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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc Smarth, “Les avatars d'une révélation: éléments théoriques pour une recherche”. Un article publié dans la revue ITINÉRAIRES, no 1, janvier-juin 2000, pp. 33-71. Université d'État d'Haïti, Faculté des sciences humaines, Centre de recherches historiques et sociologiques. Port-au-Prince: Les Éditions Areytos, septembre 2000. Une édition numérique réalisée par Naïca Dumeny, bénévole, étudiante en sciences informatiques à l'Université épiscopale d'Haïti à Port-au-Prince et membre du REJEBECSS-Haïti. [Autorisation accordée par le Professeur Luc Smarth le 21 septembre 2018 de diffuser ce texte, en libre accès à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[33]

Luc SMARTH

Professeur de sociologie, Faculté des sciences humaines
Université d’État d’Haïti

Les avatars d’une révélation:
éléments théoriques pour une recherche
.”

In revue ITINÉRAIRES, no 1, janvier-juin 2000, pp. 33-71. Université d’État d’Haïti, Faculté des sciences humaines, Centre de recherches historiques et sociologiques. Port-au-Prince : Les Éditions Areytos, septembre 2000.

Introduction [33]
I.  ARISTIDE, LEADER CHARISMATIQUE [39]

Pas de meneur sans suiveurs [39]
Ni simple perversité ni pure ingénuité [41]
Extrêmement grand, également petit [46]
Admiration et soumission, mais... [46]
Persuasion imprégnée de mystification [47]
II.  LE POUVOIR CHARISMATIQUE D'ARISTIDE [48]

Une invitation à la passion [49]
Pas de pression; seulement de la spontanéité [50]
Contre toute vraisemblance, un pouvoir révolutionnaire [52]
Surtout dans des circonstances extrêmes [53]
III.  LE PROCESSUS DE ROUTINISATION DU CHARISME D'ARISTIDE [55]
Conclusion [61]
Notes [64]
Références bibliographiques [71]

"Sa passion égalitaire ne pouvait jouer qu'en sa faveur. Il ne pouvait s'élever à la hauteur d'une croisade sainte en faveur de ses frères de la campagne. Sa gloire n'était pas destinée à améliorer leur sort et ne pouvait leur apporter que de simples motifs de fierté... "
Alain Turnier

INTRODUCTION

La présente étude, qui constitue, comme le titre l'indique, le cadre conceptuel d'une recherche en cours, se veut une modeste contribution à la compréhension de ce qu'on pourrait appeler le phénomène Aristide. Il effleurera évidemment, pour atteindre un tel objectif, la conjoncture politique actuelle globale d'Haïti dominée jusqu'à présent par la présence de l'ancien président. L'auteur se propose de mettre sur le tapis quelques éléments d'explication du comportement politique déroutant et apparemment aberrant de l'ancien curé de Saint-Jean Bosco. Depuis approximativement deux ans et demi, plus précisément à partir des élections du 6 avril 1997, plusieurs interrogations persistent dans l'esprit de larges secteurs du peuple haïtien. Par exemple, comment se fait-il qu'un leader aussi populaire, aussi admiré de son peuple - et de plusieurs autres peuples - soulève en si peu de temps autant de doutes, autant d'aversion et de rejet dans le même peuple qui l'avait acclamé triomphalement lors des élections du 16 décembre 1990 ? Comment un dirigeant qui semblait réunir autant d'atouts pour entrer, tel un Louverture, tel un Mandela, de façon aussi grandiose dans l'histoire, en restituant à son peuple sa dignité perdue et sa joie de vivre, comment un dirigeant pareil a-t-il pu laisser s'attirer sur lui en si peu de temps autant de déconsidération et de discrédit ?

Cette situation désolante provoque actuellement chez certains secteurs de la population du pays un sentiment de dégoût et de désespoir, à un point tel que pour eux l'avenir de la nation semble gravement menacé et que la sensation d'une catastrophe imminente envahit leur cœur. Pour nombre d'entre eux, en effet, le peuple haïtien paraît avoir perdu ses repères identitaires et, tenaillé par l'angoisse et épuisé dans ses efforts pour sortir du gouffre, il semble s'abandonner à son sort et renoncer à toute volonté de dépassement.

Le texte essaiera d'apporter un peu de lumière dans cette situation de confusion généralisée et de dégager des pistes qui nous aideront à avancer dans la compréhension de la logique qui préside à une telle situation. Il est, en effet, évident que l'analyse de la situation politique haïtienne ne peut se centrer uniquement sur les présumés méchanceté, égoïsme, folie, perversité d'Aristide. Il est important de rechercher les éléments d'ordre structurel, "l'environnement social" et les circonstances particulières qui se sont combinées avec la personnalité d'Aristide pour créer l'actuel cadre socio-politique. Notre opinion est que le phénomène Aristide ne représente guère [34] un accident de parcours dans la vie politique d'Haïti. Il est l'expression d'une forme de pouvoir déterminée : le pouvoir charismatique, et d'un meneur d'hommes que l'on range habituellement dans la catégorie de leader charismatique. Une telle forme de pouvoir et un tel type de dirigeant politique existent et ont existé dans divers pays à différentes époques. La nation haïtienne les a connus aussi au cours de son histoire.

En effet, le développement d'un mouvement national populaire sous la direction d'un chef charismatique s'est manifesté avec le président Sylvain Salnave dans la période comprise entre 1867 et 1870, avec Daniel Fignolé lors de la grande agitation politique de 1956-1957. De plus, la présence de leaders charismatiques qui mobilisent les énergies des masses urbaines s'est fait sentir dans des moments d'intenses mobilisations populaires. À part les deux périodes que nous avons indiquées, à savoir 1867-1870 et 1956-1957, et l'époque actuelle qui s'initia le 7 février 1986, nous pouvons mentionner 1930 et 1946. Le lecteur peut à ce sujet se référer de façon particulière à l'étude qu'André Georges Adam a réalisée sur Sylvain Salnave [1].

Cet excellent ouvrage, mémoire de sortie de l'auteur à l'Ecole Normale Supérieure pour l'obtention de sa licence en Histoire, présenté aux débuts des années soixante et lauréat du Prix Littéraire Deschamps 1982, est la première publication sur le thème en Haïti. André Georges Adam a pu, depuis ce temps-là et encore étudiant à l'Université, saisir l'importance du sujet. Il met l'accent sur l'originalité et la spécificité du gouvernement de Salnave, "un gouvernement qui ne ressemble ni à ses prédécesseurs ni à ses successeurs". (p.9). En même temps il critique les explications simplistes selon lesquelles le phénomène Salnave se devrait à l'incapacité du Président, qui serait "ignorant, débauché et cruel" et nous prévient contre les "amateurs d'anecdotes" (p.9). Il est clair pour lui qu'un événement aussi profond ne peut reposer que sur des causes structurelles (une société semi-féodale) et que sa compréhension exige qu'on la situe "dans sa situation historique concrète". C'est là, paradoxalement, une des faiblesses de l'étude : en voulant éviter d'être superficiel, "volontariste", l'auteur tombe parfois dans un sociologisme prononcé [2]. Cela n'empêche pas qu'il soit conscient de l'importance des facteurs d'ordre psychologique tels que l'attraction physique de Salnave, son "don d'émouvoir les foules", "ses manières démocratiques". Par ailleurs, pareille faiblesse n'enlève pas grand'chose à la valeur de l'ouvrage, car, ne l'oublions pas, c'est le travail d'un étudiant, en licence. D'autre part, André Georges Adam insiste sur le poids des masses dans le type de pouvoir instauré par Salnave et sur les relations organiques entre le leader président et les masses défavorisées qui l'appuyaient sans restriction aucune et le vénéraient.

De plus, on peut parler aussi d'autorité charismatique détenue par certains chefs militaires haïtiens. Il y a particulièrement le cas du général Mérisier Jeannis dont les exploits militaires retentirent, depuis les débuts de la décennie de 1880 jusqu'en 1908, sur toute la région du Sud-Est du pays et influencèrent la politique nationale. Il existe d'ailleurs sur ce personnage un très beau livre écrit par Alain Turnier. [3].

Cet ouvrage, d'un style exquis, ne vise pas à cerner le charisme en tant que phénomène sociologique. Il nous fournit cependant des indications intéressantes sur notre sujet. Relevons de façon spéciale la description des traits de la personnalité du [35] chef militaire, comparables à ceux d'un leader charismatique en politique : la bravoure et le mépris du danger, l"'orgueil incommensurable", qui n'admet pas de compétition, la "foi en son pouvoir de domination sur les hommes et sur les choses", la force de ses convictions, la ruse, sa foi surnaturelle et son mysticisme, l'habitude de ne conserver dans son entourage que des gens d'absolue confiance et dévoués tout entiers à sa personne.

Ajoutons qu'il y a dans la littérature haïtienne d'autres œuvres consacrées récemment au phénomène du leader charismatique. Il y a tout d'abord l'esquisse biographique de Daniel Fignolé réalisée par Carlo Désinor [4]. Ce livre, comme celui d'Alain Turnier, ne se propose pas de mettre en relief les aspects sociologiques du charisme du leader Daniel Fignolé. Il faudrait également mentionner les nombreux ouvrages et articles dédiés à la présidence de Jean-Bertrand Aristide et/ou au mouvement Lavalas. Ces derniers nous fournissent des éléments sociologiques et politiques de compréhension du mouvement et du régime politiques dirigés par l'ancien Président. Mais, d'une manière générale, dans ces travaux, même s'il existe des allusions répétées relatives au caractère charismatique du leader en question, nous ne retrouvons pas une approche globale des aspects sociologiques du phénomène signalé.

L'article du professeur Michel Hector [5], publié depuis 1996, fournit des indications précieuses sur le charisme en politique en général et en Haïti en particulier. Il a le grand mérite, alors que les préoccupations ci-dessus mentionnées n'étaient pas à l'ordre du jour, de nous sensibiliser sur une question d'extrême importance politique et historique et de nous doter d'éléments théoriques et historiques susceptibles de nous éclairer sur le phénomène qui se déroule ouvertement sous nos yeux dans l'actualité. Il a, d'autre part la vertu d'avoir envisagé le charisme politique - avec Salnave, Fignolé et Aristide - non pas comme un phénomène passager et dépendant de la personnalité et la volonté d'un leader, mais comme une forme de pouvoir qui a un caractère à la fois structurel et relationnel : le charisme en politique ne se comprend qu'en considérant les liens qui le soudent au système politique national et au mouvement des masses populaires. Il situe le phénomène dans l'histoire et la culture politiques du peuple haïtien. C'est ainsi qu'il insiste sur certains problèmes cruciaux qui devraient attirer l'attention des politiciens actuels, en particulier celui de la difficulté, pour les partis, de réaliser des alliances politiques durables, et celui, toujours de la part des partis politiques, "de la course pour le pouvoir suprême sans posséder encore une large et sérieuse base sociale" [6].

À ce compte, il nous faut préciser que dans la société haïtienne le poids du mysticisme constitue un terreau favorable à l'éclosion de certains traits de la domination charismatique. Par exemple, le despote François Duvalier ne se présentait-il pas comme l'illustration de la représentation du peuple haïtien tout entier ? Il se prétendait "le leader spirituel de la nation" et l'incarnation de l'unité nationale, un être surnaturel chargé d'une mission divine et historique. Mais parfois, même de simples citoyens, reconnus pour leur patriotisme à toute épreuve, leur dévotion sans limites à la communauté, leur haute moralité et leur grande intelligence, se considèrent comme des êtres exceptionnels, chargés d'une mission divine par rapport au destin de leur [36] patrie. Un cas typique peut être cité. C'est celui du vénérable Père Ludovic Brière, ancien curé de Cavaillon.

Dans une lettre chargée de lyrisme patriotique intitulée "Appel aux politiciens de mon pays", il écrit sans réserve : "En préliminaire de cet appel, je mets ma fierté, une immense fierté, à déclarer qu'en matière d'amour de la Patrie, je refuse d'admettre, quand je me scrute et que je me considère, qu'aucun enfant de ce sol puisse me dépasser en pureté, en intensité, en profondeur, en dimension intérieure de ce culte souverain, le plus ardent après celui de Dieu qui inspire ma pensée, domine mon cœur, informe mes démarches quotidiennes et les marque au coin d'une double signature, puisque je résume ma vie en cette formule lapidaire : 'La Gloire de Dieu dans le Salut de la Patrie'. J'offre toute mon existence comme une nette illustration de cette devise vitale.

Plus loin il poursuit : "Et voici comment je me crois un don de Dieu à mon Pays [...]. Je suis donc par nature un fier indépendant. Je refuse de porter la livrée d'un homme quel qu'il soit. Je porte celle de mon Dieu et de ma Patrie. Je ne peux servir que ces très hautes et transcendantales entités. Je peux servir dans les rangs avec un autre comme chef dans un élan vers le même idéal. Mais, si, à un moment de la durée ce chef bifurque de la ligne du devoir, je lui fausse compagnie continuant superbement ma trajectoire de lumière dont le bouquet d'épanouissement est dans la gloire de Dieu - je le répète - et la dépense de force vive au bénéfice de la Patrie." [7]

L'attitude de François Duvalier et celle du Révérend Père Brière correspondent à certains traits de la personnalité autoritaire telle que présentée par Eric Fromm dans La peur de la liberté. Cet auteur, en effet, signale cet assujettissement à ce qui est perçu comme une imposition du destin, cette admiration et cette soumission aveugle à l'autorité, qui elle-même se considère comme naturellement destinée à être consentie par les autres sans aucune sorte de contestation. [8] De telles caractéristiques, soulignons-le, sont profondément enracinées dans toutes les couches sociales du pays constituant jusqu'à nos jours des traits permanents de la mentalité collective, comme l'indique si judicieusement un récent article du docteur Louis Price Mars sur le thème [9].

Le comportement politique d'Aristide n'est donc pas aberrant ; il n'aurait même pas dû provoquer tant de surprises de la part de ses anciens partisans [10]. Il est évidemment le produit de l'individu Aristide, mais il est également l'accouchement d'une culture politique et d'un certain état d'âme des masses populaires locales, état d'âme qui crée un climat favorable à l'émergence de cette forme de pouvoir et au développement de ce type de personnalité. Cet autoritarisme et cet autocratisme, il les a puisés fondamentalement à la source de cette culture politique. On pourrait avancer, au risque de choquer, que la gauche marxiste haïtienne qui était sa famille naturelle, en dépit de son profond humanisme et de son combat historique pour la construction de la démocratie dans le pays, porte - de façon inconsciente évidemment - dans ses entrailles mêmes les germes de cet autoritarisme [11]. Au fond, sa philosophie politique ne s'accorderait pas vraiment avec une culture démocratique. [12]

L'argumentation qui sous-tend le présent travail s'inscrit dans le cadre des théories du charisme. Celles-ci recouvrent différents champs dans les sciences sociales, tels que la sociologie, la psychologie de masse, l'histoire, l'anthropologie, ainsi que la [37] philosophie. Les sources principales de l'étude se trouvent dans les trois premières disciplines. Celles-ci fourniront des éléments d'explication de la popularité et de la constitution du pouvoir charismatique d'Aristide, du processus d'érosion de cette popularité et du processus de "machiavélisation" de ce charisme. Ces éléments d'explication seront d'ordre sociologique, politique, psychologique et historique.

