration de Noirs victimes du préjugé de couleur ou de race, il y a des chances de réactivation et de résurgence d'une quelconque « négritude » remettant l'accent sur le facteur racial. Il y a des chances que le pendule, une fois de plus, change de pôle. Or le « développement » auquel, aujourd'hui, on aspire n'est-il pas, qu'il soit de patronage franco-américain ou russe, piégé ? Sous son masque et à sa faveur, n'est-ce pas la vieille idéologie de la mission « civilisatrice » de l'homme blanc qui continue, de pair avec une certaine situation coloniale, de régner dans les pays noirs, et même une révolution prolétarienne, sans plus, suffit-elle à automatiquement régler, ainsi que l'assure René Depestre aux Antilles et Angela Davis aux États-Unis, la question noire ? »

Mais le destin de la négritude ne se joue pas seulement au niveau politique. Ce n'est pas sans raison que l'auteur avait intitulé sa thèse : « Idéologies afro-américaines de la religion [8] et du développement ». L'enjeu le plus fondamental de la querelle de la négritude, aux yeux de Claude Souffrant, c'est la signification de la religion populaire par rapport au développement En plaçant le Vaudou haïtien sous le vocable de religion populaire, l’auteur pose un problème de grande envergure. Il voit la religion populaire soumise à une triple contestation. Pour le catholicisme institutionnel, surtout en Haïti à l’époque des violentes campagnes antipaïennes, le vaudou est, au pire, une superstition déracinée, au mieux un balbutiement qui préfigure les vérités du christianisme, du moins telles que les a fixées la tradition occidentale, d'abord dans sa forme constantinienne, puis dans la forme coloniale que lui ont conjointement imprimée la contre-Réforme européenne et la conquête espagnole du Nouveau-Monde. Pour le marxisme dogmatique, la religion populaire est, au pire, une forme particulière de la religion en général, dénoncée comme l’opium du peuple ; bien plus, pour le marxisme vulgaire, la religion populaire demeure une forme inférieure de religion, en comparaison du christianisme, identifié par Marx comme par Hegel à la religion supérieure ; au mieux, la religion populaire demeure le soupir de la vallée des larmes, l’expression pour le cœur d'un monde sans cœur. Dans les deux cas, elle s1 éteindra avec l'industrialisation et avec le développement de l'instruction. Pour les théoriciens du développement, la religion populaire est perçue comme un obstacle au progrès, en raison de son pacte étroit avec la culture paysanne traditionnelle, dont elle renforce le penchant tenace à la résignation et au fatalisme.

L'auteur connaît bien les arguments de ces trois adversaires. Pour leur faire face il n'a qu'une ressource, la moins dogmatique ,qu'on puisse imaginer : il commence par souligner les ambiguïtés de ses trois écrivains concernant le sens profond de la religion populaire : puis, à la faveur, si l'on peut dire, de ces ambiguïtés, il tente une timide percée sous le signe du « Christ noir » qui fait tout le pathétique du livre.

L'ambiguïté des écrivains militants sur le sujet du vaudou n'est donc pas dissimulée : d'un côté, face aux campagnes anti-païennes, ils sont du côté de la religion populaire, dans la mesure où elle est indigène et où par conséquent elle constitue une force de résistance opposée aux tentatives de déracinement culturel entreprise par le colonialisme. D'un autre côté, nos écrivains partagent sincèrement l'interprétation marxiste la plus simpliste des « superstructures » et rangent la religion populaire sous la rubrique [9] des survivances. Du même coup, leur marxisme rejoint la critique de la religion familière aux avocats occidentaux ou occidentalisés du développement, prompts à apprécier en dernier ressort les phénomènes culturels les plus spécifiques d'un peuple en fonction de leur rôle négatif ou positif par rapport au développement, celui-ci étant lui-même conçu selon les normes de l'unique civilisation technologique universelle. Sur ce point, l'universalisme prolétarien rejoint son pire ennemi, la technocratie capitaliste.

Parce qu'il a Parfaitement aperçu cette paradoxale conjonction, Claude Souffrant est particulièrement attentif à ce qui reste précisément ambigu — au sens d'indécidable — chez ses écrivains. Il n'hésite pas à juxtaposer, à quelques pages de distance, la violence des « adieux » au Christ blanc et l'ironie des « supplications » au Christ noir. Confronté à ces textes, le lecteur ne peut manquer d'être troublé. Mais c'est à ce point d'incertitude que l'auteur voulait le mener, en ce point où on ne sait bas absolument pas si, dans la situation de passage au sous-développement au développement, la religion populaire est plutôt un facteur de cohésion et d'intégration qu'un facteur de résistance au progrès. S'il est tellement important de laisser cette question en suspens, c'est parce que l'indécision du côté du sens de la religion populaire est l'exacte réplique d'une autre incertitude, concernant ce qu'il est convenu d'appeler le développement. Le développement, tel qu'on le pratique et tel qu'on le connaît aujourd'hui d'une extrémité à l'autre de la planète, a-t-il finalement une influence bénéfique ou destructrice à l'égard de la personnalité collective des peuples en développement ? C'est parce que nous avons aujourd'hui des doutes nouveaux sur le sens du développement que nous devons garder nos doutes anciens sur le sens de la religion populaire.

Ce doute s'exprime non seulement dans les ambiguïtés des écrivains dont l'auteur rapporte la pensée, mais dans les ambiguïtés propres à l'auteur.

D'un côté, il laisse parler les textes les plus univoquement anti-religieux de ces auteurs ; de l'autre, il réserve en divers endroits choisis de son texte, la possibilité que cette critique la plus virulente de la religion appartienne souterrainement à la même grande famille des « néo-christianismes » et des « messianismes non chrétiens » que Desroche fait dériver par ailleurs du saint-simonisme. Dès lors l'interprétation de la religion populaire du vaudou en [10] l’espèce et celle du christianisme noir, loin de s'opposer, se renforcent. L'auteur cite ici avec bonheur le Père Chenu : « Je pense, en effet, que le lien intelligible, le lien humain de ce messianisme qui est un cas excellentc'est l'expérience des hommes dans cette immense messianique, multiforme et qu'il y a là une espèce de préfiguration, de sorte que le messianisme chrétien, au lieu de combattre comme il l'a fait trop souvent les autres messianismes, y trouve, au contraire, une préparation ». Le christianisme peut faire ce mouvement vers la religion populaire, dans la mesure où la prédication, elle-même populaire, de l'Evangile, affirme sa différence par rapport aux théologies occidentales. En ce point, la timide percée de Claude Souffrant, à laquelle je faisais allusion tout à l'heure, tantôt rejoint^ les théories de la libération, dans le style de Guttiérez, tantôt fait écho au théologies festives à la manière de Harvey Cox, à moins qu'elle ne vise un point au-delà de ces deux théologies fragmentaires. Ce point d'intersection a son symbole et son emblème : « Le Christ noir ».

Paul Ricœur.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 juin 2017 8:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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