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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Mondher Sfar, Le Coran, la Bible et l’Orient ancien. (1998)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Mondher Sfar, Le Coran, la Bible et l’Orient ancien. Paris: Mondher SFAR, 2e édition, 1998, 447 pp. [Autorisation de l'auteur de publier ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée le 15 novembre 2007.]

Introduction

Le Coran, la Bible et l’Orient ancien. 

Introduction

 

Cet ouvrage voudrait contribuer un tant soit peu à montrer l’importance décisive des religions et de la civilisation orientales anciennes dans la compréhension des religions monothéistes en général et du Livre fondateur de l’Islam en particulier. 

Il est temps, en effet, que l’exégèse coranique accueille en son sein l’énorme matériel culturel et religieux mis à notre disposition par des générations de découvreurs de nos ancêtres orientaux. Une telle entreprise est d’autant plus nécessaire que ces découvertes n’ont pas cessé depuis plus d’un siècle de bouleverser notre vision du monde biblique, si proche de la révélation coranique. 

L’apport de la civilisation du Moyen-Orient ancien à la connaissance de la Bible est, en effet, décisive. Elle ne se limite d’ailleurs pas à vérifier l’historicité de certains de ses récits, mais elle nous donne aussi et surtout un éclairage de premier ordre dans la connaissance de ses institutions, de sa théologie et de sa représentation du monde. L’on ne s’étonne point que cet apport ait suscité aussi des réactions défensives dans certains milieux religieux, voire même académiques, qui ne peuvent être insensibles de voir malmener sous leurs yeux le mythe de l’originalité et de la supériorité biblique sur le paganisme antique. 

La première alerte sérieuse est donnée en 1872 par l’assyriologue anglais George Smith qui révèle au monde entier, stupéfait, l’existence d’un récit babylonien du Déluge identique, jusque dans ses détails, au récit biblique. La preuve est ainsi fournie de ce que la Bible est, en partie, une compilation tardive de la mythologie moyen-orientale ancienne. Cette découverte est la première de toute une série d’autres qui se poursuivent jusqu’à nos jours, continuant d’illustrer l’immense dette de la Bible vis-à-vis de l’Orient ancien - particulièrement dans la rédaction de la Genèse et de l’Exode. Nous n’omettrons pas d’y revenir en détail au cours de cette étude. 

Désormais, la Bible ne peut plus être tenue pour la parole originale dictée par Dieu en personne. Mais est-ce pour autant que les principes spirituels et théologiques monothéistes aient perdu eux aussi leur virginité biblique ? C’est, en tout cas, dans cette direction que la lutte pour la sauvegarde de l’unicité, de la spécificité et de la supériorité bibliques s’est engagée et se poursuit encore de nos jours. C’est dire que les études contemporaines de la Bible dans ses rapports avec l’Orient ancien restent entachées du péché originel de l’exception biblique. Cette apologie défensive tente de justifier l’originalité de la Bible dans au moins quatre domaines : elle affirme l’unicité de Dieu, sa transcendance, sa dimension spirituelle, et enfin, le principe moral se substituant à la barbarie païenne. Nous montrerons tout au long de ce livre la fragilité de ces thèses. Plus encore, l’engagement de l’historiographie dans cette apologie n’a malheureusement pas peu handicapé le développement scientifique de l’anthropologie religieuse et des études des religions comparées orientales en particulier. Beaucoup reste donc à faire, et pas seule­ment dans le domaine purement historique. 

Le dogme de l’exception et de la discontinuité entre la religion biblique et ses contemporaines païennes a eu aussi une conséquence majeure dans l’historiographie de l’antiquité arabe en général et du Coran en particulier. En effet, les milieux académiques orientalistes ont adopté à leur tour la doctrine de la discontinuité pour l’appliquer dans le domaine arabe. Pour eux, il existe une rupture entre la culture arabe antéislamique et la civilisation mésopotamienne. Cette attitude fait partie, à l’époque coloniale, d’une vision qui veut faire du domaine arabe un sous-produit du monde culturel biblique et relégué en marge des puissantes civilisations antiques. Sans parler du risque pour les défenseurs de l’exception biblique à laisser se développer des études comparatives du monde arabe qui risqueraient d’infirmer leur thèse conservatrice. 

