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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Jacques Simard, “Des moulins à vent de Don Quichotte au moulins à sens de l’industrie culturelle. La rationalisation contre la signification.” in La culture : une industrie ? Questions de culture, no 7, pp. 181-206. Sous la direction de Fernand Dumont. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1984, 216 pp.

[18]

DES MOULINS À VENT DE DON QUICHOTTE
AUX MOULINS À SENS DE L'INDUSTRIE CULTURELLE

La rationalisation contre la signification

Jean-Jacques Simard

Poser la question de l'industrialisation de la culture, c'est reconnaître l'emprise de la logique de l'appropriation matérielle sur la vie sociale, au détriment de la logique de l'appropriation symbolique. À l'ère de la consommation de masse, la société cybernétique ne voudrait avoir pour culture que celle qui se manipule rationnellement. Car la logique de l'économie exige l'élimination de la norme fondée sur l'héritage historique et sur les valeurs humanistes. La culture du parvenu et la mode sont alors deux des formes que prennent les fonctions culturelles de socialisation et de régulation. N'étant plus assurées par les institutions [19] communautaires qui donnaient une identité et fournissaient un mode d'emploi de la vie, ces fonctions sont gérées par des appareils producteurs de sens et d'appartenance, qui confèrent leur identité aux clientèles et au personnel par les mécanismes du sondage et des conventions collectives. Il reste encore à gérer les industries créatrices de sens consommé dans la vie privée.

[20]
[181]

Questions de culture, no 7
La culture : une industrie ?

DES MOULINS À VENT
DE DON QUICHOTTE AUX MOULINS À SENS
DE L'INDUSTRIE CULTURELLE
.
La rationalisation contre la signification.

par
Jean-Jacques SIMARD

Le moment précis m'échappe, mais c'était vers la fin des années cinquante : le regretté Jos-Marie Savignac, échevin de Montréal et président du comité exécutif, avait été amené, par un souci de discrimination raffinée, à souligner contre toute apparence le respect que portait son administration à ce qu'il appela les « arts artistiques ». Dans les milieux que fréquentait Savignac, la nouvelle n'était pas encore tellement répandue que, depuis le Siècle des lumières au moins, la société occidentale opérait — en pratique et en esprit— une différenciation croissante entre les œuvres de la Culture avec une majuscule, des « arts artistiques » d'un côté, et celles de l'artisanat, des simples « arts et métiers » de l'autre.

À mesure que la prolétarisation industrielle du travail en extirpait la portée expressive (l'artisan « s'exprime » dans l'œuvre de ses mains, mais non l'ouvrier des manufactures ou le commis de bureau), le concept d'art ne s'est plus appliqué qu'à une catégorie marginale mais exemplaire de travail : celle où, précisément, se perpétuait la possibilité de signer l'œuvre de ses mains, d'y imprimer une identité, de projeter des significations, des normes éthiques et esthétiques, bref de donner sens au monde en même temps qu'on lui donnait forme : les arts « artistiques ».

La découverte un peu redondante de Savignac constituait, en quelque sorte, une manière de reconnaissance officielle d'un phénomène historique déjà ancien, dont témoignait prosaïquement la langue de tous les jours lorsqu'elle distinguait l'artiste peintre du peintre en bâtiments.

Je prétendrai ici que si la « question de culture » à l'ordre du jour est maintenant celle de son « industrialisation », c'est que nous avons [182] affaire à un genre comparable de reconnaissance officielle d'un mouvement de société engagé depuis un bon bout de temps en Occident, en Amérique, au Québec du moins. L'idée d'une culture industrialisée, autrement dit, se rapporte à la société actuelle comme celle des « arts artistiques » à celle où croyait vivre Jos-Marie Savignac : il ne s'agit pas tant de désigner une réalité nouvelle que de se réconcilier avec une réalité existante.

Il était grand temps. Les arts et les lettres sont une activité mercantile depuis la Renaissance. La recherche scientifique — n'est-ce pas aussi de la culture ? — est entrée dans les usines graduellement à partir du début de ce siècle. Le cinéma est devenu lui aussi une industrie avec Gance, Sennett, Chaplin — depuis Hollywood, en fait. Le livre de poche a quarante ans. Ne mentionnons même pas la radio, le disque et surtout la télévision, qui sont venus accélérer le processus après la dernière guerre mondiale : « culture de masse » et « industrialisation » de la culture sont, en gros, synonymes ; chacun de ces concepts suppose l'établissement d'une économie politique du signe, basée sur la production en série et la consommation en immense quantité de cette sorte de biens et services dont la destination est avant tout symbolique, communicationnelle, expressive, virtuellement capable d'investir de sens la vie des êtres humains et le monde qui les entoure.

Si le processus d'industrialisation de la culture ne date pas d'hier, le fait même qu'on décide d'en parler constitue déjà, en soi, un motif d'interrogation. Car la nouveauté, en l'occurrence, tient moins au phénomène en soi, tel qu'observable dans la vie sociale, qu'à l'application délibérée aux choses de la culture de conceptions et de vocabulaires empruntés aux affaires industrielles et commerciales et qui s'infiltrent spontanément dans tous les recoins de la pratique un tant soit peu organisée. Ainsi, par le langage de la technicité, de la rentabilité et de l'efficacité, s'insinue dans l'ensemble des pratiques une logique normative (ce qui devrait être) qui essaie de se faite passer pour une représentation positive (de ce qui est).

Depuis quelque temps, dans les médias, les « personnels » et les « clientèles », indistinctement confondus sous l'appellation d'« intervenants du secteur culturel », n'ont plus à la bouche que ce mot d'industrie, et les agiotements qui s'y rattachent laisseraient croire que nous voici devant des réalités nouvelles qui, du fait même de leur existence, commandent à la société entière de s'y adapter. C'est comme le virage technologique : il est engagé depuis longtemps — Galbraith le mentionnait dans le Nouvel État industriel [1]  dès le début des années soixante —, mais voici soudain que tout le monde se met à bêler en même temps qu'il faut le prendre, n'importe comment, pour aller n'importe [183] où. La nécessité « objective » se fait ainsi vertu et ordonne à la vertu de ne plus se mêler de démêler le souhaitable de l'obligatoire, le possible de l'inéluctable.

La couleur du discours sur les pratiques culturelles pourrait être révélatrice d'une intention idéologique : cette société ne voudrait avoir comme culture que celle qui se chiffre, se gère, se planifie, se manipule rationnellement en vue d'objectifs mesurables et dont, en conséquence, la fabrication comme la diffusion se prêtent à une division coordonnée des tâches et à une attribution stratégique des ressources investies. En bout de chaîne, naturellement, on devrait trouver une demande solvable pour les « biens et services » culturels, une consommation épuisée dans ses finalités utilitaires (qu'est-ce que ça donne ?). Les connotations « industrieuses », instrumentales, rationnelles, calculatrices qui gravitent dans l'orbite du mot industrie serviraient de la sorte à exorciser jusqu'aux relents de velléités de gratuité qui collent encore au mot de culture.

On imagine que, parmi tous ces « intervenants », il y a de la personne-ressource et du capital humain à mettre en valeur (lire : à façonner et à mobiliser pour en augmenter le rendement économique), de la demande de concertation et de l'offre de programmation, des besoins susceptibles de correspondre à des budgets et des courbes équilibrées au carrefour des subventions disponibles. La poursuite de la transcendance devra se marier à celle des carrières ou du profit ; la création, créer de l'emploi (pourquoi ? pour qui ? qu'importe) ; l'œuvre, passer pour « bien et service » ; l'artiste, l'écrivain, le professeur, s'organiser en syndicat, en corporation, en collectif d'entreprise pour revendiquer ses droits de travailleur culturel ou de PME, sa part du marché ou des subventions ou des dégrèvements fiscaux — c'est pareil au bout du compte ; enfin, l'amateur, l'auditeur, l'étudiant, le « client » du musée ou le « bénéficiaire » de l'animation culturelle, apprendre à se méfier des contrefaçons et se « conscientiser » à sa vocation de consommateur averti.

Et, bien sûr, courant selon le mot et l'habitude « au-devant des besoins des administrés », à l'avant-garde des droits des diverses catégories de citoyens, on trouverait l'État : l'État-Raison qui devra apprendre à « prioriser, cohérentiser, régionaliser, bonifier ses interventions pour faire en sorte de maximiser les effets d'entraînement intersectoriels, tout en éliminant les irritants qui réduisent l'accès aux programmes, grâce à une politique à plusieurs volets tenant compte du vécu des premiers concernés, et en consultation avec les intervenants du milieu [2] ».

