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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Jacques SIMARD “Québec & Frères inc. : la cybernétisation du pouvoir.” In La transformation du pouvoir au Québec. Actes du Colloque de l’ACSALF 1979, pp. 353-378. Sous la direction de Nadia Assimopoulos, Jacques T. Godbout, Pierre Hamel et Gilles Houle. Montréal: Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1980, 378 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[353]

La transformation du pouvoir au Québec.
Actes du Colloque de l’ACSALF 1979.
BILAN PROVISOIRE

Québec & Frères inc. :
la cybernétisation du pouvoir
.”

Par Jean-Jacques SIMARD

Département de sociologie
Université Laval

On peut, je crois, résumer l'essentiel des espoirs de la Révolution tranquille par un slogan : l'État, moteur du développement ! Pour peu que ce slogan ait porté des idéaux, ils ont été déçus. La gauche ajoute aujourd'hui : ah, mais il s'agissait de l'État bourgeois ! Et elle a bien raison. La droite boude et se dit victime de la bureaucratie ; on la comprend. Les nationalistes, comme toujours au Québec se tenant la main autour de la rosace idéologique, chantent que la prochaine fois on se donnera vraiment un État national. Comme un peu tout le monde ces jours-ci, je voudrais critiquer cette espérance à la lumière des déceptions courantes.

Nous nous en tiendrons à certaines transformations structurelles survenues dans notre société politique depuis 1945 en glanant, au fil de récentes publications, des indices dont l'interprétation générale sera d'abord livrée en première partie. Les trois parties suivantes feront comme si la première ne demandait qu'une démonstration empirique, ajustée au Québec. Elles portent sur l'État et sa gestion ; l'ascension des « nouvelles classes » ; les règles de la participation politique. L'article dans son ensemble n'apportera aucun fait nouveau, puisque son but est d'interpréter.

[354]

Appareils et sociétés

Le concept d'appareil est le produit de la distillation du concept d'organisation. Dans une organisation, on trouve des relations informelles, des complicités d'intérêt ou de valeurs, des statuts inavoués, des idiosyncrasies venues de la routine, de la résistance à la routine, des personnalités et des conflits. Quand toute cette vapeur substantielle et vitale s'est retirée, ne reste que l'essence purement instrumentale des relations sociales délibérément organisées, les mécanismes froids et abstraits de la mobilisation extrinsèque de la participation des individus à un travail collectivement accompli. On appelle appareil des chaînes opératoires de fonctions et de tâches impersonnelles distribuées et réglées en vue de la manipulation efficiente du monde objectif à partir de buts calculés.

Graphiquement, on a représenté de deux façons les appareils sociaux. L'image statique est celle des organigrammes (les chaînes de tâches et de statuts) et des matrices de programmes (représentant les buts et moyens abstraits). L'illustration dynamique, plus récente, s'appuie sur la théorie des systèmes et ajoute une dimension capitale : les rapports systémiques entre l'organisation bureaucratique et son environnement spécifique, défini selon les buts de l'appareil lui-même. La communication, c'est-à-dire la circulation des informations opérantes, aptes à déclencher ou à inhiber des comportements utiles au maintien de l'appareil, se place au coeur des nouveaux schémas, dont le vocabulaire traite des ressources disponibles, du milieu ou de la clientèle, des circuits de gouverne et d'autocorrection, de boucles rétroactives.

Ce n'est pas pour rien que la théorie des systèmes embrasse d'un même regard les cuvettes des cabinets d'aisance et les réseaux de contrôle de l'action sociale. Elle participe de la grande tradition positiviste, occupée depuis deux cents ans à mystifier les rapports sociaux sous les apparences de lois naturelles abstraites, indépendantes de la volonté des acteurs, donc où les intérêts de pouvoir sont occultés. La science de la gouverne nous apprend ainsi que le gouverneur ne gouverne pas, que le contrôle est diffus dans l'ensemble des fonctions du système et que le pouvoir appartient aux mécanismes immanents de l'auto-régulation. Bref, la logique de l'appareil lui-même suffit à expliquer l'existence « nécessaire » des appareils.

La popularité de la théorie des systèmes tient à ce qu'elle colle admirablement bien aux impératifs du capitalisme avancé tout en laissant croire que ce régime ne résulte pas d'un processus historique, spécifique, mais incarne plutôt l'achèvement d'une évolution [355] inéluctable au terme de laquelle la raison humaine se réconciliera enfin avec les lois objectives et transparentes de la Société. Ainsi les hommes pourront-ils enfin être « guidés sans force et conduits sans leaders » (le mot est d'Érich Fromm).

De fait, les modalités de la maîtrise exercée par le capital sur le travail de la société ont constamment évolué depuis l'origine.

La fabrique expropriait le temps de travail des artisans, et les clôtures, le rapport des paysans à la terre. Le machinisme et l'ingénierie taylorienne réalisent ensuite l'aliénation des métiers. La croissance des sociétés par action, donc du management, entame un mouvement de dissociation des fonctions du capital et des personnes qui en sont dûment propriétaires. À compter du début du XXe siècle, les premiers laboratoires de recherche apparaissent dans les grandes firmes et, avec le développement des chaînes de montage, commence l'application des sciences du comportement à la motivation des employés, à la publicité et à la mise en marché. Pour se prémunir contre la concurrence sur les prix, l'innovation technologique et le conditionnement de la demande finale rejoignent l'émiettement des tâches parmi les modalités de l'accumulation. Mais en même temps, parce que la science devient moyen de produire, l'entreprise accueillera désormais une proportion croissante de salariés à qualifications intellectuelles diverses.

Selon Christopher Lasch [1], on a commencé dès la fin du XIXe siècle à retirer à la famille des fonctions de reproduction physique et culturelle des futurs travailleurs. Ces initiatives découlaient de la logique même du développement technique : l'exploitation intensive ou « rationalisée » du travail suivait l'exploitation extensive. Élever des jeunes adultes en bonne santé physique et mentale, aux besoins malléables, prêts à servir les organisations et formés selon les exigences de la gestion scientifique de l'ouvrage ne pouvait plus appartenir à des parents amateurs. Il s'agit là d'une innovation aussi importante que la mainmise du capital sur le temps et les métiers du travail. Outre ses conséquences évidentes en matière d'expansion de l'État, elle annonce un immense virage idéologique : aux anciennes légitimités morales, réclamées par le capital et transmises par l'Église et la famille, succéderont les justifications positivistes, « scientifiques » — c'est-à-dire que les classes régnantes ne demanderaient plus au citoyen ou au travailleur de se soumettre à une autorité légitimée par des croyances, mais à la réalité même. On évoquera, écrit Lasch, « l'autorité immédiate des faits [2] ». De nouveaux professionnels assument les fonctions du capital pour contrôler et socialiser la reproduction de la société au même titre que la production avait été socialisée. (C'est ainsi que je comprends Althusser de faire de la famille un « appareil idéologique d'État ».)

[356]

Évidemment, tout cela efface singulièrement la traditionnelle frontière entre la « société civile » et l'État, d'autant plus que, par ses agences « régulatrices », ses politiques économiques keynesiennes, ou ses travaux d'infrastructure, celui-ci conjugue ses interventions à celles des grandes entreprises. On parlera désormais d'un même ensemble divisé en « secteurs »public, para-public et privé — ce dernier étant dominé par d'immenses compagnies « publiques », inscrites en bourse. Comme l'économie politique avait su mystifier les rapports marchands, les sciences sociales allaient enfariner l'imbrication, la centralisation et l'implacable unité d'intention du nouveau système d'appareils sous les dogmes « scientifiques » de l'interdépendance et de l'intégration croissance des « fonctions sociales différenciées » sous l'empire, non plus seulement de lois économiques universelles, mais d'une Société supérieure à la somme de ses parties et dominant abstraitement la toile d'araignée des réseaux de relations interpersonnelles ou inter-organisationnelles de la production et de la reproduction sociales. Le capital ayant complètement transcendé ses anciennes formes personnalisées, il se trouve pour ainsi dire présent partout ; dans les appareils, il exerce ses fonctions sous la guise des professions de la gestion, de la planification, de la santé physique et mentale, du travail social, de l'information et de l'éducation ; il imprègne aussi directement les citoyens ou les travailleurs sous la forme d'une personnalité « extro-déterminée », à motivation extrinsèque, ouverte à « l'ascension des attentes », à l'autorité des faits, à la rationalité instrumentale — ou si on préfère : à l'efficacité sans autres buts qu'elle-même.

