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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Michel SEYMOUR, “Pour un Québec multiethnique, pluriculturel et multinational.” In ouvrage sous la direction de Michel Sarra-Bournet, assisté de Pierre Gendron, Le pays de tous les Québécois. Diversité culturelle et souveraineté, pp. 219-236. 3e partie: “Citoyenneté.” Montréal: VLB Éditeur, 1998, 254 pp. Collection “Partis pris actuels”. [Michel Sarra-Bournet nous a accordé, le 20 janvier 2016, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[219]

Le pays de tous les Québécois.
Diversité culturelle et souveraineté
.

Troisième partie :
CITOYENNETÉ

“Pour un Québec multiethnique
pluriculturel et multinational.”


Michel SEYMOUR

On entend souvent parler de la diversité culturelle qui caractérise la plupart de nos sociétés libérales contemporaines, mais on réfléchit rarement aux conséquences qui en découlent sur notre façon de comprendre la nation et le nationalisme. L’ouverture sur la diversité culturelle devrait pourtant nous forcer à redéfinir le nationalisme en fonction de ce phénomène et à nous éloigner d'une conception selon laquelle la nation est un ensemble homogène sur les plans ethnique ou culturel, voire d'une conception purement civique qui ne reconnaîtrait pas les droits collectifs des différentes communautés susceptibles de se retrouver au sein d'un seul et même État souverain. L'ouverture sur la diversité culturelle devrait ensuite entraîner l'adoption de politiques de multiculturalisme et d'interculturalisme, en plus d'une politique d'intégration à la culture publique commune, pour faciliter l'insertion des communautés immigrantes au sein de la communauté d'accueil. L'acceptation de la diversité culturelle devrait enfin aussi aller de pair avec l'adoption d'un principe de tolérance à l'égard des différents nationalismes qui sont appelés 'à cohabiter à l'intérieur d'un seul et même territoire. Elle devrait en somme [220] nous ouvrir à l'expérience de la « multination » au sein d'un État souverain. C'est à la lumière de ces principes et en conformité avec l'idéal de tolérance qu'il faut évaluer la démarche québécoise vers la souveraineté.

Il y a plusieurs conceptions de la nation

Il existe plusieurs conceptions de nation inconciliables l'une avec l'autre. Il y a la conception purement civique qui assimile la nation à un État souverain. Dans ce cas, la nationalité correspond pour l'essentiel à la citoyenneté. Il y a aussi la conception ethnique, qui sous-entend soit l'existence d'une origine ancestrale commune, soit la croyance en une telle origine commune. Il y a aussi la conception purement culturelle de la nation qui suppose une homogénéité de langue, de culture et d'histoire entre des individus qui peuvent néanmoins avoir une origine ethnique différente. On peut parler aussi de la nation diaspora qui renvoie au morcellement d'un groupe culturel donné en plusieurs sous-groupes répartis sur plusieurs territoires donnés et qui sont minoritaires sur tous ces territoires.

Il y a enfin la conception sociopolitique qui assimile la nation à une espèce particulière de communauté politique. La nation sociopolitique est un genre particulier de nation civique. Mais, contrairement à la nation purement civique, la nation sociopolitique n'est pas nécessairement un État souverain. Elle peut être souveraine, mais cela n'est pas essentiel. Plus important encore, la communauté politique en question doit avoir certains traits sociologiques précis. Elle doit inclure sur son territoire une majorité d'individus ayant en commun une langue, une culture et une histoire données. Cette majorité doit constituer également à l'échelle mondiale la plus grande concentration de gens ayant cette langue, cette culture et cette histoire. Les critères linguistique et culturel sont donc importants, comme [221] pour la nation purement culturelle. Mais, au contraire de cette dernière, la nation sociopolitique peut être pluriculturelle en plus d'être pluriethnique. La nation sociopolitique est une nation civique qui reconnaît explicitement son caractère pluriculturel. Il s'agit en somme d'une communauté politique composée le plus souvent d'une majorité nationale, de minorités nationales et d'individus ayant d'autres origines nationales.

Cette conception de la nation s'applique au cas de la nation québécoise, qui compte une majorité nationale franco-québécoise, une minorité nationale anglo-québécoise et des individus ayant des origines nationales italiennes, haïtiennes, grecques latino-américaines, etc. Mais elle s'applique aussi à une foule d'autres communautés politiques. Qu'on pense à Israël avec sa minorité arabe, aux pays baltes avec leurs minorités russes, à la Roumanie avec sa minorité hongroise, à la République tchèque avec sa minorité allemande, à la Slovaquie avec sa minorité hongroise, à la Bosnie avec ses minorités serbe et croate, à la Croatie avec sa minorité serbe ou au peuple belge flamand avec sa minorité francophone de Bruxelles. Voilà autant d'exemples de nations constituées en partie d'une majorité nationale et d'une ou de plusieurs minorités nationales.

