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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Jacques Simard, “La mondialisation du Québec”. Un article publié dans la revue L’Action nationale, vol 84, no 4, avril 1994, pp. 463-476. [Autorisation formelle accordée par l’auteur de diffuser ce texte ainsi que son livre La longue marche des technocrates le 3 avril 2004.]

[463]

Jean-Jacques Simard

Sociologue, département de sociologie, Université Laval

La mondialisation du Québec.”

Un article publié dans la revue L’Action nationale, vol 84, no 4, avril 1994, pp. 463-476.

Introduction
Relever les défis d'hier
... Pour affronter ceux de demain
Face à la concurrence
Les conséquences prévisibles
Face au Monde : adaptation ou appropriation ?
Le nationalisme se cherche
Un regain démocratique
Une politique industrielle
Une culture civile


Introduction

Simplifions : la Révolution tranquille a porté la réconciliation des Canadiens français avec la modernité et amorcé le passage d'une conception tribale (familiale) à une conception proprement politique et culturelle de la nation. Elle a fait naître les Québécois, par l'intermédiaire d'une bourgeoisie de l'expertise qui s'est d'abord appuyée sur l'État pour forcer les portes de l'Entreprise où, avec moult pétages de bretelles, elle commence à s'implanter actuellement. La présente vogue en faveur de l'entreprenariat et de l'administration des affaires représente surtout la fin de la Révolution tranquille : il n'y a plus de domaines importants de la société moderne qui soient « formellement » fermés aux Québécois.

Mais ce n'est pas l'avenir. L'avenir c'est que les parvenus que nous n'en finissons plus d'être vont devoir s'habituer à leur « normalité », et apprendre que le temps des fuites-en-avant est révolu. Il va falloir intégrer le statut que nous avons conquis depuis trente ans. Cesser de renier le passé au nom du progrès, la foi (au sens large, pas nécessairement religieux) au nom de la raison, la communauté au nom de l'État, et l'État au nom de ]'Entreprise.

L'avenir immédiat c'est d'abord que l'âge des conquêtes de la modernité est fini et que le [464] moment de consolider les acquis commence. On doit maintenant transformer en traditions ce qui s'est accompli sous l'étendard des renversements révolutionnaires. Essentiellement, cela veut dire qu'il va falloir terminer ce qui a été entrepris au lieu de chercher constamment de nouveaux terrains vierges où aller s'illustrer en abandonnant ses parents derrière soi.

Relever les défis d'hier…

Il n'y a plus de domaines importants de la société moderne qui soient « formellement » fermés aux Québécois.

Le rôle de l'État reste primordial et essentiel, quoi qu'on attende de l'Entreprise. La vitalité de Montréal n'élimine pas la nécessité de réduire les disparités régionales. Quarante mille étudiants en administration n'éliminent pas cent mille jeunes désœuvrés quasiment réduits à demander la permanence sur le « B.S. ». L'excellence de l'Institut Armand-Frappier ne fait pas disparaître les malades affalés dans les corridors des salles d'urgence. La louable volonté de réussite personnelle ne remplace pas les votes anémiques de 20% des électeurs aux scrutins scolaires. Les prouesses de jeunes informaticiens n'arrivent pas à déguiser l'ignorance angoissée de nos diplômés du collège et la détresse de nos étudiants universitaires qui, à force de penser au soi-disant marché du travail, ne savent plus recevoir une formation solide, utile pour « la vraie vie », que leurs professeurs n'arrivent pas davantage à proposer.

Gestion de l'État et pratiques démocratiques, éducation et affaires socio- sanitaires, planification concertée du développement industriel et régional, égalisation des chances et de l'accès à la culture : tout le programme de la Révolution tranquille demeure à l'ordre du jour. On a bâti une maison flambant neuve avec des matériaux synthétiques et des plans rationalistes. Plus question de déménager. Le moment des rénovations est venu. Pièce par pièce, pragmatiquement, économiquement, en respectant les contraintes du bâti. Il faut rendre la maison plus vivable, plus pratique, plus chaleureuse et mieux adaptée au ménage qui, lui aussi, a changé. Cela s'impose d'autant plus [465] qu'à songer aux défis de demain, on s'aperçoit que pour y faire face, il va falloir commencer par vraiment relever ceux d'hier, je veux dire ceux de la Révolution tranquille. Je m’explique.

... Pour affronter ceux de demain

Qu'on le veuille ou non, le monde viendra parmi nous.