Alors, et alors seulement, serait-il possible de « rationaliser » intégralement la production des affaires, des choses qu'on qualifie de culturelles. [184] Pourtant, rien ne heurte autant les valeurs que nos sociétés — Jos-Marie Savignac inclus — ont attachées à l'idée de culture que cette réification, cette manière de traiter la culture comme une chose, un « produit » comme un autre, une « ressource » à manipuler au même titre que l'électricité, la main-d'oeuvre ou les œufs de poule.

I. APPROPRIATION SOCIALE,
COMMUNAUTÉ ET CULTURE


On a inventé le mot culture quand, dans la foulée de la Renaissance et de la diffusion de cet « esprit du capitalisme », que Weber liait au désenchantement du monde, les humains, qui jusque-là héritaient d'une culture avec le souffle, se sont mis à vouloir nommer le fait que, pour ainsi dire, la culture était en train de devenir une hypothèse.

Les formidables brassages opérés successivement par les invasions germaniques et mongoles, les croisades et les conquêtes mauresques, la peste, la Renaissance, les grandes découvertes firent de l'Europe — de l'Occident — un milieu spirituellement démantibulé, traumatisé, un bouillon de culture (au sens biologique) où grouillaient toutes espèces de germes d'innovation. L'Ordre de l'univers n'y était plus donné : il devenait loisible d'envisager de le construire. Le Rêve et la Raison donnaient l'heure, parce que l'horizon des destins, de fixe qu'il était auparavant, était devenu ouvert, partiellement indéterminé. Pour expliquer l'émergence du roman, forme littéraire qu'allait prendre la conscience moderne — la « sagesse de l'incertitude », pour reprendre son mot —, Milan Kundera écrit :

Alors même que Dieu quittait lentement la chaire d'où il avait contrôlé l'univers et ordonné ses valeurs, distingué le bien du mal et à toute chose fourni son sens, Don Quichotte sortit de son manoir et fut incapable de reconnaître le monde. En l'absence d'un arbitre suprême, le monde acquit soudain une angoissante ambiguïté [3].

Le mode d'emploi de la vie, livré par la coutume et la Révélation, paraissait criblé de trous, à remplir au fur et à mesure. De la même manière que l'on pouvait faire donner à la terre, par des appoints d'engrais, des labours et des ensemencements, les fruits qui nourrissaient le corps de l'Homme, on devait cultiver les facultés dont il tirait les nourritures de son âme. La Culture, ce serait la connaissance là où l'expérience seule avait naguère suffi ; le jugement et le sens critique pardessus la sagesse ; le goût discipliné là où commandaient auparavant les  [185] coutumes et les rituels. Et devant le silence de Dieu, la Raison ; face aux oppressions communautaires, l'individu ; contre la tradition, le dépassement. Ainsi — il y en a qui font du Sartre comme M. Jourdain faisait de la prose — une personne pouvait toujours faire quelque chose de ce qu'on avait fait d'elle. Ce qui conduisait rapidement à une autre idée à laquelle s'appliquerait bientôt l'étiquette (avec une minuscule) de culture : ce qu'une communauté particulière faisait de ses membres pour créer de la sorte autant de groupes d'identité — ethnique surtout.

L'ouverture aux différences, conséquence des grandes découvertes (l'Amérique, la voie vers la Chine et les Indes), allait ancrer cette seconde signification du mot culture, qu'expliciterait Montesquieu dans l'Esprit des lois et surtout — mais sans trouver beaucoup de retentissement — la Nueva Scienzia de Vico [4] : la « nature » humaine était capable de se réaliser sous une diversité de « mœurs » qui, dans les formes idiosyncratiques et cohérentes qu'elles prenaient en temps et lieux, témoignaient d'une mémoire et d'une expérience historique collectivement accumulées pour finir par singulariser tel ou tel peuple, telle ou telle époque. Cette mémoire, transmise de génération en génération (par la langue surtout), modelait les êtres jusqu'à leur donner sa couleur.

L'idée d'appeler aussi culture cette empreinte laissée dans les personnalités par la mémoire transmise de la communauté d'appartenance est venue du romantisme allemand. J'entretiendrais, pour l'expliquer, l'hypothèse que ces Allemands, en mal d'affirmation nationale contre l'universalisme rationaliste de la France devenu (avec Napoléon) une espèce d'impérialisme, ont fait ressortir, en contrepoids au concept abstrait d'Humanité, les dimensions particularistes et les héritages qui amenaient les humains concrets à ne faire partie de la commune humanité que sous les conditions particulières de temps et de milieu qui avaient modelé leur être : le Folkgeist (l'esprit d'un peuple) et le Zeitgeist (l'esprit d'un temps) qui, combinés, donnaient la Kultur.

Quoi qu'il en soit, et qu'on lui mette un grand C ou un petit, le concept de culture est né pour embrasser ce qui, dans les échanges humains, portait la signification du monde et de la vie, et l'express/on symbolique de l'appartenance soit à la commune humanité, soit à une communauté humaine particulière, en un mot : ce qui soudait les Hommes par le coeur, par l'âme et façonnait ainsi, de l'intérieur, des dissemblances et des ressemblances, des rapports collectifs d'altérité. Étant donné qu'on parlait du même genre de choses, la Culture était le substitut de la Révélation, et la culture, la nouvelle façon de concevoir les coutumes et les traditions. Rien ne nous interdit d'associer à ces sens les clichés actuel et de reconnaître dans la majuscule ce qu'on appellerait [186] aujourd'hui « culture savante » ou « érudite », et dans la minuscule, la « culture populaire ». Mais je préfère emprunter à Fernand Dumont la nuance entre, d'un côté, une culture héritée, assimilée au cours de l'enfance et des apprentissages spontanés passant par l'interaction banale — qu'il nomme culture première — et, d'autre part, ce produit de la rétroaction réfléchie de la conscience critique sur la conscience tout court, ce construit d'un effort délibéré pour assimiler le monde et s'y assimiler — qu'il appelle la culture seconde.

Dans un cas comme dans l'autre, la culture appartient au monde de la communication symbolique et possède, à ce titre même, deux fonctions sociologiques, c'est-à-dire qu'elle contribue de deux manières à souder les humains les uns aux autres dans des ensembles à peu près cohérents et relativement stables.

D'abord, la culture fournit un contenu et un médium à la socialisation. C'est d'elle qu'on parle lorsqu'on dit qu'une société se reproduit dans ses membres : elle les façonne de l'intérieur de telle manière qu'ils — ou elles — se rejoignent, se reconnaissent mutuellement les uns dans les autres et comme appartenant à une communauté qui les dépasse et dont ils ne peuvent se passer. Pour emprunter à Habermas [5] un autre vocabulaire : la culture, c'est ce par quoi une société s'approprie son « environnement interne » — assimile, modèle, discipline ses recrues : des humains de chair et d'os, porteurs d'égoïsmes et d'altruismes informes. Cela tient aussi bien pour la grande culture, qui poursuit la transcendance, que pour la « petite », tournée entièrement vers la reproduction. Il s'agit toujours de construire ou d'entretenir des continuités, des appartenances, de trouver ou d'investir un sens dans la vie partagée, d'exprimer ou de rejoindre l'Homme et les hommes.

En même temps, dès que nous assimilons un corpus de significations culturelles, nous intériorisons un prisme d'orientations et de perceptions qui est déjà un ordre de relations aux autres et au monde. Sous cet aspect, la culture devient un puissant mécanisme de régulation des interactions sociales : elle se fait contrainte intériorisée, regard de l'Autre en nous, présence de cet Oeil qui, dans le poème d'Hugo, « était dans la tombe et regardait Caïn ». À la manière d'un lexique dont tous les termes sont définis les uns par les autres, la culture forme des champs communs de signification qui sont composés d'attitudes et d'attentes réciproques ; c'est en ce sens qu'on y trouve un mode d'emploi de la vie. Encore une fois, ces généralités s'appliquent aussi bien à la culture première, qui agit, selon l'expression de G.-H. Mead, comme censeur de la conduite autonome, qu'à la culture seconde, produit d'un questionnement réfléchi prenant la première pour objet, mais qui fournit de toute façon des normes subjectives qui orientent les perceptions et les conduites ainsi « raffinées ». Dans une jolie formule, Dumont a parlé en ce sens de la culture comme milieu et comme horizon.

 [187]

On pourrait résumer en disant que la culture est la condition en même temps que le produit de l'action par laquelle les humains s'approprient symboliquement, par l'intermédiaire de rapports sociaux, le monde qui les entoure. Ils trouvent par là une place dans l'univers, c'est-à-dire une identité/altérité (Moi et les Autres, Nous et Eux) qu'ils projettent ou expriment en retour dans l'interaction symbolique. La socialité, pourrait-on préciser, respecte deux logiques fondatrices : celle de la main, de la technique, de la rationalité instrumentale, de l'économie, par laquelle s'opère socialement l'appropriation matérielle du monde ; celle de la langue, des symboles, de la rationalité normative, de la culture, de \'appropriation symbolique. En somme, la socialité émerge parce qu'il faut gagner sa vie : c'est un moyen. Chez l'Homme, il faut encore que cette vie ait un sens, une destination et une signification : ici, la socialité devient une fin en soi [6].