Il est devenu extrêmement difficile de concevoir des espaces sociaux qui échapperaient à l'emprise multiforme des appareils industriels, commerciaux ou administratifs, dont les restes de la famille, des corps intermédiaires ou des véritables entreprises privées sont devenus clients, partenaires ou sous-traitants. Le rêve de Hegel se réalise : l'État incarne la Raison Collective Suprême, abstraction indépassable et pôle d'aliénation terminale de la vie en commun. Henri Lefebvre en arrive à parler d'un mode de production étatique quand l'État aspire vers lui tout discours et toute représentation des groupes désirant infléchir le développement de la société. Pour une grande part, les mouvements collectifs récents ont été apolitiques, pathologiquement tournés vers les relations interpersonnelles et la recherche d'une communauté de sentiments : contre-culture, charismatisme, renouement conjugal, sectes, voire certaines formes de gauchisme complètement fermées sur elles-mêmes, malgré leur rhétorique ; ces expériences privées à cadre social ne diffèrent guère qu'en intensité ou en intimité de la vogue du disco et des clubs de [357] « quatre par quatre ». C'est que l'État tend à monopoliser le champ de l'innovation sociale.

Les conseils supérieurs, les canaux officiels de consultation, les sondages, les enquêtes visant à mesurer les besoins, les tréteaux des média et la communication de masse nettoient graduellement la place publique de ses anciennes médiations sociales. Devant le reflux de la société civile sous l'invasion des appareils, les chantres de la théorie des systèmes — et de celle de la communication, cela revient au même — expliquent à la « population » que sa participation dépendante est en vérité à l'origine même de « l'autorégulation » du système de gouverne collective, où elle remplit une fonction de feedback ou de rétroaction dans la mécanique d'un pouvoir que nul groupe n'exerce pour son propre compte, puisque les « décideurs » eux-mêmes n'y occupent qu'une fonction parmi d'autres. Ainsi, la domination politique s'effacerait derrière les lois de la cybernétique, comme son pendant économique derrière celles qu'enseignent les comptables et les économistes.

L'État et sa gestion

Que la Révolution tranquille ait été accompagnée d'un développement fulgurant des institutions et dépenses de l'État, cela ne fait nul doute. Mais des travaux récents nous obligent à réviser une commune acception quant au rôle innovateur prêté aux élites sous ce rapport. Selon un article de Gary Caldwell et Dan Czarnocki [3], les dépenses gouvernementales tenaient effectivement une place plus importante dans l'économie ontarienne qu'au Québec après la guerre. De 1950 à 1975, nous avons bien « rattrapé » nos voisins à ce chapitre, les courbes de budget provincial bondissant immédiatement après 1960. Cependant, considérée sur l'ensemble du quart de siècle qui suit la guerre, la croissance des activités gouvernementales au Québec n'a rien d'extraordinaire : les coefficients moyens annuels d'accélération sont à peu près les mêmes des deux côtés de la rivière Outaouais. « Sur la foi de cette observation », s'étonnent nos collègues de Bishop's,

nous pouvons nous demander si d'autres facteurs ne seraient pas responsables de l'épanouissement de l'État au Québec et si la Révolution tranquille n'aurait pas été une rationalisation de ce qui était déjà en marche sans égard aux idéologies [4].

Daniel Latouche aboutit aux mêmes interrogations par une autre voie. Considérant les affectations du budget provincial en 1945 et en [358] 1970, il constate que seulement 20% de ces dernières s'expliquent par les priorités évidentes en 1945 : il y a eu réorientation majeure, mais les véritables innovations ne datent pas vraiment d'après 1960, car le nouvel aiguillage des dépenses publiques se produit entre 1945 et 1960.

On peut dire que si la Révolution tranquille a multiplié les capacités d'intervention de l'État, celles-ci ont cependant continué d'être réparties selon la tendance établie durant la période [précédente].

Ce serait en conséquence au cours même du néolithique duplessien, conclut Latouche,

qu'auraient été prises les décisions politiques qui viendront jeter les bases du Québec moderne. La Révolution tranquille n'aurait donc rien modifié à ces orientations mais les aurait tout simplement accentuées et accélérées [5].

Nous devons nécessairement chercher ailleurs que du côté des projets idéologiques progressistes, des prises de conscience et de la loi des trois États d'Auguste Comte [6] les véritables forces qui ont commandé l'expansion et la réorientation de l'État québécois. Le retard, puis le rattrapage, s'expliquent évidemment par la conjoncture historique proprement québécoise ; comme, d'ailleurs, la part légèrement supérieure des paiements de transfert compense un vieillissement des entreprises à haute intensité de main-d'oeuvre dont il eut été prévisible dès la fin du XIXe siècle que le Québec souffrirait un jour [7].

L'aiguillage des dépenses publiques vers l'éducation, la santé, les affaires sociales — engagé sous Duplessis, il faudra sans cesse s'en souvenir — n'a donc pas grand'chose à voir avec les particularismes du Québec, si ce n'est son appartenance à l'empire capitaliste américain, c'est-à-dire occidental. Soixante-douze pour cent du budget provincial actuel va ainsi « à la mise en valeurs des ressources humaines », terme qui traduit fort honnêtement le mode de reproduction sociale-culturelle du capitalisme contemporain, comme nous l'avons vu.

Revenons-y brièvement. De nouvelles forces productives ont été mobilisées par les très grandes compagnies. Le Québec n'y échappe sans doute pas, puisque, après 1945, la concentration s'accroît dans la plupart des secteurs industriels au Canada, tandis que les investisseurs étrangers — américains surtout, on le pense bien — ne se contentent plus de placements avantageux mais cherchent à prendre le contrôle des entreprises canadiennes [8]. Il s'agit d'élargir le marché de la maison mère, de maximiser le rendement des technologies coûteuses et du savoir-faire acquis en matière de planification, d'organisation et méthodes, de marketing. Qu'elle s'applique aux marchés, aux méthodes ou aux techniques, c'est ici l'information, au bout du compte, que l'on veut monopoliser et [359] exploiter au maximum. Elle est d'ailleurs jalousement gardée : les brevets, les systèmes, le savoir-faire sont le plus souvent vendus à la succursale au prix fort par le « bureau chef » et leur usage est dosé, suivi, contrôlé d'outre-frontière [9]. C'est sous cet impératif pressant qu'il faut comprendre comment le travail dit « intellectuel » se place à la pointe de la création de richesses. « Nous ne manquons pas de capital », avoue un seigneur du savon, « mais nous sommes à la recherche d'idées qui justifieraient des investissements [10] ». Et un sous-traitant de l'industrie automobile promet de ne se reposer que le jour où 100% de ses employés — au lieu de cinquante seulement sur les cinq cents qu'il dirige — apporteront une contribution intellectuelle quelconque à son entreprise [11]. Outre l'emploi de compétences spécialisées et la coordination de leurs efforts, la motivation compte de nos jours beaucoup plus que la simple surveillance parmi les fonctions du capital. Mais de quoi s'agit-il sinon de mobiliser, d'assujettir, de canaliser, d'exploiter la volonté libre elle-même, la créativité, l'intelligence autonome. L'autorité légitime, répétons-le, ne suffit plus : le salarié doit projeter son identité même dans le rôle qui lui est assigné au sein de l'appareil. C'est cela qui appelle le type de personnalité que Riesman nommait : hétéro-déterminée [12].