Les diverses conceptions de la nation
peuvent cohabiter


Il ne faut : pas chercher à définir la nation comme s'il s'agissait d'une entité existant indépendamment de nous. Les nations ne sont pas des phénomènes parfaitement objectifs. Il faut souligner le caractère partiellement subjectif de toute définition de la nation. Les communautés nationales n'existent pas indépendamment de la conscience nationale. Pour qu'une population devienne une [222] nation, il faut qu'un très grand nombre d'individus se représentent comme formant une nation. Toute définition de la nation prend en fait la forme d'une conception de la nation, c'est-à-dire qu'il s'agit de la représentation qu'une population donnée se fait d'elle-même.

On doit cependant reconnaître que des populations différentes peuvent définir différemment la nation au point de faire surgir une nouvelle conception de la nation. Cela découle inévitablement du fait qu'il existe plusieurs conceptions de la nation et du fait que la définition que chacun donne à celle-ci joue un rôle important dans le façonnement d'une identité nationale. Les nations n'existent pas en soi. Elles sont le résultat d'un processus de construction nationale (nation building) et la raison en est que les représentations que s'en font les populations se transforment. La représentation que la population se fait d'elle-même n'est pas seulement une description de ce qu'elle est, car il s'agit aussi de l'expression de ce qu'elle veut être. Il faut donc prendre acte des croyances et des désirs qui sont à la base de ces représentations, et il est normal qu'il y ait des variations d'une population à l'autre. Il est en effet normal que des populations différentes puissent en venir à articuler des désirs et des croyances différents, au point de faire surgir des conceptions différentes de la nation.

Ceux qui réfléchissent sur le nationalisme et qui reconnaissent la diversité culturelle qui caractérise nos sociétés contemporaines doivent affronter le problème fondamental de la cohabitation harmonieuse des différents nationalismes. Nous ne pouvons pas, en particulier, esquiver la difficulté de penser les conditions d'une cohabitation harmonieuse entre des populations qui vivent sur un même territoire mais qui ont une conscience nationale différente. Cette question est cruciale, car elle renvoie précisément au problème fondamental du Canada. Si l'on excepte le cas de la nation acadienne et des nations autochtones, on doit reconnaître l'existence des nationalismes canadien et [223] québécois. Les Québécois sont majoritairement passés, au cours des trente-cinq dernières années, d'une représentation fondée sur l'existence d'une nation purement culturelle canadienne-française à une conception sociopolitique de la nation québécoise. Pendant la même période, les Canadiens se sont pour leur part majoritairement engagés, d'une façon de plus en plus résolue et sous l'influence de Pierre Elliott Trudeau, dans la construction d'une identité nationale purement civique, et ils voient maintenant la nation canadienne comme identique au Canada dans son ensemble.

La cohabitation harmonieuse entre ces deux nationalismes est-elle possible ? En théorie, oui. Mais il faut, pour y arriver, que les Québécois et les Canadiens acceptent de prendre en considération la représentation de l'autre. Il faut que les deux communautés fassent intervenir un principe fondamental de tolérance. Les Québécois doivent accepter de voir en principe leur nation incluse dans la nation purement civique canadienne, et les Canadiens doivent reconnaître que leur nation purement civique inclut une nation québécoise. Les Québécois doivent permettre que les Canadiens se réfèrent majoritairement à une conception de nation purement civique et les Canadiens doivent accepter l'existence d'une nation sociopolitique québécoise.

Autrement dit, on peut admettre de part et d'autre l'existence d'une nation sociopolitique dans la nation purement civique. Pour envisager favorablement la cohabitation de ces deux nationalismes, il faudrait par conséquent retourner à la conception de Lester B. Pearson d'une nation dans la nation, conception mise de l'avant juste avant l'arrivée de Pierre Elliott Trudeau.

Or, depuis les tous débuts de la fédération canadienne, les Québécois ont accepté l'idée qu'ils appartenaient au Canada en plus de faire partie d'une nation canadienne-française ou, plus récemment, d'une nation québécoise. Ils ont depuis toujours accepté l'expérience de la « multination ». Ils ont reconnu leur identité multiple, québécoise et [224] canadienne. Le problème est que les Canadiens ont toujours refusé l'existence d'une nation québécoise. Telle est l'essence même du mal canadien, pour utiliser une expression heureuse (ou malheureuse ?) d'André Burelle [1], et c'est ce qui explique pourquoi un nombre croissant de Québécois sont favorables à la souveraineté.