C’est dans un tel climat de luttes idéologiques qu’apparaît, aux tous débuts de notre siècle, le mouvement dit des panbabylonistes dont le porte-drapeau est l’orientaliste allemand Hugo Winckler, auteur d’une Etude d’Histoire culturelle et mythologique du monde arabo-sémitique-oriental [1], parue en 1901. Cette lutte s’est très vite soldée par la victoire du camp des conservateurs. Ce fut l’arrêt de mort de cette discipline comparative des religions qui a tout simplement cessé d’exister en tant que telle dans les recherches académiques. Seules des indications comparatistes avec le Moyen-Orient ancien ont pu continuer à être avancées çà et là par des chercheurs arabisants mais sans jamais déboucher sur la constitution d’une discipline à part entière ou faisant l’objet d’une enquête systématique. 

Mais cette lutte ne s’est, en fait, jamais totalement éteinte. En 1940, le célèbre archéologue américain William Foxwell Albright dut engager à nouveau le fer avec les auteurs de certaines tentatives comparatistes qui ont resurgi à cette époque. C’est dans un article intitulé Islam et les Religions de l’Orient ancien [2], qu’Albright dénonça avec véhémence ses adversaires en les qualifiant notamment de « romantiques » rêvant d’un « Orient immuable » [3]. Ce célèbre spécialiste des civilisations orientales a même été jusqu’à dénoncer l’existence d’une spécificité orientale, n’y voyant qu’une manifestation « universelle de l’humanité »[4]. Dans ce véritable manifeste anti-comparatiste, Albright avance deux thèses : celle de la « différenciation radicale (radically different phases) » entre les époques historiques qu’aurait connues, selon lui, le Moyen-Orient durant les cinq derniers millénaires : l’Orient ancien, l’Orient hellénistique et romain et l’Orient musulman. Sa seconde thèse affirme que « l’affinité entre l’Orient ancien et le monde hellénistique est réellement moindre que celle entre la culture romano-hellénistique et la culture islamique » [5]. 

Remarquons ici que ces deux thèses avancées par Albright sont quelque peu contradictoires entre elles : on ne peut, en effet, affirmer qu’il existe une différence radicale entre les époques et reconnaître tout de suite après une étroite affinité entre Islam et hellénisme ! En outre, l’idée d’une « différenciation radicale » - Albright utilise même le terme de « hiatus (gap) » - entre les cultures qui se sont succédées dans le Moyen-Orient, néglige le phénomène d’assimilation que subit nécessairement toute culture conquérante de la part de la culture autochtone. Celle-ci finit, d’ailleurs, souvent par se perpétuer dans sa structure et sa vision du monde, moyennant quelques concessions formelles. Il est étonnant de soutenir que la culture hellénistique ait éliminé la culture antique ou que l’Islam ait éliminé à son tour l’hellénisme : il y a eu à chaque fois assimilation, c’est-à-dire perpétuation d’un substrat culturel et idéologique que nulle conversion religieuse ou domination linguistique ne saurait réduire à néant [6]. 

Voilà jusqu’où l’historiographie contemporaine a poussé le dogme de la discontinuité culturelle. L’Islamologue Mohammed Arkoun a bien relevé ce qu’il appelle « la rupture de la pensée occidentale avec la pensée religieuse dans ses origines sémitiques » [7], rupture qui s’inscrit dans ce parti pris qu’incarne si bien Albright. 

La perception occidentale de la culture arabe illustre bien cette doctrine de la rupture, conduisant à une vision appauvrissante d’une réalité autrement plus complexe et plus riche. Il est inutile d’insister sur l’image réductrice qui est généralement faite des Arabes avant l’Islam. Le nomadisme est considéré comme une forme secondaire dans la civilisation et l’histoire du Moyen-Orient. La presqu’île arabe serait restée en marge des Empires du Proche-Orient ancien. Si l’on n’omet pas d’indiquer l’origine sémitique des Arabes, leur existence ne remonterait que rarement au-delà des Nabatéens et des Palmyréens au Nord, et des royaumes de l’Arabie du Sud. Tels sont les horizons de l’historiographie officielle, ouvrages de vulgarisation, encyclopédies, etc. 

