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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marco Silvestro, “Les enjeux de la construction d’un discours altermondialiste sous le référent de la citoyenneté nationale. Le cas de l’Union Paysanne au Québec.” Un article publié dans Possibles, vol. 27, no 3, été 2003, pp. 60-86. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 7 mars 2008 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Marco SILVESTRO 

Les enjeux de la construction d’un discours altermondialiste
sous le référent de la citoyenneté nationale.
Le cas de l’Union Paysanne au Québec
”. 

Un article publié dans Possibles,
vol. 27, no 3, été 2003, pp. 60-86.
 

Introduction
 
La redéfinition de la question agricole
Les logiques d’action collective et la diversité identitaire au sein du mouvement
L’enjeu de la pertinence de la construction d’un discours et de stratégies unifiées dans l’organisation
 
Travaux cités

Introduction

 

La vague de contestation altermondialiste [1] qui monte depuis près d’une décennie dans les pays occidentaux adresse plusieurs défis à la compréhension de l’action collective. Sans parler de « nouveauté », au sens de rupture, dans les stratégies des mouvements sociaux, il faut reconnaître que, d’une part, l’ouverture des frontières politiques nationales et l’internationalisation de plusieurs enjeux économiques, politiques et sociaux, ont fait en sorte de redéfinir les cadres institutionnels de l’action collective. D’autre part, l’individuation croissante des rapports sociaux et l’idéologie individualiste ambiante, de même que l’accroissement du multiculturalisme provoqué par l’immigration massive, minent le sentiment d’appartenance nationale et font surgir l’enjeu d’une éthique proprement post-nationale de la reconnaissance de l’Autre dans son altérité et sa proximité. Dans ce contexte, les formes de l’engagement public des individus et les formes de l’action collective subissent des transformations importantes, ainsi que l’on dénoté plusieurs analystes des mouvements sociaux. 

La mouvance altermondialiste est à la fois extrêmement éclatée dans ses manifestations concrètes et assez cohérente quant à ses prémisses idéologiques. Sans entrer dans les détails, il suffit de dire pour mon propos que l’essentiel des discours altermondialistes se pose dans une perspective d’émancipation des personnes et des groupes sociaux par la réduction des situations structurelles et ponctuelles de domination qui mettent en danger à la fois la vie humaine (dans ses aspects moraux, sociaux et biologiques) et la biosphère. En ce sens, les critiques paysannes du modèle agro-industriel et celles des habitudes alimentaires contemporaines s’inscrivent dans cette nébuleuse altermondialiste du moment où elles font le lien entre les aspects locaux et globaux des enjeux agroalimentaires contemporains. 

Dans le paysage québécois, le secteur agroalimentaire est institutionnalisé depuis longtemps et il évolue presque en vase clos grâce aux instances de régulation gérées conjointement par le Ministère de l’Agriculture, des pêcheries et de l’alimentation du Québec (MAPAQ) et l’Union des producteurs agricoles du Québec (UPA), seul syndicat agricole autorisé à négocier avec les instances publiques. Cependant, depuis le virage clairement productiviste de l’industrie agroalimentaire québécoise - dans le sillage des accords de libre-échange nord-américains - des voix s’élèvent contre les risques sanitaires, environnementaux et démocratiques de l’option productiviste en agriculture. Le mouvement de protestation contre ce qu’on appelle, selon l’expression de José Bové, « la malbouffe », grandit au Québec et s’est cristallisé autour d’initiatives de promotion de l’agriculture biologique [2] et d’organisations telles que Solidarité rurale et l’Union Paysanne. 

Cette dernière constitue un cas intéressant pour approfondir la question des enjeux de la construction d’un discours altermondialiste sous le référent de la citoyenneté nationale. Plus précisément le cas de l’Union Paysanne permet, d’une part, d’explorer les ramifications d’un problème central de nos sociétés contemporaines, celui du pluralisme identitaire qui rend difficile l’élaboration d’un projet collectif, même sous le référent de la citoyenneté. En faisant appel à ce principe politique aux contours flous, l’Union Paysanne cherche à rassembler des membres aux identités multiples, appartenant à des groupes sociaux très différenciés qui ne sont pas habitués à cohabiter. D’autre part, la question de la personnalisation de l’engagement public se pose ici avec acuité. En effet, on remarque chez plusieurs membres de l’Union Paysanne une problématisation de la santé personnelle et/ou de la politique nationale et internationale relatives à l’agriculture qui provoque un engagement public d’un type différent de celui auquel nous ont habitués les mouvements sociaux, « nouveaux » et « anciens ». 