Le nationalisme québécois
n'est pas ethnique


Plusieurs Canadiens voient, à tort, dans le nationalisme québécois un nationalisme ethnique. Mais le nationalisme québécois est de type civique, ouvert et inclusif : acceptation de l'immigration et familiarité avec le dialogue interculturel, présence d'une minorité nationale anglophone, approfondissement des relations avec les peuples autochtones, expérience multinationale (ou éventuellement partenariat) avec le Canada, ouverture sur la libéralisation des échanges, etc. La complexité même des dimensions sociale, culturelle, politique et économique de l'expérience québécoise en matière de pluralisme culturel rend possible une réflexion originale et nuancée qui permet de distinguer l'affirmation de soi du repli identitaire, le cosmopolitisme d'une adhésion aveugle à la mondialisation et, plus généralement, le nationalisme libéral du nationalisme non libéral. Ceux qui pensent que la société québécoise pratique l'exclusion à l'égard des minorités se trompent.

Face à ceux qui caractérisent le peuple québécois en vertu de sa prétendue composante « pure laine » et qui choisissent ouvertement ou implicitement de s'exclure de la nation pour cette raison, il faut qu'une majorité écrasante persiste à affirmer le caractère civique, pluriethnique et multiculturel de la nation québécoise. Il faut décider déjà de maintenir une conception non exclusive et choisir dès maintenant de conserver cette norme d'ouverture qui libère un espace assez grand pour tous ceux qui vivent au Québec, [225] peu importe qu'ils acceptent ou non d'occuper cet espace. Et il ne faut pas que des déclarations de principes pour y arriver. Il faut mettre en place une politique de multiculturalisme qui vise à favoriser le maintien de la langue et de la culture d'origine des immigrants. Il faut également des politiques qui favorisent le métissage des cultures. Il faut enfin une politique linguistique pour inciter les immigrants à adopter la langue commune, ainsi qu'une politique d'intégration à la culture publique commune.

Il peut sembler qu'une ambiguïté persiste dans le discours des souverainistes et que ceux-ci hésitent entre deux tendances : l'une plutôt culturelle ou ethnique et l'autre plutôt civique. Mais en réalité, les nationalistes québécois tentent de dépasser l'opposition traditionnelle entre le nationalisme ethnique et le nationalisme purement civique. Ils sentent qu'il n'y aurait pas de nation québécoise s'il n'y avait pas une majorité nationale francophone, de laquelle doit émaner une langue commune, une culture publique commune, ainsi que des principes démocratiques communs. Les Québécois refusent avec raison un nationalisme exclusivement civique. Ils croient que la présence d'une majorité nationale francophone est cruciale et qu'elle conditionne l'existence du peuple québécois. Cela n'équivaut cependant pas à un nationalisme purement « culturel », voire linguistique. Comme on l'a vu plus haut, la nation québécoise est une espèce particulière de communauté politique, composée d'une majorité nationale ainsi que d'une minorité nationale et d'individus ayant d'autres origines nationales. La nation québécoise est déjà une telle communauté politique. Mais puisque, selon ce point de vue, la majorité nationale francophone joue un rôle fondamental dans la définition de l'identité québécoise, cela peut donner lieu à une perception erronée du nationalisme québécois, d'où les accusations constamment lancées contre les Québécois « pure laine ». Or, le rôle crucial joué par la majorité nationale dans la caractérisation de la nation sociopolitique [226] québécoise est compatible avec le fait qu'il existe au sein de cette nation une minorité nationale anglophone et des individus ayant d'autres origines nationales.

La société québécoise est multiethnique et pluriculturelle. Elle cherche un équilibre entre les droits collectifs et les droits individuels. Elle récuse autant l'individualisme que le collectivisme. Ceux qui, au Canada anglais, endossent une conception individualiste de la vie en société ont sans doute le droit d'exprimer leurs divergences de vues, mais ils n'ont pas le droit de colporter une interprétation étriquée, abusive, calomnieuse et réductrice de ce qui se fait et ce qui se dit ici.

Les Anglo-Québécois font partie
de la nation québécoise


Depuis que notre nationalisme est devenu québécois et non plus « canadien-français », on se doit de dire que les Anglo-Québécois font partie de la nation québécoise. Ils font partie de la communauté politique québécoise. Ils ont historiquement contribué à la création d'institutions typiquement québécoises et ils continuent à jouer un rôle fondamental au sein de la communauté politique.

Mais la minorité anglo-québécoise s'identifie-t-elle à la nation québécoise ? Plusieurs anglophones seront sans doute tentés de répondre par la négative. Notons tout d'abord l'ironie de la chose. Après avoir reproché aux souverainistes québécois de ne pas les reconnaître comme des Québécois à part entière, voilà que certains Anglo-Québécois leur reprochent de les inclure dans la nation québécoise. Que peut-on opposer à cet argument ? Il faut s'employer à leur rappeler qu'ils ont joué un rôle historique déterminant au Québec. Des institutions comme notre système parlementaire, l'Université McGill, The Gazette, des penseurs et des [227] artistes comme Charles Taylor ou Léonard Cohen ont forgé la spécificité sociale, politique et culturelle du Québec. Cette contribution fondamentale des Anglo-Québécois à l'histoire du Québec fait d'eux des Québécois à part entière.