L'objectif du travail consiste donc à aider à expliquer comment d'une part la personnalité d'Aristide portée vers le charisme et, d'autre part, le contexte sociopolitique se sont conjugués pour produire le pouvoir charismatique que nous avons connu et comment cette même personnalité et ce même contexte se conjugueraient pour miner ce pouvoir, lui faire perdre son caractère extraordinaire, le rendre commun, ordinaire ; en même temps qu'ils dissiperaient toute perspective de changement et de progrès le convertissant au traditionalisme le plus pur. Bref, le routiniser, selon la conceptualisation du charisme de Max Weber.

Il est habituellement admis que les systèmes politiques tels que celui d'Haïti et des autres pays de la région caraïbéenne et latino-américaine, marqués du sceau du caudillisme et du paternalisme et caractérisés par une forte centralisation du pouvoir, représentent l'espace exclusif de l'apparition et l'évolution du charisme politique. Même s'il est un fait que ces formations sociales constituent un terrain hautement propice au développement du charisme politique (et religieux), il n'est toutefois guère évident, comme indiqué antérieurement, que nos pays détiennent le monopole de ce phénomène. Le charisme se manifeste également dans les systèmes politiques modernes, bureaucratisés et fortement structurés. N'oublions pas les cas de Bismarck et d'Hitler en Allemagne, ceux de Napoléon et de Gaulle en France. Max Weber exprime cette idée dans les termes suivants : "(...) La domination charismatique n'est nullement exclusive des phases primitives de l'évolution, de la même manière que, en général, les trois types fondamentaux de la structure de domination ne sont pas simplement adscrits en forme successive selon une ligne évolutive ; ils peuvent surgir de façon simultanée à travers des combinaisons multiples. Mais, il est évident que le destin du charisme se trouve renvoyé au fur et à mesure que se développent les organisations institutionnelles permanentes." [13] Ou encore : "...Même à l'intérieur des organisations aussi rigoureusement bureaucratiques que les partis nord-américains, il est courant que dans des époques de grande excitation - comme l'a montré la dernière campagne présidentielle - se développe le type charismatique de 'leadership' " [14].

D'ailleurs, les temps présents semblent présenter des signes avant-coureurs de l'extension du charisme sur notre planète, ce qui représente une source d'inquiétudes pour nombre de penseurs et théoriciens sociaux. Alexandre Dorna, se référant à la profonde crise de sens qui fait ébranler les fondements des sociétés modernes, écrit : " Cette crise, j'en ai bien peur, crée les conditions subjectives pour une rupture de type charismatique, dont les répercussions mondiales nous échappent." [15]

De son côté, Jacques Juliard, se référant à la France mais visant l'ensemble des pays du capitalisme avancé, constate la mort lente du "pacte démocratique" entre les élites et le peuple et le risque du danger qui en découle. " Élitisme et populisme, avance-t-il, sont en train de proliférer, comme deux chancres jumeaux, sur toute la [38] surface de notre univers politique et social. Chacun se nourrit des dérives de l'autre. Nos élites, fermées sur elles-mêmes, sont de plus en plus péremptoires et impuissantes, les couches populaires de plus en plus démoralisées, oublieuses de la solidarité qui fit jadis leur force et prêtes à se donner au premier démagogue venu" [16]. Charles Lindholm exprime ses inquiétudes en ces termes : "Nos appréhensions au sujet des mouvements de caractère hitlériste revivent devant le surgissement du fanatisme religieux comme mode de gouvernement dans l'arène internationale, alors que aux États-Unis nous assistons à des épisodes de violence et de haine collective, ainsi que des avalanches de ferveur apparemment irrationnelle, qui détruisent notre foi dans le pouvoir de la raison" [17].

Le phénomène du charisme reste, en dépit de son importance politique, très peu saisissable théoriquement. Les diverses réflexions et études empiriques sur le sujet ne permettent pas jusqu'à présent de trancher sur les multiples controverses qu'elles soulèvent. La complexité du phénomène, la profondeur de son impact sur les civilisations humaines [18] et les passions qu'il déchaîne le couvrent de confusions et d'interrogations.

Il convient de souligner pour le lecteur cette restriction particulière de l'article. Les pages qu'il va lire ne représentent qu'une référence théorique, une grille d'analyse destinée à nous guider dans une recherche empirique. (Cette recherche s'effectuera sur un travail de terrain soutenu et une ample recherche documentaire). Une telle démarche comprend un risque certain : celui de vouloir faire entrer de force la réalité dans le moule de la théorie. Un exemple : l'autoritarisme, qui est analysé dans le texte comme un attribut du pouvoir charismatique, relève également, et en premier lieu, pourra-t-on objecter, du système politique traditionnel haïtien.

En outre, et surtout, plus d'un estimeront que l'étude revêt un caractère trop académique, on pourrait même dire un peu scolaire, multipliant les références théoriques et les citations d'auteurs. Ceux-là ne se seront probablement pas trompés. Cette faiblesse s'expliquerait en partie par ce même caractère académique, théorique du travail, par l'intention pédagogique qui le sous-tend et par le souci de ne pas donner libre cours aux sentiments personnels.

L'article ne se propose donc que de susciter des problèmes et des réflexions, et suggérer des pistes d'analyse du phénomène Aristide. Il commencera par l'identification du problème comme d'essence charismatique, à partir des concepts de charisme et de leadership charismatique. Dans un deuxième temps il traitera du pouvoir charismatique dirigé par l'ancien président Jean-Bertrand Aristide. Un effort sera fait pour mettre en relief les "qualités" charismatiques intrinsèques d'Aristide tout en insistant sur la relation qui s'est établie entre "le chef" et ses adeptes, sur la culture politique qui sous-tend l'apparition et le développement de son charisme et sur les circonstances historiques qui l'ont accéléré. Viendront ensuite des éléments d'explication du processus d'érosion rapide du charisme d'Aristide. À telle fin sera utilisé le concept de routinisation du charisme développé par Max Weber, conjointement avec la présentation d’un ensemble de faits et de comportements qui devraient en principe réduire la force du charisme du leader, constituant ainsi un élément de freinage à sa légitimité.

[39]

I. ARISTIDE, LEADER CHARISMATIQUE

Pas de meneur sans suiveurs

La notion de charisme est d'origine religieuse ; elle signifie "le don de la grâce". Elle fut introduite dans le langage sociologique par Rudolf Sohm. Mais, c'est le sociologue allemand Max Weber qui la popularisa, la développa avec son brio habituel et en fit une catégorie féconde de la sociologie politique. Ce dernier définit le charisme

comme cette "qualité extraordinaire (à l'origine déterminée de façon magique tant chez les prophètes et les sages, thérapeutes et juristes, que chez des peuples chasseurs et les héros guerriers) d'un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un 'chef' " [19].

La personne gratifiée du charisme est ainsi un être spécial, doué de qualités exceptionnelles. Il n'est pas donné à tout le monde de jouir de ce privilège. Le charisme ne s'achète pas, le leader charismatique ne se "fabrique" pas ; il est comme favorisé par le sort. "Le charisme ne s'apprend pas, écrit Lindholm. Il existe tout simplement, comme la stature ou la couleur des yeux" [20].

S'il est vrai que le charisme est, comme nous venons de l'indiquer, d'origine religieuse et que c'est sous cet aspect que le phénomène paraît plus naturel, plus compréhensible et probablement plus répandu et connu (le mouvement charismatique jouit en Haïti d'une popularité considérable et semble gagner du terrain de façon remarquable), il se manifeste cependant dans différents domaines de la vie sociale. Dans la guerre, par exemple, dans les relations d'amour, dans celles d'amitié, dans les sports (Mohammed Ali). Dans la sphère politique également ; et - remarque intéressante - dans tous ces domaines indistinctement le charisme afficherait tout à fait les mêmes attributs. "Le charisme d'un 'guerrier furieux', note Weber, [...] celui du fondateur des Mormons, [...] celui d'un littérateur comme Kurt Eisner, abandonné à des succès démagogiques particuliers, sont considérés par la sociologie axiologiquement neutre, de manière tout à fait identique au charisme des héros, des prophètes, des sauveurs 'les plus grands' selon l'appréciation commune" [21]. César, Napoléon, Hitler, Charles Manson sont des leaders charismatiques au même titre que Mahomet, Jésus, Robin des Bois, Juan Domingo Perón, Fidel Castro.

Le leader charismatique peut exercer son influence dans plusieurs domaines à la fois. C'est ainsi qu'un héros de guerre peut être charismatique dans ses cercles d'amis, dans ses relations d'amour. Jean-Bertrand Aristide, a l'instar de l'ayatollah Khomeini en Iran, manifesterait son charisme en religion et en politique, son charisme de prêtre favorisant considérablement la construction de son charisme en politique.

D'autre part, le fait que le charisme n'est "donné" qu'à quelques êtres exceptionnels par rapport au commun des mortels ne signifie nullement que le leader charismatique soit "un produit fini", qui ne subit aucune influence de l'extérieur ni aucune transformation interne. Irvine Schiffer (Schiffer, 1973) a par erreur fait cette interprétation de la conceptualisation du charisme par Weber. D'après Schiffer, Weber [40] se concentre plutôt sur la personnalité du leader, sous-estimant les relations de celui-ci avec les masses, avec les adeptes, car son impact social proviendrait fondamentalement de ses forces intérieures. Alors que, toujours d'après Schiffer, l'influence du leader charismatique provient principalement des adeptes et des rapports qui s'établissent entre ceux-ci et le "chef".

Une lecture tant soit peu attentive de Economie et Société de Max Weber prouve, contrairement à l'interprétation de Schiffer, que, dans sa conceptualisation du leader et la domination charismatiques, Weber accorde une importance particulière aux adeptes du charisme et à la relation qui se développe entre les deux parties. Mieux, le charisme existe pour lui dans la mesure où les suiveurs reconnaissent le leader charismatique en tant que tel ; indépendamment du fait que celui-ci soit investi ou non des "qualités" de leader [22]. Tout de suite après la définition du charisme, Weber prend le soin d'indiquer : "Bien entendu, conceptuellement il est tout à fait indifférent de savoir comment la qualité en question devrait être jugée correctement sur le plan 'objectif', d'un point de vue éthique, esthétique ou autre ; ce qui importe seulement, c'est de savoir comment la considèrent effectivement ceux qui sont dominés charismatiquement, les adeptes" [23]. Un peu plus loin il met l'accent sur la reconnaissance de "ceux qui sont dominés" vis-à-vis du leader. Il est vrai, par contre, que Weber a très peu analysé le comportement des masses par rapport au leader ; il a davantage mis l'accent sur l'inverse, c'est-à-dire sur l'attitude du chef charismatique dans ses relations avec les masses et ses adeptes.

Plusieurs théoriciens du charisme insistent, à l'instar de Schiffer, sur la nécessité de ne pas le considérer uniquement du côté du porteur du charisme mais bien comme un phénomène de caractère relationnel. En d'autres termes, la seule existence du leader ne produit pas de charisme, même si on ne peut pas faire l'économie de cet élément ; sans le fanatisme des adeptes, sans "l'abandon à la révélation" (Weber), il n'existe tout simplement pas de charisme ; non plus sans une situation sociale spéciale. Selon Dorna, "(...) le 'tonus' du charisme est la conséquence de la relation presque intime entre le leader et ses 'suiveurs'. Un facteur (...) est leur lien commun : la longue attente" [24]. Lindholm s'exprime en ces termes : "(...) Au contraire des caractéristiques physiques, le charisme apparaît seulement en interaction avec ceux qui en sont privés. En d'autres termes, quoiqu'on pense que le charisme est quelque chose d'intrinsèque à l'individu, une personne ne peut pas révéler cette qualité de façon isolée. Le charisme se manifeste en interaction avec ceux qui en sont touchés. Le charisme est une relation, une fusion du moi intérieur du leader et du suiveur" [25].

Hannah Arendt considère comme une grave erreur le fait d'ignorer que "les régimes totalitaires, aussi longtemps qu'ils sont au pouvoir, et les dirigeants totalitaires, tant qu'ils sont en vie, 'commandent en s'appuyant sur les masses' jusqu'à la fin. L'accession de Hitler au pouvoir fut légale selon la règle majoritaire, et ni lui, ni Staline n'auraient pu maintenir leur autorité sur de vastes populations, survivre à de nombreuses crises intérieures et extérieures, et braver les dangers multiples d'implacables luttes intestines, s'ils n'avaient bénéficié de la confiance des masses." [26]

[41]

Michel Héctor, de son côté, estime que "(...) la nécessité se pose, du point de vue historique, de mettre en relief cette 'relation transactionnelle' entre le chef et ses supporters. En ce sens on peut bien s'intéresser au personnage lui-même, essayer de cerner tout un pan de sa personnalité par l'étude de ses gestes, de son comportement, de ses discours et prises de position. Ce champ permettra sans doute d'apprécier un aspect important du problème, celui qui se réfère au travail de construction du charisme et au poids considérable des décisions individuelles dans le cours des événements. Cependant, l'apport du leader ne peut être pleinement compris sans l'éclairage des conditions externes à sa personne, en d'autres mots sans l'étude de tout le contexte politique et social dans, et sur lequel, il agit.". Il se réfère en l'occurrence à "la plausibilité du personnage charismatique ou, en d'autres mots, sa rencontre avec la mobilisation populaire" [27].

S'il est clair, comme il a été mentionné plus haut, que les études sur le charisme sont encore au stade de tâtonnements et qu'elles soulèvent beaucoup de controverses, on peut dire cependant que la perception du phénomène comme une relation paraîtrait plus collée à la réalité ; tout au moins pour le charisme d'Aristide. Dans cette optique on pourrait considérer conceptuellement équivoque et politiquement peu productive la démarche qui concentre les efforts sur le comportement politique (et éthique) de l'ancien président Jean-Bertrand Aristide. Il serait opportun de réfléchir sur les conditions sociologiques, politiques, culturelles qui, conjointement avec l'intervention de la personnalité d'Aristide, auraient accouché du type de pouvoir et de la dramatique situation politique que nous subissons actuellement. C'est cette dernière démarche qui sera privilégiée ici. L'accent sera mis sur le contexte socio-politique et les particularités historiques qui ont probablement permis l'avènement du phénomène Aristide et qui constitueraient un terrain fertile pour la répétition de pareille forme de pouvoir. En fin de compte, nous serions tous, masses et secteurs de gauche, partie intégrante de cette aventure dans laquelle la nation haïtienne est engagée.

Ni simple perversité ni pure ingénuité

C'est dans le même sens que se manifestent avec insistance des préoccupations sur la moralité d'Aristide. Il est courant d'écouter - ou de lire - des interrogations de la sorte : Est-il possible qu'Aristide ait pu tromper notre bonne foi avec autant d'adresse et de façon aussi éhontée à la fois ? Est-il pervers - foncièrement pervers - de nature, et s'était-il donc proposé dès le départ de manipuler tout un peuple ? Ou bien, n'est-il pas possible qu'il ait été bien intentionné au début et que ce soit son entourage qui l'aurait conduit dans "la mauvaise voie" ? Ou bien serait-ce une circonstance particulière ou la griserie du pouvoir qui l'aurait détourné de sa vocation première ?