On réalise, comme l'a déjà mentionné Touraine [13], à quel point les déterminants de la croissance glissent hors des cadres restreints de l'entreprise. L'homme autodéterminé, celui-là même que formait la famille patriarcale, comme l'homme traditionnel de la parenté élargie et de l'Église, sont maintenant désuets. L'État, les corporations professionnelles, l'université, le milieu scolaire prendront le prolétaire en charge. Relisez le rapport Parent, le rapport Castonguay-Nepveu : vous verrez que c'est là l'essentiel de leur message. Nos jeunes sont bien obligés de le saisir : au coeur de l'adolescence, le choix des options scolaires est devenu le principal rite de passage que l'État leur impose ; on exige d'eux qu'ils moulent déjà leur identité sur les attentes, les possibilités d'un marché du travail lointain et terrorisant. Dans d'autres domaines, l'État se contente de suppléer aux efforts accomplis par les entreprises ; planification, dépenses d'infrastructure, recherche scientifique, formation professionnelle, maintien d'un panier de base de la consommation, diffusion d'attitudes favorables à la mobilité et à l'éphémère, recyclage, subventions à l'investissement, propagation du vocabulaire technique, entretien d'une névrose de la crise.

L'État (provincial et fédéral) réclame 45,3% du P.N.B. québécois en 1975 [14]. Au strict point de vue des comportements économiques, il influencerait « fortement », selon un rapport récent, [360] les particuliers, les P.M.E., les grandes firmes, les coopératives, les syndicats.

Non seulement les dépenses publiques représentent-elles une part de plus en plus grande du P.N.B. mais ce sont ces dépenses qui ont le plus important impact sur l'économie [15].

Effet multiplicateur majeur et influence ne signifient pas autonomie d'intervention non plus qu'ils ne nous renseignent sur les effets réels de ces dépenses sur l'orientation du développement économique. En gros, il semble n'exister qu'une réponse à cette dernière question : indépendamment des gouvernements qui se sont succédé, les interventions de l'État n'ont pas modifié les tendances établies.

Ne prenons qu'un exemple : celui de l'aménagement du territoire, où se sont conjugués les investissements fédéraux et provinciaux. Le rapport ci-dessus mentionné reconnaît aussi une « forte influence » de l'État sur « le système urbain et régional ». Or, F. Martin, qui y participa, apprécie succinctement les efforts bruyants d'Ottawa pour corriger les inégalités régionales :

J'aurais pu résumer ma pensée en disant que les politiques générales et les actions du gouvernement canadien accentuent les disparités régionales [16].

Le même diagnostic pèse sur les initiatives provinciales : Clermont Dugas [17] l'a posé à propos des effets du Plan de l'Est du Québec et, à l'échelle du territoire entier, les subventions du ministère de l'Industrie et du Commerce, déductibles, donc imbriquées à celles du ministère de l'Expansion économique régionale, vont aux entreprises qui en font la demande, donc déjà en place [18]. Résumant, un cadre d'Industrie et Commerce me disait à peu près : tout ce qui paraît certain, c'est que la croissance se localise dans les secteurs géographiques ou industriels que pointaient déjà les tendances avant l'entrée en scène des politiques gouvernementales ; celles-ci renforcent par conséquent les conditions existantes [19].

Ceux qui craignent le socialisme feraient donc bien de se rassurer : on assiste à l'étatisation de maintes fonctions du système productif, et non à une réorientation politique des activités économiques vers des fins ou des valeurs collectivement choisies. Les cultivateurs, les petits commerçants, les artisans veulent défendre la famille et l'esprit d'entreprise : ils nomment socialisme ce qu'en nos milieux on appelle plus précisément du morne vocable de « capitalisme monopoliste d'État ». (C'est à cause de cette profonde convergence que la gauche éprouve des sentiments ambigus à l'endroit des créditistes.)

Il est pourtant une contribution structurelle attribuable aux interventions de l'État québécois en économie : elles ont facilité [361] l'émergence d'une bourgeoisie autochtone. Nous y revenons plus loin. Quant au reste, il vaut mieux chercher la véritable nature du pouvoir d'État du côté des modalités de sa gestion et de son organisation, et mesurer sa place en appréciant le rôle essentiel qu'il joue en matière de reproduction sociale et de production systématique de la nouvelle main-d'oeuvre qualifiée.

De fait, plutôt que d'imposer par ses réformes un modèle de développement différent, l'État, au Québec comme ailleurs malgré les chants nationalistes et les appels vibrants à l'authenticité culturelle et à la différence, adopte plutôt la logique, les objectifs, les méthodes mis au point par les oligopoles de l'entreprise privée nord-américaine pour les appliquer systématiquement à toutes sortes de domaines de l'activité sociale. On vise à rationaliser, à rentabiliser, à contrôlera centraliser, à organiser selon la logique des appareils tout le travail que la société exerce sur elle-même et son monde. Il y a longtemps que l'aliénation des puissances créatrices de l'homme ne touche plus seulement le travailleur ou le croyant mais aussi l'habitant, l'étudiant, le marginal et le mal-pris, le véritable entrepreneur, l'urbain, le citoyen, le parent, l'enfant. Au nom d'une rationalité supposée immanente à une « société industrielle » abstraite, les sociologues québécois de la Révolution tranquille se sont chargés de traduire l'impératif en idéal :

Le développement rationnel est de plus en plus considéré comme l'orientation et comme la tâche principale de la société industrielle. Ce développement implique la formation d'un milieu technique de plus en plus cohérent, des principes d'organisation, la compétence, la complémentarité et la coordination des fonctions. Ce modèle d'organisation se développe non seulement dans les industries et dans les activités économiques, mais il tend aussi à devenir le modèle d'organisation de toute la société [20].

Attention aux mots clefs : rationnel, technique, cohérence, organisation, compétence, coordination, fonctions, toute la société. Et, en sourdine, au piano d'accompagnement, on entend : socio-économique, interdépendance, structures, planification, participation, ressources humaines, concertation, systèmes.

Deux lignes de force ont ainsi animé la Révolution tranquille : l'élargissement des appareils bureaucratiques d'État ; la généralisation des méthodes technocratiques de décision et de gestion en leur sein. Ces deux battants se dissocient difficilement puisque c'est leur union qui confère au phénomène sa modernité spécifique.

La bureaucratisation installe des pyramides hiérarchiques sur l'ensemble du territoire et centralise au sommet (sous prétexte de standardisation, de lutte à l'arbitraire et de compétence) l'affectation des budgets, la planification et les normes encadrant l'action à la base. Elle multiplie — fonctionnalité oblige — les juridictions, les [362] départements, les niveaux intégrés d'intervention. Rien d'humain ne lui est étranger : famille, santé, art, pauvreté, éducation, recyclage, entreprise, recherche scientifique, aménagement, habitation, etc. Les citoyens qui ne font pas partie du « personnel » des appareils publics et para-publics — et Dieu sait si l'expansion du secteur dit « tertiaire « repose pour beaucoup sur ce recrutement — s'y inscrivent plutôt au titre de « clientèle ». La frontière démarquant le statut de clientèle et celui de personnel est plus mince qu'on ne pense. Le président d'un C.R.D. est-il client ou personnel officieux de l'O.P.D.Q. ? Comment caractériser le représentant des étudiants au conseil d'une université, ou ceux des parents à l'administration d'un cégep ? Combien d'anciens permanents syndicaux œuvrent maintenant au ministère du Travail ? Je pense aussi aux membres actifs d'un comité de citoyens subventionné par le Secrétariat d'État.

La participation et la consultation officialisées, dont la place se fit si grande dans les réformes institutionnelles de la Révolution tranquille, parviennent justement à estomper les contradictions entre personnel et clientèle. Elles répondent également à deux objectifs complémentaires. Faire contrepoids à l'apathie et à l'impuissance suscitées par la centralisation bureaucratique des responsabilités sociales hier assumées par les institutions de la société civile. Élargir la base des appareils, diffuser la problématique des choix et recueillir l'expertise des profanes, sonder les reins de la clientèle, bref : resserrer et coordonner les circuits cybernétiques du pouvoir.

Parlons maintenant de la technocratie. Le terme désigne à la fois une méthodologie, une idéologie, une strate bureaucratique, une catégorie professionnelle et une classe ascendante aspirant au statut de classe dominante. Sa méthodologie se résume aux recettes de rationalisation instrumentale inscrites dans la logique même des appareils ; pour maximiser le rendement des systèmes, elle s'inspire d'une vulgate sirupeuse où se mélangent des bribes de psychologie behavioriste, d'ingénierie taylorienne, de sociologie fonctionnaliste, de théorie générale des systèmes, d'économie politique keynesienne et, bien sûr, d'informatique. L'idéologie technocratique serait mieux nommée « cybernétiste » ; visant la programmation de l'ordre, de l'équilibre, de la cohérence, elle considère, pour reprendre une expression de Fernand Dumont, la société entière comme « un mécanisme gigantesque de division du travail qu'il s'agirait de rendre plus efficace [21] » et sa nemesis est le blocage des articulations et des flux d'information opérante. Le principal message du discours technocratique est que tous les problèmes ont une solution technique ou, ce qui revient au même, que l'efficacité prime sur les finalités et qu'ainsi la compétence et l'expertise avalent la responsabilité morale et la légitimité culturelle.

