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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Jacques Simard, “Détournement de mineurs. L’éducation québécoise à l’heure de la bureaucratie scolaire”. In ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT et Yves MARTIN, IMAGINAIRE SOCIAL ET REPRÉSENTATIONS COLLECTIVES. Mélanges offerts à Jean-Charles FALARDEAU, pp. 405-428. Sixième partie: “Intellectuels”. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1982, 441 pp. Une édition numérique réalisée par Vicky Lapointe, historienne et responsable d'un blogue sur l'histoire et le patrimoine du Québec: Patrimoine, Histoire et Multimédia.

[405]

Imaginaire social et représentations collectives.
Mélanges offerts à Jean-Charles Falardeau.

Sixième partie.
INTELLECTUELS

Détournements de mineurs.
L’éducation québécoise à l’heure
de la bureaucratie scolaire
.”

Par Jean-Jacques SIMARD


A) Des types de solidarité et du cours de l’histoire

Le contexte sociologique où s’exerce l’enseignement supérieur a suffisamment changé depuis vingt ans pour qu’on soit tout naturellement porté à renvoyer dos à dos les pôles d’une typologie pour en parler : nous sommes passés, disons, de la communauté académique à la bureaucratie scolaire, de la rationalité des valeurs à la rationalité instrumentale, des solidarités mécaniques aux solidarités organiques, de la gemeinshaft à la gesellshaft, des rapports féodaux aux rapports marchands. Attendrait-elle encore une fois de Jean-Charles Falardeau qu’il lui montre ce qui en elle meurt et naît, que notre société l’obligerait sans doute, sur ce sujet dont il a peu parlé mais dont il s’est beaucoup préoccupé, à traduire quelque nouvelle « Rencontre de deux mondes ».

Toute typologie est modèle et à ce seul titre, réductrice. Bipolaire, elle récidive. Lorsqu’en plus, comme l’ont fait Weber, Durkheim, Tönnies et Marx chacun à leur manière, on utilise les pôles de la typologie pour rendre compte des termes d’un tournant historique unilatéral, du passage d’un état de fait à un autre mutuellement exclusifs, on risque d’insulter l’histoire après l’avoir blessée, empilant par-dessus la réduction le déterminisme et l’irréversibilité.

Tönnies et Durkheim, en effet, ne sont pas satisfaits d’identifier deux formes universelles de socialité. Ils en ont fait des types historiques pour interpréter la révolution bourgeoise d’Occident comme la destruction de l’un de ces modèles par l’autre. Le développement des sphères où régnait la solidarité organique ou sociétaire devait éventuellement conduire à l’étiolement, puis à la disparition des solidarités mécaniques ou communautaires. Peu friand de typologies théoriques, Marx en faisait quand même d’empiriques et éliminait en esprit le capitalisme sous les coups du communisme, comme le Joli Monstre lui-même avait bouffé tout le terrain du féodalisme. Et Weber, en évoquant le « désenchantement du monde » lié à la civilisation bourgeoise, laisse lui aussi entendre que l’extension socio-historique de la rationalité instrumentale et de la [406] légitimité juridico-bureaucratique se fait au détriment de la rationalité normative (des valeurs) et du pouvoir de la tradition. En somme, ces fondateurs de la sociologie ne posaient leurs typologies théoriques que pour caractériser des sociétés historiques, empiriquement définies, se succédant l’une à l’autre, la société « concrète » des rapports marchands réificateurs, des solidarités organiques (ou fonctionnelles), sociétaires, refoulant nécessairement et définitivement celle des rapports féodaux, des solidarités mécaniques (ou de fusion), communautaires. À des degrés de conviction certes variables, chacun assigne une ligne générale au développement historique, y trouve une coulée irréversible, un passage, une séquence sans retour. [1] L’idée de progrès, linéaire, leur impose ses oeillères.

On reconnaît aisément que le développement du capitalisme bourgeois condamnait irrémédiablement à la disparition les institutions de la société féodale. Cette question-là se pose encore moins aujourd’hui qu’au dix-neuvième siècle. Mais une autre demeure : les formes sociales historiquement réalisées une fois disparues, la fonction sociologique qu’elles remplissaient doit-elle nécessairement s’évanouir aussi ? Les types de sociabilité ou de solidarité identifiés appartenaient-ils en propre à des milieux socio-historiques donnés ou bien à toute société humaine ? Peut-il y avoir une société sans tradition, sans rationalité des valeurs, sans communauté, sans solidarités des consciences collectives (mécaniques) ? Si seulement on oublie les déterminations historiques particulières qu’ont pu trouver, dans nos expériences et nos mémoires, les termes de tradition, valeur, communauté, conscience collective, il me semble pressant d’affirmer que non, ce n’est pas possible. Car ce que ces mots désignent, par delà certaines réalités historiques, c’est une dimension inévitable de la socialité humaine parce qu’inhérente à la faculté biologique du langage. [2] Tradition, valeur, communauté, conscience collective : il s’agit toujours d’évoquer des significations symboliques, élaborées dans l’échange linguistique, et rassemblant des personnalités autour d’attitudes partagées quant au sens du monde et de la vie. Ces significations sont enregistrées dans la mémoire et projetées dans le discours, les conduites, les artefacts (ce que Gurvitch appelait « œuvres de civilisation »). Parce que les significations rassemblent les subjectivités, elles fondent les phénomènes sociaux d’appartenance ou d’identification/différenciation. Parce que transmissibles, elles portent la transcendance sociale du temps et de l’espace pour conférer aux groupes humains qu’elles associent une [407] historicité particulière et, pour peu qu’elles embrassent le devenir, un projet. Qu’on me trouve un seul modèle de société qui tende à éliminer cette dimension de la socialité, et je vous montrerai une société où elle se manifeste vigoureusement sous des formes réprimées : millénarismes, nostalgies, charismatismes, communalismes. [3]

Si la recherche de la communauté, de l’identité, du sens partagé porte dans nos sociétés les masques de la nostalgie passéiste, du narcissisme californien, du ritualisme gauchiste, etc., c’est qu’elle est sociologiquement réprimée. Voilà une première chose que j’essaierai de faire voir en prenant prétexte de l’éducation.

Car je m’en vais reprendre à ma manière, pour rendre compte des transformations du milieu académique au Québec, le substrat commun des typologies de la socialité proposées par Durkheim, Tönnies (dont on sait qu’il s’inspirait de Marx) et Weber. J’opposerai ainsi la communauté académique à la bureaucratie scolaire. Le premier modèle, convenons-en tout de suite, correspond plus étroitement à l’héritage empirique des temps passés et le second aux tendances actuelles, tout aussi empiriques. Mais si je n’ai pas tort de considérer l’institution pédagogique comme un phénomène social total, alors on comprendra que je critique avec une certaine passion les tendances mercantiles, fonctionnalistes et rationalisatrices, lesquelles, après avoir détruit l’ancienne communauté des lettrés et des savants (ce qui était, à mon avis, historiquement inéluctable), luttent aveuglement aujourd’hui contre les possibles susceptibles d’accueillir les projets d’une nouvelle forme de communauté académique. [4]

B) Du moyen-âge à la modernité

La bureaucratie scolaire est une organisation rationnelle-instrumentale fondée sur des règles écrites prescrivant des chaînes opératoires de fonctions et de tâches hiérarchisées et impersonnelles. Elle résulte d’un contrat de service [408] implicite passé entre les acheteurs de main-d’œuvre informée (l’éventuel « marché du travail ») et l’industrie étatisée des fabricants de diplômés (le diplôme équivaut à une sorte de garantie de 12 mois ou 20 000 km). Elle organise ainsi les rapports sociaux entre une matière première à transformer (les étudiants), grâce à des machines (les programmes d’enseignement), par de prétentieux prolétaires (les professeurs), régis par une hiérarchie para-étatique (l’organigramme global du « réseau » de scolarisation post-secondaire), le tout étant cybernétiquement gouverné par des mécanismes de feedback qui ne sont pas encore au point, au Québec en tout cas, mais dont le noyau crucial est occupé par les enquêtes sur les « besoins du marché du travail » ou le destin des diplômés à la fin de la garantie. [5] Les programmes occupent une place capitale dans la bureaucratie scolaire : ce sont les stratégies d’opérations didactiques spécialisées de l’appareil de fabrication de diplômés : ils recréent (ou « dédoublent » peut-être ?), au sein même de l’institution d’enseignement, la logique ultime du marché, en mobilisant les enseignants devenus vendeurs monopolistes de services et la clientèle captive d’étudiants qui leur est confiée (et leur assure des audiences). Les options correspondent en tout point ici à l’illusion relative des choix dans la consommation de masse, et actualisent la même idéologie de réalisation de soi que celle dont se recouvre la consommation.