L’objectif de cet article est d’offrir une description du phénomène d’action collective que constitue l’Union Paysanne en mettant l’accent sur trois dimensions : 1. La redéfinition de la question agricole en des termes plus larges, trans-nationaux et trans-sectoriels. 2. Les différentes logiques d’action collective et le pluralisme identitaire qui cohabitent dans le mouvement. 3. L’enjeu de la pertinence de la construction d’un discours unitaire dans l’organisation. Ces trois dimensions seront scrutées à partir de la proposition théorique selon laquelle l’individuation des rapports sociaux et l’individualisation des rapports éthiques au monde ont fait en sorte de redéfinir le rapport au politique et à l’engagement militant. Cette perspective met l’accent sur les configurations singulières des rapports sociaux et des espaces de sociabilité que constituent les groupements qui participent des mouvements sociaux contemporains, plutôt que de se consacrer uniquement à l’analyse des buts politiques de l’action collective. En effet, dans un contexte où ce sont les individus qui choisissent « leur(s) » cause(s) à défendre, et alors que, de plus en plus, les militants apportent à l’organisation leurs spécialités, leurs compétences et leur personnalité, c’est la dynamique même du fonctionnement des organisations qui est mise en cause. Celles-ci, et particulièrement celles à caractère altermondialiste, ne peuvent être scrutées que sous la perspective de l’action politique traditionnelle et de l’institutionnalisation par le biais du financement étatique [3]. Enfin, cette dynamique individualiste de l’engagement public contribue à la redéfinition de l’espace politique dans les sociétés occidentales.

 

La redéfinition de la question agricole

 

Il existe depuis 1972 au Québec des dispositions législatives qui font en sorte de limiter le pluralisme syndical dans le secteur agricole. L’Union des cultivateurs catholiques (UCC, créée en 1930), devenue, laïcisée, l’Union des producteurs agricoles (UPA), est le seul organisme syndical qui est autorisé à s’exprimer auprès du gouvernement sur les questions agricoles (suite à un référendum parmi les membres, il faut le mentionner). Cette centrale syndicale (une confédération de fédérations sectorielles et régionales) a jusqu’à maintenant assuré la représentation des agriculteurs sans trop de contestation. Cependant, le caractère de plus en plus centralisé de l’UPA, ses visées hégémoniques dans le secteur agricole (financement, production, distribution, représentation syndicale) et sa prise de position en faveur du productivisme ont fait en sorte de créer plusieurs mécontents au sein même de ses membres. 

De plus, tout le système de production agricole québécois depuis 1972 s’est institutionnalisé en vase clos autour de l’axe institué entre le MAPAQ et l’UPA. Des systèmes de gestion conjointe des objectifs de production (la Régie des marchés agricoles et les plans conjoints) se sont développés entre les deux joueurs. Les politiques québécoises favorisent de plus en plus la monoculture industrielle et l’exportation de produits non transformés, en accord avec les instances dirigeantes de l’UPA. Le « droit de produire » des agriculteurs est maintenant inscrit dans plusieurs lois (23 et 184) : il a pour effet pervers de réduire la capacité des municipalités de s’opposer à des projets agro-industriels et procure une immunité juridique aux agriculteurs qui suivent « strictement » les normes et les procédures prescrites par les ministères de l’Environnement et de l’Agriculture (mais qui polluent quand même, du fait de la faiblesse desdites normes). De plus, le statut de producteur agricole est de plus en plus difficile à obtenir (il est trop restrictif) et à maintenir (objectif de la croissance continue des exploitations, charges monétaires syndicales, endettement), de même que le marché des quotas de production est devenu inaccessible pour plusieurs petits producteurs [4]. 