[363]

Cerner la technocratie en tant que groupe et situer son pouvoir exige plus de nuances. Le mot technocratique pourrait s'entendre comme désignant le régime politico-économique qui caractérise le capitalisme occidental contemporain — par opposition par exemple au régime certainement aussi capitaliste qui prévaut à l'Est. Les nouvelles pratiques professionnelles qui accompagnent son avènement historique sont d'ordre technico-idéologique et c'est ce caractère qui est déroutant : les technocrates remplacent le clergé, mais ce sont des hommes de moyens, de méthodes, de science et de savoir-faire appliqués directement soit à la production des biens et de la demande finale, soit à la reproduction sociale, soit à la production qualitative du travail. L'utilisation de l'information comme moyen de production dans ces divers domaines conduit à une exploitation du travail intellectuel qui embrouille beaucoup les frontières objectives et subjectives des classes : les nouvelles pratiques professionnelles exigent un long apprentissage au terme duquel l'individu intériorise une « compétence » qui est en fait une forme particulière selon laquelle s'exerce le contrôle capitaliste ; cette forme, constituée de modes disciplinés de perception et d'orientation à l'égard de l'action, ne peut se réaliser que dans les chaînes opératoires d'un appareil. Or elle devient souvent pour l'individu une seconde nature où il investit son identité. La solidarité avec les intérêts du capital ne repose donc pas seulement sur l'idéologie ; elle constitue un projet de la personnalité même. Le nouveau prolétariat est forcé de servir les appareils pour se réaliser, et non plus seulement pour assurer sa subsistance. De sorte que si les fonctions technocratiques essentielles — planification, gestion, conception des politiques et recherche-développement — tendent à graviter vers le sommet des appareils, elles se diffusent aussi aux niveaux subalternes.

« Le pouvoir, écrivait Dumont à la fin des années 60, se ramène aujourd'hui à la planification : c'est-à-dire la détermination des conditions techniques selon lesquelles peuvent être prises les options sur les valeurs [22]. » Or la détermination des conditions techniques elle-même dépend d'orientations préalables de valeurs : c'est la culture, viennent d'écrire des ingénieurs, qui infléchit en dernière instance la marche de la technologie [23] ; et on sait bien comment les grilles idéologiques sont très intimement entrelacées avec les disciplines qui se réclament de la science. Quand Habermas affirme que la science et la technique agissent aujourd'hui comme idéologie [24], il veut dire que les options de valeurs se font dans la sélection même des conditions techniques qui réduisent les possibles. En conséquence, la seconde partie de la définition que Dumont donnait de la planification se rétracte dans la première, et la [364] planification devient une activité instrumentale poursuivie pour elle-même, un idéal suffisant échappant à toute critique fondée sur des options culturelles ou politiques qui le transcenderait. L'appareil ne respecte que sa propre logique car celle-ci accomplit le pouvoir de classe.

Les technocrates, ceux qui occupent les nouvelles fonctions de contrôle, n'auraient donc pas véritablement d'intérêts spécifiques. Par atavisme de vocabulaire, on dit d'eux qu'ils appartiennent à une « nouvelle classe », alors qu'il semble plus juste d'y voir le mode d'existence nouveau de l’ « ancienne classe » bourgeoise, pour autant que le capital — et ce procès n'est pas encore complètement achevé — soit dépersonnalisé, c'est-à-dire qu'il ne se réalise plus dans un rapport à la propriété mais dans un rapport spécifique aux appareils. Les marxistes français explorent la même question, je crois, en parlant de la séparation possible de la « propriété » et de la « possession ». Un tel raisonnement conduirait à considérer que la bourgeoisie avancée, vraiment contemporaine, est nécessairement technocratique. Elle coifferait aussi bien l'État que l'Entreprise majeure, et on pourrait distinguer une grande, comme une petite technocratie (nommée par d'autres nouvelle petite bourgeoisie salariée [25]).

L'ascension des « nouvelles classes »
canadiennes-françaises


Les circonstances historiques expliquant les déroutes successives des Canadiens français qui ont essayé de forcer les portes de la grande propriété capitaliste ont été bien décrits. L'avènement du capitalisme technocratique ouvre une voie d'évitement inespérée permettant de contourner le bouchon anglophone. C'est donc grâce à l'érection des appareils de l'État provincial que se réalisa enfin l'élévation d'une première génération de Canadiens français à la bourgeoisie et qu'ils ont quelques chances d'y rester. Dans cette mesure, l'idée de « nouvelles classes » s'applique mieux à la réalité empirique au Québec que, disons, en France ou aux États-Unis. (Au sens où l'arrivée d'une ramée de Canadiens français au seuil de la bourgeoisie amenait du nouveau au Québec.) Ayant goûté à la maîtrise des choses grâce à un État incomplet nettement identifié au seul territoire québécois, il était inévitable que ces apôtres tentent de communiquer au peuple leurs aspirations à un État « normal », leur goût du [365] Québec. Ce n'est pas tout dire, mais c'est dire quelque chose du nationalisme actuel que de le souligner.

La Révolution tranquille fut affaire de partenaires : les technocrates et leur descendance ont tellement attiré les regards qu'on oublie parfois la petite bourgeoisie d'affaires qui, elle aussi, épaulait le changement [26]. Absente des hustings, sauf par ses traditionnels avocats (dont les discours sortaient de la plume des hauts fonctionnaires), cette voix discrète n'en a pas moins pesé par le canal des chambres de commerce et du Conseil d'orientation économique lors de l'étatisation des compagnies d'électricité, de la création de la Caisse de dépôts, de la S.G.F., du B.A.E.Q. Depuis les années 30, l'École des hautes études commerciales fournissait une sorte d'intelligentsia organique à ces milieux et le ministère de l'Industrie et du Commerce est devenu leur lobby. Requinqués par la prospérité de l'après-guerre, les hommes d'affaires francophones avaient besoin du levier étatique pour mobiliser à leur avantage le capital public et rétablir l'équilibre ethnique dans l'économie. Les joint ventures, la participation de la Caisse de dépôts au capital-actions des entreprises et son support lors des manœuvres  de fusion, les politiques d'achat du gouvernement ou de l'Hydro-Québec, l'ouverture du secteur bancaire aux investisseurs coopératifs, autant de complicités qui comptent au moins pour une part dans le passage récent de quelques francophones de la petite à la grande bourgeoisie d'affaires. Jorge Niosi a entrepris un travail de recherche à suivre sur ce sujet [27].

La tension entre les hommes du secteur public et ceux du privé, compliquée comme on le soupçonne par la division ethnique du travail, n'en disparaît pas pour autant. Les hommes d'affaires francophones oeuvrent majoritairement à la petite et moyenne échelle, qui ne justifie pas l'implantation d'une gestion technocratique ; trop de grandes firmes demeurent, par ailleurs, des succursales qui héritent de la compagnie souche leurs politiques générales, leur planification, leur technologie [28] : les technocrates y sont proportionnellement rares. Ni les petites entreprises locales ou régionales, ni les plus grandes, dont les réseaux d'approvisionnement ou de commercialisation dépassent le territoire québécois, ne se reconnaissent donc dans l'unité qui sert de base à la planification de l'État québécois. Enfin, ce n'est qu'à partir d'un certain degré de « monopolisme » que les compagnies sont forcées de se donner une « conscience sociale » et de partager le « souci du bien commun » dont se réclament les appareils publics ; or on compterait presque sur les doigts de la main d'un manchot les sociétés de cette sorte dont la base est québécoise [29]. En conséquence, des hiatus de perspectives et de vocabulaire, de langue aussi, renvoient dos à dos les hauts [366] fonctionnaires (élus ou non) et les brasseurs d'affaires. Le schisme couve.

