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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Jacques Simard, “La culture québécoise: question de nous.” Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 14, printemps 1990, pp. 131-141. Montréal: Département de sociologie, UQAM. [Autorisation formelle accordée par l’auteur de diffuser ce texte ainsi que son livre La longue marche des technocrates le 3 avril 2004.]

Jean-Jacques Simard

Sociologue, département de sociologie, Université Laval

La culture québécoise:
question de nous
”.

Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 14, printemps 1990, pp. 131-141. Montréal : Département de sociologie, UQAM.

Introduction

L'an 1: de l'ethnie-cité à la nation-État
Thermidor: les "autres" d'aujourd'hui et les "nous" d'autrefois
a) Pluralisme et société civile
b) Patrimoine éculé et paternalisme éclairé
Et la sociologie
Résumé


Pas de culture sans remontée à sa genèse, sans que soit envisagée la menace de sa dissolution, sans que paraisse dans sa nouveauté ce qui en fait un projet (...).   Ce projet se profile à l'horizon d'une Cité ou d'un peuple. Mieux, il en est la substance et la raison d'exister (...). Si on tient à s'interroger sur le sort de la culture, il faudrait donc tâcher de voir en quoi la crise actuelle est crise de la Cité.
Fernand Dumont, Le sort de la culture.

Introduction

Né de la dissolution de la société canadienne-française, le Québec actuel n'a pas quarante ans et demeure à cette heure une hypothèse, "un projet à l'horizon d'un peuple", précisément. A moins qu'il ne faille renverser la formule: la Révolution tranquille ayant dépensé tant d'énergie à ériger des cadres juridiques et administratifs, on peut se demander si, maintenant, ce n'est pas le peuple québécois qui reste un projet à l'horizon d'un État. En ce sens, la crise de la culture québécoise tiendrait plus que jamais à une crise de la cité, à une "menace de dissolution". Tous les principaux enjeux culturels de demain pourraient bien alors se ramener au même: dans la partie en cours, ce qui est avant toute chose en jeu, ce n'est rien de moins que la "banque", le garant de tous les paris culturels — le nous québécois en personnes.

Un nous, mais à quelle sauce? Des institutions, mais de quelle obédience? Embrassant la société globale d'une époque, mais à quel point? Entre l'héritage et le projet, mais sur quel versant? Voilà ce qui fait la différence entre les cités prises une à une, comme entre les conceptions historiques de la cité ("société" fera pareil, du moment que ces nuances sont entendues).  Au cours du demi-siècle qui s'achève, le Québec aura vécu deux crises autour de ces points d'interrogation-là: après la guerre et maintenant.

L'an 1:
de l'ethnie-cité à la nation-État


Une première crise de la cité a donné naissance au Québec, durant les vingt ans qui ont suivi 1945.  Jusqu'alors, la société canadienne-française avait résiste à l'Amérique, assise sur un croissant ethnique à peu près homogène allant de l'Ouest canadien jusqu'à la Nouvelle-Angleterre et investie dans une institution enjambant tous les États: l’Église. [1]  Le coeur en campagne, la tête au ciel, le corps en ville, elle s'était fait vertu de la résignation, abandonnant moralement aux Anglais le terrain du capital, de la technologie, de la métropole cosmopolite.  Le formidable développement économique de l'après-guerre a fait glisser le sol sous ses pieds: consommation, mobilité sociale et géographique, médias de masse, déclin des communautés locales et de la parenté, hégémonie des valeurs rationalistes, utilitaristes, matérialistes, individualistes, émancipatoires, etc.  Les voix qui montaient des tombeaux ont été enterrées par celle des aspirations ascendantes, des modes, du marché anonyme; et celles qui tonnaient des clochers ont cédé devant le chant des statistiques, de la raison technicienne et de l'État.