Un mot résume l'horizon devant nous : mondialisation. La Révolution tranquille, c'était une affaire entre-nous, avec le Canada et la société occidentale comme environnement immédiat. Désormais, non seulement il va falloir prendre le monde entier comme horizon, mais qu'on le veuille ou non, le monde viendra parmi nous. La plus formidable question qui va se poser aux Québécois est celle-ci : pour gagner le monde faut-il perdre son âme ? Les plus grands conquérants du monde actuel, les Japonais, répondent à cette question par un non retentissant. Mais ils sont cent vingt millions.

Guerres mises à part, les deux grandes forces de mondialisation de la vie collective, depuis trois siècles au moins, sont la concurrence économique et les mouvements démographiques, l'une et l'autre prenant pour véhicules l'innovation technique et les moyens de communication.

Ce qu'il y a de neuf, en matière technologique, c'est que les techniques de pointe s'appliquent au traitement de l'information (informatique, organisation, savoir‑faire). La technologie (le savoir), devenue suprême facteur de production, est théoriquement accessible à toute collectivité. Les pays n'ont plus vraiment d'avantages relatifs basés sur les ressources naturelles ou le stock de capital. La qualité de la main‑d'œuvre en rapport avec son prix est devenu le principal discriminant du succès concurrentiel. Le développement économique est devenu géo-indifférent, donc susceptible d'appropriation par n'importe qui, n'importe où. Les compagnies ou réseaux d'affaires transnationaux jugent de l'avantage relatif des sites d'implantation industrielle à l'échelle mondiale et selon la conjoncture. [466] Quand la technologie de pointe s'adresse à l'information, techniques et médias de communication se fusionnent. L’élément-clef c'est le satellite. À cause de lui, les ennemis du général Namphy meurent dans mon salon, en temps réel, et la valeur de mon RÉA dépend de ce que Tokyo pense de Wall Street, après avoir tenu compte des événements du Moyen‑Orient. Mais aussi, les Tamouls et les Boat-People savent qu'au bout de la mer, il y a le Canada où l'on vit comme c'est « normal », c'est-à-dire, avec les rêves de l'émission Dallas plutôt qu'avec les oppressions de sa propre culture et de son propre pays.

La valeur de mon RÉA dépend de ce que Tokyo pense de Wall Street.

En conséquence, les mouvements démographiques contemporains ne sont plus simplement inter-continentaux et nationaux, mais mondiaux. D'autre part, alors que l'Occident a vaincu l'impératif malthusien, ce n'est pas le cas dans le reste du monde. La mondialisation des échanges économiques, techniques et culturels ayant placé chaque point du globe à portée de l'autre, la Planète répond au principe des vases communicants. L'Occident (dont le Québec) représente pour le monde ce que les Etats‑Unis ont représenté pour l'Europe des XVIIIe et XIXe siècles : le déversoir des espérances des masses flétries de l'humanité. La baisse de natalité conjuguée au vieillissement de la population et à l'allongement de l'espérance de vie après la retraite vont créer un vide de créativité et un manque à gagner propices aux transfusions démographiques venues de l'étranger. La composition ethnique du Québec ira se diversifiant. Plus que jamais, après la Loi 101, l'intégration des immigrants non occidentaux devra entrer dans les mœurs.

Face à la concurrence

La génération du baby-boom (née entre 1945 et 1965) donne le ton et atteint la maturité. Bientôt, elle vieillira et la balance entre le nombre des actifs et des retraités commencera à basculer : déficits des régimes de retraite, charges alourdies sur un nombre restreint de contribuables, croissance majeure des coûts [467] des services de santé (nombre de vieux et allongement de la vie). Seule une augmentation radicale de la productivité du travail permettra de faire face à la maturation de la population. La recette combinera les éléments suivants :

Nous n'avons pas fait grand chose pour affronter la concurrence économique internationale et le fameux virage technologique.

  • Augmentation de l'épargne collective relativement à la consommation. Investissement dans la recherche et l'équipement de haute technologie.

  • Investissement majeur dans l'éducation : c'est sur la qualité de base, dans tous les secteurs et niveaux scolaires, y compris la formation permanente, qu'il faudra concentrer les efforts.

  • Ouverture à l'immigration pour suppléer au ressourcement interne que représentaient jusqu'à maintenant les générations montantes. Les immigrés sont acharnés à réussir, portés à épargner et débrouillards.