Tout autre est le tableau dès qu’on exhume les études des spécialistes dont les résultats ne franchissent que rarement les enceintes académiques. L’on découvre alors les Arabes jouer dans l’histoire du Moyen-Orient un rôle dominant, voire fondamental. L’on débat, en effet, pour savoir si ce sont les Arabes qui sont à l’origine des Sémites, ou si c’est le contraire. Les historiens penchent ici plutôt du côté de la thèse sur l’origine mésopotamienne des Sémites. Cette dernière thèse a été soutenue par le comparatiste Ignazio Guidi qui croit à leur dissémination à partir de la basse Mésopotamie vers l’Arabie, l’Assyrie, la Syrie et la Palestine [8]. Quoiqu’il en soit des origines géographiques des premiers nomades, un fait est certain : ces Arabes ont joué dès la plus haute antiquité un rôle majeur dans le peuplement de la Mésopotamie, comme l’ont établies les études de Jean-Robert Kupper sur Les Nomades en Mésopotamie au temps des rois de Mari [9], de Pierre Briant sur Etat et pasteurs au Moyen-Orient ancien [10], et de René Dussaud sur La pénétration des Arabes en Syrie avant l’Islam [11], où ce dernier montre que des tribus arabes sédentarisées occupaient les embouchures de l’Euphrate et du Tigre dès le début du IVe millénaire avant notre ère [12]. À l’origine, le qualificatif d’arabe s’appliquait à un domaine géographique, celui de la contrée de la cAraba, mais la débordant aussitôt pour désigner le nomade en général, alors que le sémite s’applique à un groupe ethnique et linguistique [13]. 

La réduction des Arabes/nomades à une entité antithétique des sédentaires appartenant aux grandes civilisations moyen-orientales, est une vue de l’esprit, anachronique et simpliste, ignorant la véritable dynamique de l’histoire moyen-orientale. Les vagues successives des nomades sémites du désert arabo-syrien qui envahirent les grands centres de fixation urbaine du croissant fertile sont les Accadiens au IIIème millénaire, les Amorrhéens à la première moitié du IIème millénaire, les Araméens au XIIème siècle dont la langue devint internationale, et pratiquée de nos jours. Enfin, l’on assista à une dernière grande vague des habitants du désert avec les conquêtes musulmanes. 

Cette dynamique de sédentarisation ne doit cependant pas cacher un mouvement inverse qui jette régulièrement des populations entières sur les routes de l’exode à la suite des guerres endémiques, des déportations en masse ou des changements climatiques. Ces mouvements constituent la loi de l’évolution historique de tout le Moyen-Orient et non ses accidents et deviennent le mode majeur de la vie politique et sociale de ses habitants. C’est cette dynamique qui a créé une osmose active des modes de vie nomade et sédentaire, qui fait peut-être l’originalité de la culture sémitique et arabe, comme l’a si bien résumé le comparatiste Hugo Winckler en affirmant que « la culture arabe appartient totalement au domaine des cultures de l’Asie antérieure ; il s’agit là d’un organe corporel dont la circulation sanguine se trouve commandée par l’ensemble de l’organisme. Le développement d’un tel membre ne peut se faire sans une influence des autres. De même, toute vue, faisant fi de cette constatation, demeure incomplète et mène à des conceptions erronées. Ainsi, l’évolution de la culture arabe se laisse reconnaître, dans son conditionnement, par les diverses destinées des grandes cultures environnantes » [14]. 

Ce serait donc une vision simpliste que de considérer les Arabes appelés par Muhammad à se convertir à l’Islam comme culturellement arriérés. En réalité, ils ont hérité de leurs ancêtres directs, les Mésopotamiens et les Sémites occidentaux, une vie religieuse, culturelle et politique complexe et dynamique. Non seulement ils n’ont jamais cessé d’intégrer en leur sein des populations venues des grands centres urbains, ils étaient aussi, de par leur genre de vie, des partenaires incontournables dans les échanges économiques, dans le commerce international et dans la guerre. On le voit par exemple lors d’une guerre livrée par le roi assyrien Salmanazar III en 853 à Qarqar en Syrie contre les rois de Hama et de Damas, où un roi arabe du nom de Gindibu livra 1000 dromadaires au souverain mésopotamien. Ce fut la première mention connue des Arabes sous cette appellation dans les Annales assyriennes. D’autres chefs arabes y sont signalés comme Zabibê, la reine arabe de Syrie. Le souverain néo-assyrien Tiglat-Phalazar III (744-727) immortalisa ses campagnes militaires contre les Arabes en en illustrant quelques scènes sur les bas-reliefs de son palais de Nimrud. Ce même souverain reçut, par ailleurs, des cadeaux de la part de Samsi, « reine des Arabes ». Un roi arabe du nom de Haza’el subit une expédition punitive de la part de l’Assyrien Sennachérib (704-681), fils de Sargon II (721-705), pour avoir aidé les Babyloniens lors de la guerre de 689 [15]. Les annales d’Assarhaddon (680-669) précisent que son père Sennachérib prit en butin les dieux de ce roi arabe dont les noms d’alors de déclinent en Dai, Nuhai, Ruldaiu, Aribillu, Atarquruma [16]. 