Surprise: les chasses gardées communautaristes que l'épiscopat canadien-français s'était taillé à même la Confédération, en voyant à ce qu'elles tombent sous la juridiction provinciale, compteraient désormais parmi les déterminants stratégiques de la croissance: l'éducation, la santé, l’entraide, la "terre-de-chez-nous" (les ressources naturelles) ne pourraient plus être abandonnées aux bonnes oeuvres diocésaines, paroissiales et familiales.  Au reflux forcé de l'Église répondrait donc un regain des provinces: de relativement falotes qu'elles étaient restées jusque-là, voici qu'elles deviendraient quelque chose comme de véritables États capitalistes avancés, concurrents d'Ottawa pour mobiliser leurs "ressources humaines" autour d'objectifs collectifs majeurs et, grâce à l'augmentation du revenu personnel des contribuables, aptes à lever les fonds nécessaires pour les atteindre. [2]  Les fragments du continent canadien-français ont alors éclaté en autant de minorités locales, plus (USA) ou moins (Acadie) vouées à l'assimilation.  Sauf au Québec, évidemment, où, majoritaires, les francophones se retrouvaient maîtres d'un État à demi souverain.

Dernier atout: les élites canadiennes-françaises.  Exclues des grands cénacles économiques, elles s'étaient spécialisées dans l'accumulation du capital "culturel": savoir plutôt qu'avoir, afin de pourvoir.  L'inflation de l'État provincial a transformé ce renoncement en avantage, puisque la gérance des appareils publics n'exigeait ni fortune familiale ni relations rue Saint-Jacques: l’instruction et le soutien de la race suffisaient, pourvu de se convertir de la métaphysique aux sciences sociales et de la morale au calcul rationnel.  Les occasions—les emplois, plus exactement—feront les larrons.

En somme, du moment où l’État québécois donnait rendez-vous à la cité, les Canadiens français n'avaient plus qu'à y déménager, experts en tête et livres blancs en main, pour conjuguer la modernisation de leur société avec leur émancipation ethnique et renaître sous la peau des Québécois.  Symbole: La Manic, monument national à la reconquête de la technique, en même temps que chanson populaire.

Il y eut un soir, il y eut un matin: ce fut la Révolution tranquille.

À la fin de la décennie soixante-dix, les nationalistes eux-mêmes avaient recyclé l'hymne aux "Gens du pays" de Gilles Vigneault en une espèce personnalisée de Happy Birthday to You et de Plus près de toi mon Dieu.  La chanson québécoise, à l'image du pays, était passée du narcissisme des nous à celui des je, de l'État-âme aux états d'âme et de ''l’affirmation" aux "industries" culturelles.  Entre-temps, I'éducation, la charité et le soin des malades avaient cessé d'être des vocations pour adopter "I'approche-client", tandis que les étudiants s'empilaient dans les programmes d'administration en prenant pour modèle la "garde montante" qui avait profité de la législation linguistique, de l'Hydro-Québec, et du soutien de la redoutable Caisse de dépôt pour sauter dans les meubles des bourgeois de Westmount en débandade vers Toronto.  Débouchant enfin sur l'ultime terrain de manoeuvre, I’industrie et le grand négoce, la conquête de la modernité laissait dans sa traîne, épuisé par son succès même, le mythe fondateur de la Révolution tranquille, celui qui avait voulu voir dans l’État-providence la providence de la nation française d'Amérique.  A moitié écrémée de son élite orgueilleuse du Golden Square Mile, la vieille communauté anglophone, de son côté, se découvrait soudain de toutes les classes et de toutes les ethnies, politiquement minoritaire, linguistiquement menacée et, de fait sinon par élan spontané, kouibeckeurr.

Il y eut un soir, il y eut un matin: ce fut le référendum.

