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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Claude SOUFFRANT, « Les Haïtiens aux “États-Unis” ». In revue Population (French Edition), Vol. 29, Migrations (Mar., 1974), pp. 133-146. [L'auteur nous a accordé le 24 mars 2016 son autorisation de diffuser ce texte en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[133]

Claude SOUFFRANT, s.j., [1933- ]

sociologue, professeur de sociologie retraité de la Faculté d'ethnologie,
de l'Université d'État d'Haïti.


Les Haïtiens aux États-Unis.”

In revue Population, vol. 29, mars 1974, pp. 133-146. Numéro intitulé : “Migrations”.


L'émigration de Haïti vers d'autres pays, notamment vers les États-Unis a été à peu près permanente mais n'a guère été étudiée jusqu'ici.

Aux raisons économiques traditionnelles se sont ajoutées les raisons politiques, dont l'effet était contrarié aux États-Unis par des questions raciales, au moins jusqu'à la guerre de Sécession. M. Claude Souffrant présente ici les étapes historiques et l'état actuel de cette migration.

Jusqu'ici la migration n'a guère été utilisée que comme argument dans des pamphlets par des politiciens. L'idéologie de combat en laisse dans l'ombre certains aspects. Ainsi l'émigration haïtienne récente nous est-elle présentée de façon négative dans ses méfaits réels ou supposés [1]. Ce phénomène doit être dégagé de toute vue partisane et considéré en lui-même pour estimer les pertes et profits qui en résultent.

Depuis toujours, les Haïtiens émigrent. Hier c'était un immense exode rural à Cuba [2]. Celui-ci se poursuit en République dominicaine [3]. Aujourd'hui démentant les pronostics des experts [4], l'émigration porte sur les Bahamas, le Canada et les États-Unis. La question se pose de connaître son effet économique. Il faut distinguer l'émigration qualifiée de la non qualifiée de provenance urbaine ou rurale. Autant l'une est préjudiciable au pays de provenance [5], autant l'autre peut [134] lui être profitable. Or, parmi 16 232 Haïtiens immigrés aux États-Unis de 1962 à 1967, 8 130 seulement exerçaient une profession libérale et le nombre des ingénieurs et techniciens ne dépassait pas 78 [6]. L'étude du cas haïtien peut donc enrichir les recherches actuelles en divers pays, sur le thème Migrations et Développement [7].

Début de l'émigration aux États-Unis

Entre Haïti et les États-Unis, l'échange de populations a connu des vicissitudes qu'il faut connaître pour comprendre la situation des migrants actuels.

En 1779, arrive aux États-Unis le premier contingent de ceux qui seront, en 1804, des Haïtiens. C'est un bataillon de 800 volontaires venus prêter main-forte à la guerre d'indépendance [8]. Les Henri Christophe en rapportèrent peut-être l'idée ou le goût de combattre pour l'indépendance de leur propre pays.

À l'origine de la ville de Chicago, en 1790, nous trouvons un nègre de Saint-Domingue, Jean Baptiste Point du Sable [9].

Les débuts de l'indépendance.

Mais, voici la guerre de l'indépendance d'Haïti. Des bateaux de citoyens américains partent de New York avec du ravitaillement, pour soutenir les colons esclavagistes, contre lesquels luttent les Haïtiens [10]. Après la victoire haïtienne, c'est encore New York qui offre à ceux des colons qui voulaient refaire leur vie aux États-Unis, refuge, terres, outils, argent [11] et à ceux qui caressaient des projets de reconquête et de restauration de l'esclavage, abri et base. La propagande et les activités pro-esclavagistes de ces  « exilés »  d'Haïti aggravèrent la situation des [135] Noirs américains de New York [12]. Une vigilance draconienne s'instaura pour préserver ceux-ci de la contagion de la révolte sans pouvoir empêcher des infiltrations [13]. Individuellement ou accompagnant leurs maîtres, ouvertement ou clandestinement, des Haïtiens gagnaient New York. Et de bouche à oreille le récit de la guerre de l'indépendance parvenait aux oreilles des esclaves noirs américains « sur l'esprit desquels il exerça une forte influence » [14].