La communauté académique est avant tout une forme d’imaginaire social instituée : un champ singulier (bien qu’universaliste) de symbolisation, fondé sur des significations partagées — attitudes, normes, principes d’intentionnalité transcendante. Communauté sous-culturelle, elle rassemble ses membres autour d’un mode d’interprétation et d’investissement de sens dans le monde, trouvant son inertie dans une tradition, et son moment dans un projet. La scolarisation supérieure est ici une initiation, un rite de passage, une cooptation où, par l’entremise de rapports socio-pédagogiques interpersonnels et paternalistes, les professeurs reproduisent chez les étudiants des attitudes et principes traditionnels, une éthique et une esthétique élitistes embrassant à la fois la sous-culture académique (recherche, critique et diffusion du savoir) et les normes d’une bien nommée discipline particulière (le plus souvent instituée en corporation ou association professionnelles, de sorte que l’intégration culturelle au groupe des pairs entraîne une intégration fonctionnelle à la société ambiante). [6] Dans la communauté académique, le programme prescrit les rituels d’interaction [409] symbolique entre des maîtres, des compagnons (études avancées), des apprentis (baccalauréat), et tente de mettre en œuvre les normes de l’identification professionnelle par une mise en scène d’acteurs en chair et en os, c’est-à-dire : de personnes.

On voit comment les mots eux-mêmes évoquent ici un univers révolu : paternalisme, traditionalisme, autoritarisme de part en part de la scolarisation ; élitisme, corporatisme, au sommet de la pyramide académique. C’est tout ce relent médiéval qui, en fait et en esprit, a servi de repoussoir au mouvement moderne de pédagogie progressiste depuis les socialistes romantiques jusqu’aux Rogers, Freire, Laing d’aujourd’hui, en passant par John Dewey, Bertrand Russell, l’expérience des Black Hills ou celle de Summerhill.

L’éducation, répéterait-on, n’est pas une propagande et il ne suffit pas d’en changer le contenu pour en changer le résultat — « tout est dans la manière » ; l’élève n’est pas un simple contenant mais un agent (socialement conditionné) impliqué dans le processus de sa propre formation — d’où le terme « étudiant », au sens de « s’éduquant ». Dans un monde en changement, condamné au progrès, enfin, l’éducation ne pouvait plus se résumer à un effort de reproduction d’une génération ou d’une classe dans une autre, mais plutôt devait façonner une personnalité ouverte, capable de s’ajuster de façon autonome aux situations de sa vie, et, pour cela, armée d’outils intellectuels comme l’esprit critique et le savoir-faire psychologique. Il fallait conditionner les futurs citoyens au déconditionnement lui-même. Au cœur du projet : l’autonomie de la personne face à la culture, et la faculté d’auto-adaptation permanente. Voilà comment l’éducation progressiste — du devoir progresser, seul devoir qu’elle reconnaissait — allait se donner et être reçue comme pédagogie de la libération.

J’ai dit que cette utopie avait, au moins partiellement, fait un bouc émissaire des teintes médiévales entachant l’institution scolaire. J’entends qu’en fait elle s’affirmait tout autant contre la première révolution bourgeoise en éducation — celle qu’avait prêchée, disons, Rousseau. Dans l’esprit des Lumières — celui de la manipulation rationnelle du monde — on avait cru qu’il suffisait, pour changer la jeunesse, d’ouvrir l’école aux grands nombres (quitte à la rendre obligatoire jusqu’au sortir de l’adolescence) et de lui faire véhiculer un nouvel enseignement, la tradition de la modernité : celle des sciences positives et du rationalisme universaliste, accolée à l’éthique de fonctionnalité et d’industriosité à laquelle l’ère bourgeoise conviait le « peuple » et, plus tard, les « masses ». On ne remettait pas vraiment en cause le modèle pédagogique médiéval, hiérarchique et paternaliste, sauf pour en convertir le sommet : l’État, la Raison incarnée, allait déloger l’Église, et, du même coup, le concept d’éducation-propagande — manipulation délibérée des esprits plutôt que de la personnalité — allait enterrer l’ancienne conception initiatique, théologique, qui colorait, en Angleterre, les colleges et, en France, les universités. Mais le « projet éducatif » des Lumières, dirait le jargon de nos temps, réservait sa [410] démocratie pour les classes moyennes. En pratique, l’école enseignerait, comme si elles étaient indissociables de l’humanisme universel, la langue, l’histoire et la géographie des États-Nations-Marchés en émergence. Tandis que l’éducation supérieure, toujours destinée quant à elle au petit nombre, continuerait de s’accrocher aux humanités classiques. Aux États-Unis, par exemple, ce n’est qu’à la fin du siècle dernier que se développèrent les graduate schools scientifiques et professionnelles, les départements de premier cycle et les « options ».

Jusque-là, en somme, toute l’institution scolaire accommodait une pédagogie homogénéisante, hiérarchisante, assujettie au double impératif de la reproduction-différenciation des classes et de l’intégration nationale-étatique. Des anciens régimes, elle n’avait rejeté, au fond, que la chrétienté, la théologie et — ce n’est quand même pas rien — la sélectivité de caste ou, si on préfère, d’état (au sens aristocratique et clérical du mot).

Ce que les ancêtres de la pédagogie progressiste et de la démocratisation de l’éducation avaient pressenti, c’est que cette première réforme ne pourrait encore longtemps tenir devant les forces libérées et mobilisées par la croissance économique : les grands mouvements migratoires, la mobilité sociale, l’utilisation systématique de la science dans la production, la mise en valeur du capital humain, l’intégration mondiale des marchés. Ce qu’ils ne pouvaient soupçonner, toutefois, c’est que leur utopie libératrice connaîtrait un renversement dialectique pour se transformer en idéologie du libéralisme avancé, soigneusement ajustée aux conditions nouvelles de l’aliénation : la consommation de masse et le service des appareils techno-bureaucratiques. L’utopie de l’autonomie adaptative ne se diffuserait qu’en tant qu’idéologie de la dépendance et du repli sur soi ; et elle pénétrerait, ainsi renippée, le dernier bastion de la société d’ordres médiévale : les collèges et les universités. Comment cela ? Les explications qui me viennent à l’esprit portent l’empreinte de l’expérience historique québécoise ; le télescopage du temps dont a parlé Falardeau à propos de celle-ci conférera sans doute aux pages qui suivent un aspect caricatural.

C) La production de l’Homme par l'Homme

Parmi les effets marquants de la production à grande échelle et, corrolairement, de la consommation massive, se trouve une exigence : celle de la fabrication systématique, délibérée et rationalisée de la personnalité.

D’un côté la planification industrielle, la concurrence que se font les titans du capital sur les fronts de la technologie et de la commercialisation, l’exploitation industrielle de l’information en tant que force productive appellent une exploitation intensive, en profondeur, des facultés humaines de travail. En profondeur, cela touche les ressorts mêmes de la conduite autonome : la « mise en valeurs de la ressource humaine », comme le veut l’incantation, englobe [411] évidemment la santé physique et les qualifications professionnelles, mais aussi l’équilibre mental, l’aptitude à l’intégration sociale, voire même jusqu’aux perceptions et aux motivations selon lesquelles les individus s’orientent et s’engagent dans leur monde. Argument massue en ces temps d’humiliation nord-américaine : n’est-ce pas là la recette qu’appliquent les grands daïmyos de l’entreprise japonaise ?