  • Revalorisation de l'expérience, de la maturité et de la prudence des travailleurs âgés. L'âge de la retraite deviendra plus facultatif, le retrait des affaires plus graduel. Plus on est instruit et autonome, plus il est facile de continuer de travailler après soixante-cinq ans, quitte à modérer peu à peu l'intensité du travail.

Malgré les battages de tambour, nous n'avons pas fait grand chose pour affronter la concurrence économique internationale et le fameux virage technologique. Les accords de libre‑échange ne feront que créer un contexte plus favorable à l'importation et à l'exportation. Mais ils n'orientent le pays vers aucune politique nationale particulière. L'engouement pour l'informatique à l'école a fait long feu.

Les conséquences prévisibles

La puissance des micro‑processeurs va augmenter dramatiquement, comme leurs variétés d'application. Leur coût marginal va continuer [468] à baisser. Première conséquence : égalisation croissante des possibilités d'accès aux techniques de pointe entre les pays. Transfert de plusieurs activités manufacturières vers les pays à « cheap labor ». Les pays occidentaux vont devoir maximiser leur avantage relatif au plan de la formation de la main‑d'œuvre et miser sur la conception, les aptitudes analytiques, analogiques et imaginatives de l'esprit. C'est la culture générale et les humanités (langue, histoire, sciences humaines et naturelles de base) qui avivent ces facultés, plus que la formation professionnelle et technique. D'autre part, c'est la culture de gestion, bien plus que les systèmes, qui décidera de l'efficacité et de la qualité du travail, une fois à l'œuvre.

C'est la culture de gestion, bien plus que les systèmes, qui décidera de l'efficacité et de la qualité du travail.

Deuxième conséquence : élimination de plusieurs niveaux intermédiaires de qualification et de supervision du travail dans la majorité des secteurs industriels, surtout dans les services, déjà dominants. Un schisme est en train de se creuser entre deux marchés du travail : celui d'en bas, faiblement qualifié, plus jeune, moins instruit, plus féminisé, offrant plus d'emplois intermittents et précaires, moins syndiqué et moins bien rémunéré ; celui d'en haut, à l'inverse de l'autre. Les postes d'entrée (pour jeunes ou femmes mariées) serviront moins facilement de tremplin de carrière, car les échelons de promotion feront défaut. Le mythe fondateur de la notion de justice sociale dans notre société, celui de l'avancement professionnel, en prendrait un coup. Le point-milieu de la classe moyenne risque de s'évaporer vers le haut et le bas, ce qui représenterait une menace majeure à la solidarité sociale.

La reconversion industrielle va frapper de front certains secteurs économiques, certaines villes secondaires et toutes les régions périphériques (plus ou moins dépendantes d'une ou deux industries et incapables de retenir les travailleurs hautement qualifiés). L'État devra adopter une politique industrielle concertée et délibérée, pour encourager l'investissement, la modernisation des équipements et de la gestion, [469] le recyclage et la mobilité géographique des travaillants. Cette politique devra embrasser les services publics (privatisés ou non : penser à la santé et à l'éducation).

Face au Monde :
adaptation ou appropriation ?


L'avenir appartient à ceux qui sauront tirer leur épingle du jeu devant des forces externes.

Immigration « visible », dislocation des milieux de vie par la concurrence technologique et économique : tels sont les vecteurs de la mondialisation du Québec par l'extérieur, par l'environnement. Or les discours publics les plus en vogue actuellement prêchent l'adaptation dépendante, la résignation devant ces forces « irrépressibles », au lieu d'appeler les Québécois à se les approprier de façon imaginative et conforme à leur identité collective.

La rhétorique du libre‑échange oublie qu'il ne s'agissait pas là d'une fin en soi, suffisante. De même, on compte sur la Loi 101 pour assimiler les enfants immigrants. Mais si le milieu hors de l'école ne fait rien de spécifique pour donner suite, nous nous retrouverons avec des gens bilingues mais non assimilés au Québec. Certaines bonnes âmes prêchent l'accueil des immigrants en laissant entendre que les Québécois doivent placer leur identité culturelle sur un pied d'égalité avec les cultures immigrantes : c'est trop demander. L’idéologie de la technicité amène les jeunes à se précipiter vers une formation professionnelle étroite, sans souci de s'équiper intellectuellement pour l'avenir à long terme. Le fétichisme technocratique et informatique sert de substitut et de voie d'évitement aux tâches beaucoup plus pressantes plus difficiles de la véritable mise en valeur des aptitudes humaines, et du développement d'une culture de gestion axée sur cet objectif primordial.