L'indépendance d'Haïti proclamée en 1804, il restait à la faire reconnaître par les pays étrangers, ce qui ne fut pas chose aisée. Cette première république noire, née d'une révolte d'esclaves nègres, se heurta, de la part des grandes puissances encore esclavagistes, à un blocus visant à l'étouffer et à l'isoler. L'historien Rayford Logan a établi un parallèle entre la mise en quarantaine du premier état nègre, par les puissances esclavagistes et celle du premier État socialiste par les puissances capitalistes [15]. Ce parallèle pourrait être repris, avec la mise en quarantaine en 1959 du Cuba socialiste de Fidel Castro. En tout cas, les différences sont considérables entre Haïti et les pays africains qui ont accédé à l'indépendance après 1946 : L'opinion internationale est alors sensibilisée au problème du développement. Les grandes puissances sont donc moins ouvertement agressives contre les jeunes nations en éveil ou en croissance. Mais 1804 n'est pas 1946. Et le blocus contre Haïti même officiellement levé, continuera à peser lourdement sur l'accueil fait aux Haïtiens dans les pays environnants, notamment aux États-Unis [16].

Vers 1825, l'étau commence à se desserrer. La France reconnaît officiellement l'indépendance d'Haïti. Puis en 1826, c'est le tour de la Grande-Bretagne. Les États-Unis ne s'y résoudront qu'en 1862, se classant ainsi parmi les derniers pays à reconnaître l'indépendance d'Haïti. Ce retard, qui manifeste une attitude d'hostilité, ne favorisa point l'émigration haïtienne vers les États-Unis. Les raisons alléguées pour justifier cette politique dilatoire sont, du point de vue qui nous intéresse ici, hautement significatives. Un sénateur américain du Missouri, Thomas Hart Benton, le confesse sans ambages : « Notre politique envers Haïti a été fixée, depuis des années. Nous commençons avec ce pays, mais n'avons pas de relations diplomatiques avec lui. Il ne nous envoie [136] pas de consuls mulâtres ou d'ambassadeurs noirs... Pourquoi ? Parce que la sauvegarde de la paix de onze de nos états ne permet pas que des ambassadeurs et des consuls noirs viennent montrer à leurs congénères noirs que des honneurs les attendent, s'ils font comme eux. On ne peut leur permettre de venir dire que c'est l'assassinat de leurs maîtres qui leur a valu l'amitié des Blancs des États-Unis » [17].

Situation aux États-Unis
jusqu'à la guerre de Sécession
.

C'est que nous sommes dans les années vingt du siècle dernier. Le problème noir est, aux États-Unis, comme toujours, brûlant. L'esclavage subsiste dans certains états. Vers 1800, on comptait un million d'esclaves noirs aux États-Unis [18]. La campagne abolitionniste, elle aussi, bat son plein. Et la question de la reconnaissance de l'indépendance d'une république noire est reliée à la question de l'abolition de l'esclavage. Voilà donc le sort des Haïtiens lié à celui des Noirs américains. Négrophiles et négrophobes pensent alors à faire partir les Noirs libres des États-Unis. À cet effet, est fondé, en 1815, en Afrique, l'État du Libéria [19]. Pas question d'immigration haïtienne. Ce sont au contraire les Américains noirs qui refluent en Haïti.

Vers 1824, en effet, la campagne haïtienne avait été dépeuplée par les longs et durs combats qui avaient précédé et suivi l'indépendance nationale, puis par la guerre civile entre Pétion et Christophe. Au cours d'une excursion à travers le pays à cette époque, un observateur étranger pouvait noter que des flancs de montagne couverts de caféiers voyaient leur récolte se perdre faute de bras pour la cueillette [20]. Le président  Jean-Pierre  Boyer  pensa y  remédier  par  l'immigration   de [137] Noirs américains [21]. En mai 1824, un agent haïtien arriva à cette fin à New York. 13 000 Noirs américains environ émigrèrent en Haïti. Anglophones dans un pays francophone, protestants dans un pays catholique, paysans dans un pays où le travail de la terre est déconsidéré et exploité, leur intégration à la république noire buta contre ces obstacles. La plupart retournèrent à leur terre natale [22].

Plus encore peut-être qu'un renfort quantitatif, le président Boyer (30 mars 1818-13 mars 1843) attendit de l'immigration américaine un apport qualitatif. Les agriculteurs entraînés qu'étaient les Noirs américains aideraient, pensaient-ils, à la formation technique de leurs congénères haïtiens.

Chez un autre président haïtien, Fabre Nicolas Geffrard (23 décembre - 13 mars 1867), ce souhait d'une espèce d'osmose culturelle, à partir d'une communauté de pionniers, est plus explicite encore. Il voyait Haïti enrichie par une population rompue aux industries et aux arts pratiqués aux États-Unis. Vers 1861, nouvelle vague d'immigrants recrutés par une agence dirigée par James Redpart, militant abolitionniste, nommé par le président Geffrard, agent général d'Emigration, vers Haïti, des Provinces et États Américains. 12 000 noirs Américains mordirent à l'hameçon. Mais l'intégration à la société haïtienne ne fut guère plus aisée qu'en 1824. Même déception. Même reflux [23].