D’autre part, la consommation massive impose elle aussi ses exigences complémentaires. Écoutons Édouard Filene, inventeur bostonnais d’un des premiers grands magasins à rayons d’Amérique : [7]

« La production de masse exige l’éducation des masses ; les masses doivent apprendre à se conduire comme habitants d’un univers de production massive. Par delà la simple alphabétisation, il leur faut atteindre autre chose : la culture. » (LASCH, 1978, p. 73.)

En l’occurrence, la « culture » commande l’élévation des aspirations des masses jusqu’à des désirs raffinés, supérieurs aux besoins définis comme élémentaires. Mais le désir en débandade n’est pas la culture. Il s’agira donc de voir à ce que le désir libéré se fixe empiriquement sur les objets, les services et les signes offerts à la consommation. La discipline du marché devra assumer la responsabilité qu’elle enlève aux cultures traditionnelles, celles que patrouillaient les confessions religieuses, les communautés d’appartenance locales et les familles. En un mot, il faut fabriquer un type culturel sans précédent dans l’histoire : le consommateur. Et la mise en valeur de la ressource humaine ne saurait non plus être abandonnée aux vieilles institutions de socialisation. « L’enfant », avait dit dès 1920 la fondatrice de la profession moderne du travail social, Ellen Richards,

« ... est, en tant que citoyen, un actif de l’État et non la propriété de ses parents. Dès lors, le bien-être relève directement de l’État. » (Lasch, 1978, p. 155.) [8]

La production des êtres humains (identifiée par Marx à une reproduction parce qu’au dix-neuvième siècle, il n’était pas encore question de plus que cela), le modelage sociologique des personnalités appartenaient essentiellement à la famille, à la base, et à l’Église, au sommet : l’économie de masse leur a retiré ce mandat pour le confier à deux gigantesques sous-systèmes d’appareils, intégrés aux appareils de la production générale.

[412]

L’appareil de production du consommateur comprend beaucoup plus que la publicité. Il associe la recherche sur les nouvelles marchandises (biens ou services) et leur développement jusqu’au seuil de la fabrication, la planification de la mise en marché sur de longues périodes —jusqu’à ce que le produit trouve son besoin — la distribution, la mise en scène des environnements de vente, les institutions du crédit à la consommation, et, en tout dernier lieu, la promotion. On ne comprendra rien de l’originalité de nos sociétés si on ne tient pas compte, par exemple, des centres d’achats. Les centres d’achats sont aux cathédrales ce que les magasins à rayons des vieux centres-villes étaient aux chapelles : des lieux publics de célébration et de re-création du sens tel que prescrit par le mode social d’appropriation symbolique dominant.

De même l’appareil de production de la main-d’œuvre informée traverse l’activité sociale de bord en bord : il part de l’aménagement même des rapports de travail, l’ingénierie des tâches et des chaînes de production à l’usine comme au bureau, les services de psychologie industrielle et de gestion des personnels, l’éducation, le recyclage, les mécanismes des conventions collectives, les attentions socio-thérapeutiques tournées vers les marginaux, les délinquants, les « mal-dans-leur-peau », les « laissés-pour-compte ».

L’État et l’Entreprise se partagent l’ensemble des tâches de production de la personnalité : les frontières apparentes de juridiction n’ont guère d’importance, puisque la même logique de maximisation, d’instrumentalité et de rendement imbibe les organismes spécifiques pour en faire de simples éléments d’appareils sociaux univalents. N’en croyons pas nos yeux : le premier sociological department, chargé de comprendre et d’utiliser les lois de l’intégration sociale pour promouvoir la tempérance, l’épargne, la domesticité et la répression des pulsions n’a pas été fondé dans une université publique, mais, dès 1924, aux Ford Motor Works — ceux-là mêmes où fut inventé l’achat à tempérament des biens de consommation durable : « a car in every driveway », pour les employés d’Henry Ford, d’abord, pour l’Occident, ensuite. De même, nous avons tendance à oublier que les grandes institutions de mise-en-valeur des ressources humaines n’ont pas trouvé leur voie sous incitation étatique, mais sont passées du gardiennage à la promotion de la santé ou de la culture sous l’éperon du mécénat capitaliste privé : je pense, à propos de notre propre milieu, par exemple, à l’Université McGill, au Montreal General Hospital, ou à « La Goutte de Lait » (un programme d’hygiène pédiatrique) ; l’animation sociale elle-même a trouvé ses prétextes dans les University Settlements, de McGill, bien avant d’aboutir au Conseil des œuvres diocésaines de Montréal, puis au B.A.E.Q. ou à la Compagnie des Jeunes Canadiens, rejetons de l’État.

On ne saurait dissocier consommation programmée et travail informé. Le mode d’échange s’articule au mode de coopération. Ils vont de pair, s’engendrant l’un l’autre, comme les deux faces d’un même phénomène sociologique. Tous [413] deux supposent l’existence d’appareils envers lesquels l’habitant de la cité commune devient dépendant. La dépendance, en elle-même, n’a rien d’extraordinaire : en tout temps, elle demeure pendant de la sécurité sociale. L’inédit historique, c’est le passage d’une dépendance personnalisée à une dépendance impersonnelle, fondée sur les postes et les règles rationnelles, sur l’objectivité concrète des marchés. Pour ne plus avoir à surveiller personnellement les personnes, il a fallu agir ouvertement sur les personnalités.

Regardez le jeune instruit, frais sorti des écoles, moyenne cumulative élevée par-dessus le marché : elle ou il a psychologiquement besoin d’occuper une fonction dans une organisation techno-bureaucratique pour se réaliser car son apprentissage n’est guère autre chose qu’une fusion de son identité et de certaines attentes fonctionnelles des appareils. C’est d’ailleurs tout juste pour cela qu’on lui a imposé des options, soi-disant académiques mais en fait prises sur le marché éventuel du travail bureaucratique (syndiqué et oligopoliste, donc bien rémunéré), dès le seuil de l’adolescence, avant même que ne se cristallise son identité. De même la consommation : au delà d’un seuil de nécessité statistiquement défini et indexé, si possible, par l’État lui-même, l’échange du consommateur le met d’abord en relation avec les autres consommateurs — et non avec les vendeurs ; la consommation est une manière de communication symbolique dépendante, parce qu’elle ne crée pas ses significations mais les prend sur le marché de masse : nous avons besoin de nous procurer des produits, des services, des styles ou des idées à la mode pour participer aux significations stéréotypées de notre milieu social. J’entends par stéréotypes ce genre de signes qui parlent sans entendre, donc médias d’un échange sans rétroaction, à prendre ou à laisser, dont la signification est donnée en dehors des individualités qui y participent pour fuir la solitude sans trouver la communauté.

Voici un pauvre, qui se prive de manger pour engloutir son argent dans une automobile : « On a beau, explique-t-il, être un moins que rien [9], on est pas pour passer pour un moins que rien. » Ce « passer pour » n’a rien de faux : il fait partie de tout symbolisme : c’est sa fixation sur une marchandise qui est significatrice de notre temps. Pour peu d’élargir l’idée de marchandise, on s’aperçoit que le même mécanisme sévit dans tous les milieux : comment expliquer, par exemple, la consommation ostentatoire que font les universitaires du dernier jargon à la mode ? « On a beau être ignorant, on est pas pour passer pour des ignorants. » Dans mon club de Camaros, j’observe qu’après Cadillac Parsons, nous avons acheté Lada Althusser, Citroën Bourdieu et autres marques de commerce de l’intelligence sociologique sur roues.

Telles sont les formes nouvelles de l’aliénation, qui succèdent et se superposent aux anciennes sans les éliminer. Double servitude, donc, celle du [414] personnel et celle de la clientèle, envers les appareils mobilisateurs des puissances humaines obligées de se vendre ou de s’acheter, et où se réalisent les fonctions de contrôle d’un capital désormais dépersonnalisé, qui ne se reproduit plus nécessairement par l’héritage de la propriété ou des valeurs, mais par la transmission de postes au sein des organisations et l’identification du soi aux créneaux mercantiles correspondant à un profil socio-économique « cible ». Le pouvoir, dans ce monde, se situe dans l’organigramme et préfère se passer des personnes, des familles, des conspirations de complices. [10] L’aliénation, en résumé, ne s’appuie plus sur le salariat et sur la morale théologique, du moins là où elle anticipe de ce qui rompt avec le siècle passé : elle est indissociable des systèmes industriels de modelage des personnalités pour qu’elles intègrent les normes instrumentales de la techno-bureaucratie et de la consommation.