L’on voit même Nabuchodonosor II (604-562) prétendre, dans ses Annales, avoir envoyé en 599 « son armée dans le désert piller les possessions, animaux et dieux de nombreux Arabes » [17]. Bref, un roi sédentaire razzier des Nomades... 

En outre, un peuplement arabe a été mentionné par les sources classiques dans les vallées de l’Euphrate et du Tigre et combattu en tant que tel par les armées d’Assur. Briant insiste ici sur « la continuité » existante entre les Arabes scènites rencontrés par Strabon sur l’Euphrate et « les Urbi (Arabes) de Babylonie » [18]. 

Il faudrait signaler ici le rôle exceptionnel joué par la ville arabe de Taymâ comme centre routier reliant la Mésopotamie, la Syrie et l’Arabie du Sud. Taymâ se situe à 1000 km de Babylone comme de Damas ou, au Sud, de La Mecque. Elle est mentionnée pour la première fois sous le règne de Teghlath-Phalazar III (744-727) qui lui imposa un tribut. Mais il faudrait attendre encore un peu moins de deux siècles pour voir cette oasis arabe se hisser au rang de capitale babylonienne sous le règne du roi néo-babylonien Nabonide (556-539) qui y séjourna une dizaine d’années, et y construisit un palais aussi prestigieux que celui de Babylone [19]. Taymâ devint alors la capitale de l’Arabie, soumettant des oasis aussi lointaines que Yathrib/Médine distante de 436 km [20]. Notre documentation affirme que Nabonide a séjourné dans cette dernière oasis, donc plus de onze siècles avant que Muhammad ne s’y installe à son tour, et n’en fasse lui aussi la capitale de l’Arabie centrale. Parmi les populations que Nabonide emmena avec lui en Arabie, lors de cette conquête, se trouvent des Juifs captifs. Nous retrouvons ces derniers déportés du temps de Muhammad, dans les mêmes oasis anciennement conquises par Nabonide, comme à Khaybar et à Yathrib [21]. 

Ces données, on le voit, sont d’une importance première pour l’histoire religieuse et culturelle de l’Arabie centrale. Rappelons aussi à cet égard que Nabonide adora, au grand dam des prêtres babyloniens, le dieu-lune Sîn, dont le temple se trouve à Harran. Or, Sîn correspond au dieu ouest-sémitique ‘Il, dieu lunaire ayant pour parèdre ‘Ilat. Le dieu de Nabonide n’est ainsi rien d’autre que l’ancêtre du dieu souverain mecquois Allah... 

Cet épisode nabonidien montre bien que les Arabes du désert n’ont de fait jamais perdu le contact avec les civilisations urbaines de l’Orient ancien que ce soit sous l’effet de la guerre ou par le truchement du commerce. Mais le lien le plus solide et le plus déterminant qu’ils gardent avec l’ancienne civilisation moyen-orientale, c’est incontestablement la langue. L’Accadien, la langue des sémites mésopotamiens est pratiquement pour la langue arabe ce qu’est le Latin pour le Français : la langue-mère. Pourtant, cette donnée de base dans la culture arabe a été totalement ignorée par les lexicographes arabes qui ont fait de leur langue un phénomène originaire. Ils ont été jusqu’à ignorer les autres langues sémitiques comme l’Araméen ou l’Hébreu. 