Dès 1964, le mot « planification » tend à disparaître des discours des ministres. En 1966, un Parti Libéral abasourdi se purge de ses intellectuels et ratisse les milieux moyens des affaires pour rehausser son membership. En 1968, l'O.P.D.Q. déplore « le manque d'une volonté de planifier ». En 1970, le premier ministre Bourassa s'entoure de jeunes « M.B.A. » et d'ingénieurs venus de la pratique privée ; aux sous-ministres, on reproche d'avoir « mis le gouvernement en tutelle » et on ordonne d'aller racoler le capital aux quatre coins du monde en l'aguichant de subventions et d'avantages fiscaux au lieu de mesurer la valeur des projets à l'aulne de leur impact social ou de vaseuses priorités gouvernementales [30].

Il arrive qu'en surface, les managers ne s'accordent pas avec les concepteurs, tension qui sourd de contradictions plus profondes dans l'économie québécoise. Les premiers gèrent à mesure les organisations dont ils ont la garde. Ils poursuivent une efficacité comptable, à court terme, axée sur les résultats immédiats. Les seconds pratiquent plutôt, à l'échelle de l'administration publique, la gestion par objectifs, fondée sur des résultats anticipés à plus longue perspective. Ils misent donc sur la coordination et la cohérence d'ensemble du système productif. L'hégémonie de l'État, seule capable de contrecarrer les oligopoles privés, s'appuierait alors sur de véritables plans et de fermes politiques. Dans le courant qui mène le capitalisme vers sa maturité, les concepteurs représentent les forces progressistes.

Pour convenable qu'il soit aux petits et aux grands technocrates des appareils publics, ce progrès menace tout simplement la petite-bourgeoisie d'affaires canadienne-française et les membres nombreux des anciennes professions libérales : médecins, notaires, avocats traditionnels. La socialisation étatique de la reproduction gruge les privilèges des corporations. Quant à la plupart de nos entrepreneurs, ils sont absents des grandes ligues et se débattent dans des conditions rendues archaïques par l'avènement du capitalisme « monopolistique ». Collés aux zones des rendements décroissants et de concurrence sur les prix, ils sont à juste titre terrorisés par une législation sociale et un syndicalisme d'affaires faisant contrepoids aux réalités nouvelles des très grandes et très puissantes organisations échappant aux vicissitudes du marché. Nostalgiques des beaux jours d'un libéralisme économique d'autant plus pur et idéalisé qu'il a de moins en moins de résonnance dans la réalité pratique, ils trouvent des alliés solides chez les anglophones (inquiets de trouver soudain des égaux autochtones aux commandes du capital public) et leurs idéologues naturels chez les managers du court terme.


[367]

La question nationale latente, inévitable, force les polarisations, cristallise les coalitions. L'ascension des grands concepteurs technocratiques derrière les réformes de la Révolution tranquille gommait les nuances entre Nation, Société, État québécois. L'activisme de l'État incarnait un projet collectif à la fois de modernisation et d'affirmation nationale. Du repli et de la survivance, le nationalisme passait à la reconstruction et au dépassement. Le « sentiment », dont Laurier faisait notre pitance politique, trouvait dans la technocratie à se réconcilier avec le pragmatisme et la rationalité. La fracture du Parti Libéral survient à propos de l'indépendantisme parce que ceux qui désirent mener à terme l'œuvre en cours, l'expansion des fonctions sociales de l'État, perdent le support des classes d'argent. Il leur faut partant mobiliser la nation. C'est en ce sens que des mauvaises langues on reconnu dans le Parti Québécois un « putsch de sous-ministres ».

Rien n'exclut cependant que la brouille entre les « classes » montantes n'en vienne à se résorber. Au pouvoir, les nationalistes doivent accorder l'éloquence des années d'exil avec les dégrisantes réalités de la survie politique. Parallèlement, l'accession de Québécois francophones aux grandes affaires viendra modérer les nostalgies libéralistes et resserrer les complicités aujourd'hui « normales » entre les appareils d'État et les organisations du commerce et de l'industrie. A double titre, on parlera le même langage : unanimité cybernétiste, techno-bureaucratie et solidarité linguistique. Songeons à la loi 101 : au moment où les nouveaux professionnels sortis de l'université se heurtent à l'horizon bouché de la Fonction publique, elle force l'accès des francophones aux cadres de l'entreprise privée établie, alors même que le directeur des H.E.C. célèbre la proportion record d'étudiants québécois inscrits en administration des affaires [31]. Aux jeunes médecins ou pharmaciens, la santé « communautaire » ouvre les bras ; l'aide juridique accueille les apprentis-juristes. Courtisant l'aval des autochtones brasseurs d'affaires, le gouvernement les invite aux tables rondes des « sommets économiques » et attise chez les fameuses P.M.E. le goût du Québec à coups de subventions et de sonnets racoleurs.

Pendant ce temps, le processus de cybernétisation se poursuit sur d'autres fronts.

Quelque chose se prépare dans les zones excentriques du territoire. Une seconde génération d'aspirants-technocrates — après celle des années 60 — attend de plus en plus impatiemment sa Révolution tranquille : la décentralisation. Autour des campus de l'Université du Québec, dans les C.R.S.S.S., les régionales scolaires, les C.R.D., les bureaux d'urbanisme, chez les jeunes « animateurs » de tout type des services socio-culturels ou des projets « Canada au [368] travail », on réclame l'érection en région de véritables stations relais du pouvoir central, une déconcentration des administrations qui offrirait une niche plus autonome et des moyens plus grands à toutes ces compétences pressées. Le thème de la décentralisation, associé au cours de la décennie 60 à l'idéologie du développement régional, revient curieusement à la mode alors même qu'il est à peu près complètement discrédité auprès des milieux populaires les plus actifs [32], échaudés par les déceptions de la participation provoquée et de l'aménagement étatique du territoire. Pour les petites élites municipales des régions, par ailleurs, des projets comme la réanimation des moribonds conseils de comté ne laissent pas d'inquiéter ; que les technocrates orchestrent là la fin d'un règne, on le soupçonne, et les establishments locaux craignent fort qu'il ne s'agisse du leur, sans pouvoir en acquérir la certitude.

Les règles de la participation politique

La métropolisation et l'intégration de l'espace économique québécois ont détruit sous les pieds des anciennes élites paternalistes de la « folk-société » les bases d'un pouvoir essentiellement local et communautaire [33]. Sous les impératifs économiques d'une mise en valeur systématique des « ressources humaines », l'étatisation des services d'éducation, de santé et d'aide sociale n'a pas seulement jeté le clergé à la rue, mais aussi complètement chambardé les canalisations sociales de la communication politique. Moulés sur les structures existantes de rapports sociaux primaires et personnalisés, conjugués aux alliances familiales, aux solidarités de « clan », aux organisations paroissiales ou corporatives, les réseaux de patronage (où le député agissait comme aiguilleur) permettaient aux citoyens d'avoir accès aux ressources de l'État, à l'information politique et aux leviers d'influence [34]. Tel est le monde qui a cédé devant l'attribution bureaucratique et impersonnelle des services. On dirait que la communication politique s'arrache ou se libère, mais en tout cas se sépare des cadres culturels qui l'enveloppaient, pour ne plus répondre qu'aux lois abstraites des appareils.

En réalité, les pratiques politiques s'ajustent à la culture de masse, dont la télévision, avec sa programmation centralisée parce que coûteuse, son intimité, son langage visuel taillé à la mesure des spots publicitaires et sa pénétration universelle, constitue le médium par excellence. Jean Hamelin et Vincent Lemieux [35], parmi d'autres, ont [369] noté comment la télévision a influencé les moeurs électorales : des politiciens, dont la personnalité et l'appartenance locale importent moins que l'image, livrent des messages préfabriqués même sur les tribunes où ils « jouent » pour les galeries du journalisme électronique et, par des tournées éclair ou des blitz, tentent de fabriquer l'événement qui emportera le réflexe de Panurge.