Le message entendu partout aux alentours, en somme, c'est que l'avenir appartient à ceux qui sauront tirer leur épingle du jeu devant des forces externes contre lesquelles on ne peut, collectivement, rien faire, comme nation, comme communauté culturelle et politique. Le [470] marché mondial et la technologie exigent, commandent. Ceux qui saisissent et s'ajustent montrent le chemin ; les autres suivront ou resteront sur le carreau.

La nation ne se définit plus comme une communauté originale, responsable d'elle-même, méritant l'adhésion d'un vouloir-vivre-ensemble.

Il existe une autre face, interne celle-là, à la mondialisation du Québec : l'éclatement de la solidarité et de l'appartenance québécoise, la « dé-nationalisation » des loyautés. Honte croissante envers le seul État qu'on ait ; priorité à la réussite personnelle, à la réalisation du soi, à la carrière et au « style-de-vie » ; érosion du sens de la responsabilité envers la communauté politique en tant qu'ensemble supérieur à ses parties - entreprises, groupes d'intérêt, secteurs bureaucratiques. (Lors des consultations tenues par la Commission Rochon, les commissaires ont été étonnés de ne trouver personne pour embrasser globalement les problèmes socio-sanitaires du Québec ; femmes, handicapés, syndicats, professionnels, administrateurs, etc., nul ne s'élevait au-dessus de ses intérêts égoïstes et chacun tirait la couverture de son bord).

Les jeunes et les immigrants, qui représentent l'avenir en même temps que les éléments dont l'allégeance sociétale est la plus plastique (malléable, ouverte), n'ont guère de motifs pour se trouver partie prenante, responsables, définiteurs de la communauté québécoise. La nation ne se définit plus comme une communauté originale, responsable d'elle‑même, méritant l'adhésion d'un vouloir-vivreensemble. L'anglais s'apprend en six mois, lorsqu'on veut, et permet de s'émanciper du Québec. Se battre pour entretenir un peuple de langue française et un pays différent en Amérique n'a aucun sens à court terme, car la lutte ne s'arrêtera jamais. De plus, pour s'y inscrire, il faut croire que la survie du Québec augmente les chances offertes à chacun de maitriser un peu mieux le monde où il vit et vivra. Si vous étiez Vietnamien, ou si vous aviez dix-huit ans, quel serait votre choix ? André-Philippe Gagnon, lui, « imite » la chanson We Are the World et passe au Tonight show de Johnny Carson. C'est un si fidèle symbole du [471] Québec qu'il vient de signer le plus gros contrat de publicité jamais accordé à un artiste québécois.

Le nationalisme se cherche

le nationalisme n'est pas mort au Québec, mais c'est une âme qui se cherche un corps.

Le nationalisme n'est pas mort au Québec, mais c'est une âme qui se cherche un corps. Après s'être investi dans la tribu et l'Eglise, il s'est investi dans les « projets de société » et l'État. Actuellement il s'investit dans l'Entreprise (quand mon frère de clan SNC bâtit en Algérie, je suis quelqu'un). Toutes ces étapes représentaient un progrès qu'il ne faut pas renier, mais consolider sur de nouvelles bases. Remarquons aussi que le nationalisme québécois, contrairement à ce qu'il peut paraître, a toujours été universaliste : l'Église était « catholique », l'État, celui des Lumières, rationaliste et moderniste, et l'Entreprise est aujourd'hui à l'horizon de Gorbatchev comme de Deng-Hsiao-Ping.

Pour que l'âme nationaliste retrouve un corps, il va falloir qu'elle cesse d'être tribale, fondée sur les liens du sang et de la parenté, sur l'entre-nous-autres et un mythe d'homogénéité ethno-nationale - les « vrais » Québécois. Il va falloir que Québécois veuille dire : citoyen d'une communauté politique dont le centre de gravité culturelle est la majorité d'expression française. Ceci dit, il faut absolument que ce « centre de gravité » évolue pour englober tous les citoyens du Québec. Tant que la vieille souche anglaise et les immigrants se considéreront comme résidants plutôt que comme citoyens québécois à part entière, le Québec ne pourra se réconcilier avec sa mondialisation.