La distinction qu'on vient de faire — matériel/symbolique ; économie/culture — n'aurait eu aucune résonnance au Moyen Âge, pas plus d'ailleurs que la distinction entre deux modes de participation culturelle (héritée/réfléchie ; première/seconde). Michel Freitag a écrit à ce sujet des pages rares et stimulantes [7]. Ce n'est pas par hasard, explique-t-il, si le mot même de culture est né avec la révolution bourgeoise (le Robert le date d'environ 1550, en plein dans la bonne période). A mesure que les anciens métiers, dont la pratique était largement régie par des normes culturelles, ont été graduellement émiettés dans les chaînes d'opération des manufactures, le travail a cessé de porter signification et expression. L'industrialisation est, bien sûr, le terme glorieux de ce processus. Elle suppose aussi que les échanges deviennent massifs de sorte que le marché, de célébration de la vie communautaire qu'il était auparavant, se purge lui aussi de sa fonction de médium de l'interaction symbolique pour ne plus confronter que des valeurs abstraites, répondant aux jeux de l'offre et de la demande plutôt qu'à des critères culturels. On aboutit ainsi à cette « grande libération » dont a parlé Karl Polanyi [8] : l'activité économique se sépare de l'activité culturelle et échappe par là aux entraves normatives qui en contenaient naguère la libre expansion. La vie sociale se divise en deux sphères qui semblent indépendantes, dont l'une répond aux lois « automatiques » du marché et aux impératifs débridés du calcul intéressé, tandis que l'autre reste [188] assujettie aux prescriptions communautaires, aux valeurs et aux croyances.

L'intégration de ces deux univers ne peut se faire qu'en référence à un champ de signification qui les transcende l'un et l'autre pour fonder un nouveau mode de régulation sociale : ce que l'on appellera la Culture humaniste vient occuper les vides abandonnés par la dissolution graduelle des communautés de tradition (la culture au sens ethnographique) et fournir les représentations qui légitimeront le gouvernement juridico-bureaucratique, la règle du droit, la régulation politique plutôt que culturelle de la pratique collective. La Culture — on préfère parfois Civilisation — arrache les humains aux enclaves du particularisme et à la fatalité des héritages pour leur ouvrir le lieu de l'Homme : l'universalité, la réflexivité, la rationalité, le dépassement. Du même trait, ce postulat d'une commune humanité asseoit la notion d'un droit général, universel et transparent qui assujettit tous les citoyens aux mêmes règles du jeu ; parce que le droit est rationnel et abstrait chacun peut en déduire les normes d'application dans les situations particulières et concrètes où le mène le cours de sa vie [9]. L'État bourgeois ouvre ainsi un espace de liberté sans précédent : la société civile, celle du marché, des entreprises, des associations volontaires, de l'initiative autonome à l'intérieur des critères ouvertement arrêtés pour garantir l'égalité formelle des chances.

Dans l'idéal, les citoyens ne seront aptes à la liberté que s'ils sont aptes à déduire correctement du droit général les normes qui s'appliquent aux conduites spécifiques. Et cela exigerait qu'ils aient intériorisé la logique même, la matrice symbolique fondamentale qui inspire le droit. Depuis Rousseau, une utopie pédagogique traverse en conséquence nos sociétés : celle où l'éducation libérerait les générations montantes de citoyens des chauvinismes, des conditionnements et des préjugés de leur milieu concret d'appartenance pour leur donner accès à une Culture générale et universelle, distillée, pour ainsi dire, par la Raison critique et à partir de la matière brute accumulée au fil du temps par l'Humanité. C'est à cette condition de porter en eux, sous la forme de principes éthiques, l'Oeil de l'Homme (plutôt que de Dieu) qu'ils seraient vraiment de bons citoyens.

D'abord jugées incompatibles avec la Civilisation au point de lui fournir son pôle antithétique, les cultures au pluriel, « primitives », « ethniques », finiront par entrer au musée et à faire ainsi l'objet d'une appropriation par la Culture au singulier. Il faut ajouter que ce déplacement de perspective coïncide avec la consolidation des empires coloniaux ; le pouvoir sur les autochtones ne s'y peut exercer qu'en mettant à profit et en manipulant les idiosyncrasies, les croyances, les principes d'autorité traditionnellement ancrés dans les communautés. La reconnaissance [189] des différences et de la cohérence interne — « fonctionnaliste » — des cultures à coloniser répondait à des motifs pragmatiques d'intégration politique. Ce qui ne l'a pas empêché d'ajouter, par ricochet, au registre des valeurs fondamentales de la Culture humaniste l'ouverture à l'Autre, le pluralisme et la tolérance.

Inutile d'insister sur le fait que l'histoire n'a guère mis en pratique ce projet original. Disons-le grossièrement avant de l'expliquer : la Culture humaniste, critique, n'est pas arrivée à se substituer aux cultures patrimoniales et particularistes, pas plus qu'elle n'est parvenue à recréer les cohésions sociales sans cesse minées par l'expansion de la sphère où règne la concurrence entre les intérêts, la rationalité étroitement instrumentale, les rapports de force. En un mot, la logique inhérente à l'appropriation matérielle a élargi son empire sur la vie sociale aux frais et au détriment de la logique de l'appropriation symbolique. La culture tout court a été industrialisée de pièce en pièce. Portons cela au compte, si vous voulez, des effets pervers par laquelle l'histoire renverse presque toujours les résultats et les intentions.

II. L'INDUSTRIALISATION
DE LA CULTURE


Avec le recul, on voit plus aisément comment l'économie capitaliste ou industrielle a besoin, pour se développer, non seulement de détruire les cultures incarnées, « empaysées » qu'elle trouve devant elle, mais d'éliminer graduellement toute espèce de normativité, qu'elle se fonde sur la fidélité à un patrimoine culturel ou sur la recherche de critères transcendants susceptibles d'amener un jugement de valeur sur une situation donnée.

En ce sens, l'industrialisation de la culture n'a pas débuté avec la consommation de masse. Elle remonte au moment de ce que Marx appelait « l'accumulation primitive », quand la terre a été « libérée » de son statut culturel de patrimoine pour devenir un facteur de production marchand, sans « valeur » autre que celle qu'elle pouvait trouver aux conditions d'échange régies par l'offre et la demande et la réalisation d'un profit. Elle s'est poursuivie quand les métiers ont subi le même sort et que le travail prolétarisé, « libéré » lui aussi de son rapport avec l'identité, s'est transformé en marchandise et en matériau brut disponible pour une utilisation systématiquement rationalisée.

Conjugués géographiquement, ces deux processus ont engendré les grandes villes modernes, dont l'aspect le plus typique — la sociologie urbaine de Park et Burgess s'est presque bâtie sur ce concept — est la différentiation fonctionnelle, la spécialisation des quartiers. La principale de ces divisions de l'espace (comme on dit « division du travail ») [190] est sans doute la séparation du lieu de travail et du lieu de résidence. Cela a porté un grand coup aux réseaux polyvalents d'interaction qui fondaient la vie communautaire locale, et a beaucoup contribué au repli sur elle-même de la famille nucléaire. Mobilité géographique et mobilité sociale vont souvent de pair : on déménage pour améliorer son statut social, et celui-ci ne dépend plus tant du registre de valeurs des « étrangers » des alentours que du niveau de revenu dont on peut faire étalage.

Ces circonstances favorisent un glissement des investissements symboliques des familles des travailleurs vers le temps et le lieu du non-travail : le loisir, l'habitat, l'élevage des enfants [10]. Les nouveaux biens de consommation et services trouveront là leurs premiers « créneaux », et l'association de la consommation et de l'expression de l'identité, son cheval de Troie vers la conscience populaire.

Le terrain est d'ailleurs propice : la grande ville industrialisée se peuple par vagues incessantes de migrants arrachés au giron culturel de leur milieu d'origine ; la diversité, la densité, l'agitation, l'impersonnalité des relations sociales en font un milieu déboussolant. Durkheim, on s'en souvient, a donné un nom au malaise que cette désintégration des modèles culturels hérités risquait d'engendrer : l'anomie, l'absence de normes intériorisées guidant la conduite autonome, une espèce de dérive de l'âme incapable de rejoindre les autres par significations partagées, pouvant mener au suicide. (L'organisation délibérée de la société en corporations professionnelles — patrons d'industrie inclus — semblait à Durkheim la meilleure manière de reconstituer les solidarités sur une nouvelle base. Inutile d'ajouter que les corporatismes fascistes italien et espagnol ont nui à sa carrière posthume.)