Ainsi, les grandes questions relatives à l’alimentation et à l’agriculture se discutent la plupart du temps derrière des portes closes, entre « spécialistes ». L’UPA, à l’image de la plupart des « syndicats de fermiers » dans le monde occidental, est en fait un regroupement de patrons et de propriétaires d’entreprises qui estiment exercer une activité stratégique de laquelle découlent certains droits. L’UPA met de l’avant un modèle d’exploitation agricole orienté vers la croissance, la productivité, la production intensive, l’intégration verticale et l’exportation. Cette situation a des conséquences d’au moins trois ordres. D’abord, le modèle agro-industriel peut causer des problèmes graves sur les plans sanitaire, environnemental et même économique (cette assertion est fortement documentée). La perception de ce risque est encore loin d’être généralisée au Québec. Ensuite, des conséquences proprement politiques : les pratiques corporatistes et la restriction des droits syndicaux inscrites dans les lois relatives à la production agricole font en sorte de marginaliser tout ceux qui ne veulent pas adopter le modèle industriel. À moyen terme, ils sont voués à disparaître : ils ne peuvent vendre leur production ni bénéficier d’aide publique. Enfin, la restriction des pouvoirs municipaux en milieu rural et l’impossibilité pour les citoyens et les municipalités de contrôler les projets agro-industriels posent la question de la démocratisation de l’État et celle du statut des citoyens dans un contexte supposé de régionalisation et de décentralisation des pouvoirs. 

L’Union Paysanne constitue une tentative de redéfinir cette question sociétale en prenant en compte les enjeux sanitaires et environnementaux, ceux de l’occupation du territoire et de la cohabitation entre les agriculteurs et les habitants. Alors que le discours des membres de l’UPA défend leur droit de produire et leur mode de vie dans une perspective de spécialisation et d’exclusion de l’Autre, l’Union Paysanne a tenté de développer une position inverse et de situer le mode de vie paysan dans un discours qui fait la promotion du respect des rythmes naturels et qui revendique, face aux « producteurs » agricoles spécialisés, « l’authenticité » du mode de vie paysan et l’inclusion de tous les citoyens et habitants du territoire québécois dans la problématique agroalimentaire. Et sans pour autant faire l’apologie du passé. 

Pour tenter de dépasser les barrières institutionnelles établies par le MAPAQ et l’UPA, l’organisation s’est enregistrée selon la Loi sur les syndicats professionnels et se veut à mi-chemin entre le syndicat d’agriculteurs et le mouvement citoyen. C’est donc un « syndicat non corporatif », situation assez inusitée au Québec où le syndicalisme est traditionnellement rattaché au monde de la production plutôt qu’à celui de la consommation. L’Union Paysanne, à travers un mouvement qui comprend à la fois des agriculteurs et des associés à la production agricole (autour de 1000), des citoyens et consommateurs responsables (plus de 2000) et des groupes sympathisants à la cause, a ainsi tenté de regrouper une masse de voix qui s’élèvent en faveur d’une réflexion sur notre alimentation et sur la façon de la produire. 

L’appel à la figure du citoyen plutôt qu’à celle de l’agriculteur ou du spécialistes des questions agricoles, le fait de faire coexister les visions du monde des consommateurs et des producteurs dans la structure décisionnelle de l’organisation, témoignent d’une volonté de situer la question agricole dans un contexte beaucoup plus large que l’actuel : pour l’Union Paysanne, l’agriculture devient un problème sociétal qui impose des choix collectifs à l’échelle du territoire national, et non plus une affaire de spécialistes, d’entrepreneurs et de fonctionnaires. Ainsi, dans ses revendications et dans ses manières de publiciser le problème, c’est tout autant le modèle de développement agricole qui est mis en cause que le statut du citoyen et son rôle dans la gouverne du territoire québécois conçu comme bien public. Le modèle paysan, de plus, en mettant de l’avant l’idée d’agriculteur à temps partiel et en voulant développer un marché parallèle qui s’apparente aux initiatives d’Agriculture soutenue par la communauté, tente clairement de dépasser les catégories de consommateur et de producteur instituées sous le fordisme et le keynésianisme. Il y a ainsi une part du discours de l’Union Paysanne qui concerne la critique du rythme et des modes de vie des sociétés occidentales. 

Enfin, la problématisation de la question agricole à l’échelon mondial est un volet central et novateur du discours de l’Union Paysanne. Dans un contexte de mondialisation néolibérale qui tend à soumettre aux règles du marché économique toute forme de production, qui tend à marchandiser le vivant et qui, au Québec, pousse plusieurs agriculteurs à s’engager dans une logique d’exportation des produits de première qualité, l’Union Paysanne met de l’avant, en cohérence avec ses alliés internationaux (Via Campesina, Confédération Paysanne), les notions de souveraineté alimentaire et de sécurité alimentaire. Ces notions re-posent le lien entre le local et le global en termes politiques, alors que les représentations et les discours dominants à ce propos sont à l’effet que la mondialisation est un processus essentiellement économique qui n’a pas de lien avec le politique. L’Union Paysanne tente ici de rendre public le risque de dépendance de l’agriculture nationale aux diktats des bourses internationales des produits agricoles et des goûts changeants des consommateurs. C’est donc un discours de réappropriation des capacités productives agricoles (souveraineté alimentaire) dans la perspective sanitaire et environnementale (sécurité alimentaire) d’un développement durable qui veut redonner aux citoyens québécois le contrôle et la jouissance de leurs ressources territoriales.

