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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Luc Smarth, Pour Michel Hector, un ami inoubliable. Port-au-Prince, Haïti: Luc Smarth, janvier 2020, 6 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 4 février 2020 de diffuser ce texte, en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Pour Michel Hector,
un ami inoubliable.”

Par Luc SMARTH,
février 2020

C’est en 1978 que j’ai commencé à nouer de solides relations d’amitié avec Michel ; lors de mon intégration à l’Université Autònoma de Puebla (UAP) du Mexique, où déjà s’était installé Michel. Je fus tout de suite impressionné par la popularité, l’affection- el cariño- dont jouissait Michel du côté des étudiants, des professeurs, des membres du personnel non académique, des dirigeants de la UAP, en particulier du Recteur Alfonso Vélez Pliego. Michel était le prof, le chercheur, le militant politique, qui ne marchandait pas ses conseils. Dès ce moment s’initia entre nous la construction d’une amitié qui allait s’étendre et se consolider jusqu’à ses derniers jours. Le courant passait fluide entre nous deux et entre toute la famille de Michel et moi.

Je voudrais ici mettre l’accent sur un aspect probablement inconnu des professeurs et étudiants des universités d’Haïti concernant le passage de Michel à la UAP. Il s’agit de la création de la part de Michel du Centre d’Investigations Historiques du Mouvement Ouvrier (CIHMO). Michel y a formé un ensemble de chercheurs, dont plusieurs obtinrent leur titre de docteurs en Histoire. Michel y a reçu son sacre de chercheur exceptionnel. Il fit preuve d’une alliance remarquable de la méthode et de la recherche de terrain ; tous les doctorants se livraient à l’étude d’une thématique  concrète relative à  la réalité de la zone de Puebla …Mais, quelle patience, quel acharnement de la part du prof !

Mon histoire d’amitié avec Michel s’est naturellement poursuivie à notre retour en Haïti après la chute des Duvalier. J’ai à cette époque secondé Michel dans la mise sur pieds de la Fondation Ulrick Joly (FUJ), du nom du fameux syndicaliste exilé en France suite à sa libération en échange avec celle de l’Ambassadeur américain Clinton Knox enlevé par un commando de militants haïtiens. Nous nous sommes dédiés principalement à la formation syndicale, et, de façon secondaire, à l’encadrement politique de jeunes, en particulier ceux des quartiers défavorisés, prioritairement de Solino. Certains hauts cadres du mouvement syndical d’alors y sont passés, ainsi que des leaders politiques très populaires par la suite. Citons entre autres Hector Anacassis, Sauveur Pierre Etienne, lesquels n’ont jamais manqué d’exprimer leur attachement au prof. Nous y avons créé également un bulletin de formation syndicale, qui informait régulièrement des luttes et activités du secteur des travailleurs. Le bulletin s’intitulait Echo syndical.

En l’année 1998, l’axe de mon idylle avec Michel se déplaça vers la Faculté des Sciences Humaines de l’UEH, où je dispensais des cours de sociologie. Michel y enseigna, naturellement, l’histoire. Tout de suite après, jouissant du plein soutien du Conseil de direction de la FASCH, composé de Ronald Jean Jacques, Nelson Sylvestre et Alix René, Michel, Sauveur et moi nous nous sommes lancés, sous l’impulsion du Maître, dans l’aventure de la création d’un Centre de Recherches, CREHSO (Centre de Recherches Historiques et Sociologiques). Au départ de Sauveur pour le Canada dans le but de poursuivre ses études, nous nous sommes attelés, Michel et moi, assistés de la secrétaire Marie Eunite Clervil, à faire fonctionner le CREHSO.

Nous avons débuté avec des séminaires de formation pour les étudiants, des cycles de conférences, des débats sur la conjoncture politique, des colloques, dont  l’un international avec la participation de l’éminent historien français, feu Jean Chesnaux. Puis se concrétisa le projet audacieux de publication d’une Revue : Itinéraires. Nous fumes dans cette entreprise secondés par Marc Désir, actuel dirigeant du IERA/ISERSS, de la dévouée secrétaire Muguette Pierre- Louis, laquelle  vint  combler le vide créé par l’abandon de Eunite Clervil, ainsi que de la ménagère Rose-Marie Saint-Fort. Une place spéciale doit être réservée, dans l’implémentation du projet CREHSO, à Anouk Liautaud, laquelle, avec un dévouement admirable, de façon bénévole, s’occupait du travail informatique de la revue.

Notre séjour à la FASCH fut hautement significatif et décisif dans l’histoire de mes relations personnelles avec Michel. Du point de vue professionnel d’abord. D’entrée de jeu je peux affirmer que ce fut l’une des périodes les plus productives et les plus enrichissantes de toute ma carrière de sociologue. Rares sont les moments où j’avais travaillé avec autant d’enthousiasme, autant de satisfaction également. En même temps, ma collaboration avec Michel fut, j’ose dire, parfaite. Une entente exemplaire. C’est ainsi que nous avons pu publier quatre numéros de la revue Itinéraires, performance assez remarquable vu les conditions exécrables du travail intellectuel dans notre pays ; sans compter nos autres activités intellectuelles.