Il n'est guère malaisé de comprendre comment une nouvelle manière d'entrer en communication avec les autres (et de réinstaurer une forme de contrainte subjective) pouvait venir occuper les vides laissés par l'anomie : la mode, qui substitue à la sécurité offerte par la [191] cohérence et la durée des héritages traditionnels celle de la fusion immédiate dans les courants de masse. La mode constitue à ce titre le mécanisme régulatoire spécifique à la culture industrialisée, dont les véhicules symboliques peuvent être reproduits industriellement et consommés massivement. David Riesman, l'auteur de La foule solitaire [11], est peut-être le disciple le plus fidèle qu'aura, en ce sens, trouvé Durkheim : partant du même genre de prémisses morphologiques (la croissance et la densité démographiques), il inventera pour la personnalité typique de la modernité le qualificatif d'hétéro-déterminée, celle où un « radar » intérieur, balayant sans cesse l'environnement pour y chercher ses repères, remplace dans la conscience le « gyroscope » fixé dans l'enfance sur les principes et attitudes inculqués par un milieu culturel rigide.

La consommation, la mode : pour marquer la distance de cet univers par rapport aux anciennes cultures d'héritage, on pourrait en parler comme de la « culture du parvenu ». Weblen [12] avait déjà noté, à propos des nouveaux riches américains du début du siècle, combien la célébration de l'appropriation matérielle portait chez eux un effort distordu, fétichiste, pour s'approprier symboliquement les apparences de la « classe », de la grande civilité et de l'élégance qu'ils associaient à l'ancienne noblesse, furieusement oisive. Par la suite, le déferlement de la consommation de masse a étendu cette culture du parvenu à l'ensemble de la société. J'entends par parvenu la personne qui doit tenter de se revêtir d'un statut culturel dont elle ne maîtrise pas les codes, donc séduite par des symboles stéréotypés dont elle ignore la profondeur significative parce qu'elle n'a pas participé à l'expérience socio-historique que ces symboles expriment.

Par les bienfaits de la production en série — de biens et services « matériels » porteurs en même temps de signes standardisés, stéréotypes ou images —, la masse des gens a pu imaginer avoir accès à des champs culturels qui étaient auparavant réservés aux infimes minorités aristocratiques ou bourgeoises : la mode vestimentaire, l'électroménager (la domesticité pour tous), l'automobile (carrosse et char de guerre), le loisir, l'information et l'éducation supérieure (la Culture avec une majuscule). Voilà autant de branches d'une industrie culturelle inavouée, mais dont l'emprise sur la culture collective — la culture du parvenu — est fort puissante.

Cependant, il fallait d'abord que, par le syndicalisme, la masse s'organise pour obtenir les moyens de consommer. Car l'exemple des quelques entrepreneurs « éclairés » qui sont allés, là-dessus, au devant des besoins n'a guère suscité d'enthousiasme communicatif chez leurs [192] pairs [13]. Urbanisation et syndicalisation vont de pair, ce qui donne partiellement raison à la fois à Marx et à Durkheim. Le premier avait prévu que la concentration d'équipement et de main-d'oeuvre exigée par l'accumulation du capital rassemblerait les prolétaires et accélérerait chez eux la conscience d'exploitation, donc la lutte de classe. Quant au second, il n'avait pas si mal pressenti que les nouvelles solidarités s'organiseraient autour des occupations, des « emplois ».

Le syndicalisme réalisé leur a pourtant donné tort à tous les deux puisqu'il n'a conduit ni à la révolution ni à l'harmonie corporatiste. Une fois assuré un minimum vital, les salariés ont surtout échangé la possibilité d'investir collectivement leur identité dans l'œuvre de leurs mains, contre le temps et l'argent grâce auxquels ils pourraient s'exprimer symboliquement dans la vie domestique, le loisir et la consommation. Le syndicalisme est devenu par là, contre la résistance acharnée des classes dominantes (qui ne cédèrent vraiment qu'après la Seconde Guerre mondiale), un moteur essentiel de l'avènement de la culture de masse et de sa diffusion.

Mais l'impact structurel du syndicalisme dans l'industrialisation de la culture a été beaucoup plus profond que cette fonction, après tout, ancillaire. Les revendications syndicales d'abord, puis l'institutionnalisation de la convention collective comme mécanisme usuel de la gestion des relations de travail ont contribué de façon majeure à ce qu'on pourrait appeler la seconde prolétarisation ou, ce qui revient au même, la seconde industrialisation des sociétés capitalistes : celle où le travail de l'esprit et le traitement de l'information font l'objet d'une mise en valeur du même type que celle du travail manuel et des ressources naturelles au cours de la première phase de la révolution industrielle.

Si l'idée de productivité évoque aujourd'hui spontanément celle de l'innovation technologique et du management scientifique, c'est en grande partie au mouvement ouvrier qu'on le doit. Il n'en a pas toujours été ainsi. Dans les conditions du marché libre, la réalisation d'économies d'échelle (par le volume) et l'élimination de la concurrence risquent de prendre le pas sur l'efficacité et l'innovation dans les stratégies de maximisation du rendement du capital investi. L'émergence « naturelle » des monopoles obsède à raison tous les apôtres du libéralisme [14].  [193] Qu'est-ce qui pourrait bien, en effet, pousser les grands dirigeants industriels à rationaliser leurs opérations quand la concurrence relative aux prix ne les empêche plus de dormir ?

Réponse : la monopolisation de l'offre de main-d'oeuvre et les revendications des salariés organisés, entre autres choses. Syndicalisme et grandes firmes sont liés, car il est plus facile d'organiser les travailleurs lorsqu'ils sont déjà massivement rassemblés, certes, mais aussi — ne surestimons ni la puissance des syndicats ni la vulnérabilité des patrons — parce que les très grandes entreprises sont mieux placées pour transmettre à des marchés captifs une part de l'augmentation de leurs coûts de main-d'oeuvre et pour mobiliser les ressources financières, les compétences et les moyens techniques nécessaires pour compenser [15]. Les revendications ouvrières éperonnent en retour la monopolisation industrielle puisque, pour s'en accommoder, les entreprises doivent grossir. On finit par se trouver devant une économie à deux étages : un secteur pour les grands, fortement syndicalisé, où les marchés se partagent entre quelques géants, et, articulé au premier par la sous-traitance, celui des PME, où se perpétue la concurrence classique entre une multitude d'agents et, pour cette raison, beaucoup plus faiblement syndicalisé [16].

Le coeur de l'économie bat au rythme du secteur oligopolisé/syn- diqué en raison de la proportion formidable du capital investi qu'il mobilise. Mais il donne aussi le ton à l'évolution socio-politique, ne fût- ce que pour le motif que le syndicalisme, même le plus affairiste ou le plus « aristocratique », n'a pas cessé de mettre sa force au profit de l'ensemble du peuple, que ce soit par conviction idéologique ou par un calcul intéressé visant à garantir ses arrières par la loi : Tes codes du travail ont étendu à tous les salariés bien des avantages obtenus à la pièce par des ouvriers matraqués et des leaders emprisonnés avant que la législation n'impose de régler les différends par la négociation. Voilà un phénomène de « retombée des bienfaits » dont le crédit ne revient pas à la « Main invisible » du marché libre.

La métaphore tombe d'ailleurs à propos puisqu'on pourrait dire que plusieurs tendances se sont conjuguées structurellement pour remplacer le capitalisme sauvage par un nouveau régime où la Main parfaitement visible de la planification, de la recherche, de la négociation, de la convention, de la réglementation s'occupe de plus en plus de contrôler l'évolution de la société.

Renversement dialectique, ici encore : c'est en jouant sur les gammes de la Main invisible que les grands acteurs sociaux ont engendré [194] la Main visible. Abandonnée à elle-même, en effet, l'accumulation capitaliste mène à la concentration et à la monopolisation de la production ; l'échelle massive de la production appelle naturellement une consommation massive. En retour, la concentration urbaine et industrielle facilite l'organisation des ouvriers qui, en jouant le jeu tout aussi libéraliste d'une monopolisation de l'offre de main-d'oeuvre, ont relancé le lourd volant de la production/consommation massives, tout en forçant les grandes compagnies à une rationalisation de plus en plus poussée de leurs opérations. Comme l'a souligné Galbraith [17], en effet, l'importance des engagements financiers qu'implique le lancement de nouveaux produits impose une planification rigoureuse qui touche aussi bien la mise au point des prototypes, des procédés et des instruments de fabrication que l'autre versant, celui de la mise en marché des biens et des services : sondages du marché pressenti, conditionnement publicitaire des cibles retenues, distribution, environnements de vente, politiques de crédit, etc. Par ailleurs, la convention collective influence tellement le contrôle des coûts et la gestion du personnel qu'elle devient un mécanisme intégral de la planification industrielle.