Remarquons que pareilles interrogations se sont soulevées et continuent de se soulever par rapport à Adolf Hitler [28]. La vive polémique développée autour de la problématique n'a pas, il me semble - tout au moins jusqu'à nos jours -, levé les doutes et les préoccupations qui entourent le sujet. Et fort probablement on n'y arrivera jamais. Il en serait de même dans le cas d'Aristide. De toutes façons, il paraît plus vraisemblable (ce n'est là qu'une hypothèse), en accord avec le cadre conceptuel utilisé dans ce travail, de croire que "le prophète" Aristide n'est - tout au moins n'était - pas un pur charlatan, [42] que dans son comportement il y aurait un mélange de foi sincère et de démagogie. Il ne serait pas insensé de penser qu'il se croit - qu'il s'est cru au moins - un être extraordinaire favorisé par des vertus rares, tout à fait réservées aux gens de sa trempe, et qu'il est le seul qui puisse "sauver" le peuple haïtien. D'une façon générale, ce mélange étrange distingue les leaders charismatiques. Se référant à Hitler, Kershaw note : "Elles [ses idées] le dotèrent d'une philosophie générale qui, comme toutes les idéologies sectaires, lui permettait d'ordonner chacune de ses idées et de récuser toutes les autres. Elles le dotèrent également du zèle 'missionnaire' du chef mû par une vision grandiose de l'avenir et par la certitude que la voie qu'il propose est la bonne, et même la seule possible. Bien que souvent hésitant lorsqu'il s'agissait de prendre des décisions politiques concrètes, Hitler resta toujours inébranlable dans ses convictions" (Kershaw, op. cit., pp.34-35). N'empêche que le même Kershaw affirme que "pendant longtemps, tout ce que cet outsider sorti du rang semblait avoir à offrir, c'était des phobies idéologiques solidement ancrées et un inhabituel talent de démagogue pour flatter les plus vils instincts des masses, sans compter quelques bizarreries du comportement" (Ibid. p. 21).

En tout cas - et c'est cela l'important dans cet article - les études sur le charisme mettraient en garde contre l'erreur de faire reposer l'immense popularité d'Aristide uniquement sur la duperie, la perversité, la démagogie du leader d'un côté, et, de l'autre, sur l'ignorance et l'ingénuité des masses, sur une sorte de "stupidité puérile" immanente de celles-ci (Arendt : 1972, p.33). Hannah Arendt affirme que "ni les procès de Moscou ni la liquidation de Rohm n'auraient été possibles si les masses n'avaient pas soutenu Staline et Hitler. Une croyance répandue veut que Hitler ait été un simple agent des industriels allemands, et que Staline ait triomphé dans la lutte pour la succession de Lénine par le seul biais d'une sinistre conspiration. Il s'agit d'une double légende, que réfutent de nombreux faits, et d'abord l'indiscutable popularité des deux dirigeants. Il n'est pas davantage possible d'attribuer leur popularité à la victoire d'une propagande mensongère et bien orchestrée sur l'ignorance et la stupidité" (Arendt, Le système totalitaire, Editions du Seuil, 1972, p. 28).

L'acharnement outrancier de l'Organisation du Peuple en Lutte (OPL) contre l'ancien président ferait croire que cette organisation politique ignore ou fait fi de cette réalité. Il en serait de même de l'historien Jean Alix René qui impute l'émergence du régime lavalassien à la séduction dont furent, d'après lui, victimes les masses haïtiennes par le mouvement Lavalas, en particulier par son leader, Jean-Bertrand Aristide. (RENE, A., 1999).

L'analyse de la situation de la part de l'OPL et du professeur René coïnciderait avec la position théorique de Joseph Bensman et Michel Givant. Ces deux auteurs estiment en partant que "le concept de leadership charismatique tel que développé par Weber conserve peu de sens dans l'analyse des mouvements politiques et sociaux modernes. (...). Le concept weberien était originellement appliqué à des mouvements sociaux de caractère hautement personnel, lesquels étaient non seulement personnels mais aussi révolutionnaires et irrationnels". [29] Bensman et Givant inventèrent, en conséquence, le concept de pseudo-charisme qui "signifie simplement l'emploi des moyens, [43] de l'imagerie, de la présence du leader charismatique comme une formule rationnelle par laquelle des groupes de leadership caractérisés par le calcul rationnel s'efforce d'atteindre ou de conserver le pouvoir". [30] Les deux auteurs soulignent que "c'est l'exploitation rationnelle de l'irrationalité qui a été le thème dominant dans les mouvements politiques et sociaux du monde moderne depuis la Révolution française et probablement même avant, depuis la Contre-Réforme". [31]

Qu'il soit dit en passant que Bensman et Givant paraissent avoir mal interprété le concept développé par Weber. Premièrement, Weber était tout à fait conscient des limites historiques de son concept. Mais cela ne l'a pas empêché d'étendre le phénomène du charisme aux sociétés et systèmes politiques modernes. Weber, qui a étudié longuement et profondément la bureaucratie moderne, insiste sur le fait que celle-ci, en dépit de son caractère éminemment rationnel, n'éclipse pas pour autant la possibilité de la domination charismatique, ni la domination traditionnelle, par ailleurs. "Le bureaucratisme le plus strict, signale-t-il, et toutes sortes d'organisations prébendaires ou féodales peuvent résulter directement de la domination charismatique, comme ce fut le cas de Napoléon" [32]. Deuxièmement, le pouvoir charismatique étudié par Weber est un type idéal, c'est-à-dire une construction réalisée par le chercheur à partir de la mise en relief des éléments les plus essentiels d'un phénomène historique. Il ne décrit pas le phénomène tel qu'il se présente exactement dans la réalité. C'est une sorte d'utopie, cohérente en elle-même, "exempte de contradictions", qui permet, précisément parce qu'elle est différente de la réalité empirique, de saisir plus scientifiquement le phénomène historiquement donné [33]. Le phénomène en étude n'apparaît jamais sous cette forme pure.

Il fait voir que deux des trois types de pouvoir (les trois types de domination qu'il a élaborés, à savoir la domination légale-rationnelle, la domination traditionnelle et la domination charismatique) et même les trois types de pouvoir peuvent cohabiter dans une société donnée, dans un moment historique déterminé, que dans la réalité empirique on peut rencontrer toutes sortes de combinaisons possibles. De là, d'après Weber, la pertinence de l'élaboration théorique, de la construction du type idéal [34]. Au cœur même de la modernité

D'autre part - et c'est cet aspect du problème qui intéresse ici - l'article de Bensman et Givant fut écrit en 1975. Ils mentionnent qu'alors " toutes les études réalisées sur le charisme moderne, excepté celle de Fagan et celle de Tucker, mettent en relief la planification rationnelle et la prévision comme éléments du charisme" (les deux exceptions étant Fagan et Tucker). La réalité est que bon nombre d'études furent réalisées sur le thème après 1975, et elles ne s'appuient guère sur ces éléments mentionnés par Bensman et Givant, à savoir "la planification rationnelle" et "la prévision". Au contraire, leurs auteurs conçoivent le phénomène charismatique à la manière de Weber, c'est-à-dire comme une relation entre les qualités personnelles d'un leader et des masses "électrisées" par de telles qualités. Le lecteur peut se contenter de se référer à la documentation qui sous-tend le présent article.

[44]

Extrêmement grand, également petit

Revenons à notre sujet. Le leader charismatique est un type pas comme les autres, un type dont la personnalité spéciale permet d'avoir un comportement différent du "commun des mortels" et susceptible de provoquer justement pour cette raison l'admiration, la vénération même de ces derniers. C'est un personnage extraordinaire, qui est au-dessus de la routine de la vie quotidienne ; il suscite l'admiration des adeptes dans la mesure où il ne se rabaisse pas à leur niveau. Il agit, il résoud les problèmes d'après son style personnel, en marge des rouages institutionnels et des comportements traditionnels, à travers très souvent des coups d'éclat ou des actes qui provoquent la stupéfaction. La décision d'Aristide, lors de son discours de prestation de serment présidentiel le 7 février 1991, de demander au chef d'état major des Forces Armées d'Haïti la tête de plusieurs généraux de cette institution se rapporterait à cette caractéristique du leader charismatique.

Celui-ci a une sensibilité aiguë et une intelligence pratique [35] qui le dotent d'une grande habilité pour comprendre la psychologie des autres (c'est un meneur d'hommes) et aller au-devant des événements, même s'il peut être considéré d'une façon générale comme un médiocre (Hitler est ordinairement décrit comme un médiocre, qui se considérait comme un artiste raté. Charles Manson, le fameux leader charismatique qui en 1969 causa la mort de dix suiveurs et la sienne propre en Californie, n'a pu être qu'un délinquant très pâle en comparaison avec le haut niveau de délinquance qu'il s'était proposé d'atteindre) [36].

Telles qualités poussent le leader charismatique à se méfier des intellectuels et à leur manifester en général de l'hostilité, car il les considère comme de beaux parleurs, enclins plutôt à compliquer davantage les moindres problèmes au lieu de les résoudre avec efficience. Tel semble être le cas d'Aristide. Il a lui-même publiquement assumé une telle attitude. "On m'a souvent reproché, écrit-il, l'absence ou le flou de mon programme. Le temps manquait ? Mauvaise excuse. La chance qui passe, puis La chance à prendre sont deux textes de base, longs, intéressants, mais souvent indigestes et inaccessibles pour 90% des Haïtiens. Le peuple avait en fait son programme. Pas besoin d'un devin pour le mettre en forme, après des années de lutte contre le néo-duvaliérisme. Un programme simple : dignité, transparence, participation. Ces trois notions s'appliquant aussi bien au domaine politique et économique que moral. Au risque de déplaire à certains technocrates, j'ai toujours banni le jargon des sciences sociales" [37].

C'est ainsi qu'après un "mariage" avec les cadres intellectuels et professionnels du pays, Aristide s'est progressivement et complètement distancié d'eux, malgré le dévouement et la grande disponibilité de ces derniers à son endroit. Il faut convenir qu'effectivement en Haïti les intellectuels sont en général éloignés de la réalité et de la psychologie des masses. C'est là d'ailleurs incontestablement un avantage considérable d'Aristide sur l'immense majorité des politiciens qui œuvrent actuellement sur la scène politique : sa capacité de communication, de communion avec les secteurs populaires.

Le leader charismatique fait preuve d'un dynamisme, d'une réserve d'énergies et une résistance dignes d'un surhomme [38]. Il jouit d'une sorte de magnétisme capable de convaincre le plus dur des incrédules. On comprendrait ainsi qu'Aristide possède [45] ce talent de "charmeur", cette "bouche de miel" qui ensorcelle son entourage et désarme les adversaires ou ennemis qui l'abordent pour un moment. Il sait aussi être cordial et même respectueux envers certains adversaires politiques. De même qu'il sait, en même temps, utiliser cette arme psychologique pour faire appel aux sentiments les plus bas des masses, de ses adeptes et ses proches collaborateurs pour atteindre ses objectifs. Ce repère théorique permettrait également d'expliquer qu'il semble n'éprouver aucun malaise à se présenter comme un richard ou à s'habiller de vêtements très coûteux, en dépit de ses vœux de pauvreté et de son engagement avec la cause des démunis ; ou bien à faire étalage de ses dons de polyglotte, alors que son peuple est analphabète dans sa grande majorité. La raison en serait qu'en connaisseur de la psychologie des masses haïtiennes, il estimerait que tel stratagème lui apportera d'alléchants dividendes : un bon leader charismatique est naturellement maître dans l'art de la manipulation.

Le leader charismatique n'admet pas de réplique, ni même de conseils. Il s'entoure habituellement de préférence d'amis et de serviteurs inconditionnels. Les critères primordiaux dans la sélection de son entourage immédiat ne sont guère la compétence et le professionnalisme, mais plutôt la soumission, la confiance, la foi dans le "chef". Il n'espère de ses "collaborateurs" que la reconnaissance, la reconnaissance du fils à l'endroit de son père, du protégé envers son protecteur ; de leur côté, les masses et les adeptes estiment qu'ils n'ont que des devoirs envers le leader. "L'autorité charismatique, affirme Weber, (...) dans son expression la plus pure, est absolument autoritaire et dominatrice" [39]. Cette caractéristique du charisme s'appliquerait à la lettre à Aristide. En témoignent sa coutume de traiter d'ingrats ou de traîtres ceux qui s'éloignent de lui ou tout simplement qui se permettent de le désapprouver ou lui "désobéir", et son insistance sur sa décision à "ne plus se laisser utiliser comme tremplin" par cette catégorie de gens, en particulier dans les joutes électorales. ("Nou pap kite yo vin pran woulib sou nou ankô). [40]

En revanche, le père s'efforce de prendre soin de ses enfants, de les gâter, de satisfaire leurs aspirations, spirituelles et matérielles. Car il doit alimenter l'admiration et la dévotion à sa personne, il doit entretenir le mythe du surhomme. Raison pour laquelle le leader charismatique est le plus souvent un démagogue qui promet à ses suiveurs beaucoup plus que ne peut lui offrir personne d'autre. On pourrait interpréter ainsi la coutume de l'ancien président Aristide de rejeter, sans retenue et sans égard pour les concernés, les faiblesses de son gouvernement sur ses ministres, lesquels acceptent docilement les réprimandes que le chef leur adresse publiquement. En réalité, aussitôt que les demandes des masses ne peuvent être satisfaites et que le doute surgit sur l'efficacité - supposée sans limites - du maître, son pouvoir se trouve menacé, sa force de frappe amoindrie. "Si le succès lui échappe, soutient Weber, son autorité chancelle" [41]. Les œuvres humanitaires et caritatives d'Aristide, les privilèges économiques dont jouissent les membres des coopératives et des différentes associations qu'il crée ne viseraient, donc, pas seulement les urnes ; elles correspondraient aussi à une exigence constitutive du charisme.

Mais l'amour pour les fils et filles est un amour traversé par le mépris et par la terreur. Car il provient d'un père terrible, qui est au-dessus de tous et qui mérite le [46] respect absolu et la soumission inconditionnelle de tous. L'homélie d'Aristide lors des funérailles de Jean Hubert Fueillé pourrait s'inscrire dans cette logique. De même que cette menace horrifiante à ces adversaires, mais aussi à ses proches collaborateurs - le "groupe central" (Norbert Elias, 1982) - et à ses simples "sujets" : "Imite 1 pa irite 1" ("Imitez-le, ne l'irritez pas") et qui renvoie sans équivoque au "Je n'ai d'ennemis que ceux de la Nation" de François Duvalier. Même quand Titid vous "charme" et qu'il manifeste son affabilité - il a vraiment de "la forme" ! - il laisse percevoir très souvent cette sorte de prise de distance, cette mise en garde contre toute sorte de camaraderie trop poussée.