C’est au CREHSO, je crois, que j’ai eu l’opportunité d’apprécier pleinement l’esprit d’humilité et de générosité de mon ami. Son rapport simple, franc, avec les “petites gens” en général, ainsi qu’en particulier avec Marc, Muguette, notre secrétaire, Rose-Marie, notre ménagère, les dirigeants de la FASCH. Surtout c’est à partir du CREHSO que j’ai pu saisir la profondeur de l’amitié que Michel professait à mon endroit (C’était, bien sûr, réciproque). Un simple constat: il s’enquérait religieusement de mon état de ma santé, que, par ailleurs, il tendait à exagérer (des troubles persistants au niveau des intestins). Il insistait sur la nécessité de ma part d’exiger des dirigeants de la FASCH qu’ils réduisent mes heures de cours dans les salles de classes étant donné que je ne pouvais pas me donner le luxe de travailler aussi assidument.

Faites gaffe, toutefois! Tout ne fut pas pour moi pure réjouissance au CREHSO. J’avoue que tout au début j’étais en proie à une forte appréhension. Je me demandais si j’étais en mesure de correspondre à la rigueur et la discipline professionnelles de Michel, ainsi qu’à son rythme intense de travail. Eh bien, non. Surprise agréable en absolu ! Mon appréhension se convertit rapidement en apaisement total, en confiance pleine et entière.

Cette dernière observation me conduit à mentionner certains traits de caractère de mon ami qui jouèrent un rôle important dans nos relations. Michel n’était pas du tout facile. Orgueilleux et fier comme lui seul. Capois, christophien dans l’âme. Attention à ne pas le contrarier ; sa réplique arrive dans l’immédiat. À l’Université, à la maison, « sous l’Amandier » (espace de réunion de quelques amis), il est le Maître- sans arrogance, évidemment. Laennec, Jean et moi, nous disions souvent que sa compagne Denise est une femme exceptionnelle pour avoir la patience et le courage de supporter les sauts d’humeur fréquents de notre ami. C’était vraiment plaisant de les voir ensemble, Michel en colère, et Denise gardant son calme habituel. C’est que Denise le connaissait à la perfection ; elle savait bien comment l’amadouer.

Michel n’admet pas qu’il n’est pas un as du volant. Mieux, il s’énerve, engueule les autres chauffeurs alors que le coupable c’est bien lui. Gare à moi s’il me surprend en train de rire de son comportement. Autoritaire né ; mais d’un autoritarisme “sympathique”. Un exemple : je suivais une diète stricte à cause de mes problèmes d’intestins. Michel m’interdisait de commettre le moindre écart à ma diète. “Loulou, s’exclamait-il, pran prekosyon w. Ou konnen byen bagay sa a pa bon pou ou”. Michel, on l’a répété à satiété, est fameux pour sa fermeté, son intransigeance au sujet de ses principes éthiques, sa rigueur de chercheur  et de professeur. De là on pourrait conclure facilement à l’intolérance de l’homme. Je me permets de prendre le contre-pied d’une telle opinion. Pour moi, Michel était, au fond, d’une tolérance remarquable. En dépit de sa foi communiste, il était ouvert aux autres courants politiques. Il luttait inlassablement pour un large rassemblement de toutes les forces progressistes du pays ; il refusait de comprendre le sectarisme qui sévit au sein de la gauche haïtienne. Je prenais plaisir à discuter avec lui de l’importance des partis politiques dans la lutte pour l’émancipation totale du peuple haïtien. A l’encontre de ses arguments j’avançai une fois cette idée sévère de Ch. Péguy: “Tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique”. Il ne répondit rien. J’hésitais à durcir la provocation avec ce jugement combien excessif d’Edgard Morin: « Tous les arts ont produit des merveilles, seul l’art de gouverner n’a produit que des monstres ». J’ai opté pour me taire, convaincu que Michel n’était guère d’humeur à encaisser un choc aussi violent et qu’il allait enrager contre moi.

Un autre aspect du tempérament de Michel : jamais je ne l’ai entendu dire du mal de quelqu’un. Surprenant ! Il érigeait cette attitude en principe de vie. Si moi, par exemple, j’exprime une critique forte au sujet d’une personne quelconque, il garde le silence et s’efforce de passer à un autre sujet. Vertu rare chez n’importe quel être humain, l’Haïtien en particulier. Je peux affirmer que cette prescription éthique de Michel représente pour moi l’objet premier de mon admiration pour lui.  Il n’est pas de son habitude de garder rancœur ; même dans les circonstances les plus douloureuses pour lui. Cela ne signifie nullement qu’il oublie les blessures qu’on lui a infligées. Témoin l’humiliation profonde que certains de nos amis de  « la gauche révolutionnaire », détenteurs absolus de la Vérité, lui causèrent alors qu’il était Vice-recteur académique de l’UEH. Ces camarades se révoltaient contre un projet de réforme de l’UEH proposé par le Ministre de l’Education Nationale, le regretté Emmanuel Buteau. Ledit projet était appuyé par le Rectorat, composé de Roger Gaillard, Michel Hector et Marie-Carmel Austin. Nos rebelles s’introduisirent dans le Rectorat et exigèrent, avec une arrogance inaccoutumée, aux autorités  de l’UEH de se démarquer d’un tel projet, qu’ils estimaient trop conformiste. Cette indignation poursuivit Michel inlassablement, mais, que je sache, il n’a pas gardé rancœur aux protagonistes de ce fâcheux incident. Je devrais dire, pour être plus sûr de ne pas me tromper, qu’il s’est battu sans relâche contre lui-même pour ne pas nourrir ce détestable sentiment.