 

Les logiques d’action collective
et la diversité identitaire au sein du mouvement

 

On retrouve derrière l’Union Paysanne la revendication d’une pluralité de droits : celui de produire de façon artisanale des aliments diversifiés et à pratiquer la distribution alternative, le droit au pluralisme et à la liberté syndicale, le droit pour tous d’avoir accès à de la nourriture saine, le droit (ou la capacité) des citoyens ruraux d’influencer les décisions de leur conseil municipal, le droit à de l’eau saine, à une terre non polluée, etc. Dans le discours officiel de l’Union Paysanne, toutes ces revendications se rejoignent sous la bannière des droits du citoyen québécois. Or la citoyenneté est une catégorie abstraite dont les déclinaisons concrètes sont à rechercher dans le développement particulier des institutions politiques dans chacun des États-nation. C’est la nature concrète de cette citoyenneté au moment présent au Québec qui est mise en jeu par les revendications relatives à un autre type d’alimentation et d’agriculture. Pour ce discours, le droit à la vie des citoyens et la responsabilité inaliénable de l’État de le garantir se réalisent par le libre accès à de l’eau saine et gratuite, à des terres non polluées, à des légumes qui n’ont pas été mis en contact avec des produits potentiellement dangereux, etc. 

Cependant, le dénominateur commun entre les membres demeure assez mince. En effet, on distingue plusieurs logiques d’action collective ainsi que plusieurs discours identitaires (qui s’expriment comme autant d’éthiques) qui tentent de cohabiter et d’élargir les bases communes du mouvement. Je présente ici une brève description de ces différentes logiques et de ces différents rapports au monde afin, en troisième partie, d’extrapoler sur les enjeux de la construction d’un mouvement unitaire dans le contexte présent. 

La configuration de l’Union Paysanne est à rechercher dans la rencontre d’au moins cinq logiques discursives (qui ne sont pas tout à fait exclusives) qui mettent de l’avant des formes différenciées d’action collective. En premier lieu, on retrouve la logique du « syndicalisme de mouvement social » qui est portée par les initiateurs du mouvement. Cette logique d’action collective, selon la typologie proposée par Dreiling et Robinson (1998), repose sur une adhésion de masse et sur la défense d’intérêts à portée universaliste, en plus de critiquer radicalement le discours et les pratiques institutionnelles dominantes. 

En second lieu, la logique du développement local endogène et de la revitalisation des territoires est partagée par plusieurs membres, notamment parmi les petits entrepreneurs-paysans qui voudraient pouvoir produire, transformer et distribuer des aliments localement. Elle est aussi partagée par plusieurs « néo-ruraux » qui sont venus s’établir en milieu rural pour mettre sur pied une petite activité économique locale. Ce sont des agriculteurs à temps partiel, des artisans de l’agriculture, des petits commerçants spécialisés. Dans cette logique du développement local, on mise sur la concertation des forces vives du milieu dans une perspective souvent trans-sectorielle afin de construire des consensus locaux. Leurs revendications sont surtout à l’effet d’élargir le statut de producteur afin de développer une économie locale créatrice d’emplois et de lien social (à travers la distribution locale et l’affaiblissement des statuts de producteur et de consommateur). 

Troisièmement, les citoyens qui sont opposés à l’implantation de méga-porcheries sur le territoire de municipalités rurales participent d’une logique d’action collective proprement politique directement reliée à une définition de la citoyenneté en termes de capactié de participation. Une partie de l’origine de l’Union Paysanne réside dans le mouvement Sauver les campagnes qui, entre 1998 et 2001, a rassemblé à travers le Québec des dizaines de comités de citoyens opposés à l’implantation de porcheries et de zones d’épandage de lisier sur leur territoire (en plus de mettre de l’avant la problématique de l’occupation agro-industrielle des campagnes). Ces citoyens ont constaté que le « droit de produire » des producteurs agricoles, notamment porcins, restreignait les capacités des conseils municipaux d’examiner, de discuter et de refuser, le cas échéant, des projets d’agriculture industrielle polluantes et néfastes pour le dynamisme socio-économique local. Les tenants de cette logique sont pour la plupart des résidents en milieu rural sans être des producteurs agricoles [5]. Cette logique s’appuie surtout sur la solidarité communautaire de proximité. 