D) Le nouveau moule

On pourrait résumer ce faisceau de tendances de la façon suivante : parce que nos sociétés considèrent l’accumulation capitaliste comme une fin en elle-même et ne laissent donc d’encourager les tendances qui vont dans cette direction, elles ne peuvent plus abandonner aux communautés de culture et à leurs institutions le soin d’imprimer un sens à la vie, mais confient cette tâche à des organisateurs sans autre fin que l’efficacité pratique, une fois arrêtée par le marché la demande à satisfaire. Dès lors, l’État et l’Entreprise, commandés par une même rationalité instrumentale, doivent prendre en charge le modelage de la personnalité de base qui convient, en cercle vicieux, aux bureaucraties et à la culture de consommation de masse. Il y a plus de trente ans que la pensée de notre temps essaie de dégager les grands traits de ce masque. Essayons de synthétiser. La personnalité idéal-typique des sociétés industrielles avancées correspondrait au portrait-robot que voici :

1. Hétéro-déterminée. Le mot vient de David Riesman, auteur de La foule solitaire. Il signifie, on s’en souvient, que l’Homme contemporain n’est plus orienté par des principes intérieurs rigides, transmis comme vérités transcendantes par ses parents, mais reste plutôt disponible, malléable aux attentes de son environnement. Riesman illustrait d’une image : plutôt que de se gouverner avec un gyroscope fixé au moment de l’enfance, la femme, l’homme de notre temps se servent d’un radar : leur personnalité, comme les missiles à tête chercheuse, est d’abord syntonisée sur les autres, qui lui donnent ses objectifs. Tandis que les réclames publicitaires chantent « Tout le monde le fait, fais-le donc ! », les comportements généralisés suivent ce qu’on appelle les modes au lieu de ce qu’on appelait les coutumes.

[415]

2. Utilitariste. Sartre, né en 1900, n’était décidément plus de son temps lorsqu’il prétendait reconnaître la liberté dans le choix des contraintes, un choix d’ordre moral, posant donc la possibilité de critères transcendants à partir desquels départager le souhaitable des possibles. L’histoire a transcendé la transcendance. Ce qui compte, c’est ce qui rapporte ici et maintenant. La personnalité contemporaine ne répond plus à des motifs moraux, mais au calcul objectif des moyens à prendre pour atteindre un but indissociable de la situation où elle se trouve. Elle ne se plie plus aux exigences sociales en vertu de valeurs susceptibles de dépasser la réalité immédiate, mais se résigne et sait s’adapter aux faits tels qu’ils sont révélés par la connaissance positive. Marcuse a déjà souligné comment le travail, la famille, la vocation — ces grandes valeurs bourgeoises — avaient cessé d’être des fins pour devenir des moyens : moyens de consommer, moyens de réalisation individuelle. Le divorce, dans les jeunes familles, reflète peut-être moins l’érosion de l’ancienne famille bourgeoise qu’une nouvelle conception utilitariste du mariage : Christopher Lasch a suggéré qu’entrés dans un contrat de mutuelle satisfaction, les nouveaux partenaires maritaux avaient tendance à rompre le contrat lorsque l’association ne leur rapportait plus les gratifications qu’ils ou elles en attendaient au départ. En tel cas, le mariage, la famille sortent du domaine des valeurs ou des fins pour devenir des outils, des moyens.

3. Dépendante. C’est affaire de forme et non de fond, puisque l’interdépendance, à tout le moins, est synonyme de socialité. Sauf que le paternalisme autoritaire qui liait autrefois l’être humain à ses parents, au patron ou au prêtre a été remplacé par un paternalisme thérapeutique [11] émanant des appareils et de l’expertise. En éducation, en matière de santé ou de loisirs, sur le front même des mouvements sociaux égarés dans les colloques para-académiques ou les méandres juridiques des conventions collectives, un rapport social de dépendance associe et oppose les clientèles et les personnels par l’intermédiaire des appareils ou du marché de l’expertise. Ces rapports ne concernent pas seulement les biens et les services, mais également la production du sens de la vie. Une publicité récente d’un grand distilleur conseille tout naturellement à la ménagère alcoolique de confier son problème à un professionnel — plutôt qu’à ses parents, par exemple.

Dans le plus récent énoncé de politique gouvernementale en matière de loisirs [12], on voit comment ce rapport de dépendance en est un de classe. S’agissant évidemment de soigner ces catégories sociales qui s’adonnent à des « distractions plus ou moins passives » et à des « tentatives de fuite » accommodant « peu d’expression de soi », les thérapeutes identifient : les « travailleurs d’usine et de bureau », « certains travailleurs agricoles et de nuit », les « femmes [416] ménagères » ou obligées de s’adonner à un « travail extérieur », les « chômeurs », « personnes âgées », « handicapées », et « les jeunes ». Qui manque ? Le mâle d’âge moyen, cadre moyen, moyennement bien payé : il ne fait pas partie des clientèles, mais du personnel. Et puis, évidemment, les riches : ils se payent déjà l’accès à toutes les thérapies et à tous les loisirs-marchandises qu’ils désirent.

Ces cas illustrent un phénomène sur lequel Gilles Gagné, du département de sociologie de Laval, a attiré l’attention dans un texte inédit. Plusieurs besoins socio-culturels étaient autrefois satisfaits dans les cadres des anciennes institutions communautaires paternalistes — l’aide aux alcooliques et le loisir seraient de ceux-là. Lorsque ce n’est plus sociologiquement possible, les attentes et les devoirs hier définis comme culturels (normativement) assument la forme d’une offre et d’une demande de marchandises (biens ou services). Cependant, dès lors qu’un besoin quelconque est considéré comme naturel, normal et général, on ne peut en abandonner la satisfaction au marché libre. C’est alors que la marchandise se transforme idéologiquement en droit à tel ou tel service de l’État. Et les droits engendrent les lois, qui engendrent les règles, qui engendrent les appareils, qui engendrent les personnels et les clientèles. La notion bourgeoise de droit se substitue à l’idée de devoir.

Il me semble plutôt évident, sous ce rapport, que le développement de la dépendance impersonnelle s’explique mal sans évoquer le rôle et l’ascension de l’intelligentsia professionnelle — des couches technocratiques si on préfère, à condition d’y englober tous ceux et celles qui tirent leur légitimité d’une compétence diplômée directement commercialisable ou bien fonctionnellement utile aux grandes organisations qui gèrent la vie sociale : dans le privé ou le public, à leur compte ou salariés, qu’importe. Citons ici encore Christopher Lasch :

« Des études récentes sur la professionnalisation montrent que le professionnalisme n’a pas émergé [...] en réponse à des besoins sociaux nettement définis. Au contraire, ce sont les nouvelles professions elles-mêmes qui ont inventé beaucoup des besoins qu’elles prétendaient satisfaire. [Par diverses formes de propagande, elles ont] créé de cette manière ou intensifié (non sans opposition) la demande pour leurs propre services. » (Idem, p. 228.)

4. Narcissique. Lasch, toujours [13], croit que le repli sur le soi constitue une réponse psychologique à la dépendance. Lorsque l’innovation sociale tend à être monopolisée par l’État, les grandes compagnies, les mouvements bureaucratisés, les modes massives du marché, et que les problèmes collectifs — donc de chacun — sont définis par les experts comme techniques, économiques, sociologiques, leur solution paraît exiger une approche systémique, des instruments et un savoir spécialisé qui échappent aux individus ou aux communautés de base. Il devient difficile d’imaginer, hors des appareils, prendre en mains avec d’autres le morceau de destin que l’on partage avec eux. [417] Les individus se tournent donc vers l’instant présent, les petits groupes, l’auto-amélioration et l’auto-satisfaction.