L'épilogue fut, en 1864 [24], une loi du congrès américain, la convention sur l'émigration, retirant tout subside à ces entreprises de déportation des Noirs américains. C'est qu'un changement d'attitude s'était produit. Les Noirs, il ne s'agissait plus de les déporter, il fallait les garder sur place, pour les utiliser, au besoin dans les guerres. C'est dans cette perspective nouvelle que se situe, à la faveur de la sécession des états esclavagistes du Sud, la reconnaissance, par les États-Unis, de l'indépendance d'Haïti en 1862.

Adaptation et religion.

Cette immigration américaine en Haïti eut des effets sur la religion. L'homme émigré avec son dieu. La vague de 1860 charria des États-Unis à Haïti les cultes méthodistes et baptistes, tout comme celle de 1820 avait amené l'Eglise épiscopale [25]. Le protestantisme haïtien, ainsi implanté, se consolidera [138] plus tard, en 1915, à la faveur de l'occupation américaine. Entre Haïtiens et Noirs américains se dressa un véritable mur religieux. À ces « chrétiens », le pays d'accueil apparut comme une terre d'idolâtrie [26]. Plus tard, à l'époque de l'occupation, le Vaudou continuera d'être désigné par l'occupant blanc comme un obstacle au développement, surtout des paysans [27]. Ce grief, cette fois, s'explique par l'effort idéologique, pour justifier la « mission civilisatrice » américaine et par l'effort parallèle de dénigrement du pays occupé [28].

Peu avant cette occupation, dans la première décennie du XXe siècle, encore que le climat américain fût inclément [29] pour le Noir, se signale à New York un contingent d'immigrés haïtiens. Il apporte la nuance haïtienne à la mosaïque de nègres indigènes et allogènes, qui formèrent la population noire de Harlem : « Parmi les Noirs francophones de Harlem, nombreux étaient ceux qui venaient de la république d'Haïti. Ils se mêlaient librement aux New Yorkais noirs, dont ils partageaient la rancœur, à propos des préjugés de couleur. C'est par eux que les habitants de Harlem prirent conscience des problèmes haïtiens. Ils travaillaient dans l'importation, l'industrie et le commerce ou pratiquaient des professions libérales. Certains s'efforcèrent d'attirer l'attention des Noirs américains sur les possibilités commerciales d'Haïti » [30].

La guerre 1914-1918
et l'occupation américaine
.

Voici 1915. Des États-Unis  arrivent, le 28 juillet, des  « marines » pour occuper Haïti. Par la force des choses, les relations entre les deux pays vont s'intensifier et aussi les échanges de populations. D'ailleurs, l'occupant américain a eu à définir et à mettre en œuvre une politique de population. S'attaquant à la réforme agraire du pays, l'Américain trouve la campagne déjà surpeuplée [31]. On évaluait, alors, la population [139] d'Haïti à 2 500 000, dont 2 300 000 paysans [32].

L'émigration joue le rôle principal dans la politique rurale de l'occupant. Selon lui, Haïti est « encore largement un pays de petites propriétés agricoles, ce qui rend la diffusion des méthodes scientifiques de culture plus difficile que si la terre était répartie en grandes propriétés ou exploitée par de grandes compagnies » [33]. L'émiettement de la terre en une poussière de petites parcelles, possédées ou cultivées par des paysans ignorants et cultivées avec des méthodes arriérées, voilà donc la situation agraire à laquelle il faut faire face. Passer du minifundium au latifundium était la solution souhaitée par les Américains, mais elle ne fut pas réalisée à l'époque [34]. Faute de pouvoir réaliser la réforme de structure agraire, on se rabat sur un effort d'éducation paysanne et un effort de désengorgement de la campagne, par l'incitation à l'émigration. Des chiffres nous montrent l'ampleur de celle-ci à cette époque :

Année

Entrées à Cuba

Sorties de Cuba

1912

209

328

1913

1512

498

1914

117

25

1915

2490

490

1916

4 878

980

1917

10 241

1917

1918

11268

4427

1919

7329

6143

1920

30 722

12651

1921

12 567

4 267

Source : E.G. Balch. op. cit, p. 77.


De cette politique migratoire, les patriotes haïtiens firent un cheval de bataille contre l'occupant américain : l'émigration « est considérée par beaucoup d'Haïtiens non seulement comme une lourde perte de population, qui porte sur ses éléments les plus dynamiques, mais aussi comme une preuve du marasme de l'économie, sous l'administration américaine » [35].