Quatrièmement, il y a la logique de certains paysans établis (« bio » ou non), petits entrepreneurs souvent jaloux de leur autonomie et de leur liberté. Ceux-là sont familiers avec les pratiques de l’UPA et avec celles du syndicalisme agricole traditionnel, c’est-à-dire corporatiste, patronal (individualiste) et sectorialisé. C’est d’ailleurs sur les bases de cette expérience de l’UPA qu’ils construisent, en filiation ou en opposition, leurs représentations du syndicalisme agricole. Plusieurs d’entre eux font la promotion du libéralisme économique et de la liberté individuelle. Leur discours est à l’effet que les questions agricoles sont surtout le rôle des agriculteurs et des autres spécialistes que sont les agronomes et les vétérinaires. Ils sont plutôt en faveur d’un syndicat divisé en comités de production où ce sont les agriculteurs qui détiennent l’essentiel du pouvoir. Cependant, même si à certains égards leur logique s’apparente à celle de l’UPA pour ce qui est des stratégies syndicales, il n’en reste pas moins que leur discours sur le modèle agro-industriel est très critique. Ce sont, en fait, des paysans déçus que l’UPA ait endossé si clairement le virage productiviste et qu’elle développe des goûts hégémoniques incompatibles avec la volonté autonomiste qui caractérise depuis toujours agriculteurs, éleveurs et autres paysans. 

La cinquième logique est plus proprement reliée à la mouvance du consumérisme responsable et à ces préoccupations dites « citoyennes » ou de la « société civile » qui dénotent un changement dans les représentations contemporaines du politique. Les membres de l’Union Paysanne participent de ce mouvement plus large en faveur de l’alimentation biologique, de la diversité des aliments et des produits du terroir. Comme l’a montré Rose (2001) dans le cas de participation à l’ASC, le rapport à l’alimentation est problématisé, sur le plan individuel, surtout en termes de santé (de survie de l’individu) et le discours de ces personnes véhicule une critique radicale des choix politiques relatifs à l’agro-industrie. En ce sens, les principales préoccupations de ces consommateurs urbains demeurent celles de l’accès à des produits alimentaires perçus comme sains et sécuritaires, par le bais d’expériences alternatives de production et de distribution. Cette posture et cette logique illustrent, à certains égards, l’individualisation des rapports éthiques à l’existence. En effet, c’est à travers des configurations particulières – et parfois particularistes –, issues d’un bricolage effectué par les individus, que s’exprime ici le rapport au sociétal et au politique. Devant la relative « faillite » des grands récits et des modèles collectifs inspirés du keynésianisme, la détermination des comportements quotidiens se fait de plus en plus en fonction des pratiques individuelles, notamment d’information. Le collectif, le Nous, est donc reconstruit, en termes identitaires, à partir des aspirations des individus. 

En ce sens, plusieurs discours identitaires et éthiques plus spécifiques se rattachent aux logiques que l’on vient d’exposer. On peut ainsi se poser comme consommateur responsable (et, peut être, végétarien, végétalien, consommateur exclusivement de bio, etc.) ou comme paysan, deux identités fortes. On peut se poser en urbain ou en rural et développer un discours éthique et une posture « citoyenne » différenciés en fonction, notamment, des rapports au territoire. On peut aussi se poser comme forestier, maraîcher, acériculteur, agriculteur biologique, etc., et tenir à cette identité qui s’appuie sur un mode de vie particulier (la paysannerie) fortement ancré symboliquement dans l’imaginaire québécois et une activité (l’agriculture) définie comme naturelle ou authentique (en opposition à la professionnalisation des « producteurs agricoles »). Ces différents discours traduisent ainsi des lectures différenciées des enjeux que soulève l’Union Paysanne et posent, en termes essentiellement stratégiques, l’enjeu de la pertinence de construire un discours et des stratégies unifiés dans l’organisation.