À défaut de pouvoir façonner directement un monde extérieur où se trouver bien, il suffira d’essayer d’être « bien dans sa peau », comme les personnages des réclames de bière — telle fille y affirme : « Moi, j’aime être moi » ; tels jeunes couples y retrouvent la maison paternelle champêtre ; tels sportifs, la communion virile des copains de quarante ans : toutes choses disparues comme les dinosaures. [14] Car la quête du soi passe par le regard et l’acceptation des autres, la sécurité identitaire. Mais dès lors que la société, avec ses champs d’échange symbolique et ses rôles sociaux « extérieurs au soi » est perçue comme contrainte à l’affirmation de l’identité, on cherche à se reconnecter aux autres en dehors et à côté de la société, de personne à personne, dans la rencontre mythique des sois en fusion, dans la chaleur communiante des relations primaires où chacun trouve enfin la vérité du soi dans l’acceptation du soi par l’autre devenu miroir de Narcisse.

E) L’éducation supérieure : avantages ou privilèges

Voilà le contexte sociologique où, me semble-t-il, évolue l’éducation contemporaine. Il fallait bien essayer de montrer comment les transformations du milieu académique ont répondu à des déterminants historiques qui lui échappaient très largement. Inutile d’ajouter que, dans cette même foulée, les frontières institutionnelles entre l’université, le collège, le secondaire, l’éducation permanente, voire même les formes non-scolaires de socialisation, tendent à s’estomper. Aussi n’hésiterons-nous pas à partir de l’ancien cours classique pour marquer la distance avec la situation actuelle.

Le programme, au milieu des années cinquante, aurait pu ainsi se résumer : tous les cours étaient obligatoires ; les « classes » formaient des groupes stables, et vous « montiez » avec le même noyau de confrères (et consœurs, à partir de 1961, au collège que j’ai fréquenté). Malgré quelques matières toujours en vogue (sciences, histoire, littérature...) l’originalité du curriculum résidait dans son tronc : six ans d’étude de deux langues mortes et, pour finir, une philosophie dont on ne puisse dire qu’elle trouvait sa vitalité dans l’univers contemporain : la scolastique de Saint Thomas d’Aquin. Ajoutons un mot à propos de nos maîtres : ils nous assommaient de principes inébranlables et de valeurs bétonnées sans douter un seul instant en savoir plus que leurs élèves sur le monde et la vie ; ils se disaient mandatés par la commune humanité et, spécifiquement, par la société canadienne-française, pour former son élite.

[418]

J’en tire un premier axiome : ce qui se passe ultimement dans la tête des étudiants n’a qu’un rapport indirect, souvent imprévisible et passablement involontaire avec les intentions avouées d’un programme d’enseignement ou d’une méthode pédagogique. Cédant à l’idéologie pragmatique des années d’après-guerre, on essayait sans trop de succès de justifier l’étude du grec et du latin — hérités du moyen-âge où ils patrouillaient les frontières symboliques de la caste détenant le monopole du savoir transcendant — par leur utilité étymologique. [15] En réalité, et à l’insu de tous les intéressés, nous faisions de la gymnastique linguistique, une forme de gymnastique intellectuelle. Les mathématiques servent à la même chose. Saint Thomas devait s’occuper de nous inculquer les ultimes vérités alors qu’au mieux, il nous passait la rigueur logique d’Aristote et sa manie de chercher des catégories aptes à ordonner le monde. Plus encore : penseur du XIVe siècle, il prêtait singulièrement le flanc à l’iconoclastie facile de jeunes gens du XXe. De sorte que l’effort d’endoctrinement finissait par se mordre la queue.

Falardeau disait : « nous avons appris à apprendre ». En d’autres mots, un des attraits de ce programme était probablement de ne pas enseigner grand chose, si enseigner veut dire : faire acquérir des connaissances positives. La praxis pédagogique n’a pas les concepts, les données, les contenus pour objet, mais les manières de concevoir et le contenant : l’esprit, la sensibilité. Et, sous ce rapport, la mise en scène scolaire est plus proche du rituel initiatique que de la révélation, de la parole plus que de l’écriture. Autre face de la même affaire : l’éducation constitue sa propre fin ; elle sert à éduquer, à cultiver des potentiels latents chez les êtres humains. La réduire à une instrumentalité — « servir la société de demain », « répondre aux demandes du marché », « réaliser la solidarité avec le prolétariat » — équivaut à un détournement. L’utilité sociale éventuelle d’une formation n’a pas grand chose à voir avec le processus de formation lui-même. L’éducation est d’abord une croyance ; et les croyances cessent d’en être le jour où on en fait des moyens.

Dernière hypothèse : le paternalisme et l’autorité des maîtresses ou maîtres ne suffisent pas à inhiber l’autonomie et l’originalité intellectuelle chez leurs élèves, à moins de dédoubler étroitement les structures socio-historiques qui en font des modes de domination. Relisez Platon : vous verrez que la maïeutique de Socrate n’est pas rogérienne, et que les questions posées par le maître sont piégées. L’accoucheur, en somme, sait déjà quel bébé il faut attendre. En offrant une figure d’autorité, la maîtresse d’école s’offre en norme, s’enseigne elle-même, fournit un pôle d’identification/différentiation à partir duquel l’élève s’oriente, soit par imitation, soit au contraire par une prise de distance, une négation s’il le faut, mais une négation polarisée, dotée d’un objet, et non pas ce chialage diffus de l’insatisfaction dépendante qui subvertit, chez le narcisse, le [419] concept de critique. L’imitation, le mimétisme, le jeu de la répétition qu’appelle l’autorité du maître ne signifie pas nécessairement assujettissement du disciple : la plupart des impressionnistes, qui ont fait éclater les cadres des arts plastiques occidentaux à la fin du siècle dernier, avaient appris leur métier en copiant les grands maîtres du Louvre.

Fort à propos, Marcel Fournier (1982) citait l’autre jour une étude sur le collégial québécois, qui a découvert, à la surprise générale, que les étudiants d’arts plastiques différaient de ceux des autres disciplines par la satisfaction sereine qu’ils éprouvaient à l’endroit de leurs études. On devrait pourtant être tordu d’angoisse et de cynisme dans ce domaine éminemment fermé aux débouchés utilitaires. Or, il semble que ces étudiants ont ceci de singulier de se prendre pour des apprentis-artistes, et de jouer sérieusement, par l’expérimentation pratique, les rituels de ce rôle anticipé. Ils font déjà partie de la communauté des artistes, du moins en intention.

Il suffit de connaître quelque peu la sous-culture de l’enseignement des arts pour témoigner des paramètres périphériques à la satisfaction exprimée par cet échantillon. [16] Solide tronc de cours « obligatoires » (on fait de l’art ou on n’en fait pas). Pratique des disciplines inhérentes au métier. L’art n’est pas un savoir et, privé pour l’essentiel d’un discours sur lui-même, il ne sait exister — cela ferait plaisir à Sartre — que dans la mise en œuvre de son essence normative, esthétique. Dès lors, les gens qui guident et inspirent la démarche pédagogique des étudiants des Beaux-Arts ne peuvent pas ne pas être des maîtres et éviter de porter des jugements de valeurs. Les enseignants d’arts plastiques n’ont pas plus que leurs étudiants le choix de participer à la communauté des producteurs d’arts, au champ commun de significations. Les Beaux-Arts sont aussi un milieu où l’admiration des Grands Maîtres et le respect de la transcendance assumée par l’art au travers des siècles et des milieux sociaux atteint une sorte de passion. C’est une sphère d’élite où l’esprit de corps rejoint la prétention. Enfin, et surtout (à mon avis), l’apprentissage du métier est affaire de pairs-en-esprit, apparentés par un engagement qui, dépassant chacun, rassemble tous ceux qui choisissent de s’en réclamer.