Le caractère routinier que prennent ces procédures concourt à une formidable techno-bureaucratisation des grandes firmes. Qu'elle touche l'ingénierie des produits eux-mêmes ou de leur fabrication, le droit des compagnies ou le droit du travail, la recherche ou l'administration, les communications internes ou les réseaux financiers, l'amont ou l'aval de la commercialisation, la connaissance, l'information devient le principal facteur de production que l'entreprise doit s'approprier, traiter, exploiter. Inutile de rappeler en long et en large comment cette exigence contribue à l'ascension du pouvoir technocratique (celui des professionnels et des cadres) dans l'entreprise, à la croissance de la proportion de cols blancs dans l'ensemble de la main-d'oeuvre, à l'intégration routinière de la science à la production et au développement de l'informatique, lequel ne s'arrête pas à l'utilisation des ordinateurs mais traîne tout un cortège de contraintes touchant les « systèmes » de gestion et d'organisation. L'exploitation industrielle de l'information crée sous ce rapport une nouvelle faction dirigeante ; elle entraîne aussi la formation d'un nouveau prolétariat, constitué de travailleurs qui vendent leurs facultés intellectuelles de travail comme leurs prédécesseurs vendaient leur bras.

III. LES RAPPORTS DE PRODUCTION
DE LA CULTURE


Résumons comment le second mouvement d'industrialisation touche directement la culture, à titre de mode de socialisation comme [195] à celui de régulation, ou si on préfère, « reproduction sociale » et « domination ».

1) La socialisation, d'abord. Afin de conditionner, stabiliser, stimuler la demande pour les produits de masse, un immense réseau d'appareils se met en place dans l'ensemble de l'économie. Il mobilise des divisions entières des grandes compagnies et des branches d'industrie spécialisées, les unes et les autres marchant à l'unisson. Ses matériaux sont de nature symbolique, communicationnelle : les images sur lesquelles se fixera le désir fugace des consommateurs. Ses tâches peuvent s'étaler depuis la conception des produits jusqu'aux étalages des magasins et aux cliquetis des cartes de crédit. Son véritable produit final, c'est un nouveau type de personnalité aux besoins indéterminés, débridés et une nouvelle façon de construire des relations significatives avec les autres et le monde, car le consommateur consomme avant tout du sens, que les supports en soient « matériels » ou non (les images politiques, par exemple).

Et puis l'ancienne manière de façonner la force de travail, par une éducation familiale rigoureuse et une scolarisation mince comme une couche d'apprêt, n'est plus suffisante. La main-d'oeuvre doit être fabriquée à partir de la matière première livrée par la culture familiale ; quand la qualité compte encore plus que la quantité, la main-d'oeuvre informe doit être informée : son instruction et son entretien tombent alors sous la responsabilité de grands appareils thérapeutiques et pédagogiques, surtout publics mais aussi privés (l'industrie du « bien dans sa peau » et de la « mise en valeur des ressources du soi » fait d'assez bonnes affaires, merci) ; la production à la chaîne des compétences spécialisées s'opère selon une programmation (options scolaires, spécialisation hâtive) qui encourage les futurs salariés à fixer sur l'éventuelle fonction bureaucratique à laquelle ils aspirent, plutôt que sur un métier, l'identité personnelle qu'une éducation familiale non directive refuse de leur « imposer ». L'idéal visé, en l'occurrence, est la substitution de la communauté de l'organisation à la communauté de culture.

L'appartenance, en somme, passe par les « créneaux » de consommation et par l'intégration au « personnel » d'un appareil. Les jeunes assistés sociaux, à défaut d'ouvertures sur le second front, demandent de quoi s'offrir sur celui de la consommation la marge minimale de choix qu'ils n'ont pas tort d'appeler vitale. Et les élèves de seize ans qui orientent leur formation selon les prospectives du « marché du travail » ont aussi saisi que, par-delà la dignité et la liberté, leur intégration à « la vie réelle » passait par là. En consommation comme en carrière, l'appartenance ne pousse toutefois plus ses racines dans l'identité profonde ; elle ne commande plus l'attachement et la fidélité mais plutôt les fuites en avant et ailleurs. La mobilité sociale constitue sa propre fin — un peu comme le Progrès — et la réussite n'est jamais achevée : elle est happée par les prochains niveaux.

[196]

La socialisation ne saurait être abandonnée aux anciennes communautés : d'abord, parce que celles-ci s'occupaient avant tout de se reproduire mimétiquement, scrupuleusement, elles ne pourraient équiper leurs gens pour un monde en changement ; ensuite, elles n'existent plus.

Le mode d'emploi de la vie qu'on reçoit du milieu est constamment battu en brèche, remis en question par les situations sans précédent où on se trouve successivement. C'est pour cette raison que la culture industrialisée est plus facilement entrée dans les mœurs là où la croissance et les innovations techniques ont ouvert des champs de besoin communicationnel jusque-là inconnus, où les désirs ont pu s'exprimer sans l'entrave des coutumes et croyances traditionnelles : l'édition à grand tirage, le cinéma, la télévision viennent immédiatement à l'esprit et c'est d'ailleurs à ce genre d'entreprises qu'on songe tout d'abord lorsqu'il est question o industries culturelles.

En vertu de restes de croyances et d'habitudes anciennes résistant à la déstabilisation, nos sociétés refusent par ailleurs ouvertement d'abandonner au marché libre la définition et la satisfaction de certains besoins. Il en est ainsi, à des degrés divers, du secours aux nécessiteux, de l'éducation des jeunes, du soin des malades et des vieux, des fêtes publiques, de la recherche et de la diffusion du savoir, des loisirs de voisinage, de l'utilisation du territoire, etc. Ce sont des champs d'interaction éminemment symbolique dont l'ordonnance répondait autrefois aux normes venues de la coutume ou des relations interpersonnelles, à des notions comme le devoir envers Dieu ou le prochain, aux contraintes des institutions paroissiales ou aux pressions du milieu immédiat — en un mot à ce que Tönnies appelait la Gemeinschaft, la communauté. Les communautés — de résidence, d'occupation, de travail, de confession, qu'importe leur polarité — s'occupaient de définir et de satisfaire elles-mêmes et tant bien que mal ces besoins en vertu du fait même qu'elles étaient au préalable rassemblées (et contraintes dans cette mesure) par des significations intériorisées ou, si on préfère, des attitudes similaires quant au sens du monde et de la vie, du moins en ce qui les concernait.

Pas question de faire l'ange : c'était là un fardeau, une prescription bien lourde, compensée, il faut dire, par la sécurité des attentes d'une réciproque de la part des autres. Dès lors que le devoir et les normes culturelles n'arrivent plus à régir convenablement les domaines d'activités jugés malgré tout de responsabilité collective, et qui pour cette raison ne sauraient être abandonnés au marché privé, l'État est bien obligé de s'en charger, au nom cette fois de la Raison et des droits collectifs.

Il n'est donc guère utile d'invoquer la volonté de puissance des technocrates ou les idéologies « socialisantes » — comme le font les nostalgiques [197] de la Main invisible (en économie) ou du bénévolat (en matières dites « sociales ») — pour comprendre les pressions qui ont mené l'État à occuper, de secteur en secteur et de « clientèle » en « clientèle », les vides abandonnés par l'érosion des communautés et le refoulement vers la vie intime des valeurs éthico-communautaires, culturelles si on veut.

Que l'État puisse béatement proclamer, par exemple dans les termes du dernier Livre blanc du ministre des Loisirs : « On a tout un monde à recréer ! » ne surprend plus personne. Cela signifie pourtant deux choses : que « le monde » ne « sont » plus en mesure de s'amuser « tout seuls » ; et que la dissolution des relations communautaires (structurées, bien sûr, et non abandonnées aux goûts et aux envies) oblige à re-créer le monde social. On pourrait d'ailleurs en faire un leitmotiv : on a également tout un monde à rééduquer... à réanimer... à re-entraider... à re-régionaliser... à re-communautariser (pensons aux « organisateurs communautaires » professionnels des Centres locaux de services communautaires), bref... à re-cultiver. Tout cela délibérément, systématiquement, grâce à une affectation stratégique et scientifique des « ressources », humaines comme inhumaines. Et nul de devrait s'étonner non plus, en ce sens, d'apprendre par un document préparé par un groupe de directeurs généraux des CLSC d'une région [18], que la « solidarité » qu'il s'agit de faire valoir afin de vaincre la pauvreté commence par « la solidarité inter-établissements », c'est-à-dire entre les diverses instances territoriales de l'appareil étatique chargé des affaires sociales.