 

L’enjeu de la pertinence de la construction
d’un discours et de stratégies unifiées
dans l’organisation

 

L’action des mouvements sociaux, principalement celle du mouvement ouvrier, fut longtemps caractérisée par des organisations et des fédérations hiérarchisées, centralisées, et dont la capacité d’intervention et la reconnaissance institutionnelle étaient conditionnées à une forte représentation en terme de nombre d’adhérents. Les enjeux de la lutte, les termes du discours public et les stratégies à mettre en oeuvre étaient alors fortement déterminées par les instances centrales. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui pour ce qui est de la hiérarchisation des organisations et des filiations idéologiques. Cependant, l’unité discursive et stratégique, de même que la professionnalisation des organisations militantes, permettent d’atteindre plus vite les objectifs de reconnaissance étatique. 

L’Union Paysanne est consciente de cet enjeu. Sur le strict plan de la mobilisation des ressources il lui fallait, pour assurer son essor, un appui assez massif dans la population (notamment pour s’assurer d’un soutien financier de base) et parmi les quelques 40 000 agriculteurs que compte le Québec (pour pouvoir prétendre à une capacité de représentation). La seconde clientèle est plus difficile à aller chercher et le ralliement de la Fédération des agriculteurs biologiques à l’UPA a privé l’Union Paysanne d’un bassin d’agriculteurs potentiellement sympathiques à sa cause. Aujourd’hui, l’Union Paysanne compte environ un millier de membres agriculteurs, ce qui n’est pas suffisant pour renverser ou même influencer régulièrement le régime agricole actuel. Il lui faut, pour accroître sa possibilité de reconnaissance institutionnelle, recentrer ses préoccupations sur les problèmes des agriculteurs. En ce sens, la possibilité « théorique » qu’il y ait jusqu’à trois (sur sept) membres « citoyens » au Conseil de coordination (instance exécutive nationale) pourrait être interprétée comme une volonté de s’assurer une adhésion importante de ceux qui s’intéressent à la cause et qui appartiennent principalement, le fait est assez documenté, à une classe moyenne relativement aisée et scolarisée. 

C’est bien sûr en partie vrai. Mais on dénote dans l’Union Paysanne une véritable volonté de faire cohabiter et d’arriver à, peut-être, métisser les différents discours pour redéfinir en des termes novateurs les représentations et les pratiques reliées à l’alimentation, à l’agriculture et au mode de vie contemporain en général. L’expérience du dernier Congrès national l’a bien illustré : d’une part, les membres ont ré-affirmé leur désir de poursuivre sur la voie de la démocratie participative et de ne pas accorder de statut spécial à certains membres. D’autre part, suite au constat que certains enjeux techniques relatifs au régime agricole demandaient à être éclaircis pour la plupart des gens, il fut décidé de tenir d’abord des consultations régionales avant de convoquer un conseil national extraordinaire pour prendre des décisions. Il y a donc un véritable désir d’engager la discussion et de comprendre les positions de l’autre. 

Il faut aussi mentionner que l’Union Paysanne est une organisation qui se veut très décentralisée et qui met de l’avant sa diversité. Il existe ainsi des sections régionales dans seize régions du Québec et quelques sous-sections locales qui se consacrent à des questions plus pointues. Toutes doivent souscrire à la Déclaration de principes du syndicat, mais sont libres par ailleurs de définir leurs objectifs locaux. Pour une organisation qui fait la promotion de la diversité, du pluralisme et de la liberté, imposer une unité de vues serait incohérent. Ainsi, la diversité des discours identitaires, des options stratégiques et des enjeux particuliers n’est pas un réel motif de dissension dans l’organisation : dans le contexte idéologique actuel, la plupart des membres perçoivent plutôt la diversité comme un avantage, comme un signe du caractère inclusif de l’organisation et de la cause. Il n’y a que l’UPA et quelques membres de l’Union Paysanne plus sceptiques qui voient cela d’un mauvais oeil, affirmant que la diversité, la décentralisation et la démocratie participative affaiblissent le mouvement et ralentissent l’atteinte de ses objectifs. 

L’avantage, quand même assez important, que retirerait l’Union Paysanne à unifier son discours serait celui d’obtenir une meilleure reconnaissance parmi les institutions publiques et les nombreux adversaires silencieux de l’UPA. Cela risquerait toutefois, à moyen terme, de reléguer les membres citoyens à de simples sympathisants qui ne seront peut-être plus très chauds à payer leur cotisation annuelle s’il n’ont plus voix au chapitre. L’Union paysanne devra alors hausser considérablement ses frais de cotisation et risque de devenir plus corporatiste, de se sectorialiser et de faire comme la majorité des autres syndicats agricoles du monde occidental : défendre les intérêts d’un groupe social particulier, les agriculteurs. 