En effet — et ce point traverse le cas des programmes d’art comme celui du cours classique — l’homogénéité des enseignements ou l’autorité des maîtres aboutiront aussi bien qu’autrement à l’abrutissement ou au ritualisme conformiste, à moins d’être soumis à la médiation des groupes de pairs, autopédagogiques. J’ai rappelé plus haut l’insignifiance inhérente aux contenus [420] délibérés de l’enseignement classique. C’était pour mieux faire ressortir les effets infrastructurels de la mise-en-scène scolaire. Puisque tous les élèves suivaient les mêmes cours et gravissaient ensemble les marches menant à la sortie, les classes finissaient par fonctionner comme de véritables groupes primaires. La digestion, la critique, l’assimilation des enseignements subissaient la médiation sélective de ces groupes, au gré d’une mastication sociale laquelle, en impliquant des personnes intégrales qui se connaissaient sans avoir besoin de s’adonner, pondérait les charriages, l’esbrouffe, le terrorisme intellectuel et autres masques rhétoriques de l’insécurité. Ensuite, la permanence du programme sur plusieurs années décloisonnait les promotions successives et imposait une continuité normative entre les générations : vous étiez toujours le petit d’un grand et le grand d’un petit. Parce que liée au temps plutôt qu’aux personnes, cette hiérarchie n’opprimait pas. Tout cela tient pour les écoles d’art.

Ce qui paraît nostalgique est en vérité prosaïque et étroitement conforme aux plus solides théories psycho-sociologiques de la connaissance et de l’information. Celle du Two-step-flow, par exemple, ou celle de la dissonance cognitive. Si l’éducation est un processus d’information, il s’accomplit en deux étapes : l’émission d’information, à partir d’une source, est digérée par l’intermédiaire d’un groupe d’appartenance et de leaders d’opinion, ce qui entraîne des déformations, des réintégrations, des sélections. En second lieu, la réduction de la dissonance — c’est-à-dire la neutralisation de l’angoisse provoquée par des informations qui dérangent les schémas perceptuels ou cognitifs incrustés — dépend d’une confirmation de groupe et, pour cela, d’une libre discussion entre pairs.

Le cours classique prétendait s’adresser à une élite naturelle. Il s’agissait plutôt, on s’en doute bien, d’une minorité sélectionnée pour jouir de privilèges refusés au grand nombre. Attention à l’ordre établi si vous excitez dans le peuple tout entier les virtualités d’épanouissement, de responsabilité, d’autonomie et d’esprit critique ! [17] On ne met pas ces choses entre les mains des enfants sans mode d’emploi. Alors on choisissait parmi les rejetons de bonne famille, les premiers de classe, les chauffeux et les chouchous (accordez au féminin pour la suite). Puis, au bout du corridor, automatiquement, il y avait l’université et les corporations professionnelles, le noviciat et le clergé, la niche garantie : c’était, enfin, le mode d’emploi.

F) De la démocratisation à la massification

Dès le moment où il s’est agi d’ouvrir les portes de l’éducation secondaire et supérieure aux grands nombres, tout s’est passé comme si on avait voulu du [421] même trait en extirper tout ce qui en faisait un privilège pédagogique réservé aux enfants bien nés et aux sujets intéressants des classes laborieuses. D’anciens diplômés du cours classique, soudainement modernisés par grâce d’État, firent savoir que le temps s’achevait où l’éducation constituait sa propre fin et visait à former les esprits et des sensibilités éveillées et disciplinées — à cultiver, au sens presque agricole du mot, les virtualités de dépassement au sein de la jeunesse. Au travers du prisme d’une idéologie utilitariste et de l’individualisme libéral, la « réalité » semblait, d’elle-même, exiger autre chose. La société moderne, le marché du travail, l’économie contemporaine, les statistiques ne laissaient plus de place aux choix fondés sur des normes culturelles : les faits objectifs révélés par les « sciences » de l’homme avaient assumé le commandement. Il fallait satisfaire les besoins des masses ; et les masses, contrairement aux élites, n’avaient pas besoin de soi-disant culture. Le capitalisme techno-bureaucratique avait massivement besoin de travail informé et de consommateurs aux désirs libérés des prescriptions normatives de leur communauté ethnique et de leurs traditions. Or, par une heureuse convergence, il arrivait que les masses éprouvaient précisément ces besoins-là. Il fallait donc démocratiser l’éducation et pour cela, sortir la morale, la famille et les curés de l’école — tous ces particularismes incrustés dans une communauté folk, empaysée, incarnée — pour y faire entrer l’universel abstrait sous la guise de l’État, des « sciences » de l’éducation, et des États-Unis d’Amérique : la rationalité et la modernité.

Premièrement, dans la « société moderne » s’instruire équivalait à s’enrichir : le capital culturel accumulé à l’école trouverait plus tard son rendement monétaire. Il fallait apprendre des choses factuelles et des méthodes efficaces, acquérir des connaissances positives, scientifiques, objectives. La science de l’éducation avait découvert qu’à l’école comme dans la vraie vie du marché du travail et de consommation, l’individu faisait son chemin et ses choix de lui-même : d’où ce besoin pédagogique des options, des cheminements, des « profils » académiques individualisés. En conséquence, les enseignants spécialisés livreraient un éventail diversifié de capital-savoir aux « s’éduquants », et le cumul unique de ces denrées dans la tête du client lui permettrait de se programmer un avenir en accord avec, d’une part, sa véritable personnalité, et, d’autre part, les attentes du marché. A treize ou quatorze ans, l’adolescent prendrait, avec l’aide experte d’un orienteur, cette délicate mesure pour s’occuper ensuite de se mettre en valeur la ressource humaine.

Les maîtres, devenus enseignants, enseignantes, n’étaient plus là pour former la jeunesse, mais pour satisfaire la demande diversifiée de capital-savoir. Une fois spécialisés dans un secteur quelconque du savoir, leur rôle consistait à livrer cette marchandise le plus efficacement possible — d’où le développement des « sciences » de l’éducation. Elles, ou ils, ne seraient plus personnellement responsables des jeunes en chair et en os dont ils guideraient l’apprentissage, mais de la validité (sans cesse remise à jour) et de la quantité des connaissances [422] qu’ils devaient faire passer dans les têtes plus ou moins anonymes défilant devant eux. L’échelle massive, la multiplication des programmes spécialisés, le régime d’options et l’émiettement des profils académiques individuels tisseraient des relations de type marchand entre dispensateurs et accumulateurs de savoirs. La responsabilité personnelle des maîtresses et des maîtres d’école envers leurs élèves faisait autrefois de l’enseignement un engagement social direct, lié à une pratique quotidienne. Dès lors que cette responsabilité est prise en charge par le système scolaire lui-même et que l’art d’enseigner relève de la science, le métier se transforme en fonction, et celle-ci n’exige plus l’investissement d’identité dans le rapport pédagogique entre professeurs et étudiants. L’ancienne vocation de l’éducation se transfigure en matrice bureaucratique pour devenir la « mission » d’un appareil d’État. Comme le démontrent les distorsions rituelles des conflits de travail, il n’y a plus guère que les personnels de gestion des CEGEP, des Universités, de la DIGEC ou de la DIGES pour « avoir la vocation » et prétendre s’en faire les gardiens.

La démocratisation de l’éducation n’a connu, à ce jour, qu’un succès partiel sur le front du décloisonnement des privilèges de classe, et de l’accès généralisé des enfants du peuple au collège ou à l’université. Mais son succès qualitatif reste formidable, bien que non voulu et non anticipé par les réformateurs des années soixante ; un mot résume cet effet pervers : la massification. [18]

G) L’institution pédagogique contre l’identité

De la même manière que les êtres humains produisent leur subsistance en s’appropriant la nature par l’intermédiaire des rapports sociaux, ils secrètent un sens à leur vie et inventent la signification du monde au sein et par le biais des rapports sociaux de communication symbolique. La même chose peut se dire autrement : l’identité individuelle et l’identité collective vont de pair ; ce sont en [423] quelque sorte les dépôts, laissés dans les sujets, de l’action communicationnelle prenant place dans un champ social de significations partagées. La faculté de s’orienter dans le monde, de le percevoir et de s’y exprimer efficacement, bref de savoir identifier l’univers et s’identifier soi-même dans cet univers est une seule et même chose ; c’est aussi une condition nécessaire de la conduite autonome, de la maîtrise de soi et de la maîtrise des choses, soit : de la création et de la liberté.