Pour reconstituer le tissu social du Québec (renouer les loyautés nationales par-dessus les loyautés partielles), il faut réanimer la démocratie. Les citoyens se désintéressent des affaires scolaires-, la participation aux votes municipaux chambranle autour des 30% et 40% ; les soi-disant conseils économiques, culturels ou socio-sanitaires locaux et régionaux sont de pures façades techno-bureaucratiques ; [472] les syndicats sont édentés ; les partis se réduisent à des coalitions d'intérêts particuliers ; et le moindre problème d'envergure, même local, doit être réglé aux niveaux provincial ou fédéral.

Un regain démocratique

Il n'est pas nécessaire de réinventer le Japon ou de rêver au socialisme auto-gestionnaire pour reconstituer les solidarités publiques minimales. Le modèle libéral de démocratie déléguée fera l'affaire, à condition de se souvenir que la démocratie exige : 1. des débats publics et 2. des choix responsables.

Il va falloir que Québécois veuille dire : citoyen d'une communauté politique dont le centre de gravité culturelle est la majorité d'expression française,

Nous avons des ressources médiatiques qui pourrissent (penser aux canaux « communautaires » du câble), et notre population, dans tous les recoins du territoire, est instruite et dispose de qualifications comme jamais. Mais, sauf au niveau de l'État central, il n'y a pas de lieu accessible où se mêler des affaires de tout le monde et exercer des choix. L'espace public est trop découpé en secteurs étanches qui sont aux mains des administrateurs, personnels et groupes d'intérêts. Personne, au Québec, ne choisit entre une école, un aréna ou un foyer de vieux, en portant la responsabilité de ses choix.

Il faudrait redonner une base locale et régionale à la responsabilité collective : ramener à l'échelon municipal l'école primaire et les services socio-sanitaires de première ligne ; et à l'échelon régional (communautés urbaines ou MRC) l'éducation permanente et secondaire, les C.L.S.C., les centres d'accueil pour délinquants ou handicapés légers, la protection de la jeunesse, les services aux aînés. Évidemment, chaque échelon devrait conserver ses responsabilités actuelles en aménagement du territoire et développement économique. Cependant, il faudrait redistribuer l'assiette fiscale entre les échelons local, régional et provincial et mettre au point un régime de péréquation, lié aux ressources fiscales, pour corriger les disparités entre les régions. Dernier rituel de la [473] Révolution tranquille : un voyage d'études en Suède serait bien avisé à ce sujet.

Il faudrait redistribuer l'assiette fiscale entre les échelons local, régional et provincial et mettre au point un régime de péréquation pour corriger les disparités entre les régions.

La démocratie ne se restreint pas aux institutions gouvernementales. Le marché est aussi un mécanisme démocratique, surtout si ses déficiences sont corrigées, soit par la surveillance publique, soit par des structures juridiques susceptibles de civiliser l'intérêt prive (coopération, monopole sous régie, compagnies sans but lucratif, « joint-venture » privé/publie, contrats publics par soumission, etc.). Dans cet esprit, on ne voit pas pourquoi des groupes privés (n'oublions pas que les institutions coopératives sont privées) ne se mêleraient pas d'éducation, de services sociaux ou de soins de santé. Il ne s'agit pas de privatiser par principe, mais de responsabiliser les gestionnaires et équipes de travailleurs ; non de réduire le rôle de l'État au sens politique, mais de déconcentrer et de stimuler l'imagination administrative en encourageant, à la base, l'émulation entre les entreprises privées/intermédiaires/gouvernementales d'un même secteur de services, et le lancement d'expériences autonomes plus diversifiées.

Nous n'avons pas tant besoin de « projets de société » en mille pages que d'une société capable d'entreprendre des projets et de mobiliser des solidarités actives, aux échelles locale, régionale, nationale, pour s'approprier, contrôler (réagir positivement devant) les forces externes et internes de mondialisation, au lieu de se laisser simplement emporter, chacun de son bord, chacun pour soi et tant pis pour qui encaisse les coûts sans toucher aux profits. Ou bien, comme individus et comme société, on laisse ces forces (concurrence internationale, dissolution des appartenances et des projets autres que personnels) donner les objectifs, ou bien on se fixe soi-même des objectifs communs, politiques, et on s'occupe de les réaliser tout en jouant le jeu de la mondialisation.