Cette ambivalence, cette contradiction même dans les sentiments, ferait à première vue partie intégrante de la personnalité du leader charismatique. L'énergie la plus débordante et l'enthousiasme le plus entraînant, par exemple, paraîtraient soudain faire place à un abattement profond, à une dépression inquiétante. Dorna écrit à ce sujet : "Le charisme est ainsi perçu à la lumière d'attributs superlatifs, parfois parfaitement contradictoires, tels que la prestance, la présence, l'aura, l'assurance, l'intelligence, l'affectivité, l'énergie, le magnétisme, la force persuasive, le don de la parole, la sympathie, la puissance, l'attirance, la séduction, etc." [42]. Ambivalence de la personnalité qui explique en grande partie que "le leadership charismatique représente simultanément le progrès et le retour aux sources primitives où seule la violence règne. (...) Le charisme apparaît à la fois archaïque et novateur" [43].

Admiration et soumission, mais...

Le don que possède Aristide pour s'intégrer aux masses, communier avec elles, s'exprimer avec aisance dans leur langage, d'une part, et, d'autre part, sa désinvolture dans le monde bourgeois et son accoutumance au protocole sophistiqué pourraient être la manifestation de cette ambivalence. Autre manifestation de pareille ambivalence chez Aristide serait ce langage tout à fait populaire d'un côté et, de l'autre, sa préoccupation persistante pour se faire passer pour un éminent intellectuel là ou la simplicité et la clarté devraient être de mise (un exemple frappant en est le titre ronflant de son livre : "Névrose vétéro-testamentaire")

Telle ambivalence s'incarne aussi dans les masses (dans les adeptes en général). En dépit de la dévotion sans limites, de la soumission aveugle, du fanatisme le plus radical à l'endroit du leader, il existe chez elles un désir de prendre leur revanche sur le maître qui au fond les méprise et les violente, et les manipule. Elles sont ainsi prêtes à lui fausser compagnie aussitôt que sa capacité à répondre à leurs aspirations et à les conduire dans la voie du succès, à combler leur besoin d'espoir, s'estompe.

Mais il n'y a pas que cela. Lindholm, s'appuyant sur Freud, renforce ainsi la note : "Moyennant une soumission absolue au leader, le suiveur compense cette rivalité [rivalité entre le fils et le père] ; il masque son agression et son désir d'autonomie en s'inclinant de façon soumise devant les ordres du leader. Mais, la colère profonde du suiveur ne disparaît pas ; et on ne peut pas non plus éliminer tout à fait l'agression et le ressentiment qui couvent sous la soumission, en dépit des plaisirs que renferme l'autonégation. Suivant la piste de Nietzsche - poursuit Lindholm - Freud argumente que la docilité de la multitude dissimule une hostilité sous-jacente, de la même façon [47] que le transfert excessivement positif de l'analyste camouffle toujours une profonde ambivalence. La rébellion bout inévitablement en-dessous de la superficie d'abjection et elle peut éventuellement aboutir à une révolte contre le despote paternel (...)" [44]

Il existe donc une sorte de complicité entre les deux camps. Le maître "comprend" ses sujets ; il comble le vide créé par l'angoisse que provoquent la perte de dignité et d'identité et le déficit de sens, et satisfait à leurs chimères. Il les intègre à la société qui les a marginalisés, apaisant ainsi leur soif de participation, et leur promet une vie décente, le respect et l'honneur. De leur côté, les "valets" encensent leur seigneur ; ils l'exhortent à les flageller ; ils le sacralisent en se ravalant. Ils l'aident, ils l'incitent à construire ses mythes. Ils se donnent ainsi plus de raisons d'espérer et plus d'arguments pour se soumettre.

Ces liens de réciprocité et d' "intérêts mutuels" demandent qu'on soit prudent quand on parle, dans le phénomène du charisme, de comportements assis sur l'irrationalité. C'est ainsi que Madsen et Snow estiment que "en fin de compte, l'usage de l'irrationalité (ou la rationalité) comme concepts dans l'étude du charisme ne peut produire que de la confusion et des points obscurs" [45]. Ce qui ne signifie pas que dans les relations qui s'établissent dans le phénomène du charisme les passions ne jouent pas un rôle essentiel. Loin de là. Ce qui n'exclut pas, d'autre part, que le leader charismatique manque d'équilibre mental. Il paraît même que cette faiblesse représente un de ses traits constitutifs. Weber estime que pareille caractéristique du leader exercerait une influence décisive sur les adeptes. [46] Les deux parties tirent en quelque sorte leur épingle du jeu. C'est ce qui alimente le charisme et qui peut le rendre productif. Mais, dans cette relation, le support des masses est inéluctable et en représente le pilier ; leur assentiment toujours actif ne doit pas faillir. Au moindre relâchement, si, par exemple, comme signalé antérieurement, surgissent des questionnements sur la capacité "héroïque" ou "prophétique" du leader, celui-ci perd de sa légitimité ; il se sent alors isolé, "abandonné de Dieu" (Weber, 1987). Le charisme peut prendre, en conséquence, un tournant périlleux et pour les adeptes, et pour le leader, et pour les "traîtres" et "ingrats".

Persuasion imprégnée de mystification

Une des caractéristiques à la fois les plus communes et les plus essentielles du charisme est la force du verbe, le pouvoir de communication du leader avec les adeptes, le charisme de la parole (Weber). C'est cette "vertu" qui confère au leader la capacité d'électriser les foules, de se faire "déifier" par elles, de s'attirer les différents secteurs de la société et de les unir en sa personne et dans sa "doctrine" (doctrine le plus souvent ambiguë, ésotérique, spectaculaire, d'autant plus vivante et efficace qu'elle est simpliste) [47], et de les entraîner dans les actions éclatantes et hasardeuses.

Aristide est un des grands privilégiés en ce sens. Sa capacité d'enflammer l'auditoire, de l'envoûter et le convaincre est remarquable. Je me souviens de la première fois que je l'ai vu haranguer la foule. C'était le 1er. mai 1986, lors d'un rassemblement des ouvriers au Boulevard Harry Truman à Port-au-Prince. C'était simplement ensorcelant ! Ses discours enfiévrés durant la campagne électorale de 1990 enchantèrent ses dizaines de milliers de partisans et fanatiques, avec lesquels il entame des fois le [48] dialogue avec naturel et humour. Sa connaissance du créole et de la culture des milieux populaires et son utilisation habile de la symbolique haïtienne contribuèrent énormément à lui créer une popularité digne du prophète dont il s'évertuait à projeter l'image à travers la parole, et les gestes [48]. Son sens pratique des choses mêlé à une grande intelligence lui confèrent une capacité de synthèse dotée d'une force suggestive fort appréciable. Exemple : les "twa wôch dife" du mouvement Lavalas : "justice, transparence, participation", qui résumeraient les grands principes qui devaient guider ce mouvement dans son œuvre de transformation de la société haïtienne.

Le don de la parole que possède Aristide a sans aucun doute joué un rôle très actif dans le grand mouvement populaire qui a renversé la dictature des Duvalier. L'ancien curé de Saint Jean Bosco s'est taillé une réputation internationale par ses homélies et ses mises en scène qui électrisaient les fidèles et les inculquaient le mépris de la peur et la détermination dans la lutte contre la dictature. Il est en effet connu pour pratiquer un rapport spécial avec la foule. Son entourage proche s'angoissait quand il devait prendre la parole en public dans des situations politiques qui exigeaient la pondération et la tranquillité. Alors qu'il promet de s'exprimer avec modération et sous un ton pacifiste, dès qu'il commence à s'adresser à la foule, il s'excite, perd son contrôle et enflamme les esprits, au lieu de les inciter à la modération et au calme. [49]

D'autre part, une analyse plus ou moins minutieuse du langage du "prophète" révèle souvent, derrière une rhétorique impeccable et une expression biblique structurée, un contenu peu consistant et ambigu, caractéristique reconnue des discours des leaders charismatiques. Exemple : ses discours aux Nations Unies. Autre exemple : son discours sur les pelouses du Palais National le 15 octobre 1994, date du retour au pays natal, après l'exil provoqué par le coup d'État du 30 septembre 1991. Comportement qui décevait grandement les cadres intellectuels - tout au moins une partie d'entre eux - qui le suivaient passionnément. [50]

Aristide utilise son grand pouvoir de séduction pour alimenter le mythe de prophète et de "rédempteur de la Nation" qu'une grande partie du peuple haïtien et lui ont construit ensemble. Lors du massacre à l'église Saint-Jean Bosco par les sbires sous les ordres de l'Armée d'Haïti, le prophète se serait échappé de façon miraculeuse ; il aurait "disparu" au beau milieu de la foule et sous les yeux mêmes de ses agresseurs. Même après son retour de l'exil, Aristide invoqua ce tragique incident pour faire appel aux croyances magico-religieuses du peuple haïtien et accroître en conséquence son capital politique. Il serait ainsi le véritable Messie envoyé pour libérer son peuple : il ne peut et ne doit donc être souillé par aucune main profane ; il doit être honoré et craint à la fois non seulement de ses brebis, mais de l'ensemble du peuple qu'il est appelé à délivrer du Mal.

En 1990 il écrivait à ce sujet : "Ce qui a été mis en mouvement ce jour [lors du massacre du 11 septembre 1988 à l'église de Saint Jean Bosco] l'était pour de bon, et maintenant, la force de vie se manifesta : il m'enveloppa, il planifia notre fuite ; il ouvrit le chemin ; il ouvrit la barrière. Il fit tout ce qui était nécessaire. Et les malfaiteurs étaient là dans la rue ; ils nous ont vu passer et ils ne m'ont pas vu passer ; ils savaient que je passais, ils ne m'ont pas senti passer... Et alors, nous nous sommes rendus à l'endroit [49] prévu. Et nous étions cachés par la grâce du Seigneur » [51]. En 1990, à propos d’une autre tentative échouée d’assassinat sur sa personne, à la localité de Freycineau, il conta : « Un d’entre eux pointait son arme directement vers moi… Bien qu’il était évident que, stratégiquement parlant, il aurait été mieux pour moi de me protéger, j’étais incapable de le faire. Je me suis senti calme, et je suis resté là, et j’ai vu l’arme pointée vers moi et j’ai vu la fumée sortant de l’arme et j’ai entendu le bruit des cartouches. Il me manqua, et recommença encore, et encore j’ai vu la fumée et entendu le bruit, et il me manqua encore. Et alors, je l’ai vu qui commençait à reculer, et sûrement sa main a dû trembler, car il tira de nouveau, et de nouveau il me manqua » [52].

Il faut ajouter que l’ancien curé de Saint Jean Bosco aurait en certaines occasions fait montre, en plus de la dévotion à la cause populaire, de sa bravoure et combativité (Un autre trait caractéristique du leader charismatique en général). Cette qualité lui aurait valu – à l’instar d’un autre grand leader charismatique, le président Sylvain Salnave- une bonne part de sa popularité. Elle continuerait très probablement d’être – « machisme des masses » ? – un des éléments qui alimentent encore son pouvoir de séduction sur de larges secteurs de la population

II. LE POUVOIR CHARISMATIQUE
D'ARISTIDE


Les traits constitutifs du leader charismatique en général et d'Aristide en particulier ci-dessus indiqués permettront de mieux comprendre la forme de pouvoir exercée par Aristide, à savoir le pouvoir charismatique. Il s'agira donc de définir le concept de pouvoir charismatique et de voir dans quelle mesure cette définition s'applique au type de pouvoir lavalassien. Ici encore le point de départ sera la sociologie politique de Max Weber, l'auteur clé en la matière. D'autres théoriciens du thème qui ont enrichi de leurs recherches le concept de Weber y apporteront également leur concours.

Un petit rappel théorique, au risque d'ennuyer le lecteur. Weber distingue puissance et domination. "Puissance signifie toute chance de faire triompher au sein d'une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance. Domination signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé" Comme vous pouvez le constater, la domination implique d'emblée acceptation, docilité, obéissance, légitimité de celui qui domine par rapport aux dominés. Ceux-ci acceptent qu'ils soient dominés. Ici, l'élément subjectif est primordial : il y a la volonté d'obéir. "Tout véritable rapport de domination, déclare Weber, comporte un minimum de volonté d'obéir, par conséquent, un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir" (Economie et Société, p. 285) (La sociologie de Weber accorde une importance considérable à la subjectivité des acteurs ; leurs valeurs, le sens qu'ils donnent à leurs actions sont essentiels pour l'analyse sociologique, qui doit interpréter le sens de ces actions - et les expliquer. On l'appelle sociologie compréhensive).

[50]

Une invitation à la passion

Pour Weber, le pouvoir charismatique - il l'appelle domination charismatique - [53] est un type de pouvoir bien particulier, un type de pouvoir spécial, extraordinaire, de même que le leader charismatique est un leader extraordinaire. En effet, les deux autres types de domination, la traditionnelle et la légale - rationnelle, correspondent à la quotidienneté, à la routine de la vie quotidienne, suivent les prescrits des règlements pré-établis. La domination charismatique en est l'opposée. Elle ne repose sur aucune forme de gouvernement fixée a priori ; elle est l'ennemie de tout formalisme, de toute sorte d'institutionnalité. "Elle ne reconnaît pas de principes ni de règlements abstraits, elle n'admet aucune juridiction 'formelle' " (Weber, 1987, p.851). La domination charismatique est foncièrement émotionnelle ; "elle exclut le rapport à tous types d'ordre externe" (Weber, ibid., p.851), et à toute structure, toute tradition. Les différents chercheurs du charisme partagent cette opinion. Pour Ian Kershaw la domination charismatique "est un système de gouvernement totalement différent, fondé sur l'exercice d'un pouvoir personnel impliquant une responsabilité personnelle". Norbert Elias affirme qu'elle "doit se servir de moyens, d'attitudes et de conduites qui relativement parlant n'ont pas été expérimentés" [54].

C'est la relation entre le chef et les suiveurs qui est déterminante, ces derniers mettant leur foi dans la capacité personnelle du prophète, du héros, de changer la situation et de les libérer, le leader attendant d'eux la soumission complète, la reconnaissance envers leur bienfaiteur, et l'engagement total.

Pas de pression ; seulement de la spontanéité

Aucune contrainte externe ne doit entraver l'action du leader - et des masses -. Fujimori au Pérou a dissout le Parlement ; Chávez au Venezuela a amendé la Constitution. Aristide a eu un bras de fer avec le Parlement, qu'il n'a pas dissout très probablement parce que la corrélation de forces politiques ne lui était pas favorable. Quand l'ancien président allait retourner au pays après les trois ans d'exil, une des revendications de ses partisans était précisément celle-là. Le refus d'Aristide président de s'entendre avec n'importe quel premier ministre qui veuille exercer sa fonction de façon autonome et en accord avec les prescrits de la Constitution s'inscrirait d'emblée dans cette logique. Le problème, c'est la nouvelle institution créée par les constituants de 1987 et qui joue le rôle de garde-fou du traditionnel autoritarisme du système présidentialiste de la nation haïtienne. [55]

On peut d'ailleurs suivre la même logique chez le Président Préval, le "jumeau d'Aristide", son "marasa". Dans l'objectif de consolider le pouvoir lavalassien, celui-ci a concentré force énergies et déployé beaucoup d'efforts et d'intrigues pour annuler le pouvoir parlementaire, qu'il a finalement aboli le 11 janvier 1999, et gouverner sans premier ministre, ce en flagrante violation de la Constitution.