[140]

Émigration à Saint-Domingue et Cuba.

À l'émigration paysanne s'offraient donc comme débouchés non les États-Unis, mais Saint-Domingue et Cuba. En 1925-1926, on comptait à Cuba 23 000 travailleurs haïtiens [36] et vers 1931 80 000. 4 000 de ces migrants saisonniers reviennent en Haïti, chaque année [37]. D'autres s'établissent en terre cubaine. 1937 est, dans l'histoire de l'émigration haïtienne, une date-clef. Depuis 1928, le prix du sucre baisse sur le marché mondial [38], portant un rude coup à l'équilibre de ces républiques « sucrières » que sont Cuba et Saint-Domingue et, par ricochet, aux Haïtiens, coupeurs de canne dans ces deux pays. À Cuba, le dictateur Fulgencio Batista décrète leur expulsion. À Saint-Domingue, le tyran Trujillo encourage leur massacre. Ce rapatriement brutal et massif provoque en Haïti une recrudescence de chômage. De Cuba, seulement, reviennent, dans les années 1936 et 1937, 30 000 Haïtiens.

La grande crise Pour résoudre ce problème, qui menace de devenir économique. explosif, une compagnie américaine, la J.G. White Enginering Corporation, entreprend, dans le pays, de grands travaux publics [39]. À cette époque l'économie d'Haïti repose moins sur le sucre que sur le café. Il se produit néanmoins une baisse des exportations de café cependant ; mais bientôt ce produit d'exportation remonte sur le marché mondial [40]. Les relations haïto-américaines s'en trouvent changées. Désormais, les États-Unis supplantent la France comme principal client et fournisseur d'Haïti.

À ce sujet, Ludwell Lee Montague, dans son ouvrage « Haïti et les États-Unis », note : « Il s'en suivit des relations commerciales entre Haïti et les États-Unis, beaucoup plus étroites que sous l'occupation elle-même. Le transfert de l'avoir bancaire haïtien, de Paris à New York, l'alignement de la gourde sur le dollar, la négociation d'un accord de réciprocité par le secrétaire d'État Hull et la politique d'autarcie de quelques pays européens y furent pour quelque chose. Mais les facteurs décisifs furent l'achat du café haïtien par les États-Unis et l'accroissement de la production de sucre, d'agave et de bananes. En 1935-1936, la France avait acheté 47% des exportations haïtiennes et les États-Unis 14% seulement, proportions traditionnelles. En 1937-1938, les États-Unis en achetèrent 43%, la Grande-Bretagne 14%, la Belgique 13% et la France 12% seulement. Les États-Unis avaient donc enlevé à la France sa première place. En même temps, ils continuaient à fournir la plus [141] grande partie des importations (54% contre 15% pour la Grande-Bretagne, 6% pour l'Allemagne et 5% pour le Japon) » [41].

Cette intensification des échanges commerciaux va entraîner celle des échanges de populations. 1915 et 1934 constituent, en matière d'émigration haïtienne aux États-Unis, un seuil très marqué : « Avant l'occupation américaine d'Haïti, les Haïtiens diplômés d'universités américaines étaient rares. Depuis, le gouvernement a envoyé plus de 50 étudiants aux États-Unis. Chaque été, un groupe de 20 étudiants vient faire un stage à l'Université de Columbia » [42].

Données sur les migrants haïtiens aux États-Unis.

Par cette porte ouverte aux étudiants vont, peu à peu,   s'engouffrer des  travailleurs manuels, d'origine urbaine d'abord, puis d'origine rurale. Au début, le mouvement fut lent et l'envahissement timide. L'ouvrage bibliographique de William Janeway, sur l'immigration aux États-Unis de 1900 à 1930, ne comporte aucun titre de livres ou d'articles sur l'immigration haïtienne [43], signe que l'apport haïtien jusque là était négligeable. Ce silence des textes est d'autant plus significatif que, dès 1925, l'opinion américaine avait déjà été alertée sur la croissance de l'immigration en provenance du Mexique et des Antilles. Un rapport au Ministère du travail pousse un véritable cri d'alarme [44]. Pourtant, jusqu'en 1939, on évalue à peine à 500 le nombre de Haïtiens à New York. Et l'enquêteur décrit cette communauté comme étant « disséminée » et « disposant de peu de clubs et de foyers pour se réunir ». C'est une immigration, précise-t-il, d'origine urbaine [45]. À Chicago, aucune mention n'est encore faite d'une colonie haïtienne.