L’esprit de tolérance, d’ouverture de Michel s’accordait parfaitement avec son optimisme dans la vie, en particulier dans le domaine politique. Pas un optimisme puéril, un optimisme d’illuminé. La fameuse formule de Gramsci, « l’optimisme de la volonté, le pessimisme de l’intelligence », le décrit bien. Quand le pays semble descendre au plus profond du gouffre, Michel multiplie les rencontres avec les différents groupements et personnalités politiques, à la recherche de solutions. Rappelons-nous ses divers ouvrages, articles et prises de position sur les crises politiques dans le pays, tous, entre parenthèses, en faveur des secteurs populaires.

Je ne peux m’empêcher d’évoquer cette tranche macabre de notre histoire nationale : le coup d’Etat de 1991 à 1994. Quand dans les discussions, les analyses sur la conjoncture politique nous paraissions comme déboussolés, Michel avançait son « N ap soti wi ». C’était sa devise pour nous inviter à ne pas perdre espoir et à ne pas flancher dans la lutte… À un certain moment je devinais avec tristesse que Michel n’était plus en mesure de soutenir cette devise.

Je suivais, donc, avec chagrin la perte rapide d’espérance chez mon ami. En d’autres termes, je constatais, impuissant, l’affaiblissement de son état mental, d’ordinaire très solide. À propos : un autre mauvais augure me dominait. Cette fois-ci, en rapport avec notre lieu commun de travail, la Faculté des Sciences Humaines. Quand progressaient clairement les démarches en vue de la concrétisation du projet de reconstruction de l’édifice de la FASCH sérieusement endommagé lors du séisme du 12 janvier 2010, Michel, à travers mon organe, insistait en permanence auprès des dirigeants sur la nécessité de réserver à notre ancien centre de recherches, le CREHSO, un espace convenable et de meilleures conditions de travail. Il cessa, au moins en apparences, de s’y intéresser dans ses derniers jours, même si j’y faisais allusion. Je concluais alors, à rebours de mes amis et proches de Michel, qu’il se détachait progressivement de la vie.

Par contre, Michel semblait conserver toujours cette passion qui provoquait l’émerveillement de son entourage. Il s’agit de son affection pour les enfants et ses relations de camaraderie avec eux. Signe, j’estime, de son esprit sain et de sa simplicité sans bornes. Il se sentait vraiment heureux quand il jouait avec eux.

Je terminerai mon hommage à mon ami avec une anecdote destinée à faire ressortir un autre trait de son caractère qui semblerait jurer avec l’homme austère, rigoureux que nous connaissons tous. Je veux parler de son sens de l’humour. J’ai mentionné antérieurement le sentiment de fierté christophienne  qui l’animait. Son orgueil démesuré le conduisait jusqu’à la susceptibilité. De fait, Michel se sentait contrarié pour des détails sans importance aucune. C’était durant son passage comme professeur d’histoire au Lycée  Pétion. Il avait l’habitude de dicter ses cours sur un ton amusant, (« chansonnant » écrit Roody Edmé dans son article Michel Hector : le dernier des Mohicans). Ainsi, pour se référer à  Marco Polo, le fameux commerçant et navigateur vénitien, il prononçait Marcooo Polooo. Les élèves le surnommèrent alors Marcoooo Polooo. Plaisanterie qui ne le réjouissait guère. Lui-même Michel nous racontait néanmoins un jour chez lui qu’il rencontra une fois par hasard un de ses anciens élèves dans la rue. Celui-ci, après avoir présenté au Maître les honneurs dus à son rang, s’exprima ainsi : « Mèt, m ap mandé w yon sèvis. Mwen mèt rele w Marco Polo ». Et Michel de rire aux éclats avec nous tous.

Bien, cher Michel. Je m’arrête ici. Nous avons tous tant de choses intéressantes à révéler à ton égard ! Ta longue existence fut une belle aventure à travers laquelle tu nous as  légué un précieux héritage. Tu as fait pour nous tout ce qui était en ton pouvoir. Tu peux maintenant te retirer en toute quiétude. En ce qui me concerne personnellement, un fait est certain : mon boulot à la faculté des Sciences Humaines n’aura plus la saveur d’antan. Désormais, je parlerai d’un avant et un après Michel.

Luc Smarth


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 février 2020 6:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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