L'institutionnalité est un emmerdement : elle doit sauter. L'organisation, en tant qu'expression de l'institutionnalité, n'a pas sa place dans la domination charismatique. Hitler a miné tous les partis d'opposition, malgré les efforts de plusieurs d'entre eux pour arriver à un "modus vivendi" avec le régime nazi et accepter ses brimades. La [51] gauche fut pratiquement anéantie. Ce ne sont pas seulement les partis politiques qui subirent l'assaut destructeur du nazisme. "Les groupes d'intérêt, nous renseigne Ian Kershaw, les organisations professionnelles, les corporations, les clubs, les associations, même les plus inoffensives, avaient entrepris l'épuration de leur direction et nazifié leurs statuts. Tous les membres des anciens partis de gauche, et tous les juifs (hormis ceux qui avaient combattu dans la Grande Guerre) avaient été radiés de la fonction publique" [56].

Juan Domingo Perón essaya en Argentine, selon Madsen et Snow, "de ralentir la tendance naturelle au développement des structures en éliminant les partis politiques nominalement loyaux à sa personne, mais dans la pratique organisés et contrôlés par d'autres. A leur place il créa son propre parti politique, lequel fut inconditionnellement loyal à lui personnellement" [57].

Dans la ferveur de la mobilisation nationale durant la première année de son mandat constitutionnel, Aristide déclara close la période de l'agitation politique de masse du mouvement Lavalas et ouverte celle de l'organisation Lavalas. Cette décision étonna les amis et les connaisseurs de l'ancien curé de Saint-Jean Bosco, qui n'a pas la renommée d'être un promoteur d'organisations, en dépit de sa participation dans la création de quelques organisations populaires. À son retour au pays et à la faveur des luttes intestines au sein du mouvement Lavalas, il créa son propre parti, LaFanmi Lavalas, qui rapidement étendit ses ramifications à travers le pays, sous diverses expressions. Fort probablement c'est la conjoncture politique marquée par la présence de plusieurs partis sur la scène et un climat de lutte démocratique ouverte, témoignage d'un début de modernisation de la vie politique du pays, qui le portèrent à poser cet acte. En effet, le parti s'avérait dans ce contexte indispensable pour conserver son pouvoir et assurer son avenir politique.

Aristide durant ses sept mois de présidence n'a pas fait mainmise sur les organisations, politiques ou autres, existantes. Peut-être à cause du climat démocratique qui prévalait à ce moment, sur le plan national et sur le plan international. Peut-être que le temps était trop court pour agir de la sorte. Peut-être qu'il savait que ce procédé ne lui donnerait pas de fruits. Peut-être aussi que tout simplement il n'était nullement dans ses intentions de le faire. Son gouvernement n'a pas non plus, semble-t-il, essayé de corporativiser les syndicats. Le nettoyage politique dans la fonction publique n'aurait, semble-t-il, pas pris la dimension d'une chasse aux sorcières et se serait réalisé plutôt en accord avec notre Charte fondamentale. Cependant - toujours hypothétiquement pour les motifs déjà mentionnés - il utilisa une tactique assez efficace dans l'administration publique qui consistait à "doubler" les fonctionnaires haut placés de gens souvent sans compétence et sans moralité, dont l'unique vertu est qu'ils sont des inconditionnels de Titid. Quant aux partis politiques, le pouvoir lavalassien pratique contre eux une guerre d'usure qui peut à l'avenir lui procurer de copieux dividendes [58]. Le durcissement des rapports du gouvernement Préval/Alexis - considéré comme une pièce importante dans la stratégie politique du pouvoir charismatique d'Aristide - avec les syndicats des enseignants et son refus de négocier avec eux alors qu'il a pris sous signature l'engagement d'accorder satisfaction à leurs revendications pourrait avoir comme [52] dessein l'annihilation de ces associations qui sont décidées à affronter le gouvernement dans la défense de leurs intérêts.

La domination charismatique n'a pas besoin d'institutions, n'a pas besoin d'organisations pour agir. Elle n'a pas besoin de médiations. Elle s'adresse directement aux acteurs, et repose plutôt sur l'intuition, sur la "valorisation subjective". Elle va à l'encontre des valeurs et des traditions. Mieux, elle se reconnaît précisément dans la mesure où elle est capable de contrer tout ce qui est accepté comme norme, comme principe de gouvernement, comme principe de vie collective, et donner ainsi libre cours à la puissance créatrice des émotions, de l'imagination, du génie et de l'héroïsme du chef incontesté et incontestable.

Contre toute vraisemblance,
un pouvoir révolutionnaire


La domination charismatique est, de fait, et à l'encontre de ce qu'on aurait tendance à croire, éminemment révolutionnaire. Ce serait même là une de ses caractéristiques essentielles. C'est en même temps cette "qualité" qui lui confère ce grand pouvoir d'attraction et sa considérable influence sur les masses. Au contraire du pouvoir traditionnel qui s'engourdit de la léthargie pétrifiante de la tradition et du passé, à l'opposé du pouvoir légal-rationnel qui impose à toute la société (moderne) ce que Weber appelle "la dictature du fonctionnaire", à travers les "professionnels de la politique", dictature qui emprisonne le monde dans une "cage en fer" et enlève à la vie tout son sens, toute sa sève ; au contraire de ces deux formes de pouvoir, disions-nous, le pouvoir charismatique opérant une "transformation de l'intérieur", bouleverse l'ordre établi, subvertit les mœurs et les pratiques quotidiennes, soulève les passions mobilisatrices et restitue son sens à la vie et l'espoir au peuple. Le charisme serait même en vertu de cette caractéristique une pièce nécessaire au fonctionnement de la démocratie moderne. Anthony Giddens, commentant le concept de domination charismatique de Max Weber, signale : "(...) 'L'élément charisme' revêtait [pour Weber] une importance vitale pour l'ordre démocratique moderne ; sans lui, l'élaboration de politiques consistantes s'avérait impossible et l'État se convertirait une fois de plus en une démocratie sans leader : l'espace des politiciens professionnels sans vocation" [59].

Un détail qui peut se révéler utile pour l'analyse : Max Weber lui-même, reconnu pour son combat en faveur de l'hégémonie bourgeoise dans l'Allemagne postbismarckienne et moderne, et vivement intéressé à l'étude de la rationalité de la société capitaliste - assise sur l'efficacité ahurissante de la bureaucratie et l'extension incontrôlable de l'organisation -, prenait parti pour la domination charismatique et rêvait de son implantation dans le monde moderne comme la solution à la "paralysie de l'âme" qui l'affaisse chaque jour davantage.

En fait, cette option de Weber va en ligne droite avec sa vision du monde qui renferme le paradoxe suivant : le monde moderne se caractérise par la rationalisation croissante de toutes les sphères et toutes les dimensions de la vie collective (et individuelle) à travers la "machine" (la bureaucratie, l'organisation), diabolique et implacable. Face à ce pouvoir infernal, dépersonnalisant et destructeur de sens, l'individu, aliéné, seul et aux prises en permanence avec le diable, n'a qu'un recours : sa volonté, personnelle, de lutter contre vents et marées pour défendre ses propres valeurs. [53] Dans ce combat entre différents dieux, l'homme est homme dans la mesure où il se sent libre de choisir son propre dieu, chaque dieu étant aussi respectable que les autres [60]. Dans la même ligne de pensée, la véritable action politique pour Weber est l'action responsable et dirigée par la "passion" de transformer la réalité. Le leader charismatique et la domination charismatique, en dépit du risque de despotisme et malgré leur ésotérisme, sont, dans la conception politique de Weber, les seules à pouvoir apporter dans ce monde sans âme cette révolution axée sur l'éthique [61].

Weber concordait donc avec Marx sur le pouvoir aliénant du capitalisme et sur son effet destructeur sur la société et sur les individus [62]. À la différence qu'il était persuadé que cette aliénation est inséparable des sociétés modernes basées sur la bureaucratie et la technique instrumentale et qu'aucune révolution, encore moins la socialiste, ne pourrait lui faire obstacle. Seul, pensait Weber, un pouvoir personnel et fort, inspiré par la grandeur d'âme et la passion créatrice, peut infuser un peu d'utopie dans ce monde sans saveur.

Recentrons l'analyse sur le charisme. Ce potentiel révolutionnaire que le charisme renferme repose essentiellement sur la nature exceptionnelle du leader, lequel est capable de "perturber les valeurs" et créer un ordre nouveau. Le leader charismatique qui, d'une façon générale, fait son apparition sur la scène politique dans un contexte de crise sociale générale, et dans une ambiance de dépression et de désespoir des masses, et autres couches sociales, peut rétablir l'équilibre mental de celles-ci en cristallisant en sa personne leurs attentes et leurs chimères.

Surtout dans des circonstances extrêmes

Il convient ici, aux fins d'analyse de la situation concrète d'Haïti, de s'attarder un peu sur les rapports entre crise sociale d'un côté et, de l'autre, émergence et développement du charisme. La plupart des intéressés à l'étude de ce thème s'accordent sur l'importance de la crise dans la création de la domination charismatique. Jean-Yves Roy exprime cette idée de façon claire et nette : "Il importe de remarquer, signale-t-il, qu'au point de départ de toute adhésion dogmatique, qu'elle soit ou non provisoire, existe un état de crise. (...) La crise entraîne un effondrement provisoire des convictions habituelles. (...) Dans de telles conditions, on éprouve le besoin de s'en remettre à un berger, à un guide. On devient vulnérable. Dans le meilleur des cas, on se tourne vers des proches, des amis, des réseaux naturels de support. Dans la logique du groupe de conviction, on devient un adepte potentiel" [63].

Cependant, des doutes ont surgi à propos de l'existence d'un rapport de cause à effet entre la crise et l'apparition de la domination charismatique. Lindholm nous prévient que "d'après beaucoup de théoriciens sociaux, la prémisse d'émotivité [nécessaire à l'émergence du pouvoir charismatique] correspond avec les conditions générales de l'organisation sociale moderne, telles que la diversité technique croissante de la force de travail, la continuelle décomposition des communautés intégrées et l'isolement et l'aliénation progressifs des individus" [64]. En d'autres termes, les conditions du monde moderne qui créent la "cage en fer" que mentionne Weber lui-même suffiraient pour engendrer "une menace catastrophique ou un vide culturel qui provoque chez les individus une anxiété de leadership" [65].

[54]

Ann Ruth Willner est encore plus claire à ce sujet. D'après elle, des leaders charismatiques peuvent surgir à la faveur d'une crise : cas de Hitler et Mussolini. Mais, des régimes charismatiques ont fait leur apparition sans un environnement social de crise ; exemples : Castro et Sukamo. La réciproque serait vraie aussi : "La crise sociale et la détresse physique peuvent provoquer un large support politique sans provoquer l'appel au charisme" [66].

Cette prudence relative à l'éventuelle dépendance du phénomène charismatique par rapport à la crise sociale serait l'attitude correcte dans le cas d'Haïti où la situation de crise, économique, sociale, politique, est tellement récurrente et la situation normale tellement fragile qu'il n'est pas toujours aisé d'établir une démarcation entre les deux. Il est cependant clair que l'annonce de la candidature de l'ancien vicaire de Saint Jean Bosco à la première magistrature de l'État le 18 octobre 1990 apparut dans une conjoncture très difficile pour la Nation haïtienne, une "situation singulièrement extrême" [67]. À ce moment-là, l'intense mobilisation populaire nationale qui émergea avec la chute des Duvalier le 7 février 1986 donnait des signes évidents d'essoufflement, et l'euphorie des premiers temps avait cédé la place à une profonde désaffection populaire et une vague de désenchantement inquiétante. Si bien que le taux de participation populaire aux joutes électorales menaçait d'accuser un niveau insignifiant. Aussitôt après l'annonce de la candidature d'Aristide aux compétitions, l'affluence de la population aux registres d'inscription se révéla impressionnante. Et la campagne électorale d'Aristide fut une énorme fête populaire, qui déboucha sur une victoire éclatante (67.3% de l'électorat) le 16 décembre 1990.

Aristide aurait agi alors comme un "antidépresseur" (Dorna, 1998 : 28) pour d'immenses secteurs de la population. Ils étaient convaincus que seul lui pouvait vaincre définitivement le duvaliérisme, lequel, contrairement à ce qu'on espérait au lendemain du 7 février 1986, se refusait à mourir ; seul lui avait le courage - tel un Sylvain Salnave -, la détermination et la popularité pour triompher du baron suprême des duvaliéristes, Roger Lafontant, qui voulait à tout prix reconquérir le pouvoir. Seul Aristide avait la conviction révolutionnaire pour répondre à cette revendication majeure des couches populaires marginalisées, à savoir la participation dans la vie sociale, économique, et politique du pays. Seul Aristide, couvert de l'honnêteté du prêtre dévoué tout entier à la cause des plus démunis, était en mesure de s'attaquer à fond à la corruption séculaire qui s'étend telle une pieuvre sur tous les aspects et dimensions de la vie publique et privée. Seul, en termes simples et brefs, le prophète Aristide répondrait à cette quête d'espoir d'un mieux-être du peuple et à cette demande d'autorité, d'ordre et de paix, qui faisaient terriblement défaut dans ces temps d'agitation et d'incertitude politique et économique.

Toujours en quête d'exaltation

Son caractère révolutionnaire le pouvoir charismatique le tient de son caractère exceptionnel. C'est cette même propriété qui le contraint au mouvement permanent, qui exige de lui un dynamisme incessant s'il ne veut pas sombrer dans l'immobilisme et le conformisme, s'il ne veut pas se routiniser et devenir un pouvoir comme les autres, traditionnel ou légal-rationnel. Il est condamné à un activisme continu. Les organisations [55] populaires proches de l'ancien président rempliraient magnifiquement ce rôle, investissant les rues, inventant des manifestations, lançant des mots d'ordre de grève, occupant les médias, provoquant les opposants. Kershaw nous renseigne à ce sujet sur le pouvoir charismatique hitlérien : "Considérablement grossis en nombre, les militants pouvaient désormais entretenir une agitation permanente : en tenant réunions électorales, en organisant des marches et des rassemblements, et surtout, en provoquant des bagarres pour le contrôle de la rue, ils maintenaient constamment le "mouvement hitlérien" sous le feu des projecteurs et lui donnaient une image de vitalité et d'action" [68].

On comprendra qu'il n'est guère aisé de répondre sans cesse au "risque et au devoir d'un engagement toujours renouvelé et incalculable" [69] et "se servir de moyens, d'attitudes ou conduites qui n'ont pas relativement été expérimentés" [70]. On conviendra également qu'on s'expose facilement à s'essouffler en voulant maintenir à tout prix ce rythme de vie, et en s'efforçant de relever en permanence le défi de se situer dans la vie de tous les jours au-dessus du mode de vie habituel, en marge du monde de l'administration courante et de la juridiction formelle, au mépris des règles de l'économie rationnelle et au-delà du monde de la corruption ; bref, en voulant conserver le caractère révolutionnaire du charisme (c'est-à-dire, en voulant conserver le charisme, tout simplement). Surtout quand on traite quotidiennement avec le démon qui s'appelle politique. La domination charismatique pure n'existe, en conséquence, d'après Max Weber, que statu nascendi, et "la situation de l'autorité charismatique est de par sa nature même spécifiquement instable" [71].