[142]

Vingt ans après, les documents signalent, avec insistance, l'immigration haïtienne à New York. En 1958, une enquête à New York évalue la population haïtienne à 5 000 adultes [46]. Mais c'est un véritable cri d'alarme que déclenche, en 1965, la revue The International Migration Digest : « L'émigration haïtienne a augmenté d'environ 400% au cours des cinq dernières années. Quelque 2 500 Haïtiens cherchent refuge aux États-Unis ».

Pour sa part, le New York Daily News du 1er janvier 1971 estime la colonie haïtienne à 200 000. A Chicago, c'est la fondation du consulat haïtien au cours de l'été 1971 qui attire l'attention de la presse locale sur la colonie haïtienne. Le Chicago Daily Defender, du 24 août 1971, estime à 20 000 le nombre d'Haïtiens à Chicago et ses environs.

D'où vient ce subit intérêt ? Allons aux sources et voyons comment l'émigration haïtienne a progressé au cours de ces dix dernières années. Le bureau des visas donne, dans son Rapport annuel, le nombre des visas d'immigrants accordés aux États-Unis à des sujets de nationalité haïtienne :

Année

Visas accordés

Année

Visas accordés

1957

415

1964

2155

1958

800

1965

3 763

1959

548

1966

3 937

1960

985

1967

3 824

1961

1028

1968

6 981

1962

1376

1969

6 407


Ces chiffres ne nous donnent pas le nombre exact des immigrés, car à la migration officielle s'ajoute une immigration clandestine, mais ils donnent, du moins, un ordre de grandeur, et révèlent une forte croissance. D'autres indices convergent dans le même sens, ainsi le nombre de mariages d'Haïtiens célébrés dans trois paroisses catholiques de Brooklyn, de 1957 à 1970. La région de New York est la terre d'élection de l'immigration haïtienne. En 1969, 70 % des arrivants déclarent devoir s'y établir. Brooklyn est réputé quartier pauvre pour les immigrants haïtiens et Queens quartier aisé. C'est de fait à la paroisse Sainte-Thérèse d'Avila de Brooklyn que s'établit, en 1966, le premier prêtre haïtien affecté à la prise en charge spirituelle des immigrés haïtiens. En 1969, un prêtre est affecté dans le même but à Saint-Mathieu et, en 1970, à Saint-Ignace. Voici le nombre de mariages célébrés dans ces trois paroisses (voir tableau page suivante).

La région de Chicago vient loin derrière New York. Des 5 674 immigrants haïtiens admis aux États-Unis en 1968-1969, 3 446 déclarent [143] devoir s'établir dans la région de New York et 585 dans celle de Chicago [47]. Cette différence se manifeste plus clairement encore, si on recourt au même indice du nombre de mariages d'Haïtiens célébrés de 1957 à 1970, dans deux paroisses « haïtiennes » de Chicago :

Année

Saint-Ignace

Saint-Mathieu

Sainte-Thérèse

Total

1957

1

0

2

3

1958

1

0

1

2

1959

1

0

4

5

1960

0

0

3

3

1961

0

0

3

3

1962

0

0

9

9

1963

0

5

10

15

1964

0

8

8

16

1965

4

11

16

31

1966

7

19

23

49

1967

2

20

50

72

1968

15

35

74

112

1969

19

36

85

140

1970

35

69

108

212

Source : Marriage Register.


Année

Sainte-Marie

Saint-Thomas-Apôtre

Total

1957

1

0

1

1958

0

0

0

1959

0

0

0

1960

0

1

1

1961

0

0

0

1962

0

0

0

1963

0

0

0

1964

2

3

5

1965

1

3

4

1966

0

0

0

1967

0

2

2

1968

4

5

9

1969

3

2

5

1970

1

2

3


L'implantation d'une communauté d'immigrants n'est pas chose nouvelle dans ce « Melting Pot » que sont les États-Unis d'Amérique. Replaçons l'immigration haïtienne dans la vieille histoire de l'immigration aux États-Unis. La méthode comparative nous évitera de prendre le commun pour le particulier. Dans cette vieille histoire, on peut distinguer, entre autres, une immigration économique et une immigration politique.

[144]

Une migration économique.

Dans le cas haïtien, comme dans d'autres cas, c'est fondamentalement le même mécanisme socio-économique qui arrache de leur pays (agricole) et projette dans les grandes cités industrielles : Cubains, Dominicains, Jamaïcains et Haïtiens. C'est le mécanisme classique de l'exode rural [48].

Une migration politique.

Le facteur politique active ou retarde un processus migratoire. Ainsi au XIXe siècle, l'immigration européenne aux États-Unis fut activée par des facteurs politico-religieux.