La lexicologie arabe ignore donc jusqu’à ce jour les langues sémitiques, réduisant la philologie arabe à l’état véritablement anhistorique. C’est d’ailleurs la doctrine soutenue par Ernest Renan qui voit dans la langue arabe un cas unique « d’un idiome entrant dans le monde sans état archaïque, sans degrés intermédiaires ni tâtonnements » [22]. Edouard Dhorme a fait justice d’une telle affirmation en montrant « la fidélité de la langue arabe à maintenir la structure archaïque des parlers sémitiques » [23]. Cela est frappant non seulement pour ce qui est de l’alphabet, mais aussi de la grammaire où « l’arabe littéral n’a pas créé sa grammaire de toutes pièces, comme le supposait Renan, mais qu’il a hérité d’un système déjà parfait au temps de la première dynatie babylonienne, comme le prouve en particulier la langue du code de Hammourabi » [24]. Dhorme le démontre avec la gamme des dix formes verbales, la déclinaison du nom, le duel et le pluriel, qui se retrouvent aussi bien dans l’arabe classique que dans les inscriptions cunéiformes de la première dynastie babylonienne [25]. Ce n’est d’ailleurs pas la langue seule qui unit si intimement la civilisation arabe ancienne à sa devancière babylonienne [26], il faut citer aussi la littérature et la poésie arabe. Celle-ci demeure jusqu’à nos jours une énigme puisque tenue à l’écart de l’énorme matériel littéraire, notamment mythologique que nous ont légué nos si proches ancêtres mésopotamiens. 

En fait, le matériel archéologique oriental récemment exhumé contient la clé d’une grande partie des énigmes, non seulement de la Bible, ce qui a été déjà largement attesté, mais aussi du Coran, ce qui reste à faire, et c’est ce que nous tenterons de montrer dans cette étude. Mais c’est dans le domaine des institutions idéologiques arabes que l’apport de l’Orient ancien sera décisif, nous permettant de mieux les identifier, et de réduire par la même leurs obscurités et d’apporter des solutions aux multiples difficultés qu’elles nous opposent jusqu’ici. 

Pour pouvoir définir les institutions du Coran à la lumière de celles des religions du Moyen-Orient ancien, il faudrait peut-être fournir ici au lecteur non initié au monde sémitique quelques repères indispensables à la compréhension de la vision du monde de nos ancêtres orientaux. 

Si l’on doit résumer en un mot le centre d’intérêt et la problématique qui ont préoccupé l’homme oriental et qui sont à l’origine de toutes ses institutions, nous dirons que c’est le pouvoir politique. Le pouvoir et la domination sont en effet les véritables centres d’intérêt qui ont façonné l’idéologie des Sémites. 

Cette place centrale du pouvoir - et du pouvoir de domination en particulier - font qu’ils sont devenus la source et le contenu de la sacralité. Le pouvoir est hissé jusqu’à l’ordre du sacré. Dieu devient alors le détenteur par excellence du pouvoir. Et c’est pour cette raison que le titre royal échoit automatiquement à Dieu. 

L’explication anthropologique la plus probable de cette idéologie du sacré serait à chercher dans le culte des ancêtres qui a pris de fait une grande place dans la religion sémitique fondée sur le patriarcat. Le père décédé ne cesse pas pour autant d’exercer ses pouvoirs au sein de sa famille ; bien au contraire, il les accroît. Du fait de son accès au monde infernal, ses pouvoirs s’étendent aux forces cosmiques et régénératrices du milieu naturel, reproductif et social de sa famille. Avec le temps, et l’évolution de l’organisation sociale, ce pouvoir des pères décédés s’est exercé à l’échelle de la tribu puis de la cité. 

Ainsi, les pouvoirs surnaturels du patriarche procèdent de son pouvoir de domination. Et c’est ainsi que la sacralité s’est installée au coeur même du pouvoir politique. D’un autre côté, le culte des morts, qui est lié au culte des pères, apparaît comme des plus vieilles institutions et les plus présentes dans la civilisation et la religion moyen-orientales. Ce culte n’a d’ailleurs pas perdu de sa vitalité avec les religions monothéistes. Celles-ci l’ont même placé au coeur de leurs mythes fondateurs, comme l’illustre la Pâque biblique. Nous y reviendrons. 

Ce processus de sacralisation du pouvoir politique s’achève avec l’invention de l’institution royale qui fut, dans une première étape, une prérogative exclusive des dieux ; puis, elle « descendit » sur terre pour être partagée avec leurs représentants. C’est là une étape fondamentale dans ce processus où le divin ne cesse de se confondre avec la royauté. Nous pourrions considérer que ce stade de l’évolution des institutions orientales marqué par la descente de la royauté sur terre comme celui de la maturité. Il nous donne la clé du système idéologique oriental dont nous sommes les héritiers. 