III. LE PROCESSUS DE ROUTINISATION
DU CHARISME D'ARISTIDE


La domination charismatique tend donc à perdre naturellement son caractère exceptionnel et révolutionnaire et à adopter les particularités d'une des formes de domination les plus courantes, les plus "banales". Elle se transforme généralement avec le temps en la domination traditionnelle ou en la légale - rationnelle, ou bien en une sorte de produit hybride des deux formes. C'est ce que Weber nomme la routinisation du charisme. "La domination charismatique, note Weber, qui n'existe pour ainsi dire, dans la pureté du type idéal, que statu nascendi ("l'autorité charismatique n'existe que dans le processus de sa naissance"), est amenée, dans son essence, à changer de caractère : elle se traditionalise ou se rationalise (se légalise), ou les deux en même temps, à des points de vue différents" [72].

Quelques considérations d'ordre méthodologique s'avèrent nécessaires avant d'entrer dans l'analyse de ce qu'on pourrait appeler le processus de routinisation du charisme d'Aristide [73]. En tout premier lieu, même si on admet couramment que le pouvoir de Préval est en fait la prolongation de celui d'Aristide et que les agissements de celui-là ne visent que la "restitution officielle" de l'appareil d'État à celui-ci, la réalité demeure que cet appareil d'État, même si on peut dire qu'il est effectivement au service d'Aristide, n'est pas tout à fait sous le contrôle de ce dernier. Il suffit de mentionner les contradictions qui, inévitablement, doivent se produire entre les deux hommes d'État [56] dans l'exercice quotidien du pouvoir. Et puis, les écarts politiques de Préval - et ses performances - ne peuvent pas être mis automatiquement sur le compte d'Aristide. Or, l'important dans la domination charismatique est que le leader soit perçu comme tel, peu importe sa façon de penser et son comportement.

En deuxième lieu, une étude sur la routinisation du charisme requiert nécessairement un travail de terrain susceptible de corroborer les indices de diminution de la force de frappe du charisme et d'ausculter les mécanismes de routinisation. Elle réclame évidemment un sondage des sentiments des suiveurs par rapport au leader, dans le but de détecter si, en dépit de ce qui pourrait paraître comme des "accrocs" au pouvoir charismatique d'Aristide, celui-ci ne continue pas - point névralgique dans le phénomène du charisme - à susciter la vénération d'immenses secteurs de la population. Le présent article est loin de satisfaire de telles exigences : il se base sur des observations personnelles, des discussions avec des intéressés et analystes politiques, à part des informations de la presse écrite, parlée et télévisée, et la documentation de caractère théorique.

Les précédentes limitations et contraintes invitent le lecteur à la plus grande prudence dans l'appréciation des lignes qui suivent. Et même dans l'éventualité d'une approximation évidente entre les réflexions émises au long de l'article et la réalité objective, il devra à tout prix se garder de considérer la routinisation du charisme d'Aristide comme l'anéantissement - même provisoire - de son pouvoir politique. Car, le processus de routinisation du charisme peut couvrir une longue période [74] ; et il n'est pas forcément linéaire. Le charisme peut reprendre du souffle à un certain moment, quitte à s'épuiser par la suite.

Essayons maintenant d'apporter des éléments relatifs à l'hypothétique routinisation du charisme de l'ancien président Jean-Bertrand Aristide.

Cet effort débutera par l'analyse de l'élément le plus apparent, c'est-à-dire le caractère extraordinaire et exceptionnel du charisme. Comme il a été indiqué plus haut, à partir de l'apport théorique de Weber, la nature même de la domination charismatique réclame un effort de dépassement incessant et la recherche continue du nouveau, de l'extra-quotidien ; elle prescrit que le leader et son entourage "doivent conjointement s'aventurer dans ce qu'ils ne peuvent relativement pas calculer" [75]. L'inspiration nécessaire au maintien de ce rythme époustouflant tend évidemment à tarir avec le temps, raison pour laquelle la domination charismatique dans sa forme pure s'accorde plutôt des situations d'urgence. C'est ainsi que le charisme "cède aux forces de la vie quotidienne dès que la domination est assurée et surtout dès qu'elle a pris un caractère de masse" [76].

Avec le temps le charisme se dégrade également et perd les "vertus" qui le situent "hors du commun", au-delà du quotidien et de sa routine et légitiment l'attachement profond des disciples. Les démons du pouvoir et de la vanité épient chacun des actes du leader et du "noyau central" du régime ; les disciples et partisans, aux débuts foudroyés par le magnétisme du héros et du prophète, ne font montre d'aucune capacité de réflexion et d'autonomie. Peu à peu, avec difficulté, ils arrivent à prendre conscience de cette pénible situation qu'ils se refusent à accepter. Dès lors, le pouvoir charismatique [57] se trouve menacé dans ses fondements mêmes.

Le processus de "dégradation" [77] du pouvoir aristidien n'aurait pas pris longtemps à se déclencher. Le comportement du gouvernement, du président Aristide en particulier, provoqua relativement tôt une réaction assez vive d'un secteur qu'on pourrait considérer comme son allié naturel. Le 11 septembre 1991, avant même son départ pour l'exil, à l'occasion de l'anniversaire du massacre de l'église de Saint-Jean Bosco, les membres d'une organisation populaire autrefois très proche de l'ancien président se permirent de l'interpeler et de critiquer publiquement, en sa présence, l'orientation générale de son gouvernement qu'ils jugeaient anti-populaire, en particulier sa politique économique dénoncée comme néo-libérale et axée sur la privatisation des entreprises stratégiques de l'État. C'était une attaque directe au charisme du chef, une façon de communiquer à la nation que celui-ci n'est pas réellement un prophète.

Un peu plus tard, le 27 septembre de la même année 1991, deux jours avant le sanglant coup d'état dirigé par Raoul Cédras, il prononça, au Palais National, à son retour des États-Unis où il prit la parole au siège des Nations Unies, le fameux discours dans lequel il fit l'apologie du "Pè Lebren" et invita les couches populaires à faire subir le "supplice du collier" aux bourgeois qui refusent d'investir dans l'économie et empêchent ainsi les chômeurs et autres victimes de la voracité de la bourgeoisie de sortir de leur condition de parias. Une telle maladresse s'accommode mal au pragmatisme et au caractère extraordinaire qui distinguent le charisme. De plus elle va à l'encontre de la stratégie politique même de la domination charismatique, laquelle, par sa capacité à se situer au-dessus des mesquineries de la quotidienneté, des luttes partisanes et des intérêts de groupes, détient le pouvoir de rassembler en son sein les intérêts et les secteurs les plus divergents. Cette propriété lui confère la capacité de répondre à l'expectative de reconstruction de la nation déchirée et atteinte dans ses fondements par la crise, constituant ainsi une des garanties les plus sûres de sa productivité politique et sociale [78].

Aristide lui-même s'est en maintes reprises manifesté publiquement en faveur de son rôle de rassembleur. Il écrit en 1992 : "Lavalas, c'est la chance de toutes et de tous. C'est ce que je ressassais dans les innombrables réunions publiques. Et que tant d'autres explicitaient ici et là. C'était la chance de l'armée, hier mercenaire, d'être unie à son peuple. C'était la chance de la bourgeoisie d'opter pour une transition démocratique plutôt que pour une révolution violente. C'était la chance de l'Eglise de se rapprocher de son peuple. Et le levier du peuple pour accéder à l'instruction, au pain et demain au travail." [79]

Une remarque s'impose ici. Ils étaient probablement très peu ceux qui dans le camp des lavalassiens avaient pu à ce moment-là se rendre compte de la gravité d'une telle pensée en la personne d'un chef d'État. Si on colle à ce discours la prescription suivante "fôk wôch nan dlo konn doulè wôch nan solèy" - "il faut que les pierres qui sont au fond de la rivière connaissent les souffrances qu'endurent celles qui gisent au soleil" -, on aura une idée de la dérive qui était inscrite depuis lors sur le registre du mouvement lavalassien et qui passait pourtant inaperçue par l'immense majorité des adeptes dudit mouvement. [80]

[58]

Un tel manque de lucidité de la part des partisans de Lavalas n'est évidemment pas le fruit d'un simple hasard. Il signifie qu'au fond, d'une manière générale, nous partagions à différents niveaux du mouvement Lavalas l'étroitesse d'esprit et l'archaïsme idéologique que le leader incontesté du mouvement exprimait dans le discours du 27 septembre ; les secteurs de gauche y compris évidemment, avec leurs intellectuels et leurs idéologues. (La formule critique de Raymond Aron à l'adresse des jacobins : "pas de liberté pour les ennemis de la liberté" tombe bien ici) [81].

Quand, durant la période du coup d'État, les partisans du "putsch" passaient cet épisode à plusieurs reprises sur les écrans de la Télévision Nationale, nous avions plutôt tendance à fuir cette réalité ou tout simplement à blâmer les "putschistes" pour leur "orgie propagandiste" et leur haine implacable de Lavalas et des couches populaires. Au lieu de nous livrer à une réflexion sérieuse sur cette énorme déficience idéologique en même temps que sur notre éventuelle capacité et disposition à bâtir une vraie démocratie. (Par ailleurs, jusqu'à présent il existe la tendance dans plusieurs secteurs de la gauche à rejeter les fautes et erreurs du gouvernement d'Aristide exclusivement sur ce dernier, alors que ces mêmes secteurs y ont participé d'une manière ou d'une autre ; participation qui en quelque sorte correspondrait - tout au moins correspondait à cette époque - à leurs conceptions et pratiques politiques).

D'autant plus qu'une telle auto-analyse n'impliquait pas, n'implique pas - loin de là !- la mise à l'écart des secteurs de gauche et de leur idéologie dans le combat pour la construction de la démocratie.

Car, comme souligné plus haut, nul ne peut contester le rôle éminemment positif des différents secteurs et courants de la gauche haïtienne dans l'histoire des luttes sociales et de la diffusion des idées et comportements démocratiques et modernes du pays. Leur vision du monde et leur pratique sociale et politique leur assignent encore une place d'honneur dans ce combat pour la démocratie et l'instauration d'une civilisation plus humaine et plus en accord avec les temps nouveaux. Il suffit de penser à leur positionnement face aux grands problèmes nationaux, tels que la question du créole, le problème noir-mulâtre, celui des enfants en domesticité appelés cyniquement "restavèk", celui des relations Haïti République Dominicaine, celui des handicapés, de même que sur les grands débats universels : par exemple, les rapports hommes femmes, l'avortement (avec des nuances évidemment étant donné la délicatesse de la question), le désastre écologique du pays. Tous des sujets qui se trouvent au cœur même de la démocratie. En outre, leur contribution dans les champs intellectuel et culturel est hors de doute.

C'est précisément le poids de ces secteurs et courants de la gauche dans la construction d'une société plus humaine, plus performante et plus juste qui donne un sens à une telle invitation. Il n'est même pas nécessaire de faire sur ce point précis allusion à la droite - peut-on parler de droite en Haïti ? - : les secteurs conservateurs ont plutôt la tradition d'entraver le progrès social et la démocratie dans le pays.

Un autre indice de l'affaiblissement du charisme d'Aristide résiderait dans son impuissance à s'attaquer aux moindres maux économiques et sociaux des immenses majorités de la population et ainsi répondre à leurs aspirations matérielles qui, sans [59] aucun doute, jouent leur partition dans leur dévotion au leader. On pourrait même affirmer qu'une telle impuissance s'est manifestée de façon généralisée dans l'exercice du pouvoir Lavalas. À part la dissolution de l'Armée d'Haïti, il est difficile de trouver dans l'exercice du pouvoir Lavalas une mesure qui signifie un changement réel dans un quelconque domaine de la vie des couches défavorisées du pays. Pas même au niveau de la justice en rapport avec les crimes et exactions commis par les militaires et leurs acolytes durant la période du coup d'état du 30 septembre 91. Or, cette exigence constituait – constitue - l'une des revendications majeures des couches populaires. Rappelons-nous ce verdict de Weber mentionné ci-avant à propos du leader charismatique en général : "Quand le succès lui échappe, son pouvoir chancelle" [82].

Un autre élément qu'il conviendrait de prendre en considération dans l'analyse de l'hypothétique processus de routinisation du charisme d'Aristide est la création du Parti LaFanmi Lavalas. Weber parle en ces termes de cette contrainte au phénomène du charisme : "Si un groupement politique, souligne-t-il, charismatiquement dirigé à des fins d'ordre culturel forme un parti ou un appareil de publications périodiques, (...) la forme d'existence du charisme est alors abandonnée aux conditions du quotidien et aux pouvoirs qui le dominent, spécialement les intérêts économiques". Weber poursuit : "Ce moment représente le moment critique où (...) les disciples ou l'entourage immédiat du leader se convertissent en bénéficiaires économiques [83], jouissant de droits spéciaux, par la suite en grands féodaux, prêtres, fonctionnaires du parti, officiels, secrétaires, rédacteurs et éditeurs, qui veulent vivre aux dépens du mouvement charismatique (...)". Weber ajoute qu'en pareilles circonstances la révélation charismatique se convertit inévitablement en dogme, doctrine, théorie, en règlement, jurisprudence ou contenu d'une tradition qui peu à peu se pétrifie" [84].

Le danger principal dans l'existence du parti réside, d'après Weber, fondamentalement dans la rationalisation et la bureaucratisation qu'entraîne inévitablement un parti structuré et bien organisé, ce qui conduit la domination charismatique à l'une des formes routinières du pouvoir, à savoir ce qu'il appelle la domination légale-rationnelle. Il faut prendre en compte que LaFanmi Lavalas ne serait pas un parti typique, et Aristide n'aurait très vraisemblablement aucun désir ni intérêt à ce qu'il en soit ainsi. Perón lutta en permanence contre la formation d'un tel parti. La crainte de la perte de contrôle absolu sur le parti motiva en grande partie cette attitude. Après sa mort, le parti voulut adopter des formes organisationnelles modernes, mais il n'arriva jamais à le faire ; jusqu'à présent. L'une de ses caractéristiques est une fragmentation prononcée et la lutte interne des caudillos qui surgissent périodiquement. Le parti national-socialiste dirigé par Hitler, en dépit de son expansion vertigineuse avec le charisme de celui-ci, ne s'est jamais constitué en une organisation politique classique et n'a jamais eu d'autonomie face au führer. Mieux, il ne cessa de représenter un des instruments de glorification et de domination personnelle d'Hitler.

De toute façon, le fait que LaFanmi Lavalas ne constituerait pas un parti type ne paraîtrait [85] pas le mettre forcément à l'abri de la routinisation. En effet, les luttes d'influence semblent s'y développer pas mal en même temps que s'y créeraient des intérêts économiques, source inévitable et inépuisable de conflits. Les inscriptions aux [60] joutes électorales du 19 mars prochain en seraient un témoignage : on a enregistré des cas de duplication de candidatures à des postes éligibles sous la bannière de LaFanmi Lavalas, chaque candidat s'arrogeant la légitimité du parti, en termes clairs la confiance du chef.