« Pour l'ensemble des communautés religieuses comprises (comme date de fondation) dans la phase d'avant 1850, une origine commune fondamentale se dégage. C'est l'exode européen avec sa motivation identique : Fuir les Églises, fuir les États européens et leur collusion... Cette motivation fut loin d'être étrangère aux premières migrations anglaises. Avant de devenir tolérants envers les Quakers par exemple, les premiers puritains émigrèrent eux-mêmes pour fuir l'intolérance... Toujours est-il que les communautaires américains (religieux) du XVIIIe et du xixe siècle de Hollande, d'Allemagne, de Suède, de Bohème ou d'Angleterre furent moins animés par l'évidence de ce qu'ils voulaient que par la certitude de ceux dont ils ne voulaient plus : Eglises et États ... Une terre libre ou vivre leur foi librement, voilà ce qu'ils demandaient élémentairement » [49].

Des raisons analogues jouent pour l'immigration aux États-Unis des ressortissants de toutes les Antilles, région effervescente. Ses secousses politiques se répercutent en mouvements de populations, ainsi que le note le chroniqueur des migrations aux États-Unis. Le renversement du président Batista, le 1er janvier 1959, et l'avènement du régime castriste sont à l'origine de la vaste migration des réfugiés cubains aux États-Unis. Il fut un temps où ils arrivaient en Floride ou par Mexico au rythme de 1 500 par semaine [50]. Le phénomène Trujillo et ses suites en République dominicaine a déclenché un fort exode vers les États-Unis. La seule année 1963 a vu débarquer aux États-Unis 10 665 Dominicains [51]. Que des conditions et des commotions politiques influent semblablement sur l'émigration haïtienne, est bien évident [52]. Mais même [145] si, dans l'idéologie des migrants, le facteur politique joue le premier rôle, il n'est pas sûr qu'il soit vraiment, en dernière instance, déterminant. Peut-être est-il secondaire par rapport à ce puissant ressort économique, qui pousse la main-d'œuvre des pays agricoles vers les pays industriels, pourvoyeurs de hauts salaires et d'emplois sûrs. C'est bien le sens que donnait à la migration antillaise le rapport américain de 1925 [53]. Les choses ont-elles, aujourd'hui, tellement changé ?

À Haïti, en tout cas, des experts recommandèrent depuis longtemps, cet exutoire comme une solution partielle au surpeuplement [54]. Et ce qui les inquiète n'est pas que les Haïtiens émigrent, c'est plutôt qu'ils pourraient manquer de débouchés pour émigrer.

Claude Souffrant.

RÉSUMÉ

L'émigration de Haïti vers d'autres pays, notamment vers les Etats-Unis a été à peu près permanente mais n'a guère été étudiée jusqu'ici. Aux raisons économiques traditionnelles se sont ajoutées les raisons politiques, dont l'effet était contrarié aux Etats-Unis par des questions raciales, au moins jusqu'à la guerre de Sécession. M. Claude Souffrant présente ici les étapes historiques et l'état actuel de cette migration.

SUMMARY

Haitian migrations towards the United States have always played an important part among the migratory flows with the neighbouring countries.

The emigration of white settlers during the Revolution was better accepted by the United States than, later on, that of coloured people who were suspected of spreading revolutionary ideas of independence.

On the other hand, the immigration of American Negroes to Haiti raised many rconomiv and religious issues.

Cuba has also been an immigration country for Haitian natives. More recently, two sorts of migrations can be distinguished : a brain-drain regarded as a loss of the most dynamic elements and also the departures of workers towards industrialized countries but the latter tendency is likely to remain limited.

[146]

RESUMEN

En toda epóca la migración de Haitianos hacia los paises vecinos ha sido intensa ; la emigración hacia los Estados Unidos ocupa un lugar importante aún cuando no sea la única a mencionarse.

Los colonos blancos expulsados por la revolutión fueron mejor aceptados por los Americanos que los migrantes negros sospechozos de propagar ideas revolucionarias y de independencia.

En sentido contrario, la inmigración de negros americanos a Haiti plantée problemas económicos y religiosos.

Cuba fué también en varias epócas un país de inmigración para los Haitianos. Recientemente, se pueden distinguir dos formas de migraciones : un exódo de competencias que priva al país de sus mejores elementos y la salida de trabajadores hacia los paises industrializados ; pero esta posibilidad es aún limitada.



[1] Cf. par exemple : « The Haïtian Tragedy », in Amsterdam News. May 22nd 1971 and the following issues.