Thermidor: les "autres" d'aujourd'hui
et les "nous" d'autrefois


Évidemment, le non au référendum de 1980 répondait d'abord à la question posée.  Mais par-delà l'option constitutionnelle, dans les motifs plus diffus qui en inspiraient les factions, la coalition du non pourrait bien avoir inauguré officiellement, sans le savoir, la crise contemporaine qui couvait sous la cité québécoise de la Révolution tranquille, en portant au jour certaines interrogations angoissantes qu'à vingt ans de distance d'un autre fameux "Désormais!" les Québécois devraient à nouveau affronter: celles du nous, des institutions, de la société globale et de la relation entre héritage et projet  collectifs.

a) Pluralisme et société civile

Le déportement massif des anglophones et des allophones vers le non démasquait brusquement, à lui seul, les incongruités d'un nous qui avait transféré son allégeance de l'Église à l'État sans cesser pour autant de désigner d'abord une ethnie exclusive, mécaniquement solidaire (au sens durkheimien).  Mais l'État, contrairement à l'Église, inclut obligatoirement tous les résidents d'un territoire; ses lois, d'inspiration rationaliste, s'appliquent généralement à chacun, sans distinction; ses institutions se substituent précisément à celles de la coutume et des autorités ethno-culturelles.  La nation qu'un État rassemble — surtout si sa population est ethniquement diversifiée — se définit d'abord et avant tout comme l'ensemble des membres d'une société civile responsable de son destin propre, à l'intérieur d'un cadre juridique donné.  En ce sens-là, la cité québécoise restera un chantier inachevé tant que des doutes persisteront, du côté des francophones ou aux yeux des autres, quant à savoir si le seul label de citoyen y offre une garantie suffisante d'authenticité nationale.

Ça n'ira pas tout seul, comme l'illustrent les malentendus sous-jacents au débat linguistique.  Avec ses anglophones "de souche" enveloppés dans le drapeau des droits "individuels", ses francophones "pure laine" accrochés à leurs droits "collectifs", ses allophones tiraillés entre les deux au gré des circonstances et ses dix "nations" autochtones officiellement emmurées pour l'éternité dans leurs droits "aborigènes", l’État du Québec pourrait bien finir par n'avoir de légitimité que celle d'arbitre d'une foire d'empoigne néo-féodale entre un nombre indéterminé de corporations identitaires: chacun son nous !

L'heure pressera bientôt de reformuler la question du français autrement que dans le vocabulaire des droits fondamentaux et de la vulgate relativiste.  L'appartenance à une cité ne peut transcender les loyautés à l'égard des cultures premières, spontanées, de ses éléments de base qu'à condition de les convier autour d'un projet plus large.  Encore faut-il donner à ce dessein, discours, et pour cela disposer d'un médium commun de débat, de fête, de travail, de commerce, en usage banalisé dans l'interaction sociale prenant place en public—comme la langue anglaise au Canada [3].  Parce qu'elle est et doit être hétérogène, pluraliste, la société québécoise a besoin de ce que les Romains eussent appelé une lingua franca, un idiome affranchissant ses locuteurs de toute étiquette autre que celle de simple citoyen, apte à se mêler des affaires de tout le monde, donc à s'en porter (et sentir) solidairement responsable.  Ne confondons pas langue officielle et langue civile; la première descend de l'État; la seconde remonte des lieux publics de tous les jours: c'est la rumeur de la rue, de la foire, des échoppes, de l'agora.  Or, ce médium de la civilité ne peut être ici que le français, non pas pour des motifs de droit, mais pour des raisons historiques, démographiques et politiques brutalement incontournables: les descendants de la Nouvelle-France sont incrustés depuis trop longtemps et en trop grand nombre dans la terre québécoise, ils occupent désormais trop de place dans la trame économique de notre société pour laisser d'autres choix pratiques.