Une étude sur le charisme d'Aristide ne peut omettre son mariage. Un tel acte représenterait une des causes de routinisation. Le cadre conceptuel de Weber en fait mention. Il écrit que "dans le but de pouvoir remplir sa mission, les porteurs du charisme - tant le chef que ses disciples et son entourage immédiat - doivent agir en s'éloignant des affaires de ce monde, de toutes les obligations de la vie ordinaire et de tout devoir familial (c'est nous qui soulignons). (...) Le célibat du prêtre et des chevaliers de l'ordre, le célibat de fait de nombreux porteurs d'un charisme prophétique ou esthétique constituent des expressions de l'<éloignement du monde> de la part de ceux qui participent au charisme" [86].

Une recherche sur l'impact - négatif ou positif - de ce mariage sur la représentation que les couches populaires se font de l'ancien vicaire de Saint Jean Bosco ne manquerait pas d'intérêt pour une étude sur son charisme. Pour le moment nous ne ferons qu'apporter des éléments d'analyse à ce sujet. Juste après le mariage, il n'était pas rare d'entendre des gens du peuple faire la réflexion suivante : "Aristide nous a menti ; il nous avait assuré que son mariage il l'avait réalisé avec le peuple.". Pareil comportement serait explicable ; pour les raisons suivantes. Tout d'abord celle évoquée par Weber : la nécessité de "l'éloignement du monde" et de se dédier entièrement à sa mission, en l'occurrence la satisfaction des aspirations et revendications du peuple. Mais probablement aussi à cause de l'image de sainteté du prêtre qu'était Aristide. Dans un pays ravagé par la corruption, le clientélisme politique et le mépris séculaire des couches populaires, seul un prophète comme Titid, exempt de tout intérêt personnel et de toute mesquinerie, bénéficiaire d'une honnêteté à toute épreuve et dévoué totalement à la cause des humbles, peut planer au-dessus de la politicaillerie et de la vile quotidienneté.

L'origine première et l'indice le plus sûr de la routinisation est sans nul doute la contamination du charisme par l'économique. Weber insiste sur ce point à plusieurs reprises et de façon péremptoire. "Le charisme pur est spécifiquement étranger à l'économie, (souligné par Weber). Il constitue, où il apparaît, une <vocation> au sens emphatique du terme : en tant que mission ou <tâche> intérieure. (...) Ce qu'ils [les différents types de leaders charismatiques] dédaignent tous - aussi longtemps que persiste le type authentiquement charismatique - c'est l'économie quotidienne, traditionnelle ou rationnelle, la réalisation de <recettes> régulières grâce à une action économique continue dirigée vers un but." [87]. Ou encore : "La routinisation du charisme est essentiellement identique à l'adaptation aux conditions de l'économie, cette puissance qui agit d'une manière continue dans la vie quotidienne. L'économie y est dirigeante et non dirigée" [88].

Deux remarques sont nécessaires à cette citation. Premièrement, il s'agit du charisme à l'état pur. Deuxièmement, Weber se réfère ici à un type d'activités économiques spécifiques, celui qui se rapporte à l'économie rationnelle, systématique (l'économie monétaire, sujette à la réglementation des taxes et impôts) ; c'est-à-dire [61] marquée du sceau de la régularité et la normalité, du formel, de l'institutionnel, du calcul, qui crée des intérêts stables d'ordre matériel et qui conduit inévitablement à l'universel, à l'ordinaire, à la routine, interdisant le jeu de l'improvisation et l'emprise du génie personnel. Car le charisme peut s'accorder parfaitement avec le "commerce occasionnel" ou avec "un profit occasionnel instable". Plusieurs activités économiques d'Aristide, telles que celles relatives au commerce du jus de Juna, celles se rapportant aux coopératives, pourraient tomber dans cette catégorie. Même le haut niveau de richesses supposément atteint par l'ancien président [89] n'autoriserait pas ipso facto à l'en exclure. À telle fin une analyse de ses sources et ses formes d'acquisition se révélerait nécessaire. Car le charisme n'est pas incompatible avec les ressources provenant des mécènes (cadeaux, dons, aumônes).

Il y a de cela quelques semaines la presse canadienne et étatsunisienne a de façon insistante critiqué la richesse considérable que détiendrait l'ancien président Aristide. Au cas où ces informations correspondraient à la réalité, le processus de routinisation du charisme de l'ancien curé de Saint Jean Bosco pourrait se trouver, conformément au cadre conceptuel élaboré par Weber, dans une étape déjà avancée. Il existe, par ailleurs, un élément qui tendrait à renforcer une telle supposition. Il s'agit de l'octroi de la pension accordée par l'État haïtien à l'ancien président sur demande de celui-ci ("la tendance à la sécurité, c'est-à-dire la légitimation de la situation sociale du seigneur et des chances économiques de sa suite et de ses partisans, est, écrit Weber, un élément qui pousse à la quotidiennisation du charisme") [90].

En tout cas, le comportement d'Aristide face à l'économique ne manquerait pas de jouer un rôle important dans le ternissement de son image héroïque et sacrée. En témoignent les mérengues carnavalesques hautement satiriques à ce sujet. De même, l'embarras du leader quand il veut justifier pour ses suiveurs, la plupart croupissant dans la misère, son importante fortune. En témoignent aussi les critiques des gens du peuple par rapport au "mariage" de l'ancien défenseur intraitable des pauvres avec les secteurs bourgeois. Celui-ci se trouverait alors régulièrement sous la pression de besoins quotidiens et forcé de mettre toute sa puissance et tout son savoir-faire politique à défendre les intérêts créés, et non plus à produire cette "transformation de l'intérieur", base du changement social. En termes clairs, une telle situation risque de conduire la domination charismatique directement à une forme de pouvoir tout à fait traditionnelle. À un régime despotique.

CONCLUSION

Cet article ne pourrait pas se terminer sans un renouvellement des appels à la prudence formulés à l'endroit du lecteur à travers le texte ; ni sans une insistance particulière sur ses contraintes et limitations.

L'intention qui a animé ces pages n'est pas d'effectuer une évaluation du pouvoir d'Aristide mais seulement de proposer quelques pistes d'analyse susceptibles d'orienter dans la compréhension dudit pouvoir et des pratiques politiques de l'ancien Président Jean-Bertrand Aristide. La démarche qui a servi à cette fin est l'utilisation d'un cadre [62] théorique centré principalement sur une conceptualisation de Max Weber et quelques autres théoriciens du charisme. Une préoccupation a animé tout le travail, celle de présenter le phénomène Aristide comme un phénomène "normal", saisissable par les catégories de la sociologie politique ; un type de pouvoir qu'on rencontre sous plusieurs latitudes et à différentes périodes historiques ; en Haïti notamment. Un pouvoir explicable non par le seul comportement - supposément" diabolique" - de l'ancien vicaire de Saint-Jean Bosco - mais plutôt par la conjonction de sa personnalité et de la passion d'un peuple épris de ses qualités de leader et décidé à lui vouer obéissance pleine et entière. Et aussi par une circonstance historique très favorable à la construction du charisme d'Aristide : le macoutisme duvaliériste que le peuple abhorrait et que seul le vicaire de Saint-Jean Bosco, par sa détermination, sa bravoure et son intérêt pour les masses déshéritées, pouvait rayer de la scène socio-politique haïtienne.

La même référence théorique a conduit à un hypothétique processus de routinisation du charisme de l'ancien Président. Son potentiel révolutionnaire s'évanouirait alors et laisserait la place à un pouvoir franchement traditionnel, et tyrannique.

Il convient de souligner tout de suite les multiples contraintes, d'ordre externe et interne, qui ont contribué à restreindre le champ d'action de l'ancien Président. On peut en relever les suivantes :

1) les exigences du Fonds Monétaire International relatives à la politique de privatisation des entreprises de l'État haïtien et à la modernisation de l'administration publique ;

2) l'accompagnement de l'ancien président par des forces étrangères et la présence de ces dernières sur le sol de Charlemagne Péralte, référence politique préférée de Tïtid le révolutionnaire ;

3) la situation de dépendance du leader par rapport à la communauté internationale, en particulier les États-Unis, qui l'a restauré dans sa fonction de chef d'État ;

4) l'éveil politique du peuple haïtien et son désir de démocratie ;

5) la pression des partis d'opposition et du Parlement dans le sens du respect pour la Constitution ;

6) l'état de misère du peuple haïtien et l'absence des conditions matérielles et financières susceptibles d'aider à la solution de ses innombrables problèmes ;

7) la surcharge de revendications des diverses catégories du peuple haïtien, en particulier des immenses couches défavorisées ;

8) le manque de compétence des cadres ;

9) l'héritage de corruption et de clientélisme du système politique haïtien.

Il s'avère une fois de plus nécessaire d'attirer l'attention sur les limitations d'ordre méthodologique qui ont été soulignées au long du travail. En outre, le lecteur ne devra pas perdre de vue que le présent article n'est qu'une approximation à un thème qui peut susciter la curiosité pour son actualité et la richesse d'analyse qu'il [63] offre. Puisse-t-il arriver à sensibiliser d'autres chercheurs qui s'efforceront de l'approfondir et de répondre à certaines des multiples questions qu'il est appelé à soulever. Le savoir et la pratique politique auraient beaucoup à gagner si la sociologie et la science politique embrassaient cette problématique qui revêt un intérêt certain pour Haïti.

Ce souhait s'adresse également aux politiciens, aux partisans de la démocratie, aux patriotes haïtiens tout simplement. Il serait probablement profitable qu'ils prennent le phénomène du charisme avec le sérieux qu'il mérite. Car, comme il a déjà été mentionné, Haïti semble constituer un champ fertile à cette forme de pouvoir. Ces quelques indications et réflexions pourraient jeter quelque lumière sur ce phénomène et nous aider à "limiter les dégâts" qu'il peut provoquer ; et, pourquoi pas, à en faire la base d'un réel renouveau pour le pays. Il n'est pas saugrenu de croire qu'un régime charismatique peut être efficace pour réveiller les énergies endormies chez le peuple haïtien, secouer le conservatisme séculaire de nos élites et bouleverser ainsi de fond en comble nos structures archaïques ; bref, promouvoir cette "transformation des esprits", cette révolution culturelle qui semble, chaque jour qui passe, être notre unique chance de salut. Un tel exploit dépend en grande partie de la compréhension du phénomène et de notre comportement à son égard.

Le rappel d'un avertissement, pour terminer : l'hypothétique routinisation du charisme d'Aristide n'équivaudrait pas automatiquement à l'annihilation du pouvoir de l'ancien Président, car le processus de routinisation peut avoir longue vie et le charisme peut cohabiter avec une "domination traditionnelle (et légale-rationnelle). D'ailleurs, tout semble indiquer que le leader n'a pas perdu l'offensive, qu'il continue à s'organiser sur le terrain. Et puis, il a de l'argent, il jouit du bénéfice des structures du pouvoir en place. De plus, comme le prévient le théoricien par excellence même de la routinisation du charisme, Max Weber, dans le domaine de la politique, il faut toujours compter avec les "imprévisibles émotions des masses".

Luc Smart

Janvier 2000

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NOTES


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[1] ADAM, Georges A., Une crise haïtienne : 1867-1869. Sylvain Salnave, Port-au-Prince, 1982.

[2] Une autre faiblesse de cet ouvrage du jeune chercheur d'alors réside dans le poids exagéré accordé au facteur idéologique. Remarquons cependant que ces deux points faibles s'expliqueraient en grande partie par l'ambiance intellectuelle et politique de ce moment historique, les années soixante, marqué du sceau de la surpolitisation.

[3] TURNIER, Alain, Avec Mérisier Jeannis. Une tranche de vie jacmélienne et nationale, Imprimerie Le Natal, Port-au-Prince, 1982.

[4] DESINOR, C.A., Danel Fignolé - Un espoir vain, L'Imprimeur II, Port-au-Prince, 1986.

[5] HECTOR, Michel, Charisme et Mouvements Populaires en Haïti, XIXème-XXème siècles, in Revue de la société haïtienne d'histoire et de géographie, Nos 179-180, mars-juin 1994.

[6] Ibid., p.54.

[7] Appel aux politiciens de mon pays. Par le Révérend Père Ludovic Brière, le 12 juin 1957.

[8] Cité par ZUCKERM AN, Moshé, "La critique du préjugé selon l'École de Francfort", in Critique et légitimité du préjugé (XVIIIe-XXe siècles), sous la direction de AMOSSY, Ruth et DELON, Michel, Editions de l'Université de Bruxelles, 1999, pp. 119-128.

[9] PRICE MARS, Louis, La personnalité autoritaire et la démocratie en Haïti, Le Nouvelliste, mardi 13 février 1996.

[10] Le présent article prétend précisément fournir des éléments qui contribueront à l'explication du phénomène et, en conséquence, à la diminution de telles surprises.

[11] La philosophie politique de Marx et de Lénine nous en prévient. Il suffit de penser au concept de dictature du prolétariat chez Marx, à la conception du parti révolutionnaire chez Lénine. Chez ces deux géants du socialisme et de la pensée politique moderne il n'est pas difficile de trouver des signes de dogmatisme et de sectarisme. Citons comme exemples leur intransigeance envers les théoriciens et militants, tels que Proudhon et les frères Bauer pour Marx, et Kautsky, Plejanov et même Rosa Luxembourg dans le cas de Lénine, ce au nom de la pureté d'une doctrine qui n'avait même pas donné la preuve de son efficacité, voire de sa supériorité par rapport aux autres.

[12] Les indications de Hannah Arendt sur les éventuelles affinités entre les communistes staliniens et les nazis d'Hitler méritent une attention sérieuse de la part de tous les socialistes de gauche responsables du pays et qui sont réellement animés de la volonté de construire une Haïti démocratique. Nous devrions prendre dans la gauche (notion employée ici dans un sens large) l'habitude de réfléchir sur nos pratiques politiques, d'avoir le courage d'accepter nos erreurs et de prendre la détermination de rectifier le tir quand c'est nécessaire. D’ailleurs, il faudrait préciser, cette décision concerne non seulement la gauche, mais tous les secteurs et courants politiques du pays. Ce qui inclinerait à donner raison à Graham Green quand il nous décrit comme un peuple de comédiens. (Malheureusement, il devrait se préciser, en particulier depuis quelques années, que la pièce que nous exécutons est une vraie tragi-comédie).

Arendt avance, en effet, que "les nazis [...] faisaient des commentaires méprisants sur les insuffisances de leurs alliés fascistes, tandis que leur admiration réelle du régime bolchévique en Russie (et du parti communiste en Allemagne) n'avait d'égal - et de limite  que leur mépris pour les races d'Europe orientale. Le seul homme pour lequel Hitler eût 'un respect sans borne' était 'le général Staline' [...]." (Hannah. Arendt, Le système totalitaire, Le Seuil, Paris, 1972, p.30). Dans le même ouvrage Arendt souligne que "dès le début des années 20, Hitler reconnut l'affinité entre les mouvements nazi et communiste. Elle cite à ce sujet les propres propos d'Hitler : "Dans notre mouvement se rejoignent les deux extrêmes : les communistes venus de la gauche, et les officiers et étudiants venus de la droite. Les uns et les autres ont toujours été les éléments les plus actifs...Les communistes étaient les idéalistes du socialisme...". (p.242). De même que les commentaires suivants de Ernst Röhm, le chef des S.A, liquidé plus tard par Hitler : "Il y a beaucoup de choses entre les communistes et nous, mais nous respectons la sincérité de leur conviction et leur volonté de se sacrifier pour leur cause, ce qui nous unit à eux" (p.242).