Quand le discours de l'État pastiche celui des mouvements sociaux, c'est qu'il s'inscrit effectivement dans un virage sociétal. La régulation culturelle de la pratique sociale, celle qui opère par le biais de ces significations partagées que Durkheim associait aux « solidarités mécaniques » nées de la « contrainte sociale intériorisée », cède pied par pied son empire à la logique fonctionnelle des appareils bureaucratiques : division et spécialisation du travail, découpage de la vie en tranches nettes plus facilement administrables, souci des moyens efficaces plutôt que des fins, mesure quantitative des objectifs, administration impersonnelle et ainsi de suite. À nouveau, on se trouve devant une espèce de renversement pernicieux et bien involontaire des intentions et des effets. Les tâches dont l'État s'est vu chargé étaient à l'origine définies — quant à la manière aussi bien qu'aux fins à atteindre — en vertu d'une éthique, d'une moralité, d'une conception de la socialité imprégnées par l'expérience communautaire ; on se retrouve au contraire devant une mécanique sociale qui fonctionne à la manipulation, au calcul objectif, à la rationalité instrumentale — en un mot : qui gère de façon industrielle ou économique (au rendement et au règlement administratif) des aspirations d'ordre symbolique ou culturel qu'on était habitué à voir régies en dernier recours par le sens de la responsabilité gratuite et par des normes éthiques ou esthétiques. Pensons à ce que cela veut [198] dire pour toute une catégorie de travailleurs : de la même façon que la main-d'oeuvre a perdu sa capacité expressive avec l'organisation industrielle de la production matérielle, les métiers de la production symbolique, de l'éducation, des affaires sociales, porteurs d'émotion communicable (donc, de signification), se multiplient alors même que leurs praticiens se transforment en simple langue-d'oeuvre mobilisée par des bureaucraties étatiques [19]. Là où il fallait avoir la vocation de maître d'école, de curé, de chercheur, de nurse, etc., il suffit maintenant d'occuper une fonction, ordonnée par un appareil, prescrite par un système organisationnel au même titre que dans l'industrie.

Des pratiques inspirées par la « contrainte intériorisée » sont devenues dépendantes d'une « contrainte sociale extériorisée » dans des machines institutionnelles dotées d'une dynamique autonome, devant lesquelles on se trouve comme devant des choses dont on est en même temps devenu la chose. En conséquence, c'est la Société elle-même qui se trouve réifiée, telle une machine dont nous serions devenues les choses et dans laquelle nous serions de moins en moins compromis. La Société — voyez la majuscule — c'est tout ce qui n'est pas nous. Nous avions l'habitude de penser qu'une part au moins de l'ordre social, la plus prochaine, celle qui régissait la bonne conduite et les relations entre chacun et le autres, relevait de ce qui s'appelait le Devoir ; voici qu'elle appartient désormais à ce qui ressemble fort au Pouvoir, un pouvoir éloigné, supérieur, centralisé, où résident des puissances vaguement occultes : la Montagne Sacrée— l'État.

La Société devenue chose, il faudrait bien quand même que la responsabilité de la manipuler (comme une chose) réside quelque part, chez Quelqu'un : c'est l'État ou, sinon, la Classe dominante, ce qui revient à peu près au même puisque alors l'État n'est rien qu'un instrument au service de cette classe. Lisez les écrits de sciences sociales, les dossiers technocratiques, les lettres au lecteur ; écoutez bien les tribunes téléphoniques, vous verrez : l'État décide, veut, pressent, réagit, comme une Immense Personne (certains parlent du « gouvernement », mais, le plus souvent, ils veulent dire l'État, non le Conseil des ministres ; d'autres évoquent indistinctement un « Ils » ; « Ils ont décidé de fomenter la crise de l'énergie pour nous faire accepter l'augmentation du prix de l'essence »). Mais c'est une illusion.

[199]

La mémoire collective reporte mimétiquement sur les relations entre les appareils et les citoyens les représentations qui donnaient le ton des hiérarchies sociales pré-capitalistes : le paternalisme et le patronage, fondées sur le modèle de la famille agraire, où l'autorité parentale oblige à protéger avec bienveillance les dépendants et à en prendre soin, en retour de quoi ils paient de leur loyauté, de leur disponibilité et de leur respect. La plupart des rapports socio-communautaires d'autrefois reproduisaient le paternalisme et la société y trouvait une isomorphie [20] quasi totalitaire : de « Dieu-le-Père » jusqu'au père en passant par le « patron » et le « parrain », des rôles similaires se reproduisaient dans une série de cercles concentriques d'appartenance fatale. Le père, bien qu'autoritaire, est quand même un « patron » dans tous les sens du terme, y compris ceux d'étalon symbolique, de modèle d'identification. Le maître et le sujet participent des mêmes normes culturelles au sein d'unités communautaires auxquelles ils appartiennent, mais qui ne leur appartiennent pas : le « patrimoine », de la famille jusqu'à la « patrie », ne s'aliène pas, il porte la signification même de l'identité dont on hérite.

Un peu comme la consommation ne permet que l'illusion de la communication, le report du paternalisme communautaire sur la relation entre le « personnel » de l'État et ses « clientèles » laisse inassouvies les attentes qui y sont investies. Le personnel n'est pas responsable — c'est l'appareil qui l'est. La « clientèle » n'est pas loyale — car elle ne peut s'identifier au personnel et le prendre pour modèle (le passage d'un statut à l'autre est possible, mais pour une minorité : les experts de la « clientèle » qui se servent de la consultation et de la participation comme voie d'ascension aux rangs du personnel. Penser ici aux animateurs sociaux et aux « militants » qui finissent par se décrocher un « poste »). Enfin, elle est aussi décevante parce qu'elle laisse entendre que Quelqu'un, Quelque Part, tire les ficelles, impose ses « volontés ». Que l'État, en d'autres mots, est aux mains d'une clique — le gouvernement, les hauts fonctionnaires, les technocrates, etc. — qu'il suffirait de remplacer pour le mettre, pour de vrai, au « service de la population ». Or, en cette matière, le médium est le message ; les moyens se donnent pour fins ; la machine impose sa logique, comme on verra maintenant.

2) En second lieu, la régulation. La seconde révolution industrielle déprécie le contrôle social au moyen de normes culturelles pour lui substituer l'arbitrage positif de mécanismes cybernétiques (fondés, comme dans tout système ouvert, sur la rétroaction — ou feed-back — entre les éléments du système et son environnement) [21]. Chez les gouvernants comme chez les gouvernés, les motifs des choix et des décisions ne sont plus tant inspirés par des valeurs et principes moraux, par [200] des critères relevant d'une éthique ou inspirés par la fidélité envers des normes communautaires que par des stratégies et des calculs de type instrumental, adaptatif, et le respect de règles « objectives » prenant la forme soit des « lois du marché », soit des « exigences techniques », soit encore des « conventions » ou des « règlements » formels, écrits. Quant à la vie privée, ainsi que l'a si magistralement souligné Christopher Lasch [22], elle répond de plus en plus à des motifs du même genre : maximisation « narcissique » du rendement de l'investissement du Soi dans l'interaction, adaptation à la situation immédiate.

Ce sont là des attitudes appropriées au genre particulier de « moralité » qui convient à une société d'appareils fonctionnant au feed-back. Je parle ici d'un mode structurel de gestion et de gouverne qui, lui aussi, est d'abord apparu sur le terrain de l'industrie monopolisée/syndiquée et qui a fini par s'imposer aux autres champs d'action sociale. Expliquons-nous.

Pris dans son sens courant, le mot appareil désigne un instrument, une machine. Par extension sociologique, le concept englobe la classique notion wébérienne de bureaucratie : un système de fonctions impersonnelles régies, hiérarchisées et ordonnées par des règlements écrits, en vue de buts explicites. Un appareil est d'abord une organisation ou un réseau d'organisations (« réseau » des Affaires sociales, par exemple) de type bureaucratique, mais qui a ceci de singulier qu'il œuvre dans un environnement mouvant auquel il doit sans cesse s'adapter ou qu'il doit essayer de contrôler. Pour cela, il lui faut se donner les moyens de suivre de près et d'influencer la dynamique de son environnement, comme pour l'intégrer — en tant qu'information — à sa propre gestion et s'y ajuster à mesure. Les circuits de rétroaction entre l'organisation et son environnement sont typiques du fonctionnement des appareils modernes, cybernétiques — à « gouverne automatique » si on veut se laisser inspirer par l'étymologie en même temps que par l'image d'un avion corrigeant tout seul sa trajectoire grâce aux senseurs qui l'informent de sa situation.