De prime abord difficile à accepter par les non-francophones parce qu'il n'ajoute guère aux occasions de mobilité sociale et transcontinentale qu'offre déjà l'anglais [4], l'établissement du français comme langue civile de la société québécoise soulèverait moins de réticences s'il ne semblait impliquer en même temps la consécration d'une culture déjà faite, spécifiquement incarnée dans le groupe ethnique majoritaire.  Ailleurs dans la francophonie, le français enjambe symboliquement ses incrustations particularistes ou régionales pour se brancher sur la civilisation universelle—même dans l'Hexagone.  Moins que l'anglais, plus que l'espagnol, le français reste une de ces langues qui embrassent la sensibilité de l'ère moderne et appartiennent à plus d'une nation.  Dans le contexte historique du Québec cependant, il se présente avant tout comme le cheval de Troie et le symbole suprême de l'appartenance à la communauté singulière des ex-Canadiens français: à la limite, pour avoir voix au chapitre, il ne suffirait pas de maîtriser le français, il faudrait se convertir personnellement à l'ethno-culture qui imbibe ici le vocabulaire, la structure grammaticale ou la tonalité de l'expression française— demandez aux immigrants issus de la francophonie extérieure.  Déjà associé à une enclave dans l'espace nord-américain, le français imposerait-il en plus une réduction ethnique ?

Maintenant que la lutte de décolonisation menée sous l'étendard du "joual" a été gagnée, il n'est pas interdit de se demander si les campagnes de naguère en faveur du "Bon parler français" ne rappelaient pas à leur manière désuète comment cette langue, arrimée à une civilisation, interdisait les complaisances de l'entre-nous en exigeant un effort incessant de dépassement. [5]  Une collectivité se dépasse comme elle peut.  Une fois engagé sur ces pistes, on pourrait bien découvrir que la religion a pu remplir le même office: foyer d'un peuple au destin précaire, elle se voulait quand même catholique, c'est-à-dire en quête de transcendance universelle.  Quoi ? Réconcilier de quelque façon le Québec moderne avec la Priest-ridden Province et le lousy French ? Ma foi, je crains que cela ne soit, en effet, à l'agenda des Québécois.  "La vie, rappelait Kierkegaard, est vécue vers l'avant et comprise vers l'arrière." Condamné de même au dialogue entre continuité et dépassement, le nous d'une cité est à renouer sans cesse à même le fil d'une histoire et d'un tissu social que la lumière du présent éclaire de sorte toujours neuve.  Vu d'aujourd'hui, notre passé révélerait sans doute aussi des Canadiens français plus hétérogènes, plus divers (selon les périodes, les conditions socioprofessionnelles, les régions ou quartiers) que ne l'ont laissé croire les exagérations des années cinquante, applaudissant la "fin de l'unanimité".  Et tant qu'à y être, pourquoi ne pas réexaminer le rôle des "Anglais" dans la genèse de la cité québécoise? Redécouvrir, par exemple, derrière l'hégémonie des capitalistes britanniques (Écossais, surtout), les charmes d'un parlementarisme libéral britannique remontant à la Glorious Revolution.  Ou chez les loyalistes presbytériens et méthodistes venus des États-Unis, une tradition d'autonomie des familles et des institutions paroissiales assez contraire à celle de l'establishment anglican, (et plus prochaine qu'on pense des soucis catholiques).  Quant à l'histoire de l'immigration, elle commence à peine à livrer ses richesses. [6]

b) Patrimoine éculé
et paternalisme éclairé


L'esprit de la Révolution tranquille, imprégné par une idéologie de rattrapage et de tabula rasa, exigeait surtout, à l'envers de Kierkegaard, de clore le chapitre du passé pour mieux inaugurer celui de l'avenir.  En reniant derrière soi la "grande noirceur" d'un Canada français "traditionnel", replié sur lui-même, culturellement retardé, politiquement archaïque et économiquement inférieur à cause de la domination séculaire d'une ploutocratie anglo-capitaliste et d'une théocratie franco-catholique, on espérait allumer enfin l'aube de la nouvelle société québécoise, "technologique", tournée vers le monde, avec son État moteur du développement et sa fraîche "noocratie" de gestionnaires, d'experts et de conscientisateurs à plein temps, prêts à assumer, au nom de la "race", I'intendance de la culture et de l'économie.