L’enracinement politique du religieux dans l’aire moyen-orientale fait que la seule sacralité qu’elle connaît n’est plus la part du mystère de l’existence humaine, de la quête du sens de la vie, de l’apparence et de l’essence des choses. Elle est seulement réduite à une simple organisation du monde, à une hiérarchie. En ce sens, la société orientale a évacué le problème existentiel de ses préoccupations pour se tourner exclusivement vers la gestion du pouvoir politico-cosmique. 

L’on hésite en effet à qualifier de religieux ce monde où le religieux inonde la totalité de l’existence matérielle humaine. Le Ciel et la Terre ne constituent pas deux sphères opposées ou discontinues dont le mode de communication serait la préoccupation des humains. Dans la représentation orientale du monde, Ciel et Terre sont d’un seul tenant : un seul monde, une seule géographie, une seule physique, une seule carte, et gérés par un même souverain royal. Dans cette totalité, le pouvoir politique échoit naturellement à son chef unique, Dieu. Celui-ci dispose de ce fait des pleins pouvoirs, de pouvoirs illimités qui en font un Souverain absolu. La sacralisation du pouvoir se superpose alors à la relation de domination. Dans un monde où le Ciel est en continuité avec la Terre, les habitants du Ciel sont aussi des humains, dont la divinisation est due seulement aux pouvoirs qu’ils détiennent sur les humains terrestres. Cette nature du divin implique en fait une conséquence majeure : la dignité humaine devient le monopole du divin, de sorte que les humains terrestres perdent de ce fait leur nature humaine pour s’assimiler à des êtres inférieurs à la condition et à la nature humaines. En somme, ce système réduit l’humanité à des sous-hommes, des êtres inférieurs, impotents, ignorants, indignes et non libres. Bref, le divin prend la place de l’homme, et l’homme se marginalise, se confine à une situation inférieure, quasi-animale. 

Dans ces conditions, le culte religieux a pour fonction de manifester l’acceptation de la condition servile de l’homme et le renouvellement permanent de l’engagement de ce dernier au service du Maître divin. Le culte est placé du côté de l’homme sous le signe de la soumission et de la crainte, et du côté du Maître divin sous le signe de l’orgueil, de la terreur, et de la domination. 

Dire dans ces conditions que la religion orientale imprègne toutes les sphères de l’existence humaine, cela ne serait qu’un aspect unilatéral des choses, et une formulation, somme toute, inadéquate. Car, ce qui pose problème, ce n’est pas l’immixtion du religieux dans la sphère du monde profane, mais bien plutôt le phénomène inverse : la politisation du religieux, doublée de son anthropomorphisation. Dieu apparaît comme l’Homme par excellence, en assumant des fonctions politiques de gouvernement, d’organisation et de gestion des affaires profanes du monde d’ici-bas. Il y a humanisation du divin, et, par conséquent, sous-humanisation des hommes. Ceux-ci se voient dépossédés de la gestion de leurs affaires au profit d’une humanité divinisée qui cohabite avec eux. Ce n’est pas Dieu - ou une entité abstraite - que l’on aurait revêtu des attributs humains, mais c’est un Homme que l’on a divinisé en sous-humanisant l’humanité. Précisément, ce qui confère la qualité divine à cet Homme divinisé, ce n’est pas seulement son exercice des pouvoirs propres à une humanité dans toute sa plénitude, mais aussi son exercice de la domination, de la pure volonté de puissance. Le critère du divin est aussi bien la puissance que la domination. 

Cette représentation du divin va culminer avec l’institution royale, qui est la forme de consécration de ce rapport de force. Le divin n’est pas un genre différent du genre humain, mais une caste ou une classe d’êtres humains ayant souvent une double résidence céleste et terrestre, et monopolisant les pouvoirs du monde. De même, les humains forment essentiellement la caste ou la classe de la servitude, entièrement voués au service de la caste divine, et créés d’ailleurs à cet effet. Cette destination humaine est clairement exprimée dans les mythes mésopotamiens comme dans la Bible ou le Coran où la qualité humaine est confondue avec celle de la servitude. L’homme est essentiellement un cabd, qui signifie Serviteur ou Esclave voué et destiné entièrement à Dieu. 

Cette anthropologie définissant les relations des protagonistes du drame de l’histoire du monde a fait de la royauté l’institution idéale pour exprimer ce rapport de forces. La royauté devient le modèle structurel de la religion orientale. Dieu apparaît sous la figure d’un Souverain royal. 