Dans la terminologie de David Riesman [23], on dirait que l'appareil cybernétique est hétéro-déterminé tandis que la bureaucratie classique, rigide, linéaire, est soit gouvernée par la tradition (le mandarinat), soit orientée par une direction autoritaire — « autodéterminée » à partir des grandes valeurs universalistes de la culture bourgeoise (les entreprises Ford ou Rockefeller sous le règne de leurs fondateurs, par exemple, ou encore l'Administration de Bismarck en Prusse). L'appareil moderne correspond à la culture du parvenu ; il est à la fois agent et effet de l'industrialisation de la culture.

[201]

Si, par définition, les appareils sont devant un environnement instable, c'est que celui-ci est surtout formé d'êtres humains dont les attitudes, les besoins et les aspirations ne sont plus contenus par une culture pleine (imprimée dans la conscience au cours de l'enfance et confirmée ensuite par des communautés concrètes), mais au contraire demeurent ouverts à des possibles changeants — qu'il s'agisse des attentes investies dans le travail ou de celles qui s'expriment dans la consommation.

Quelles sont, en effet, les deux principales composantes de l'environnement humain d'une grande entreprise contemporaine ? À l’intérieur, un personnel de plus en plus instruit, dont la contribution intellectuelle est cruciale et par conséquent ne se force pas mais doit être motivée de l'intérieur ; des salariés de plus en plus habitués à recevoir de l'entreprise, sous forme d'avancement ou de prestige, la compensation de l'insignifiance de leurs tâches. On ne peut plus recruter et gérer pareille main-d'oeuvre en comptant sur l'éthique bourgeoise du travail et un registre rigide de sanctions et de récompenses. Et, dans l'environnement extérieur, des clientèles émancipées dont les choix ne sont plus entièrement prévisibles et chez qui les désirs doivent absolument — croissance exige — se déplacer ou s'élever.

Redisons-le encore une fois : dès lors que la culture ne fournit plus un mode d'emploi de la vie s'appliquant au travail comme à la consommation, les attitudes qui gouvernent l'investissement expressif dans l'une ou l'autre activité gagnent une marge d'indétermination qui ouvre alors un champ d'intervention à la manipulation délibérée, au contrôle rationnel, à la discussion : ce qui n'est pas donné peut être construit, ne fût-ce que de façon provisoire et parcellaire mais, en tous cas, assez certaine pour autoriser des prévisions à moyen terme et un degré de stabilité suffisant pour asseoir une planification rationnelle.

De là deux méthodologies visant à mettre de l'ordre et de la raison là où, à défaut d'une « programmation » culturelle des comportements, il fallait inventer des manières de les programmer rationnellement, en jouant aussi bien sur les cordes de la sensibilité que sur celles de l'intérêt : le sondage scientifique et probabiliste de la demande (avec son cortège d'exigences en amont et en aval de la production proprement dite) et la convention collective, négociée, reflet transparent d'un équilibre de forces entre l'offre et la demande de travail dans une branche industrielle donnée. Une fois institutionnalisés, c'est-à-dire passés dans les mœurs de la grande entreprise, le sondage et la convention possèdent des traits communs : ils établissent des canalisations de feed-back entre l'appareil, son personnel et ses clientèles ; ils formalisent (ou rendent transparents) les processus de sélection des buts (objectifs) et des motifs (subjectifs) gouvernant, à quelque échelon que ce soit, tous les agents de l'appareil. C'est pourquoi ils contribuent à marginaliser l'impact de la sensibilité et de l'intuition, de l'idéal et de la morale, de l'esprit d'entreprise et de l'engagement dans la détermination des rapports sociaux.

[202]

La légitimité des premières générations d'entrepreneurs capitalistes et de grands leaders syndicaux se fondait sur les valeurs bourgeoises universalistes de propriété et d'initiative ou de fraternité et d'égalité, sur la noblesse du travail. La gestion cybernétique des rapports de production confère plutôt l'autorité aux managers, experts et professionnels des deux « parties », selon l'expression consacrée ; elle s'appuie sur la compétence technique, c'est-à-dire l'aptitude à faire fonctionner l'appareil et à satisfaire des intérêts qu'il constitue.

Nous savons assez les raisons de la diffusion de ce mode de régulation dans l'ensemble de la société. Il suffira de rappeler que le développement économique n'est pas seulement le principal moteur de nos sociétés ; avec la rationalisation — l'industrialisation fait aussi bien — des domaines de « production » d'êtres humains qui appartenaient à la culture, il devient également la première destination morale de la vie publique : l'État se charge d'en imprimer la logique et les méthodes hors-marché ; l'Entreprise, là où le marché continue d'influencer directement l'affectation des investissements. Encore que la frontière entre les secteurs dits privé et public soit moins nette que ne tient à le croire l'idéologie libérale : les marchés où font affaire les grandes firmes sont très fortement réglementés et surveillés par les organismes gouvernementaux de régie (à la demande même des compagnies, très souvent) ; et la sphère publique est de plus en plus gouvernée à la manière du secteur « privé » monopolisé/syndiqué.

Le corps politique est fractionné en catégories de publics correspondant aux créneaux mercantiles et les droits particuliers qu'ils revendiquent fondent l'érection d'appareils techno-bureaucratiques qui, chacun dans sa branche, s'occupent de transformer ces droits en besoins mesurables à satisfaire. Des sondages de plus en plus raffinés et diversifiés de l'opinion et une publicité gouvernementale de plus en plus envahissante, complétés par des méthodes de consultation/participation permanentes et des études de suivi (évaluation de programmes) assurent l'intégration clientèles/appareils dans le secteur public ; les conventions collectives et ce que les spécialistes appellent la « gestion par objectifs », l'intégration personnels/appareils.

C'est ainsi que, sous le coup de la nécessité (la dissolution des traditions et des communautés) et de l'intentionnalité (l'effritement du droit universaliste en une multitude de droits particuliers), s'accomplit le processus de cybernétisation de la société. À mesure que les appareils prennent en charge les pratiques sociales, ils constituent autant de champs de forces plus ou moins indépendants les uns des autres, qui polarisent les intérêts sociaux. Qu'importe la fonction du sous-système de production sociale où elle s'inscrit (économique, scientifique, pédagogique, thérapeutique, ludique ou autre), chaque catégorie d'« acteur » mise en scène par une branche du réseau d'appareils y trouve la finalité de son action : garantir ses positions relatives et essayer de peser sur [203] l'élaboration des règlements impersonnels et explicites qui gouvernent, par convention, le domaine d'activité auquel elle participe à titre de membre (d'appendice) de la direction, du personnel ou de la clientèle.

Les syndicats, effectivement à l'avant-garde de ces tendances, l'ont compris avant tout le monde : ils ont à peu près cessé de se réclamer des idéaux et des valeurs de la culture humaniste pour investir leurs ardeurs dans le froid calcul des occasions immédiates permises par les « rapports de force » et choisissent pour demain les bastions à gagner dans le brèches des conventions collectives actuelles. Tel est le sens de notre mot de tout à l'heure : la machine impose sa logique, le pouvoir n'appartient pas aux personnes mais au système. La montée des « permanents » — des professionnels d'appareil — au détriment des « élus » — des politiciens — apparaît sous cet éclairage plutôt irréversible qu'illégitime. Ce phénomène, on s'en doute bien, n'est d'ailleurs pas restreint au syndicalisme : c'est le même qui se manifeste dans l'usage fort répandu du terme intervenants, appliqué indistinctement aux agents d'un « secteur » de pratique sociale sans égard au fait que cet engagement puisse prendre des formes aussi antithétiques que gouvernants et gouvernés, producteurs et consommateurs, assistants et assistés et ainsi de suite ; l'expression souligne que ces participations collectives ont pour enjeu et pour cadre communs les règles, les ressources et les orientations de l'appareil qui les concerne spécifiquement.

Michel Freitag a signalé un étonnant paradoxe concernant le rôle de l'État dans pareil contexte [24]. Quand la société est découpée en une série de champs de forces particuliers où les « acteurs » négocient entre eux les règles, les droits, les procédures, la répartition des budgets, les politiques des appareils où ils s'inscrivent, il ne reste à l'État qu'à légiférer pour rendre cette autonomie possible et avaliser, sur demande pour ainsi dire, les ententes provisoires convenues entre les parties. Je ne parle pas seulement des conventions collectives proprement dites ou des rapports de force touchant les relations de travail. Je pense aussi aux conventions et aux relations plus ou moins institutionnalisées entre le personnel du réseau des Affaires sociales et ses divers usagers ; entre les patrons d'un secteur industriel et les offices chargés de le réglementer ; entre les professionnels de l'enseignement, les cadres scolaires, les parents et les élèves ; entre les groupes de revendication féministes et le Conseil du statut de la femme, etc.