Il me semble que certains tréfonds du non au référendum de 1980 venaient aussi sonner le glas de cette mythologie de l'émancipation en forme de reniement.  Pensons, en particulier, au surprenant mouvement dit "des Yvette", soudainement embrasé par la remarque désobligeante d'une vedette souverainiste envers un certain type de "dames" québécoises chez qui le goût, apparemment freudien, de l'inféodation politique eût été censé puiser source dans un traditionnel assujettissement domestique, à relents vaguement catholiques.  Sous la domination fédérale, I'oppression patriarcale ! Et sous les tabliers enfarinés, les soutanes râpées ! Le procès de l'identité canadienne-française, comme condition préalable à la libération du Québec, se poursuivait.  Qu'il visât, en l'occurrence, une espèce d'humaines encore attachées à une orbite ethno-culturelle où on était épouse ou mère, d'une certaine façon restait d'importance secondaire.  Vu que la mode d'émancipation portait alors surtout les couleurs féministes, c'était au tour de ces dames de servir de symbole de l'aliénation sociale-nationale; quelques années avant, la petite bourgeoisie "cléricale", puis "capitaliste" du cru avait aussi bien fait l'affaire.   Mais au fond du banc, I'accusé était resté depuis vingt ans le même.  Derrière telle ou telle survivance de l'ancien régime canadien-français, la "noocratie" visait plus généralement toute résistance culturelle (incarnée dans les croyances et les rôles d'une communauté particulière) aux critères de la rationalité universelle et des catégories statistiques.  Quant aux procureurs de la couronne, ils n'avaient pas changé non plus: drapés dans le fleurdelysé, on reconnaissait toujours les mêmes parvenus du diplôme, verbo-critico-conscientiso-revendico-permanento-étaticonationaux identifiés, non sans raison (en lui donnant constamment du fil à retordre), au parti de René Lévesque.

Les "Yvette" ne parlaient pas seulement pour elles-mêmes.  Elles donnaient écho à des années de frustration accumulées en bien des milieux ayant enduré sans répit, depuis le début de la Révolution tranquille (rappelez-vous: Ils avaient commencé, dès 1964, par "sortir le Bon Dieu des écoles"!) une mise en brèche apparemment méprisante de leurs repères culturels, de leurs signes familiers d'identification et de reconnaissance, d'orientation et d'attachement.  Ils, c'est-à-dire les élites du discours libérateur et de l'étatisation de la vie sociale, avaient tenu à convoquer le jury?  Tant pis pour eux.  Profitant du référendum, on crierait enfin, avec les dames insultées: NON, MERCI, ÇA COMMENCE À FAIRE ! Admettons que les braves péquistes se voyaient ainsi chargés d'un lourd fardeau, dont ils ne méritaient pas de porter seuls l'odieux; et que cela n'avait qu'un rapport indirect avec le statut constitutionnel du Québec—sauf par crainte que l'indépendance n'offre un chèque en blanc à la coalition de hauts fonctionnaires, journalistes, professeurs, permanents syndicaux et autres "intervenants" de tout poil qui, pour fourrer l'ethnie canadienne-française dans les ministères et les programmes, avaient cru vingt ans durant devoir d'abord la tuer, de morceau en morceau.