[474]

Une politique industrielle

Par exemple, il y a au moins deux façons d'affronter la concurrence internationale. On peut la laisser saborder les valeurs qui nous sont chères sous prétexte qu'elles imposent à « nos » entreprises des charges sociales que les dictateurs ou la résignation d'une main-d'œuvre miséreuse épargnent à leurs concurrents des quatre coins du Tiers-monde. Ou bien nous tenons assez à ce que nous sommes et à garder quelque maîtrise sur notre devenir pour décider de produire nous‑mêmes et pour nous-mêmes certains biens et services jugés nationalement primordiaux, nous choisissons des secteurs à conserver et à rénover, nous opérons un tri parmi les projets d'investissement, puis, ces options prises, nous y mettons le paquet sans pour autant enfreindre les accords du GAÎT ou s'interdire les exportations (au contraire).

Nous n'avons pas tant besoin de « projets de société » en mille pages que d'une société capable d'entreprendre des projets et de mobiliser des solidarités actives.

Planification ? Retour à l'esprit de la Révolution tranquille ? Ma foi, il existe des chevaliers d'entreprise que le mot fait trembler, mais que la chose, lorsque pratiquée par Hydro-Québec ou la Caisse de dépôt, n'a pas mal desservis. Va donc plutôt, si le terme de « planification » fait peur, pour « politique industrielle de développement durable », à condition de préciser qu'en l'occurrence, c'est la durée du Québec dont il s'agit, de notre communauté de destin, de notre façon à nous d'incarner quelque part l'humanité concrète et de tenir un bout de fil de l'histoire universelle.

Une culture civile

Quant à l'immigration et à l'hétérogénéité culturelle, on peut les recevoir comme si elles « imposaient », elles aussi, leurs propres exigences universelles, supposément incontournables, comme la logique du marché dont elles s'inspirent, d'ailleurs. La réussite privée, enveloppée dans le drapeau des droits humains fondamentaux, exigerait la levée des réserves que la loyauté envers une communauté politique donnée impose au libre jeu des forces centrifuges du particularisme. L'esprit « interculturaliste » [475] tendrait alors la main à celui de « l'adaptation à la concurrence internationale » pour dissoudre graduellement la pertinence des États-nations comme espaces d'appropriation collective d'un destin historique commun, hérité du passé, en prise sur le présent, tourné vers l'avenir.

Nul n'est tenu de livrer la Cité corps et âme au libéralisme culturel pour qu'il achève la besogne entreprise par son pendant économique.

Le pluralisme culturel fait et fera désormais partie des mœurs, là n'est Pas la question. (Ici, suggérerait-on en ne souriant qu'à moitié, l'effilochage de la « pure laine » est devenu irréversible vers la fin des années cinquante, quand le spaghetti « italien » a délogé le pâté « chinois » et les « Boston baked beans » comme mets national des Canadiens-français-catholiques.) Mais nul n'est tenu de livrer la Cité corps et âme au libéralisme culturel pour qu'il achève la besogne entreprise par son pendant économique.

On peut vouloir tenir aux éléments fondamentaux d'une culture civile ou nationale québécoise, transcendant les composantes proprement ethniques de la société (« Canadiens-français » inclus) pour assumer à la fois un patrimoine historique et une façon de se traduire, à mesure qu'elle s'élabore, la culture universelle de son époque. J'ai déjà évoqué, sans prétendre en épuiser l'inventaire, six de ces balises d'un « rêve québécois » capable de mobiliser la loyauté de tous les citoyens : une terre, une langue civile, une histoire propre, des institutions communes, des oeuvres de civilisation, une langue seconde.

J'en ajouterais maintenant une septième, sans présumer des arrangements par lesquels on arrivera a dompter les monstres du Loch Meech : un passeport. Tant que les immigrants seront fondés de croire qu'en venant au Québec, c'est au Canada qu'ils s'installent, ils suivront en cela, linguistiquement, idéologiquement et souvent, géographiquement, l'exemple de nos concitoyens de vieille souche anglophone. Mais du moment où ils sauront quitter leur pays d'origine pour une sorte de Finlande américaine d'expression française, leur choix sera fait et bien des angoisses soulevées [476] par l'intégration des Néo-Québécois tomberont d'elles-mêmes. Qui sait, peut‑être choisirons-nous alors d'inscrire sur le passeport québécois une nouvelle devise nationale, empruntée à celle que se donna brièvement, au siècle dernier, la Pologne indépendante : « Pour notre liberté et pour la vôtre ».


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 28 octobre 2014 20:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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