*** 

Dans le contexte individualiste actuel, un mouvement unitaire et hiérarchisé, même à échelle réduite, ne semble pas être chose à attirer l’adhésion d’individus qui veulent demeurer souverains de leur destin et qui refusent de se laisser embrigader par des catégories idéologiques simplistes. L’engagement, la militance, comme le note Jacques Ion (1997), serait passé à un mode différencié de fonctionnement après celui de l’adhésion à une cause : celui de l’association, qui s’exprime souvent dans un compromis entre le militant et l’organisation en ce qui a trait aux objectifs à atteindre et aux stratégies à déployer. En ce sens, faire appel à la citoyenneté comme dénominateur commun et la laisser s’exprimer en des discours fragmentés fait en sorte de produire une forme d’action collective qui n’a pas pour but l’atteinte de stricts résultats politiques immédiats. C’est plutôt l’établissement de nouveaux rapports à l’alimentation, à l’agriculture et au territoire qui est en cause, afin d’en faire ressortir, éventuellement sous une forme plus unifiée, des conceptions renouvelées du rapport à l’autre en société et de la place du citoyen dans ces appareils d’État qui se présentent sous un jour kafkaïen.

 

Travaux cités

 

• Bouchard, Roméo (2002) Plaidoyer pour une agriculture paysanne, Montréal : Éditions Écosociété. 

• Bouchard, Roméo (2001) « Sauver les campagnes », dans Possibles, vol. 25, no. 1, hiver 2001, pp. 32-42. 

• Bouchard Roméo (1998) « Les régions : doit-on les fermer, les laisser mourir ou les rebâtir ? », dans Possibles, vol. 22, nos. 3-4, été-automne 1998, pp. 54-65. 

• Dreiling, Michael et Ian Robinson (1998) « Union responses to NAFTA in the US and Canada : explaining intra- and international variation », dans Mobilization, vol. 3 no. 2, pp. 163-184. 

• Gélinas, Jacques B. (2001) « L’agriculture prise au piège de la globalisation », dans Bio-bulle, no. 33, octobre 2001. 

• Ion, Jacques (1997) La fin des militants ?, La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube. 

• Rose, Marie-Claude (2001) L’appropriation sociale de l’alimentation au sein d’un projet de mise en marché socialement différenciée, mémoire de maîtrise, Montréal : Université de Montréal, Département de Sociologie. 


[1] Je préfère de loin le terme altermondialisme à celui d’antimondialisme pour la simple raison que ce mouvement de contestation de la mondialisation néolibérale n’est pas « anti » mondialiste, mais plutôt en faveur d’une « autre » façon d’envisager les rapports mondiaux. C’est aussi le mouvement social le plus mondialiste sur le plan culturel et le plus mondialisé sur le plan logistique.

[2] Pour un exemple, voir, dans ce numéro, l’article de Marie-Claude Rose sur l’Agriculture soutenue par la communauté (ASC).

[3] À propos du financement public des mouvements sociaux, voir, dans ce numéro, le texte de Jean-François Lepage.

[4] Pour plus de détails, je réfère le lecteur aux articles publiés par Roméo Bouchard dans les pages de Possibles (1998, 2001), ainsi qu’à son dernier ouvrage, Plaidoyer pour une agriculture paysanne (2002). Pour les aspects internationaux de la question, consulter Jacques B. Gélinas (2001).

[5] Il faut mentionner que la logique de l’individualisme collectif, autrement connue sous le nom de principe pas-dans-ma-cour, était partagée par certains participants des comités de citoyens qui ont adhéré à l’Union Paysanne par la suite. Leur préoccupation principale était de bloquer les projets d’implantation d’exploitations porcine dans leur région ou leur localité sans se préoccuper des fondements structuraux de cette industrie et de ses aspects à l’échelon national. Ces personnes, qui ont fini par quitter le mouvement, ont reproché à l’Union Paysanne de ne pas se concentrer sur la question porcine. Ce fut un épisode clair de tentative d’appropriation particulariste, par quelques individus, d’une organisation à but universaliste.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 7 mars 2008 16:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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