Cette piste-là nous conduit à ré-examiner la signification sociologique de la résistance aux réformes scolaires québécoises de la décennie soixante, et tout particulièrement, du slogan : « Il ne faut pas sortir le Bon Dieu des écoles ! » Ne parlons pas des évidences : intérêt de classe du clergé et des notables, religion opium du peuple, etc. Rappelons plutôt que ce Bon Dieu-là, cette religion populaire chargée des idiosyncrasies canadiennes-françaises, portait bien autre chose que des intérêts de classe et des mystifications métaphysiques incompatibles avec le désenchantement wébérien de l’histoire contemporaine : s’y condensait également la symbolique d’une ethnie en effritement. Sortir le Bon Dieu de l’école, cela voulait aussi dire : évacuer du processus de socialisation les normes culturelles et la mémoire en propre d’une collectivité incarnée et dotée d’une historicité singulière, afin d’y substituer les valeurs plus abstraites et plus universelles de rendement, d’épanouissement individuel, de raison transcendante. Par delà les chicanes sur le contenu des enseignements, il y avait bel et bien conflit sur la fonction socio-culturelle de l’institution pédagogique. En d’autres termes, on ne s’entendait pas sur les référents ultimes de la loyauté sociale de l’enseignant : fallait-il qu’il représente des parents et une communauté, ou se faire plutôt l’émissaire de la Raison, de la Science et de cette créature nommée Société dont on sait bien qu’elle recouvre les impératifs de l’État et du régime économique en temps et lieux donnés ? La question n’a pas trouvé le temps d’évoluer vers ces termes-là parce que la communauté homogène des Canadiens-français-catholiques, dont se réclamaient les forces conservatrices, n’existait plus en fait, début soixante, au Québec. [19]

L’option une fois prise en faveur d’une éducation fondée sur des valeurs positivistes, un pas majeur venait d’être fait pour neutraliser la médiation des groupes d'appartenance dans le procès d’interaction communicationnelle et d’appropriation symbolique au gré duquel les jeunes gens cherchent leur identité.

Jusqu’à tout récemment, cette quête d’identité tournait sur une période charnière du développement de la personnalité : l’adolescence (au sens psychologique plutôt que biologique). Or, il me semble que la rupture associée [424] à l’adolescence tend à disparaître et que les traits de personnalité usuellement associés à cette phase font de plus en plus partie de la normalité adulte. Que j’aie tort ou raison, les structures sociales de la scolarisation fonctionnent comme si cet effet était systématiquement recherché.

Dans les sociétés traditionnelles, l’adolescence n’existe pas : de l’enfance on accède tout rond à l’âge adulte après des rites de passage constituant une sorte de théâtralisation violente et condensée de l’expérience humaine définie par la mythologie. C’est avec la société industrielle et ses perpétuelles mutations qu’apparaissent l’adolescence et les conflits de génération. Le processus mimétique d’identification doit impliquer une rupture avec les parents et s’orienter vers les pairs qui représentent la suite du monde. L’adolescence est cette période où l’on affirme son irréductible originalité en singeant au poil près les rituels de sa bande de pairs. Ce passage est pourtant essentiel à l’intégration de la personnalité et à la formation de l’identité. Par l’intermédiaire des groupes de pairs, l’adolescente ou l’adolescent rompt avec l’éternité de l’enfance pour se trouver dans un univers en devenir : il s’affirme symboliquement contre le passé (parents), contre la société réalisée (ce monde ne me comprend pas, j’y suis étranger), et se tourne vers l’avenir et une société-à-refaire. Mais par la même occasion, bien sûr, il se situe comme venant socio-historiquement de quelque part et en déplacement vers l’avenir. Continuité, projet, appartenance et différenciation — il découvre que son histoire et que l’Histoire ont un sens : une direction quelconque, d’abord, et puis une signification qui renvoie à des communautés humaines incarnées. Le mode actuel de reproduction sociale empêche les jeunes de tourner cette page souvent difficile. Cela les condamne au flottement identitaire, à un narcissisme chronique.

L’approche impersonnelle, thérapeutique, scientifique et instrumentale de la pédagogie n’est plus spécifique au milieu scolaire. Terrorisés par les technocrates de la socialisation, les parents remis à l’heure l’ont depuis longtemps adoptée : ils s’effacent autant qu’ils le peuvent derrière les oukases du manuel Parents efficaces ou de doctes experts qui font pendule entre les corridors des facultés de psychologie et les plateaux des émissions « féminines ». Rongés par la honte de leur ignorance ou accrochés à leur bonnet de spécialistes, beaucoup de parents et la plupart des enseignants ne peuvent imaginer pire crime que de s’offrir aux jeunes en norme de ce que c’est d’être humain ou des meilleures façons de le devenir : les uns ne sont pas payés pour cela et les autres craignent d'imposer leurs modèles à leurs rejetons et de brimer leur autonomie. [20] Ne restent alors que la tyrannie des faits, de la situation immédiate, de l’ordre réalisé. On aboutit en ce cas aussi à un renversement [425] dialectique : dépouillé des anciennes légitimations normatives, l’obligatoire social refait surface déguisé en réalité objective, en data, en données. L’idéologie de l’adaptation occupe alors tout le terrain d’assujettissement dont les devoirs moraux et la tradition avaient été délogés.

Séparés les uns des autres dès l’école secondaire par le régime d’options et terrorisés de leur côté par un marché du travail appréhendé d’autant plus menaçant qu’il est, comme l’horizon, lointain et fugace devant l’approche, les élèves croient devoir s’adapter, et, avec un certain cynisme, font comme si la bureaucratie scolaire se portait garante de leur destin, pour s’hypnotiser sur la réussite ou l’insuccès immédiat : la note. Comment trouver le sens du monde et se trouver eux-mêmes par interaction avec un groupe de pairs un tant soit peu stable ? Ils ne connaissent plus que des pseudo-groupes, des agglomérats où ils s’incluent sans s’y identifier. Chacun d’eux vous parle de ses camarades comme « des étudiants » : plus personne, y compris les leaders des organisations étudiantes, ne dit « Nous ». [21] Il ne sait plus voir, dans la collectivité, que des catégories statistiques, des clientèles, des groupements d’intérêts tout crus ou définis par des « droits » abstraits. Quand l’intersubjectivité est refoulée aux intimités les plus privées, personne ne fait vraiment partie du monde objectif.

Avouons tout de suite tout l’inconfort de pareilles généralisations : ces observations essaient de typifier une tendance ; elles ne s’appliquent pas également à tous les étudiants et étudiantes ; surtout, elles ne s’appliquent pas qu’aux étudiants — bien au contraire, on aura saisi qu’elles veulent faire voir certains rapports au monde qui dépassent aujourd’hui l’expérience propre des générations, des sexes, des occupations, etc. Mais je dis bien que la façon dont nous laissons modeler nos jeunes semble répondre à l’impératif de les empêcher de trouver leur identité.

La prise en charge de la socialisation par les appareils du capitalisme organisé a précisément pour but de libérer les individus des pressions de leur milieu d’origine et des contraintes morales transmises par héritage culturel qui entravaient et continuent d’entraver la libre exploitation des « ressources humaines », la débandade des désirs, la poursuite de la croissance-pour-la-croissance. Les forces socio-historiques de la domination, investies dans les appareils, détournent les possibilités mêmes de la communication symbolique et empêchent les humains de se parler directement entre eux, sur toutes sortes de places publiques, pour se donner des normes de jugement, définir le sens de leur vie, et prétendre faire porter au monde l’empreinte de leur signature.

Jolis mots, mais qu’est-ce que cela donne pratiquement ? Peut-être une main-d’œuvre psychologiquement libérée de ses enracinements locaux, donc [426] toute résignée à se conduire comme pur facteur de production, géo-indifférente, soumise à la mobilité du capital. Ou qui, à défaut de s’identifier à un métier, n’attend que l’occasion pour reporter sa loyauté occupationnelle sur l’organisation qui l’emploie et les corridors de carrière qu’elle lui ouvre, quitte à rabattre sur sa vie privée, l’habitat et la consommation domestiques, toute prétention de projection affective.

Voilà pourquoi cette société tient tant à ce que les jeunes ne liquident pas leur adolescence et que les adultes la redécouvrent : elle a besoin d’adolescents perpétuels pour trouver dans la bureaucratie et la consommation de masse leur groupe de pairs et leur identité individuelle comme collective.