Croyaient ? C'est trop les accabler.  Sans le vouloir, les chefs de file de la Révolution tranquille auront été victimes d'un détournement sociologique de bonnes intentions.  Le genre de gréement technobureaucratique dont il fallait munir le Québec pour rattraper le temps perdu s'accorde mal, par nature, avec la cohésion d'une totalité nationale durable, intégrant les factions et les intérêts, tiraillant par ailleurs les loyautés collectives.  La logique des appareils, utilitariste et positiviste, dévore les barèmes culturels des communautés vivantes pour mettre à leur place des normes administratives impersonnelles qui ne répondent à aucun nom propre (penser au ministère de l'Éducation, avec ses oeuvres et ses pompes: quel Québécois s'y reconnaît ?).  Elle hache la vie en tranches pour les caser, à la pièce, dans des chaînes "opératoires-décisionnelles".  Elle invente des "clientèles" là où il y avait des appartenances, puis les invite à se connecter non pas à la société des alentours, mais aux organigrammes mêmes qui les régissent.  Dumont écrira dans le même sens: "Les politiques, celles de l'État, des mouvements sociaux, des associations (...) tendent à geler en catégories (...) ce qui est par ailleurs évanescent (...).  Elles encouragent à des ségrégations là où existaient naguère des suites et des enchaînements. [7]

Les soudures de la culture ethnique dessinaient ces "suites" et ces "enchaînements".  Un sociologue comme Falardeau pouvait spontanément s'interroger sur "nos classes sociales", parce que le nous canadien-français embrassait les clivages socio-économiques.  L'expression fait aujourd'hui sourire par son archaïsme.  Le nous québécois n'arrive plus à fondre dans un même cercle "d'habitudes du coeur" [8] les allégeances statistiques qui lui font concurrence—celles des recensements: résidence, âge, sexe, forme du ménage, revenu, profession, niveau d'instruction, langue maternelle et d'usage, confession, possessions domestiques [9], etc.  Comme le travail dans les grandes organisations, les participations à la vie politique tendent à se tayloriser, par parcellisation, fragmentation et spécialisation de plus en plus pointues.  La place publique n'attire plus tellement les citoyens souhaitant "signer leur monde" ensemble, débattre de leurs conceptions de la bonne vie, de ce qui est collectivement possible et souhaitable ou des idéaux et des manières susceptibles de cimenter et de canaliser les énergies de la société civile.  On y vient surtout assumer, bruyamment dans les médias, discrètement dans les officines, une fonction ou un statut assignés par un système de gestion sociale auquel on s'identifie par ailleurs si ténument qu'aussitôt gagnés les avantages et privilèges tangibles attendus, on se sauve pour en jouir privément dans la sphère privée là où, malvenu ailleurs, le sens de la vie se replie: carrière, consommation, thérapies, loisirs, relations, engouements, etc.

Alors, pour ce que le père Julien Harvey appelait de ses voeux, il y a quelques mois, en parlant d'une "culture de convergence" québécoise, nous ne pourrons compter, je le crains, sur la simple force d'attraction d'une "masse" identitaire déjà existante qui polariserait le champ des échanges culturels de tous les jours.  Celui-ci tend plutôt à l'éclatement.  Après un quart de siècle de ce que les Haïtiens appelleraient un déchoukaj identitaire, même les Québécois français ne se sentent plus la "souche" si "vieille" et ne se reconnaissent guère (moins encore qu'ils ne se présentent aux autres) dans une image d'eux-mêmes cohérente ou solidement campée.  Nous nous trouvons finalement—peut-être heureusement? comment juger?...—dans une situation décidément très "nord-américaine": le projet québécois ne peut pas s'organiser seulement autour d'un patrimoine déterminé de traits de caractère, de mentalité ou de mémoire, accumulés symboliquement dans un noyau ethno-culturel central, axial, comme ce fut souvent le cas des Vieux Pays. [10]  Il devra s'investir aussi, oserait-on suggérer, dans un certain "rêve québécois", de la même espèce que ce que nos orgueilleux voisins du Sud nomment leur American Dream.