Les vendeurs de bière et de détergent agiteront désormais la « broue » des politiciens qu'ils conseillent. Le langage des organisateurs d'élection empruntait à celui de l'art et de la guerre ; il puisera à présent dans le lexique de la commercialisation : sondages, packaging et merchandizing du produit, profils socio-économiques et clientèles cibles [36]. Évidemment, le citoyen a autant de prise sur tout cela qu'il en a sur les décisions de la General Foods, par exemple. Ni plus, ni moins.

La télévision accélère d'une autre manière la rationalisation de l'activité politique. Dans ce cas encore, ses effets ne sont pas autonomes mais participent d'un phénomène social plus vaste. Un Caouette ou un Lévesque devant leur tableau noir rappellent que le médium peut aussi véhiculer des idées et éduquer. Dès 1966, les assemblées électorales accueilleront des salles attentives, politisées, tout à leur affaire, pleines de jeunes et de femmes [37]. Le Parti Québécois, en réunissant une assez étonnante articulation du militantisme au travail intellectuel, conduit à terme une évolution amorcée au milieu de la décennie 50 par la Fédération libérale du Québec [38]. Dans les deux cas, l'anémie de la caisse électorale a stimulé l'innovation, et on ne peut douter que l'élimination de ce pouvoir occulte décharge les partis d'obligations difficilement avouables. De toute manière, l'ordonnance technocratique des priorités ou des échéanciers d'investissement public et la force d'inertie des bureaucraties avaient rendu de plus en plus caduques les caisses électorales comme instrument privilégié d'orientation des démarches gouvernementales.

Les espoirs de transparence que la participation partisane y gagne ne justifient pas l'euphorie que d'aucuns manifestent. Dumont disait que les partis sont avant tout des véhicules au service d'une confrérie à l'affût du pouvoir [39]. Ce n'est pas être cynique d'avertir que les frustrations de l'opposition et l'ambition des politiciens nouveau genre ne changent rien à cette loi fondamentale en se déguisant sous « l'ouverture aux masses » et « la rationalisation des processus d'élaboration d'un programme d'action ».

Car depuis qu'un premier ministre a fustigé les « non-instruits », on sait que la complexité des affaires de l'État et la montée de la technocratie accentuent le clivage entre les minorités scolarisées et une majorité réduite au silence par la sujétion aux manipulations de [370] masse comme à l'esbrouffe des « experts ». On pense aux séminaires savants organisés par les libéraux ou aux débats byzantins sur l'élasticité de la fiscalité progressive entre un Garneau et un Parizeau. Des experts ambitieux, parachutés dans les comtés, se prête à d'odieux racolages dans les asiles de vieillards et à la démagogie hypocrite de l'enracinement local, prêts à tout pour entrer enfin au parnasse du pouvoir exécutif, à mille lieues de la quotidienneté de leurs électeurs.

Les partis ont cessé de servir d'entonnoir primordial des manœuvres politiques, ainsi que Lemieux l'a noté [40]. Même les fournisseurs des caisses électorales ont dû se recycler : le coup de la Brink's, celui de la Sun Life, et l'épouvantail des sièges sociaux en débandade [41] illustrent les nouvelles tactiques, où se relaient très intimement les règles de la communication de masse, pinçant les cordes sensibles, et le mythe des lois économiques souveraines, visant la raison pour la convaincre de son ignorance et de son impuissance.

Les démarcheurs professionnels et les lobbies disputent aux partisans l'influence réelle. Ils ont imposé les habiletés désormais nécessaires à une pratique politique fructueuse. Les voix organisées [42], capables de revendiquer quelque titre à une représentativité fonctionnelle, seront d'abord entendues. On cherchera le soutien des corps intermédiaires, des associations professionnelles, d'un « secteur » de l'opinion, car il s'agit de se situer légitimement parmi les éléments des appareils cybernétiques de la gestion sociale. Il faudra ensuite cultiver ses talents para-parlementaires : savoir préparer des mémoires pour les commissions parlementaires et tenir ses dossiers à jour ; se faufiler dans les cabinets de députés, y entretenir des sympathisants et des informateurs.

Connaître les rouages de la bureaucratie, trouver quand et où s'adresser devient également capital. Repérer les programmes et les sources de subvention, agir au bon moment dans le long et sinueux processus de fixation des budgets, découvrir les priorités internes inavouées, identifier les clans bureaucratiques avant de mettre cartes sur table, naviguer habilement entre les fonctionnaires et les agents partisans, les supérieurs et les subalternes : voilà comment on évite la « folle farandole » du ballottage d'un bureau à l'autre à la recherche des responsables. La manipulation du jargon technique, enfin, sert de « Sésame, ouvre-toi ! ». À défaut de l'être, il faut passer pour compétent et opposer l'expertise du peuple, du client, du praticien, à celle des experts de l'État. Et, si nécessaire, en cas de blocage, savoir créer l'événement, théâtraliser la crise, ainsi qu'ont dû le faire les gens de Cabano ou de Manville (Abitibi) en mettant le feu, littéralement.

Il tombe sous le sens que ces ressources et ces aptitudes exigent une familiarité avec les normes de fonctionnement des appareils et [371] une expertise difficiles à acquérir et à conserver en dehors des corps un peu constitués, disposant de sources stables de revenus et de fonctionnaires permanents. Voir ce que des fronts populaires ad hoc, comme ceux des Opérations-Dignité, du JAL ou de Tricofil (soutenu par la F.T.Q.) sont parvenus à entreprendre, c'est regarder le miracle et l'exception en face.

Les échecs de tant de comités de citoyens ou d'expériences d'autodétermination communautaire, rangés si rapidement par la droite au dépotoir de l'impraticabilité économique ou technique et excommuniés ex post par la gauche sous les anathèmes du spontanéISME, de l'anarcho-syndicalISME ou d'on ne sait trop quel autre enseignement d'une histoire revue et corrigée par les académISMES, peuvent se comprendre par le simple bon sens : on n'arrête pas les éléphants avec des tire-pois, et il faut bien du temps aux pratiques d'espoir pour aboutir à une théorie capable d'affronter le pouvoir.

L'animation sociale — je parle des animateurs mais aussi de tous ceux qui se sont laissé emporter — a beaucoup agité le Québec des années 60, jusqu'à assumer les proportions et le souffle d'un véritable mouvement social. (On a les mouvements qu'on mérite : parce qu'elle n'est pas une abstraction, l'histoire se fait avec des peuples particuliers dans des espaces concrets ; porteuse de mémoires collectives données et soumise à un imaginaire social toujours conditionné par les possibles concevables à des moments et en des lieux précis, l'histoire, comme les rivières, ne vire jamais à angles droits. Elle fait son lit.)

Mutation des « œuvres » catholiques, le courant d'animation s'est perdu dans le gauchisme militant quand il n'a pas été débauché par les bureaucraties gouvernementales, universitaires, ou syndicales [43].

La technocratie publique attendait de l'animation qu'elle domestique les contributions populaires à l'expansion des structures étatiques. Il s'agissait précisément d'aller chercher « les besoins » et d'organiser la « fonction » citoyenne tout en enseignant un vocabulaire de façon à se garantir un « feedback » régulier et discipliné. On aurait apprécié que la clientèle s'accorde avec le personnel, que la coupure entre les deux, pour tout dire, en vienne à s'estomper. À Montréal, la création des comités d'action politique et l'acoquinement de certains éléments venus de la Compagnie des jeunes Canadiens avec le Mouvement de libération du taxi ont dégrisé les tenants de l'Ordre, comme les ardeurs du petit peuple, excitées par les animateurs, avaient refroidi les aménagistes du B.A.E.Q.

[372]

Reprenant ses esprits, la technocratie a préféré prévoir, au sein même des appareils, les cases ouvertes à la participation et à la consultation (dans le réseau scolaire ou celui des affaires sociales, par exemple). Ceux dont les stratégies d'influence ou d'avancement s'accommodent d'une complicité avec le personnel en place doivent bien s'y résigner. Ainsi, la petite bourgeoisie a investi les C.R.D., comme elle s'est implantée aux conseils d'administration des cégep, ce qui n'est pas sans produire des confrontations entre elle, les cadres et le personnel (comme l'illustrent les événements récents et déjà banals du cégep de Limoilou).