[13] WEBER, Max, Economia y Sociedad, Edición Fondo de Cultura Económica, México, 1987, p.867. Le texte original fut publié en allemand en 1922. (Nous faisons la traduction de l'espagnol au français pour toutes les citations qui sont en espagnol). Le sociologue américain Robert A. Nisbet parle de la vision weberienne du flux et reflux du charisme au cours de l'histoire (La tradition sociologique, Quadrige/PUF, Paris, 1984, p.317)

[14] Ibid., p.866

[15] DORNA, Alexandre, Le leader charismatique, Editions Desclée de Brouver, Paris, 1998, p.10.

[16] JULIARD, Jacques, La faute aux élites, Gallimard, 1997, p.10.

[17] LINDHOLM, Charles, Carisma. Análisis del fenômeno carismático y su relaciôn con la conducta humana y los cambios sociales, Editorial Gedisa, S.A., Barcelona, Espagne, 1997, p.18

[18] Le philosophe Emmanuel Levinas, réflexionnant sur le régime hitlérien, écrit : " Plus qu'une contagion ou une folie, l'hitlérisme est un réveil des sentiments élémentaires. Mais dès lors, effroyablement dangereux, il devient philosophiquement intéressant. Car les sentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l'attitude première d'une âme en face de l'ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens de l'aventure que l'âme courra dans le monde. La philosophie de l'hitlérisme déborde ainsi la philosophie des hitlériens. Elle met en question les principes mêmes d'une civilisation."(LEVINAS, EMMANUEL, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlerisme, Editions Payot & Rivages, Paris, 1997, pp.7-8).

[19] WEBER, Max, Économie et Société, vol. 1, Plon, collection Pocket, 1995, p. 320. L'ouvrage original fut publié en allemand en 1922.

[20] LINDHOLM, Charles, op. cit., p.22.

[21] WEBER, Max, Économie et Société, op. cit., p321

[22] Ian Kershaw souligne que "le concept [de pouvoir charismatique] de Max Weber présente l'avantage de considérer le 'charisme', non pas comme une qualité inhérente à un individu, mais comme un attribut procédant de la façon dont il est subjectivement perçu par ses 'adeptes' " (KERSHAW Ian, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 1995, p.12).

[23] WEBER, Max, Économie et Société, op. cit., pp. 320-321.

[24] DORNA, Alexandre, Le leader charismatique, éditions Desclée de Brouwer, Paris, 1998, p.29.

[25] LINDHOLM, Charles, op. cit., p.22. Consulter aussi les ouvrages suivants : MADSEN Douglas and SNOW Peter G.., The charismatic Bond, First Havard University Press paperback édition, Cambridge, London, 1996 ; WILLNER, Ann Ruth, The Spellbinders. Charismatic political leadership, Yale University, New Haven and London, 1984 ; KERSHAW, Ian, op.cit. ; ROY, Jean-Yves, Le Syndrome du berger. Essai sur les dogmatismes contemporains, Boréal, 1998.

[26] ARENDT, Hannah, Le système totalitaire, Le Seuil, 1972, p.28.

[27] HECTOR, Michel, op. cit., p. 11 et 12. (c'est nous qui soulignons)

[28] Le lecteur peut se référer pour un aperçu sur le thème à l'ouvrage de Ron Rosenbaum intitulé Pourquoi Hitler ?, qui porte d'ailleurs un sous-titre évocateur : Enquête sur l'origine du mal (ROSENBAUM, Ron, Pourquoi Hitler. Enquête sur l'origine du mal, Editions Jean-Claude Lattès, 1998).

[29] BENSMAN, Joseph and GIVANT, Michael, Charisma and Modernity : The use and abuse of a Concept, in Social Research Review, Vol. 42, 1975, p.610. La traduction de l'anglais au français est réalisée par l'auteur du présent article.

[30] Ibid., p. 612.

[31] Ibid., p. 611.

[32] In Nisbet, op. cit, .p. 316.

[33] Voir L'ouvrage de Weber intitulé Ensayos sobre metodologia sociológica, Amorrortu editores, Argentina, 1973, p.79 à 101.

[34] L'insistance sur la position de Weber à propos de ce point précis de sa théorie se doit à l'importance théorique - et pratique - qu'il revêt pour l'argumentation du présent travail et à la place qu'y occupe la conceptualisation réalisée par cet auteur.

[35] Goleman utilise la notion d'intelligence émotionnelle. Voir GOLEMAN, D., Emotional Intelligence, Batman Boos, New-York, 1995).

[36] Voir à ce sujet l'ouvrage de Lindholm, Carisma., op.cit.

[37] ARISTIDE, Jean-Bertrand, Tout moun se moun. Tout homme est un homme, Le Seuil, 1996, pp. 150-151.

[38] Aristide étonne par la quantité d'énergies qu'il déploie chaque jour. Il est capable de passer toute la nuit à travailler et, après deux heures de sommeil, il assume ses activités de chef d'État avec toute sa fraîcheur et une lucidité remarquable. Fidel Castro est connu pour sa vigueur physique exceptionnelle : la longueur de ses discours n'enlève rien à sa vivacité d'esprit. Il est également admiré pour son appétit pantagruélique. Mohammed Ali impressionnait par la puissance dévastatrice de son verbe, par son énergie et sa résistance légendaires sur le ring.

[39] WEBER, Max, Economia y Sociedad, op. cit. p.713.

[40] Weber décrit cette attitude de la façon suivante : "Aucun prophète n'a regardé sa qualité comme dépendant de l'opinion de la foule à son égard. Aucun roi couronné, aucun duc charismatique n'a traité les opposants, tous ceux qui se maintiennent à l'écart, autrement que comme déloyaux." (Économie et Société, p.321).

[41] WEBER, Max, op.cit., p.713.

[42] DORNA, A., op.cit. , p.31.

[43] Ibid., p.31.

[44] LINDHOLM, C., op.cit., pp.82-83.

[45] MADSEN Douglas and SNOW G. Peter, op.cit., P.9. (C'est nous qui faisons la traduction de l'anglais au français).

[46] Voir LINDHOLM, op. cit., p.46.

[47] Des dirigeants charismatiques comme Castro et De Gaulle sont clairement exempts de telles caractéristiques.

[48] Dans les premières apparitions publiques du jeune prêtre salésien il imitait le langage des prophètes, en particulier Isaïe (Voir MIDY Franklin, L'affaire en perspective. Histoire de la formation et du rejet d'une vocation prophétique, in Revue Chemins Critiques, volume 1, No l, mars 1989).

[49] On dit qu'Aristide, face à la foule qu'il harangue, sait entrer dans une sorte de crise nerveuse qui se manifeste par des gesticulations et la perte de contrôle de soi, ce qui le met hors d'état de poursuivre son allocution. Tel comportement est décrit par Weber dans sa conceptualisation du charisme.

[50] Il serait intéressant de sonder à ce sujet l'opinion des fanatiques des couches populaires.

[51] Cité par Alix René, in "La séduction populiste : Notes sur l'histoire de l'émergence du populisme lavalassien", in Revue Contextes, de la Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti, No. juillet 1999, pp.60-61.

[52] Voir RENE, Alix, op.cit., p. 61.

[53] Pour l'édification du lecteur voici textuellement la définition que Weber donne de ces trois types de domination :

"Il y a trois types de domination légitime. La validité de cette légitimité peut principalement revêtir :

a) Un caractère rationnel, reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu'ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens (domination légale) ;

b) Un caractère traditionnel, reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l'autorité par ces moyens (domination traditionnelle)

c) Un caractère charismatique, [reposant] sur la soumission extraordinaire au sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d'une personne, ou encore [émanant] d'ordres révélés ou émis par celle-ci (domination charismatique) (Economie et Société, p.289).

[54] Norbert Elias, La sociedad cortesana, éditions Fondo de Cultura Económica, México, 1982, p.167. (La traduction de l'espagnol au français est réalisée par l'auteur).

[55] Certains analystes et politiciens soutiennent que la fonction principale du président René Préval est de saper les fondements de l'institutionnalité politique - et sociale - du pays dans le but de mieux assurer la domination complète, sans partage, de la famille lavalassienne.

[56] Ian Kershaw, op.cit., p.83.

[57] Madsen et Snow, op.cit., p.52.

[58] On entend souvent des comparaisons s'établir entre les agissements d'Aristide et du pouvoir Lavalas d'un côté et ceux des Duvalier de l'autre, parfois même à l'avantage de ces derniers. On peut s'attendre - dans un futur proche même - à un raidissement du régime et même à un despotisme du type des Duvalier. Pareille inquiétude s'appuie sur la détérioration rapide du climat démocratique, l'accélération plus que préoccupante de l'insécurité et la volonté des autorités établies d'accaparer la totalité du pouvoir ; également sur la nature et le mode de fonctionnement du pouvoir charismatique. (En dépit de la sensibilité populaire du président Préval). Mais, assimiler le comportement actuel du pouvoir au régime duvaliériste relève de l'exagération.

[59] GIDDENS, Anthony, Politica, sociologia y teoria social. Reflexiones sobre el pensamiento social contemporáneo, Ediciones Paidós, Barcelona, 1995, p.47. (C'est l'auteur qui fait la traduction de l'espagnol au français).

[60] Se référant à l'antagonisme entre ce qu'il appelle l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité, Weber note que "suivant les convictions profondes de chaque être, l'une de ces éthiques prendra le visage du diable, l'autre celle du dieu et chaque individu aura à décider, de son propre point de vue (souligné par Weber), qui est dieu et qui est diable". (Le savant et la politique, Paris, Plon, Coll."10-18" (traduction de 1919), 1963, p.85).

[61] Dorna utilise l'expression "solution coupable". Voir Dorna, op. cit., p.8.

[62] Anthony Giddens soutient une opinion intéressante, et audacieuse, à propos des rapports entre les deux grands sociologues allemands Marx et Weber : "Peu avant sa mort, écrit-il, Weber souligna que Marx et Nietzsche représentaient les deux influences dominantes dans la culture moderne. On pourrait dire que la totalité de l'œuvre de Weber constitue un ambitieux effort d'intégrer les révélations les plus profondes de ces deux courants de pensée apparemment incompatibles." (GIDDENS, A. ,op. cit., p. 62).

[63] ROY Jean-Yves, Le syndrome du berger. Essai sur les dogmatismes contemporains, Les éditions du Boréal, Québec, 1998, pp.27-28.

[64] Lindholm, op. cit., p.115. Lindholm présente plusieurs théoriciens qui soutiennent cette opinion.

[65] Ibid., p.114.

[66] WÏLLNER Ann Ruth, The Spellbinders. Charismatic Political Leadership, Yale University, 1984, p.46.

[67] Weber note que "la création d'une domination charismatique, dans le sens pur que nous avons décrit antérieurement, est toujours le résultat de situations singulièrement extrêmes, spécialement de situations politiques ou économiques, ou psychiques internes, surtout religieuses" (Weber, Economia y Sociedad, p. 856).

[68] KERSHAW, Ian, op. cit, p. 67.

[69] ELIAS, Norbert, op. cit., p. 169.

[70] Ibid., p. 167.

[71] Weber, Economia y Sociedad, p. 850.

[72] WEBER, Max, Économie et Société, op. cit., p.326.

[73] Il est évident que le lecteur ne doit pas s'attendre à une étude exhaustive du processus de routinisation du pouvoir charismatique d'Aristide. Cet article ne prétend même pas analyser ce phénomène "de l'intérieur". Ici encore l'analyse, incomplète et évidemment limitée - elle est forcément provisoire -, tiendra lieu seulement de réflexion et d'invitation à des études minutieuses et approfondies. On ne trouvera donc pas ici toutes les manifestations et les différentes étapes de cette hypothétique routinisation, mais plutôt la présentation de quelques faits et comportements qui peuvent servir d'appui à l'argumentation du travail.

[74] "Le processus de routinisation peut s'étendre sur des générations", écrit Nisbet. (Nisbet, op. cit. p. 315).

[75] ELIAS, Norbert, op. cit., p.167.

[76] WEBER, Max, Économie et Société, op. cit., p.333.

[77] On pourrait indiquer comme manifestations de cette dégradation les attaques acerbes à la personne du "chef" de la part des partis et secteurs politiques opposants, des scènes burlesques et chansons satiriques à l'endroit de l'ancien Président dans les défilés carnavalesques, des railleries fréquentes dans la presse. Le respect pour le prophète aurait diminué considérablement. Le faible pouvoir de convocation du leader lors des manifestations publiques en son honneur et à l'occasion des joutes électorales représenterait un signe de l'affaiblissement de son autorité.

[78] Ian Kershaw, se référant au parti national-socialiste d'Hitler, "parti attrape-tout", note qu'il "unissait des attentes sociales fort différentes, sinon contradictoires, dans une même vision de régénération sociale" (Op. cit., p. 99).

[79] ARISTIDE, Jean-Bertrand, op. cit., pp. 150-151.

[80] Le problème ne réside pas dans l'appel à la population à agir contre les bourgeois, ce qui peut correspondre parfaitement à la conduite d'un leader charismatique, mais dans la façon peu élégante de le faire. On pourrait voir dans un tel comportement l'expression d'un ressentiment social qui vit à l'état latent dans certaines couches moyennes de la population haïtienne. Ce ressentiment s'expliquerait en grande partie par la pratique systématique d'exclusion sociale, de violence, d'injustice et d'arrogance de la part des secteurs dominants de la société. Il se traduit malheureusement très souvent en une sorte d'arrivisme qui s'accompagne d'une grande avidité pour le pouvoir et d'un autoritarisme prononcé ; il constitue pour plusieurs de nos dirigeants une digue à l'ouverture d'esprit et à l'amplitude de vision politique.

[81] ARON, Raymond, Introduction à la philosophie politique, Editions de Fallois, le livre de poche, 1997, p.17.

[82] Weber affirme que "(...) si celui qui possède la grâce charismatique paraît abandonné de son dieu, de sa puissance magique ou de sa puissance héroïque, si le succès lui reste durablement refusé, si, surtout, son gouvernement n'apporte aucune prospérité à ceux qu'il domine, alors son autorité charismatique risque de disparaître. C'est le sens charismatique authentique de <grâce divine>." (Economie et Société, op.cit., pp.322-323. C'est Weber lui-même qui souligne).

[83] Dans la traduction espagnole (à partir de l'allemand), utilisée dans ce texte, on lit commensales, du verbe corner. Pour Haïti, on pourrait probablement traduire "comensales" par grands mangeurs.

[84] Weber, Economia y Sociedad, op.cit., .857

[85] Une recherche sur le thème en fournirait des informations beaucoup plus précises et fiables.

[86] Weber, Economia y Sociedad, op.cit., pp.849-850.

[87] Weber, Économie et Société, op.cit., p.324.

[88] Ibid., p. 335

[89] À un journaliste qui lui demandait si vraiment il est l'une des personnes les plus riches du pays, Aristide répondit par la négative. Mais il n'a jamais affirmé qu'il n'est pas riche.

[90] Weber, Économie et Société, op. cit., p. 333.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 12 octobre 2018 10:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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