Façon de dire que l’ordre social cherche à s’établir dans la personnalité elle-même.

Jean-Jacques SIMARD

Département de sociologie,
Université Laval


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[427]

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[428]



[1] Pour qui en doute, Durkheim : « Puisque la solidarité mécanique va en s’affaiblissant, il faut ou que la vie proprement sociale diminue, ou qu’une autre solidarité vienne peu à peu se substituer à celle qui s’en va. Il faut choisir. » (1967, p. 147.) Plus haut, Durkheim avait fait remonter au début de l’histoire ce mouvement que vient accélérer la révolution urbaine-industrielle.

[2] Pardon pour la publicité, mais je m’en suis expliqué plus longuement dans « Autour de l’idée de nation : appropriation symbolique et appropriation matérielle, identité et socialité », dans : R. BROUILLET (éd.), Nation souveraineté et droit, Montréal, Beauchemin, 1980.

[3] Sous ce modeste chapeau grondent les puissances formidables des nationalismes eschatologiques, totalitarismes de droite et de gauche, populismes et romantismes exaltés.

[4] Durkheim lui-même avait fini par considérer l’expansion effrénée des solidarités fonctionnelles, et d’elles seules, comme « une monstruosité sociologique » (op. cit., p. xxxii). Il prescrivit au monstre une dose de corporatisme et se fit traiter de féodal. « Il ne s’agit pas de savoir, corrigea-t-il, si l’institution médiévale peut convenir identiquement à nos sociétés contemporaines, mais si les besoins auxquels elle répondait ne sont pas de tous les temps quoiqu’elle doive, pour y satisfaire, se transformer suivant les milieux. » (Id., p. viii.) En professant son admiration pour une institution également paramédiévale, la Commune, un autre descendant de rabbins se verra de même dénoncé comme conservateur. Pour l’en défendre, son disciple Lénine commentera : « C’est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles d’être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. » (1976, p. 67.) Le frère Engels, de son côté, avait proposé de mettre partout à la place du mot État, le mot « communauté » (Gemeinwesen), excellent vieux mot allemand répondant au mot français « commune ». (Cité par Lénine, p. 81.)

[5] En attendant que les rouages de feedback — chiffrés — soient au point, leur fonction systémique est remplie par la demande des clientèles étudiantes (assez finement syntonisée sur les ondes du marché du travail) et par la résonance que trouvent dans l’université les professeurs dont le domaine de spécialisation est en demande sur le marché extra-universitaire.

[6] Dans certains domaines, cet arrimage tend à se désynchroniser depuis quelques années. Cela touche d’abord les disciplines où la culture et le savoir constituent des fins en elles-mêmes : les humanités, l’anthropo-sociologie, les sciences pures. Mais l’utilitarisme mercantile et le ritualisme scolaire qui envahissent le vide ainsi créé finissent par déteindre sur toute la vie universitaire et collégiale.

[7] Le magasin général reste sous l’empire des besoins restreints et homogènes d’un marché communautaire. Le magasin à rayons, en faisant l’étalage des possibles de consommation, libère les désirs des cadres culturels de la communauté.

[8] Le Québec a, comme on sait, finalement cédé aux vagues des mers du Sud après la deuxième guerre. D’où, en 1950, cet écho à Richards que fait entendre un organisme québécois intéressé à la jeunesse : « Dans la société moderne, la famille est de moins en moins capable d’assumer à elle seule tout ce qu’exige l’enfant. » (Roy, 1976.) Et nouant la boucle en 1974, un démographe prêchant à la radio (CBF, Présent-Québec, 1 février) : « Jusqu’à maintenant, les parents ont consenti à donner gratuitement à la société les enfants dont elle avait besoin pour

[9] Le terme utilisé est plus cru.

[10] Notre ami Jorge Niosi a montré que les personnes et les familles comptaient encore dans les grandes entreprises, nous donnant, de ce fait, partiellement tort. Nous agitons ici l’autre morceau du mouchoir : celui qui a partiellement raison. (NIOSI, 1978.)

[11] J’emprunte la nuance à Lasch.

[12] « On a un monde à recréer » (Québec, 1979). Qui ça, on ? Voir la suite, où il est dit aussi qu’il s’agit de re-créer plutôt que de récréer.

[13] Richard Sennett a aussi éclairé ce phénomène à sa façon (1978).

[14] Le livre blanc cité plus haut ne voit pas dans les loisirs un prétexte à la re-création sociale du sens du monde. Il parle plutôt de « découverte de soi », de « conscience de soi », d’« épanouissement de soi », de « dépassement de soi », d’« intégration de la personne », de « vivre des expériences qui correspondent à ce qu’on aime », et affirme le « primat de la personne et de ses dynamismes ». Je cite et souligne. (Québec, 1979.)

[15] Six ans de tourments pour apprendre à retrouver, par exemple, la racine « oligo » — quelques-uns — dans les oligo-éléments de l’engrais Vita-Gro ?

[16] En ce qui me concerne, et pour des motifs si privés que la seule évocation publique de leur existence me gêne, je n’ai jamais considéré la période de mes études collégiales comme un « bon vieux temps ». Mes années aux Beaux-Arts de Montréal, oui, pour des raisons probablement aussi privées. Les qualités fort épurées que je parviens à retrouver dans le cours classique sont interprétées au travers du prisme de mon expérience à l’École des Beaux-Arts, entre 1964 et 1967. Je crois. Sinon, j’espère.

[17] Exciter, qu’on dit. L’effort n’éliminait pas l’impuissance. Mais la distribution — probablement conforme à la courbe de Gauss — des recrues originales du classique mise en rapport avec la réussite éventuelle des bacheliers et bachelières pose une irréductible question : celle de la possible qualité en éducation, vs celle de la conspiration des élites pour protéger leurs recrues.

[18] Les problèmes d’image éprouvés actuellement par les universités sont au moins partiellement attribuables à la déception qu’éprouve le public devant la démocratisation. On admettait volontiers que la carrière académique et la condition d’étudiant d’université entraînent certains droits et avantages pour autant que les membres de l’institution forment un corps d’élite. Mais l’ouverture aux plus grands nombres et le recrutement rapide d’un corps professoral atteignant aujourd’hui les huit mille ont banalisé le statut d’universitaire : de plus en plus de gens comptent parmi leurs proches quelqu’un qui a fréquenté ou fréquente encore l’université. L’image d’une méritocratie, d’une communauté des meilleurs et des plus intelligents, résiste mal à cette banalisation et les avantages concédés hier ont tout l’air, aujourd’hui, de privilèges. Quand, par dessus le marché, la connexion entre le diplôme universitaire et la sécurité professionnelle tend, en général, à s’effilocher, la condition étudiante prend l’aspect d’un sabbat et celle de professeur, d’une injustifiable sinécure. Enfin, tant de monde finit par faire un monde, une sous-culture autonomisée par rapport à la « société globale », que chacun se représente évidemment à partir de sa propre condition. D’où la question : à quoi, au juste, servent ces gens qu’on prend pour d’autres et qui se prennent pour d’autres ?

[19] Ce qui n’enlève rien à l’intérêt théorique de la question. Chez les Inuit, par exemple, imaginerait-on bannir de l’école les mythes et les traditions de la communauté ethnique sous prétexte que le pluralisme et la lutte contre les mystifications l’exigent ?

[20] Curieusement, les adultes en question ont eux-mêmes subi tous ces mauvais traitements sans en sortir complètement démolis. De même, ces bacheliers du cours classique qui ont réformé le secondaire et le collégial pour épargner aux générations montantes le risque d’abrutissement auquel, de toute évidence, ils avaient personnellement échappé.

[21] Même comportement chez les, comme on dit, « porte-paroles » du syndicalisme d’appareil : l’expression « les travailleurs » remplace le « nous ». Quant aux membres, ils parlent « du syndicat » ou « de l’Union » comme de choses objectives, extérieures à eux.

[22] Certains titres renvoient à des ouvrages qui, sans avoir été cités directement dans l’article, en ont quand même influencé l’argumentation.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 juin 2017 15:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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