Où ce rêve québécois trouverait-il donc ses points d'arrimage? On pense à quatre choses qui sont données fatalement à tous les citoyens du Québec sans exception, mais auxquelles ils pourraient vouloir tenir la terre (le paysage naturel et aménagé), la langue civile (française), I'histoire du Québec (révolue, mais toujours à comprendre) et les valeurs qui s'incarnent dans ses institutions (communautaires comme juridiques).  Aucun de ces chapitres n'appartient en propre à une sorte exclusive de Québécois.  Pris un à un, ils ne sont que parties de plus vastes ensembles.  Conjugués, ils portent partout l'indélébile empreinte des descendants de Nouvelle-France, et de leur mariage (arrangé) avec ceux de l'Amérique britannique du Nord.  À l'école, ils proposeraient un programme, aussi riche que d'autres, pour baliser une éducation transculturelle des enfants qui soit en même temps une initiation civique.  Cela suffirait peut-être pour fixer rendez-vous au nous Québécois.

Et la sociologie

Que peut y faire la sociologie? Il serait plus facile de répondre à pareille question si la sociologie formait une discipline homogène, aux orientations patentes.  J'avoue qu'en ce qui concerne la matière discutée en ces pages, la sociologie me semble avoir aussi bien fait partie du problème que de sa solution.  Née d'une critique de la culture ("métaphysique", "opium du peuple", "préjugés et croyances", etc.), elle s'est acquis une réputation qui tient pour beaucoup à la faculté de "démasquer" les intérêts calculés et les ambitions de pouvoir qui se cachaient derrière les communes raisons d'exister que se donnaient les humains.  Elle tend à peindre la société sous la figure d'un deus ex machina qui se "servirait" de la culture pour imposer "ses" rôles et "ses" consignes aux gens: la sociologie convie chacun, de la sorte, à s'émanciper de tout rôle, c'est-à-dire de l'appartenance même à toute société, quelle qu'elle soit.  Traitant les individus en catégories et les faits en masse, elle désenchante l'élan intérieur vers l'autonomie responsable qui, chez les sujets humains, sert de ressort aux engagements délibérés, inspire la foi aux idéaux, appelle des desseins politiques, car elle démontre sévèrement comment la socialité consiste à se conduire comme des milliers d'autres, en même temps et suivant les mêmes raisons inconscientes, tout en s'imaginant, chacun de son côté, répondre à des motifs authentiquement personnels.

Enfin, et plus près de nous cette fois, la sociologie manifeste une propension certaine à nourrir les (et à se nourrir, en retour, des) métastases technobureaucratiques du corps politique en découpant dans la vie collective toujours plus de domaines de spécialisation où elle s'encabane pour attendre servilement, quand ce n'est déjà fait, l'heure où ils deviendront des "secteurs" d'expertise administrative et attireront des "clientèles" à satisfaire.

Pour commencer, une dose homéopathique de sociologie des pratiques sociologiques ne serait donc pas contre-indiquée.  Je soupçonne que cela nous ramènerait assez vite aux préoccupations de synthèse et de globalité, comme aux soucis "normatifs" (d'éthique ou de moralité civile, si on préfère) ayant présidé à l'invention de notre discipline, quelque part entre la queue du siècle des Lumières et l'orée du vingtième.  Parmi les questions fondamentales qui pourraient alors revenir en surface, peut-être s'en trouvera-t-il une que je formulerais de la façon qui suit.

Dans l'usage courant, le terme de culture embrasse (au moins) deux choses différentes, selon le contexte.  Parfois, on veut parler de groupes concrètement déterminés, qui finissent par façonner leurs membres d'une certaine manière caractéristique, à force de durer et de se reproduire quelque part.  Il suffit d'appartenir à une population particulière, alors, pour en partager la culture spécifique; appelons donc celle-ci, si vous voulez culture endémique .  D'autres fois—lorsqu'on distingue entre personnes plus ou moins "cultivées", par exemple—on laisse entendre que la culture est plutôt un horizon d'universalité, quelque chose comme une matrice générale des façons d'échapper à son monde pour accéder au Monde, à une commune humanité qui englobe toutes les manières singulières de s'en réclamer.  Ce genre d'horizon se déplace, avec les époques et avec ce que l'on entend par "le Monde".  Comprise dans ce sens-là, comme une "matrice de civilisation", la culture se propagera comme une épidémie d'un peuple à l'autre selon les modes de communication qui la caractérisent et l'aire d'humanité qu'elle englobe; qualifions-là alors, sans plus chercher, de culture épidémique.