La continuité, ainsi comprise, entre dieu et l’homme, entre Ciel et Terre, se prolonge, pour ainsi dire, avec une continuité entre les différentes religions qui se sont succédées au Moyen-Orient depuis la plus lointaine antiquité jusqu’à nos jours. La lutte opposant le monothéisme au polythéisme au nom de la transcendance contre l’idolâtrie et de la spiritualité contre l’anthropomophisme, s’avère elle-même en parfaite continuité avec les luttes religieuses inter-païennes. C’est une lutte qui appartient en propre au genre de la polémique inter-religieuse. Il n’est pas inintéressant de les retrouver utilisées aussi dans les polémiques opposant entre elles les religions dites du Livre. L’étude anthropologique du Coran que nous allons entreprendre ici montrera la vanité de telles polémiques, en expliquant à quel point la continuité entre l’idéologie arabo-mésopotamienne et l’idéologie biblico-coranique sont solidaires et forment une étonnante unité. 

Pour mettre à jour les institutions coraniques les plus significatives, nous allons définir dans un premier temps la structure de l’institution royale où la guerre joue un rôle majeur. Cette structure nous permet de suivre dans un second temps la trame de l’apocalypse coranique ou, pour reprendre un terme de l’historiographie mésopotamienne, du mythe de la création du monde et de sa finalité. Ce qui nous permet déjà de faire le point, dans un troisième temps, sur la question du polythéisme au sein même du monothéisme, et inversement, l’inspiration monothéiste de l’idéologie orientale. Cela nous prépare suffisamment pour aborder l’institution prophétique, ses liens avec la société ancienne et son contenu historique. La cinquième étape sera consacrée à une autre institution fondamentale dans la religion orientale : le traité de vassalité et la façon dont il prend forme dans le Coran. En guise de conclusion à ce tour d’horizon des principales institutions coraniques, nous démontrons qu’il existe une véritable impasse inhérente à la conception du prophétat limité à la personne du prophète. Le Coran a-t-il prévu un avenir à la théocratie au-delà de la mort du Prophète ? Autrement dit, Dieu a-t-il pris le risque de s’éclipser en déclarant close la chaîne des prophètes ? Les trois derniers chapitres seront des monographies qui compléteront les développements antérieurs. Nous feront le point sur l’ascension céleste mentionnée dans le Coran et attribuée jusqu’ici à Muhammad. Nous verrons que le Coran est, à cet égard, d’un tout autre avis. Puis, nous donnons des précisions sur la personnalité particulière d’Allah à la lumière de celle de Nergal, une des divinités principales du panthéon mésopotamien. Enfin, nous verrons comment la religion coranique et même islamique a une dette incontournable vis-à-vis du manichéisme. 

L’étude que nous proposons au lecteur s’inscrit sous le signe de l’archéologie et ce dans deux sens. Il s’agit bien entendu d’exploiter pour la première fois les données archéologiques que nous ont livrées les anciennes cités mésopotamiennes. Il s’agit aussi d’exploiter la Bible qui sera mise à contribution non pas parce qu’elle prend une place prépondérante dans le discours coranique, mais parce qu’elle éclaire les religions contemporaines de sa rédaction. En outre, l’importante littérature biblique dite apocryphe connue par Muhammad nous permettra d’éclairer des passages obscurs du Coran et de préciser sa pensée. Mais, on l’a compris, le véritable travail anthropologique que nous allons entreprendre consiste à reconstituer les différentes institutions qui existent de manière implicite ou inconsciente dans le Coran. Pour les identifier et les mettre en évidence, nous allons faire appel à leurs véritables prototypes que sont les institutions propres à la civilisation orientale ancienne. L’énorme matériel littéraire et cultuel de nos ancêtres mésopotamiens, mis à notre disposition durant notre siècle, est une chance inespérée et inestimable pour projeter sur la culture arabe et coranique un éclairage inédit, insoupçonné et parfois renversant... 

Notre traduction des citations coraniques s’inspire en partie de celle de Régis Bachère. Les numéros des versets correspondant aux citations coraniques sont indiqués entre parenthèses dans le texte, précédés du numéro du chapitre. La Bible, référencée elle aussi dans le texte, est citée selon la traduction œcuménique (TOB). 