La création du Conseil du statut de la femme ou de la Commission des droits de la personne — remarquez les abstractions : la femme, la personne — représente sous ce rapport une sorte d'achèvement. À défaut d'associations volontaires dûment constituées dans certains « secteurs socio-économiques » ou « au niveau de tel problème », ces sommets sans base, sortis de la côte de l'État, ont au moins l'avantage de la transparence : là, les officiels, parlant au nom d'une clientèle absente, conseillent le personnel de l'exécutif. Il faudrait faire l'inventaire de ces organes techno-démocratiques.

Quant au reste, la participation politique doit passer par les corps intermédiaires traditionnels : Conseil du patronat, chambres de commerce, « mouvement » coopératif, corporations professionnelles, syndicats. Dès qu'ils recouvrent un membership réel ou théorique un tant soit peu massif, ce sont aussi des appareils régis par leurs « permanents », dont les relations avec les membres miment celles que les technocrates publics entretiennent avec leurs clientèles. Il faut avoir entendu, pour en éprouver la conviction résignée, un employé syndical de gauche élucider la résistance d'une base qui ne « suit » pas par son « manque d'information ». Prêtez l'oreille, vous verrez : on entend constamment cette phrase dans la bouche des « officiels » de tout poil. Elle signifie que les mécanismes de feedback cybernétique ne sont jamais au point. Défectuosité incorrigible : le consensus entre la base et ceux d'en haut ne parvient pas à s'appuyer sur des valeurs partagées et intériorisées à tous les niveaux parce que l'appareil, lié au système d'appareils où s'effectue la gouverne sociale, fournit de lui-même les motivations de l'action, extrinsèques aux acteurs.

Plus l'action des corps intermédiaires et des institutions de la société civile se tourne vers l'État, moins ils serviront de lieux de rassemblement et de solidarité car leur finalité leur échappe et devient instrumentale [44]. Empruntant la logique, les normes et le langage de leurs correspondants de l'appareil d'État, ils deviennent aux yeux de leurs membres de simples mécanismes parmi d'autres à fonction strictement utilitaire.

[373]

Cette canalisation des interventions politiques, par l'intermédiaire d'organisations centralisées et orientées vers l'État, engendre des effets paradoxaux. La soi-disant « politisation » généralisée des groupes sociaux n'est pas le moins déroutant puisque plusieurs tendances de notre régime convergent au contraire vers l'évacuation du champ politique, l'apathie, l'irresponsabilité et la fuite vers le privé.

La lutte électorale devenue permanente emprunte au langage des gestionnaires et des planificateurs. Les oppositions partisanes doivent suivre le courant et s'énoncer dans le jargon de la sociologie et de l'économie politique. La polarité étatique du système des systèmes, polarité à la fois idéologique et partiellement réelle, attire la plupart des revendications ou des initiatives le moindrement collectives. On s'hypnotise sur ce que fait ou ne fait pas le gouvernement. On parle de « politisation », pour laisser entendre que les gens acquièrent un sens de la responsabilité envers leurs collectivités et envers les affaires de tout le monde, alors que ce qui se passe en réalité, c'est que tous les bruits de la place publique convergent vers le gouvernement et visent seulement à orienter les appareils d'État selon des intérêts particuliers, surtout corporatifs. Ainsi la F.T.Q., dont le président a prétendu vouloir « casser le système » sous Bourassa, pour ensuite faire prendre sa photographie entre M. Lévesque et M. Desmarais, de Power Corporation. Quelque chose a sans doute cassé le 15 novembre 1976, mais je doute que ce soit « le système ».

Plusieurs forces convergent plutôt pour dépolitiser les citoyens. La transformation de la politique courtisane en spectacle de masse, le concert des porte-parole autorisés, des experts, des permanents et des « interlocuteurs valables », font de la place publique une scène qui départage nettement les acteurs professionnels et le public. Le débat se fait devant, par-delà les spectateurs, sur une surface unidi-mensionnelle. Au mieux, comme au théâtre, le spectateur passif se reconnaît dans quelque répartie d'un acteur et il en garde l'impression que l'univers politique dédouble ou reflète le monde réel de la vie quotidienne. Au pire, ainsi qu'on me l'a dit en Abitibi, « la population assiste, résignée, à une mise en scène dont elle connaît d'avance l'issue ».

D'autres éléments, liés au centralisme et à la spécialisation des appareils, ne font pas qu'accroître la distance entre les gens et les lieux de pouvoir : ils combattent contre la construction de véritables communautés politiques, donc de nouvelles solidarités et de projets collectifs raisonnables.

Chaque jour, nous vivons l'expérience des bureaucraties envahissantes et lointaines à la fois. Le poids de la technocratie et des [374] hommes de l'organisation sur la formulation des problèmes transforme chacun en profane ; l'émiettement et la compartimentalisation des instances et des domaines administratifs où peut s'exercer une participation quelconque aux affaires communes excluent d'avance la possibilité de saisir globalement les rapports entre les fonctions, de façon synthétique [45]. Or la vie du corps politique réside justement dans cette dynamique de relations : ne pas pouvoir percevoir l'ensemble et agir sur lui occulte la réalité concrète pour ne laisser que des abstractions réifiées par les appareils. Les technocrates eux-mêmes, médusés par leurs propres abstractions, se lancent dans une recherche pathologique de la synthèse, du côté de « l'interdisciplinarité », des spécialistes de la généralité et de la suprême théorie : la cybernétique, le macroscope.

Si les consensus, c'est-à-dire les significations partagées, ne doivent plus s'appuyer sur les particularismes locaux, les traditions ou les convictions reçues, alors les rassemblements ou les solidarités actives — bref, les articulations de base du corps politique — ne peuvent qu'être construits : donc, se cristalliser autour de projets communs, fondés sur des valeurs critiques. Cela exigerait que les gens débattent entre eux des fins collectives, à partir de l'expérience vécue et de la vie quotidienne, dans le cadre du travail, des métiers, de l'habitat. Or les propagandes dominantes de l'idéologie technocratique sont de l'ordre de l'organisation et de l'instrumentalité : efficacité, cohérence, productivité, intégration, etc. Elles se présentent comme des fins en elles-mêmes alors qu'il s'agit de moyens sans autres buts que de graisser les bielles du « système » en place. Ensuite, la participation cybernétique, happée et morcelée par les appareils, défend aux travailleurs, aux citoyens, aux gens ordinaires de parler entre eux : elle attend plutôt qu'ils s'adressent à l'appareil, au sein de l'appareil, à titre de clientèle ou de « population » socio-économique — de réalité statistique.

Quand il ne se passe guère une semaine sans qu'un dirigeant politique ne rappelle que telle question, concernant pourtant tout le monde, est d'ordre technique plutôt que politique ; quand il faut attendre d'une conscience de classe qu'elle se moule sur les milliers d'articles d'une convention collective épaisse comme un bottin téléphonique ; quand l'homme de la rue ne croit pas à la crise de l'énergie parce que, quelque part, « ils » s'en occupent, alors, aux [375] appels si pressants en faveur de « projets collectifs » québécois ne répondront bientôt plus que leurs propres échos, renvoyés par une place publique en train de se vider.

Jean-Jacques Simard

Département de sociologie
Université Laval



[1] Christopher Lasch, Haven in a Heartless World. The Family Besieged, New-York, Basic Books, 1976.

[2] Ibid., p. 23. Ce livre, d'une puissante originalité, et que j'ai l'air de mentionner au passage, bouleversera quiconque essaie de saisir la portée du phénomène techno-bureaucratique sur les rapports sociaux de production, c'est-à-dire au sens le plus large de « production de la société ».

[3] Gary Caldwell et Dan B. Czarnocki, « Un rattrapage raté. Le changement social dans le Québec d'après-guerre, 1950-1974 : une comparaison Québec-Ontario », Recherches sociographiques, XVIII, 1, 1977, pp. 9-58.

[4] Ibid., p. 33.

[5] Daniel Latouche et al, « Valeurs et idéologies post-industrielles au Québec », dans Prospective socio-économique du Québec, 1re étape. Sous-système des valeurs, II, Québec, Office de planification et de développement du Québec, 1977, pp. 217-218.

[6] À la manière triomphaliste, par exemple, de Jean-Louis Roy dans La Marche des Québécois. Le temps des ruptures (1945-1960), Ottawa, Leméac, 1976.