Les sociologues pressés de saisir les enjeux culturels du devenir québécois ne perdraient pas leur temps à se demander comment, ici même, bien avant de savoir ce qu'elle faisait, la culture "endémique" a pu se conjuguer avec la culture "épidémique".  Dès qu'on aura mieux compris comment l'une ne va jamais sans l'autre, les enjeux actuels deviendront plus faciles à saisir.  En tout cas espérons-le.

Jean-Jacques SIMARD
Département de sociologie Université Laval


Résumé

Depuis quarante ans, le Québec a connu deux crises culturelles fondamentales.  D'abord, la dissolution de l'Église-ethnie canadienne française a fait naître l’État-nation québécois.  Puis, vers 1980, les succès mêmes de la Révolution tranquille ont à nouveau posé le défi de rebâtir l'unité de la cité autour d'un "rêve québécois" authentique, réconciliant le pluralisme ethnique et le patrimoine historique commun.



[1] Vers 1960, il allait encore de soi que les troupes de vaudeville en tournée au Canada français passent aussi bien par Gravelbourg (Sask.) et Lowell (Mass.) que par Chicoutimi ou Amos. Mais leur base restait d'abord Montréal et, bien entendu, les Canucks des États avaient commencé avant les autres à s'éloigner de la diaspora.

[2] Daniel Johnson résumerait, lors de la campagne électorale de 1966, ce que cela signifiait prosaïquement: "Des mots, des mots, des mots! Des taxes, des taxes, des taxes!" Des mots, cela sert à formuler des projets collectifs; des taxes, à mettre son argent là où on tient le pari.

[3] C'est parce que l'usage de l'anglais en public est si ordinairement établi dans le reste du Canada que le gouvernement fédéral a cru pouvoir s'offrir la fantaisie du multi-culturalisme et du bilinguisme officiels.

[4] Sauf pour l'accès aux postes supérieurs de la fonction publique et de quelques grandes entreprises plus ou moins privées.

[5] Qui en doute gagnera à lire l'édifiant appel en ce sens de Thomas Chapais, à la fin de la leçon sur les débuts du régime parlementaire dans son Cours d'histoire du Canada, tome 2 (1791-1814), Trois-Rivières, Boréal, 1972, p. 82 (édition originale, Québec, 1914-1934)

[6] Sur chacun de ces fronts, I'Institut québécois de recherche sur la culture a joué un rôle d'animateur et de publicitaire tout à fait remarquable, démentant les craintes (exprimées au jour de sa naissance) qu'il ne garrotte la diversité québécoise avec la ceinture fléchée des habitants. Voir son catalogue d'édition.

[7] F. Dumont, Le sort de la culture, Montréal, Hexagone, 1987, p. 52.

[8] Expression empruntée à Bellah, Habits of the Heart. Individualism and Commitment  in American Life, Berkeley, University of California Press, 1985.

[9] L'étiquette en vogue de "styles de vie", venue des life-styles américains, colle surtout à cet indicateur des possessions domestiques de biens et services.

[10] Les Français en France, les Anglo-Normands en Grande-Bretagne, les Magyars en Hongrie, etc. Même si cette forme de coagulation nationale autour d'un groupe ethnique dominant est moins évidente dans le Nouveau-Monde, elle n'en fut pas absente. Pensons aux WASPS, pour les États-Unis, aux Britanniques, dans le cas du Canada, et ici même, pourquoi pas, aux "Canayens", nés de la rencontre des Amérindiens et des colonisateurs français.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 14 novembre 2013 14:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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