Le système de translittération adopté dans cet ouvrage a cherché la simplicité. Nous avons utilisé en priorité la forme française des noms propres et des noms communs connus. Pour le reste, nous avons adopté le système suivant [27] pour les lettres arabes ayant des sons qui n’existent pas en français ou ayant une double articulation : d : interdentale spirante sonore vélarisée, ou dâd, ayant la même valeur que le zâ’ (z) ; dh : spirante interdentale, comme le th anglais dans this ; gh : r grasseyé ; h : h aspiré ; kh : vélaire spirante sourde, comme le ch allemand dans buch ; q : occlusive glottale ; r : fortement roulé ; sh : comme dans cheval ; s : s emphatique ; t : t emphatique ; th : comme dans thing anglais ; u : se prononce ou ; w : comme dans ouate ; y : comme dans payer ; z : zâ’ emphatique ; c : signe rendant la fricative laryngale nommée cayn ;  : attaque vocalique forte comme dans assez ! (hamza). Les voyelles longues portent un accent circonflexe. 

S’agissant d’un essai, nous n’avons pas cru utile de donner des indications bibliographiques autres que les références utilisées dans cet ouvrage [28].


[1] Arabisch-Semitisch-Orientalisch-Kulturge­schichtlich-Mythologische Untersuchungen, Berlin.

[2] Islam and the Religions of the Ancient Orient.

[3] Albright, Islam, 283.

[4] Ibid.

[5] Albright, Islam, 284 ; cf. 300-301.

[6] La thèse d’Albright pourrait se justifier à la rigueur dans le domaine proprement musulman, et non coranique, du fait des conquêtes post-prophétiques, alors que l’héritage hellénistique dans la culture anté-islamique est beaucoup plus relatif.

[7] Arkoun, Ouvertures sur l’Islam, 128.

[8] Fahd, La Divination, 8 ; cf. son excellent résumé historiographique sur cette question p. 1-14.

[9] Thèse, Liège, 1956.

[10] Paris, 1982.

[11] Paris, 1955.

[12] Fahd, Divination, 7, n° 2.

[13] Ibid., 7.

[14] Cité in Fahd, La Divination, 11.

[15] Briant, Etat, 117-119.

[16] Briquel-Chatonnet, Les Arabes, 38.

[17] Cité in Roux, La Mésopotamie, 322.

[18] Briant, Etat, 122.

[19] Beaulieu, The Reign of Nabonidus, 171 & 174.

[20] Rashîd, Einige Denkmäler, 156.

[21] Beaulieu, The Reign of Nabonidus, 174.

[22] Histoire Générale des Langues Sémitiques, cité in Dhorme, L’Arabe, 8.

[23] Dhorme, L’Arabe, 10.

[24] Ibid.

[25] Ibid., 11-12.

[26] Dhorme explique comment l’arabe littéral, contrairement à l’hébreu biblique, a « maintenu la structure archaïque des parlers sémitiques [...] Ce qui facilite la comparaison entre la babylonien ancien et l’arabe littéral, c’est que les grammairiens qui ont doté l’alphabet arabe de signes vocaliques n’ont pas cherché à reproduire la prononciation vulgaire, mais ce qu’on peut appeler la lecture savante. Ils se différenciaient en cela des Massorètes qui, dans la vocalisation celle qui avait cours dans la prière en commun, dans les offices liturgiques, dans les discussions de la synagogue. C’était le parler populaire, avec la multiplication de ses voyelles dialectales. D’où le contraste entre l’arabe et l’hébreu, quand il s’agit de remonter aux origines. De même que l’arabe, contrairement à l’hébreu, a préservé les consonnes primitives, de même, sous sa forme littéraire, il est resté fidèle à l’usage des voyelles attesté par l’écriture des scribes de l’époque hammourabienne. » (Ibid., 10-11.) La question que pose alors Dhorme : « Par quelle voie écrite ou orale cette tradition [des scribes du cunéiforme] est-elle parvenue jusqu’aux premiers artisans de l’arabe littéral, c’est là une question pour laquelle nous n’avons pas les éléments de réponse objective. » (Ibid., 15.)

[27] Blachère, Éléments, 8-9.

[28] Les abréviations utilisées dans les références bibliographiques correspondent, dans l’ordre, au nom de l’auteur, suivi des premiers mots du titre, puis du numéro de page.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 novembre 2007 16:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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