[2] Sur l'émigration haïtienne à Cuba, un bon document est : René Dépestre, « Lettre de Cuba ». Présence Africaine, Paris, 4e trimestre 1965, n° 56 ; cf. aussi Limardo de Vela Paret, « Quelques aspects de la main-d'œuvre haïtienne », in Journal of Interamerican Studies, IV/I, janvier 1962.

[3] Sur l'émigration haïtienne en République dominicaine, cf. Claude Souffrant, « Travailleurs haïtiens en République dominicaine », Migrations dans le Monde, Genève, n° 3, juillet-septembre 1970. Cet article a été malheureusement amputé de ses notes par l'éditeur.

[4] Cf. le pronostic de James Leyburn, The Haitian people. New-Haven/ London, Yale University Press, 1966 (réédition), p. 271.

[5] Sur le préjudice causé au développement de Haïti par l'exode des cerveaux, cf. R.W. Logan, Haiti and the Dominican Republic, New York, Royal Institute of International Affaire, 1968.

[6] Cf. René Paucelle, « L'exode des cerveaux ». Études, Paris, mai 1971, p. 675 et s.

[7] Cf. Madeleine Trébous, Migrations et Développement. Le cas de l'Algérie. Paris, O.C.D.E., 1970 ; Bernard Granotier, Les travailleurs immigrés en France. Paris, Maspero, 1970 ; Guy Hermet, Les Espagnols en France. Paris, Editions ouvrières, 1967 ; Andrée Michel, Les travailleurs algériens en France. Paris, C.N.R.S., 1956 ; Raymond Deniel, De la savane à la ville. Paris, Aubier, 1968.

[8] Là-dessus contestation de Ludwell Lee Montague, Haïti and the United States, 1714-1938, p. 32, mais attestation de R. W. Logan, The diplomatic relations of the United States with Haiti, 1776-1891, Chapel Hill. The University of North Carolina Press, 1941, p. 25.

[9] St-Clair Drake and Horace Cayton, Black Metropolis. A study of Negro life in a Northern city. New-York, Harper & Row publishers, 1962 (réédition), vol. I, p. 31.

[10] Roi Ottley and William Weatherby, The Negro in New-York. An Informal Social History. The New-York Public Library, 1967, p. 46.

[11] Ottley, op. cit., p. 75.

[12] Ottley, op. cit., p. 49.

[13] Ottley, op. cit., p. 51.

[14] Ottley, op. cit., p. 52.

[15] Logan, op. cit., p. 52. Repris par Leslie Manigat, « Les États-Unis et le secteur Caraïbes de l'Amérique latine ». Revue Française de Sciences Politiques, juin 1960, n° 3, Paris, P.U.F., p. 654.

[16] Sur l'influence du facteur racial dans l'immigration aux États-Unis, cf. Robert Frantz Foester, The Racial problem involved in migration from Latin America and the West Indies. A report submitted to the Secretary of Labor. Washington. Government Print Office, 1925.

[17] « Our policy towards Haiti has been fixed for three and thirty years. We trade with her, but no diplomatic relations have been established between us. We receive no mulatto consuls or black ambassadors from her. And why ? Because the peace of eleven states will not permit black ambassadors and consuls to give their fellow blacks in the United States proof in hand of the honors that await them for a like successfull effort on their part. It will not permit the fact to be seen and told, that for the murder of their masters and mistresses, they are to find friends among the white people of the United States ». Cité par Ludwell Lee Montague, Haiti and the United States, 1714-1938. New York, Russell and Russell, 1956 (réédition), p. 53.

[18] Jean Price-Mars, De la préhistoire d'Afrique à l'histoire d'Haïti. Ébauches, 2° série, Port-au-Prince, Imprimerie de l'État, 1962, p. 108.

[19] Sur cette conjoncture, cf. Jean Price-Mars, Silhouettes de nègres et de négrophiles. Paris, Présence africaine, 1960, Charles Sumner, p. 163-195 ; Roi Ottley, The Negro in N.Y. Back to Africa, p. 68-72 et tout le chapitre 5.

[20] Alain Turnier, Les États-Unis et le marché haïtien. Montréal, Imprimerie Saint-Joseph, 1955, p. 120.

[21] Paul Moral, Le paysan haïtien. Paris, Maisonneuve et Larose, 1961, p. 52.

[22] Montague, op. cit., p. 70-76 et Logan, op. cit., p. 216-218.

[23] Montague,  op.  cit.,  p.  74-75 ; Logan,  op.   cit.,  p.  308-310.