IV. LA VIE PAR DÉCRET

Terminons par un seul exemple, mais de taille. Les décrets adoptés l'an dernier par le Parlement québécois pour tenir lieu de convention [204] collective au secteur public comptaient plus de quatre-vingt mille pages. Hormis quelques paragraphes imposés par le gouvernement, cette matière représentait la somme cumulative d'un processus de négociation étalé sur quinze ans, puisque chaque convention se contente d'amender la précédente. Les décrets constituaient en ce sens une sorte de registre ou de mémoire des tractations, des manœuvres, des conflits, des défenses, des stratégies et des intérêts d'une multitude d'« intervenants » engagés dans plusieurs grands réseaux d'appareils.

Dans le régime fédéral canadien, les provinces ont juridiction sur les matières culturelles (au sens large) parce que le clergé québécois, principale force idéologique de la communauté française au milieu du XIXe siècle, avait consenti à laisser les Anglais s'occuper, à partir d'Ottawa, du développement économique, pourvu que l'Église conserve les moyens d'encadrer les mœurs et la vie communautaire du peuple canadien-français. En conséquence, les décrets de 1983, plus que toute autre forme institutionnalisée de volonté collective réfléchie, régissent la manière selon laquelle, au Québec, on éduque les enfants et les jeunes, soigne les malades, s'occupe des gens âgés, donne une chance aux « malpris », fait de la recherche scientifique ou de la philosophie, soutient la famille, punit la délinquance, encourage les arts, les sports et les fêtes collectives, protège le patrimoine, etc. Je ne prétendrai certes pas que les conventions collectives gouvernent en entier le fonctionnement des appareils publics ou la conduite des « acteurs » qu'ils mobilisent ; mais je soutiendrai volontiers qu'ils en sont le fidèle reflet. Je n'imagine pas non plus qu'ils immunisent les appareils contre les flux et les influences de la société ambiante et encore moins que l'encadrement étatique maîtrise parfaitement les domaines d'activité dont il se charge. Cependant, parce que les conventions imposent les règles du jeu, dictent la mise en scène, affectent les rôles et dessinent la toile de fond, elles conditionnent fortement, dans le quotidien, l'interaction entre les « acteurs » d'appareil et leurs publics spécifiques, de même que le sens ou le contenu de leurs pratiques. Le médium est le message, aurait dit McLuhan, et la convention, malgré l'extériorité qu'elle conserve pour tous les « acteurs », fournit quand même un médium à leur expression. Les quatre-vingt mille pages de procédures, de standards et de prescriptions des décrets embrassent par conséquent plus que les conditions de travail du secteur public : c'est la société qu'ils régissent, et tout spécialement la façon dont elle modèle ses membres, sa reproduction. Ils sont le signe tangible de la substitution des appareils aux institutions communautaires. Aurait-on tenu à coucher noir sur blanc la constellation indicible de normes culturelles désuètes que ces normes bureaucratiques sont venues remplacer, que quatre-vingt mille pages n'auraient pas été de trop, sans doute.

Pourtant, les décrets ont été adoptés à l'aveuglette et en vrac par l'Assemblée nationale. Leur complexité technique et la spécialisation pointue des dispositifs couvrant chacun des chapitres de pratique confiés [205] à un réseau particulier d'appareils excluent d'avance que quiconque, sauf un expert, entreprenne d'en assimiler la matière — et encore le serait-elle une partie à la fois, selon le champ d'expertise. Les législateurs ont donc fait confiance aux mécanismes cybernétiques régissant le secteur public de l'industrie culturelle.

Reste maintenant à s'occuper d'en établir de pareils pour rationaliser le développement du secteur privé. La culture étant porteuse d'identité, son industrie possède une valeur stratégique d'intérêt national. Or, les nouvelles technologies du traitement de l'information, l'impérialisme des compagnies américaines et françaises et la mondialisation de la concurrence (Godzilla ! Kung-Fu !) ne permettent plus qu'on abandonne au marché libre le sort des industries culturelles d’ici.

Voilà pourquoi la question de culture à l'ordre du jour est celle de son industrialisation.

[206]



[1] J.K. Galbraith, The New Industrial State, Boston, Mifflin, 1967.

[2] Il s'agit ici d'un pastiche du discours bureaucratique et non d'une citation.

[3] M. Kundera, « The Novel and Europe », New York Review, July 19,1984, p. 15. J'ai traduit.

[4] G. Vico, The New Science of Cianbattista Vico, trad. G. Bergin and M.H. Fisch, Ithaca, Cornell University Press, 1948.

[5] J. Habermas, Legitimation Crisis, Boston, Beacon Press, 1975.

[6] Pour un développement plus élaboré, se référer à mon article « Autour de l'idée de Nation : appropriation matérielle, appropriation symbolique, identité et socialité », dans R. Brouillet, Nation, souveraineté et droits, Montréal/Tournai, Bellarmin/Desclée, coll. « Univers de la philosophie » 1979.

[7] M. Freitag, « Transformation de la société et mutation de la culture », Conjoncture politique au Québec, no 2 et no 3, automne 1982 et printemps 1983. J'ai été assez influencé par cet ouvrage de sorte que le présent article doit contenir, ici et là, bien du Freitag inavoué.

[8] K. Polanyi, The Great Transformation, Boston, Beacon Press, 1957.

[9] Voilà encore du Freitag.

[10] Cette séparation de la vie domestique et de la vie du travail est à l'origine de ce que le féminisme actuel dénonce comme le « confinement » des femmes aux affaires du ménage. Chez les artisans et les ruraux, le père aussi travaillait à la maison. Aussi longtemps, cependant, que les femmes ont été les premières responsables de cette tâche éminemment importante qu'est la socialisation des enfants, la reproduction de la culture et de l'identité sociale dans des êtres en chair et en os, elles ne se sont pas rebellées massivement contre leur condition. À mesure, toutefois, que la reproduction culturelle passait sous l'empire des industries de biens de consommation, des médias et des appareils techno-bureaucratiques, leur rôle est devenu de plus en plus insignifiant — il a perdu, comme chez les prolétaires, sa dimension expressive pour se réduire à une instrumentalité croissante. C'est ce qui a fait dire à Cornélius Castoriadis quelque chose comme ceci : le féminisme n'apparaît pas tant parce que nos sociétés imposent un rôle aux femmes, mais plutôt parce qu'elles n'assignent plus de rôle aux femmes — en ce sens qu'elles sont exclues de la production de la société, production culturelle comprise. Il est inexact de prétendre qu'il en a toujours été ainsi.

[11] D. Riesman, La Foule solitaire, Paris, Arthaud, 1964.

[12] T. Weblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970.

[13] Il y eut en effet au siècle dernier quelques capitalistes illuminés de ce genre. On pense à Owen et ses communautés utopiques de travail, bien sûr, mais aussi à Robert Lowell, qui a laissé son nom à une ville du Massachussetts et dont les filatures ont attiré beaucoup de jeunes Canadiennes françaises. Ces curieux « progressistes » étaient en fait conservateurs : ils tendaient de réinventer, sous les conditions du capitalisme sauvage, l'autoritarisme bienveillant du paternalisme traditionnel.

[14] Depuis Adam Smith jusqu'à présent, comme le démontre le récent démantèlement de l'empire American Téléphone and Telegraph (Bell USA).

[15] Voir J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1963.

[16] Voir J. Habermas, op. cit.

[17] Op. cit.

[18] Voir mon article intitulé « Pour s'en sortir », Possibles, vol. 8, n° 1, 1983.

[19] Dans The Managed Heart : Commercialization of Human Feeling (Berkeley, University of California Press, 1984), A.R. Hochschild évalue à 38,1% de l'ensemble des emplois disponibles dans l'économie américaine ceux qui impliquent un travail sur les émotions (emotional labor). Ces occupations possèdent en commun, selon l'auteur, trois caractéristiques : 1) un contact face à face (ou verbal) avec le public ; 2) la production, par le travailleur, d'une émotion chez le consommateur ; 3) un degré de contrôle exercé, par la supervision ou la formation, sur les activités émotionnelles de l'employé par l'employeur.

[20] Robert : correspondance entre deux ensembles apparentés par l'existence d'un même système de relations.

[21] Voir A. Kuhn, The Study of Society : a Unified Approach, Homewood, Irwin, 1963.

[22] C. Lasch, The Culture of Narcissism, New York, Norton, 1978.

[23] Op. cit.

[24] Op. cit.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 20 novembre 2017 10:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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