[7] Voir à ce sujet André Raynauld, Croissance et structure économique de la province de Québec, Québec, Ministère de l'Industrie et du Commerce, 1961 ; Maurice Saint-Germain, Une économie à libérer. Le Québec analysé dans ses structures économiques, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1973 ; et, bien sûr, R. Durocher et P.-A. Linteau, Le Retard du Québec et l'infériorité économique des Canadiens français, Montréal, Boréal Express, 1971.

[8] Voir Karl Levitt, La Capitulation tranquille : la mainmise américaine sur le Canada, Montréal, Réédition-Québec, 1972 ; et Latouche et al, op. cit., tome I.

[9] Roger A. Blais et al, « Rapport-synthèse. Sous-système technologique », dans Prospective socio-économique du Québec, op. cit.

[10] Rapporté dans K. Levitt, op. cit.

[11] Rapporté dans A. Gorz (éd.), Critique de la division du travail, Paris, Seuil, 1970.

[12] Dans La Foule solitaire, Riesman écrit : « other-directed », pour décrire une personnalité syntonisée sur son prochain, sur les autres. Il faudrait élargir la notion et parler d'« hétérodetermination » pour désigner, par-delà « les autres », l'ensemble des appareils d'information : la soupe des messages techno-idéologiques.

[13] Dans La Société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969.

[14] Roland Jouandet-Bernadat, « Rapport-synthèse. Sous-système économique », dans Prospective socio-économique du Québec, op. cit.

[15] Ibid., p. 75.

[16] F. Martin, Les Disparités régionales au Québec : les causes et les solutions, C.R.D.E., 1973, cité par Pierre Fréchette et al, « Rapport-synthèse. Sous-système urbain et régional », dans Prospective socio-économique du Québec, op. cit., p. 79.

[17] Clermont Dugas, L'Est du Québec à l'heure du développement régional, Rimouski, Université du Québec à Rimouski, 1974.

[18] Voir, pour démonstration plus complète, P. Fréchette et al., op. cit.

[19] Communication personnelle.

[20] L. Chabot et G. Fortin, Perspectives théoriques et étude de quatre C.E.R., Québec, Conseil d'orientation économique du Québec, 1968.

[21] Fernand Dumont, La Vigile du Québec, Montréal, Hurtubise HMH, 1971, p. 124.

[22] Ibid., p. 144.

[23] Voir Roger A. Blais et al, op. cit.

[24] Jürgen Habermas, La Technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1973.

[25] Comme Anne Legaré (Les Classes sociales au Québec, Montréal, Les Presses de l'Université du Québec, 1978) et Arnaud Sales (La Bourgeoisie industrielle au Québec, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1979). Mme Legaré semble confondre les rapports de production et les organigrammes : elle élève les sous-ministres et les directeurs généraux à la bourgeoisie et refoule les grands planificateurs et les professeurs d'université dans l'agglomérat des jardinières d'enfance et des vendeurs de balais. Sales nous offre des denrées beaucoup plus consistantes et d'une grande rigueur, mais son propos ne s'adresse pas au phénomène technobureaucratique proprement dit. Le poids du marxisme d'amphithéâtres est bien lourd : de crainte de se voir marié à Berle et Means ou à Galbraith, et pour éviter de faire des technocrates une classe sociale, on escamote les rapports de production techno-bureaucratiques. Le capitalisme, comme la rose de Gertrude Stein, est le capitalisme... est le capitalisme... est le capitalisme. Semper idem, disait le bon cardinal Ottaviani.

[26] Voir, pour redondance, mon article « La longue marche des technocrates », Recherches sociographiques, XVIII, 1, 1977, pp. 93-132.

[27] Jorge Niosi, Le Contrôle financier du capitalisme canadien, Montréal, Les Presses de l'Université du Québec, 1978 ; « La nouvelle bourgeoisie canadienne-française », Cahiers du socialisme, 1, 1978. Voir aussi Pierre Fournier, « Les nouveaux paramètres de la bourgeoisie québécoise », dans P. Fournier et al., Le Capitalisme au Québec, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1978. Et enfin, Gilles Bourque et Anne Legaré, Le Québec. La question nationale, Paris, Maspero, 1979 (les deux derniers chapitres).

[28] R.A. Blais et al., op. cit.

[29] Cette histoire de « conscience sociale » chez les hommes d'affaires reflète les conditions politiques de la production massive. La chronique « Inside Management » du Financial Post, par exemple, y revient régulièrement, car les relations publiques, le civisme d'entreprise et l'ouverture aux « besoins-humains » du personnel caractérisent la grande compagnie modèle. En 1969, un sondage de Fortune auprès de trois cent cinquante dirigeants de grosses compagnies américaines révélait que 94% des entreprises étaient engagées dans un « programme social » quelconque : recyclage, recrutement de minoritaires, rénovation urbaine, etc. (rapporté par Jouandet-Bernadat, op. cit., p. 112-113). Au Québec des succursales, le fameux Rapport Fantus étalait au contraire le conservatisme indécrottable de nos grands patrons, « nostalgiques de la Main invisible » (M. Guénard, Le Devoir, 2 mars 1973).  Ce braquage idéologique trahit un retard technologique : on ignore encore comment « manager » les données sociales et psychologiques qui infléchissent le développement du secteur « monopolistique ».

[30] Voir Pierre O'Neill et Jacques Benjamin, Les Mandarins du pouvoir, Montréal, Québec-Amérique, 1978, p. 150 sq. La nuance utile entre « managers » et « concepteurs » leur est empruntée.

[31] Pierre Laurin, « Le Québec et le monde des affaires », Le Devoir, 1er février 1979, p. 5.

[32] Cela a été rabâché à l'ennui. J'ai fait ma part dans La Longue Marche des technocrates, Montréal, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979, 200 pages.

[33] Voir Hubert Guindon, « La modernisation du Québec et la légitimité de l'État canadien », Recherches sociographiques, XVIII, 3, 1977, pp. 337-366.

[34] Voir Vincent Lemieux (éd.), Quatre élections provinciales au Québec, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1969 ; et « Les partis provinciaux du Québec », dans R. Pelletier (éd.), Partis politiques au Québec, Montréal, Hurtubise HMH, 1976. Aussi, Jean Hamelin et Marcel Hamelin, Les Mœurs électorales dans le Québec de 1791 à nos jours, Montréal, Éditions du Jour, 1962. Et Robert Rumilly, Maurice Duplessis et son temps, I, Montréal, Fides, 1978.

[35] Dans les travaux cités ci-dessus.

[36] Amplement décrit par O'Neill et Benjamin, op. cit.

[37] Jean Hamelin et A. Garon, « La vie politique au Québec, de 1956 à 1966 », dans V. Lemieux, op. cit. (1969).

[38] Voir Georges-Emile Lapalme, Le Vent de l'oubli, Ottawa, Leméac, 1970.

[39] F. Dumont, op. cit., p. 156.

[40] V. Lemieux, op. cit. (1976).

[41] Comment croire à ce terrorisme mesquin quand on sait que G.-É. Lapalme s'opposait pour les mêmes motifs à la levée d'un impôt sur le revenu provincial. C'était en 1954. Vingt-cinq ans avant que les séparatistes ne gouvernent la province (op. cit.).

[42] J'ajuste ici à mes thèses une terminologie des adresses politiques proposée, à l'origine, par Hugues Quirion.

[43] Voir Jacques Godbout et J.-P. Collin, Les Organismes populaires en milieu urbain. Contre-pouvoir ou nouvelle pratique professionnelle ?, Montréal, I.N.R.S.-Urbanisation, « Rapports de recherche », n° 3, 1977.

[44] Dumont, encore : « Les corps intermédiaires n'apportent guère, en somme, une contribution décisive à la solution des problèmes que nous avons posés [...] C'est qu'ils sont déjà, pour une part, de l'ordre de l'État, qu'ils soient ou non consacrés en des mécanismes officiels ; ils supposent la même structure abstraite des aspirations des hommes » (op. cit., p. 124).

[45] Léon Dion a trop parlé et écrit, à sa manière, sur ces frustrations, pour que je rappelle ici toutes ses interventions.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 26 novembre 2019 10:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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