[24] Sur l'atmosphère de cette époque, cf. Roi Ottley, The Negro in New York. New York, Public Library, Ch. 9.

[25] Paul Moral, op. cit., p. 52, note 3.

[26] Montague, op. cit., p. 75.

[27] Ulysse Weatherly, "Haitian Experiment in Pragmatism". American Journal of Sociology, November 1926, p. 361.

[28] Montague, op. cit., p. 26-27.

[29] Sur cette époque, cf. Ottley, op. cit., ch. II.

[30] Ottley, op. cit., p. 190 : « Many of Harlem's French speaking Negro immigrants came from the Negro republic of Haiti. They mingle freely with the natives-born blacks New Yorkers and resented equally the prevailing prejudice against coloured people. Through them an awareness of the problems of Haiti became the concern of many Harlemites. The Haitian in New York were generally engaged in importing industry, trades and the professions. Some made an effort to interest American negroes in Haiti and its commercial possibilities ».

[31] E.G. Balch, Occupied Haiti. New York, The Writers Publishing Company, 1927.

[32] James H. Crocklin, Garde d'Haïti. Annapolis, Maryland, The U.S. Naval Institute, 1956, p. 52.

[33] Ulysses Weatherly, op. cit., p. 361. « ... still largely a country of small peasant proprietors and this makes the problem of disseminating scientific agricultural methods more difficult than it would be if the land were held in large estâtes or controlled by large corporations ».

[34] Avec lucidité et pénétration, Paul Douglas en a montré les raisons in The American occupation of Haiti. Political Science Quaterly. New York, Columbia University,  1927, p.  391-392.

[35] Balch, op. cit., p. 76. « ... is regarded by many Haitians not only as a tragic loss of population and especially of its more energetic elements but as an evidence of an unsatisfactory economic condition under American administration ».

[36] Montague, op. cit., p. 288, note 37.

[37] Turnier, op. cit., p. 288.

[38] Montague, p. 28.

[39] Turnier, p. 298-300.

[40] Montague, p. 285-287.

[41] Montague, p. 286. « These developments brought about a closer commercial association of Haiti and the United States than had existed even in the days of occupation. The transfert of Haiti's banking from Paris to New York, the pegging of the gourde to the dollar the negociation of one secretary Hull's reciprocity agreements, and the autarchic manœuvers of various European States had had their influence, but the opening of an American market for coffee and increasing production of sugar, sisal and bananas were the decisive factors. The latter were quite as important as the shift in the coffee trade. In 1935-1936, France had taken 47% of Haitian exports and the United States only 14, a proportion which seemed normal for générations ; but in 1937-1938, the United States took 43%, Great Britain 14%, Belgium 13% and France only 12%. The United States had thus displaced France as Haiti's chief market. At the same time, the United States continued to supply the greater portion of Haiti's import needs (54%) as compared to 15% from Great Britain, 6% from Germany and 5% from Japan ».

[42] Ira de Augustine Reid, The Negro Immigrant, 1899-1937. New York, Columbia University Press,  1939, p. 98.

[43] Williams Janeway, Bibliography of Immigration in the United States, 1900-1930. Colombus, Ohio, H.L. Hedrick, 1934.

[44] Foester,  op. cit.

[45] Reid,, op. cit., p. 96-98.

[46] Migrations News, Genève, 1958, No. 1, p. 29.

[47] Raymond F. Farrell, "The role of the immigration and naturalization service in the administration of current immigration Law", The International Migration Digest, vol. IV, no. 3, été 1970, p. 16-30.

[48] Giovanni Hoyors, Sociologie rurale. Paris, Editions Universitaires, 1968, p. 242.

[49] Henri Desroche, Les Shakers américains. Paris, Editions de Minuit, 1955, p. 16-17.

[50] Annual report. Immigration and naturalisation serv., 1962, p. 4.

[51] Annual report, 1963, p. 3.

[52] Le facteur politique dans la récente immigration haïtienne est noté par l'International migration digest, op. cit.

[53] Foester, op. cit.

[54] Pour l'époque de l'occupation américaine, cf. Balche, op. cit., p. 76-77, plus récemment, James Leyburn, op. cit.

Jean Price-Mars tout en critiquant les modalités ne semble pas opposé à une telle solution. Cf. De la préhistoire d'Afrique à l'histoire d'Haïti, p. 204-205.

Harold Courlander. The Drum and the Hoe. Life and Lore of the Haitian People.  Berkeley  University  of  California  Press,   1960,  p.   116.

Rayford Logan. U.S. Colonial experiment in Haiti. World Today, oct. 1961, No. 104, p. 441.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 25 juin 2017 10:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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