Mais n'ai-je pas souligné plus haut que l'identité nationale dépend en grande partie de la représentation que les individus se font de la nation ? Et qu'arriverait-il si une majorité d'Anglo-Québécois refusaient de se concevoir en tant que membres de la nation québécoise ? Le fond du problème est que plusieurs Anglo-Québécois perçoivent encore aujourd'hui la nation québécoise comme une nation purement culturelle ou linguistique. Même si, depuis une trentaine d'années, le nationalisme canadien-français a progressivement cédé le pas au nationalisme québécois, plusieurs Anglo-Québécois continuent à se représenter la nation québécoise au regard de sa composante « pure laine ». Accepter leur auto-exclusion revient à accepter leur caractérisation de la nation québécoise. Mais cette façon de voir ne correspond plus à l'image qu'une majorité de Québécois ont d'eux-mêmes. Voilà pourquoi il faut résister à la tentation d'accepter leur auto-exclusion. Les Anglo-Québécois ne se représentent-ils pas comme faisant partie de la communauté politique québécoise ? Si oui et si la nation québécoise est une communauté politique, alors, logiquement, ils devraient reconnaître leur appartenance nationale québécoise.

Tout cela est bien entendu compatible avec l'appartenance à la nation canadienne. Les Anglo-Québécois peuvent faire partie de la nation sociopolitique québécoise tout en maintenant leur lien avec la nation purement civique canadienne. Ne peuvent-ils pas eux aussi avoir une identité multiple et être à la fois québécois et canadiens ? En somme, si les Anglo-Québécois appliquent un principe de tolérance et respectent la représentation que la majorité des Québécois se font d'eux-mêmes, ils doivent alors cesser de se référer à la vieille conception de la nation canadienne-française [228] ou à l'idée d'un Québec « pure laine » et admettre le caractère civique, ouvert et non exclusif du nationalisme québécois. Ce faisant, ils auront éliminé un obstacle majeur qui les empêchait de se concevoir comme Québécois.

La protection des droits acquis
de la minorité anglophone permet à ses membres
de conserver leur langue et leur culture


Soyons cependant attentifs à l'inquiétude qu'expriment les citoyens anglo-québécois tentés par le partitionnisme. Ignorons le fanatisme de leaders comme Stephen Scott, Robert Lecker, William Johnson, Keith Anderson, Gerry Wiener, Brent Tyler ou Guy Bertrand et rapprochons-nous des citoyens ordinaires qui se sentent interpellés par leurs propos. Que veulent-ils ? Ils veulent demeurer canadiens. Que faut-il y comprendre ? Ils veulent conserver leur identité culturelle et linguistique. Les souverainistes peuvent-ils les satisfaire en ce sens ? Sans aucun doute : ils peuvent garantir leurs droits collectifs et leur accorder le statut de minorité nationale. Cela signifie que la Constitution d'un Québec souverain contiendrait une référence explicite à la minorité nationale anglophone et garantirait le maintien de ses droits acquis. Le Québec pourrait reconnaître non seulement son caractère pluriethnique, mais aussi sa dimension multiethnique, c'est-à-dire qu'il reconnaîtrait formellement l'existence et la contribution de la majorité nationale francophone, de la minorité nationale anglophone et des citoyens de toutes origines nationales. Certes, les nationalistes québécois adhèrent à un nationalisme civique. Ils affirment l'égalité de tous les citoyens et défendent une citoyenneté québécoise fondée sur l'acceptation d'une seule langue officielle et l'intégration de tous à une seule culture publique commune. Mais en plus de reconnaître ce que [229] nous avons en commun, nous pouvons et nous devons reconnaître notre pluralisme culturel. Il nous faut inscrire la diversité dans une conception civique qui reconnaît explicitement le caractère pluraliste de la nation.

Le partenariat permettrait aux Anglo-Québécois
de maintenir un lien avec le Canada


Lorsqu'ils manifestent leur désir de rester canadiens, les Anglo-Québécois affirment aussi qu'ils veulent continuer à appartenir au pays qu'est le Canada. Que faut-il alors leur répondre ? Il faut leur dire que nous les comprenons, que c'est légitime, et que c'est avec regret que nous les verrions partir si le Québec devenait souverain. « Mais non, vous ne comprenez pas, nous voulons rester canadiens et en même temps nous voulons rester ici ! » Que peut-on opposer à cela ? Le dialogue semble ne plus pouvoir se poursuivre. Comment les souverainistes pourraient-ils répondre à une telle attente ? La souveraineté du Québec ne rend-elle pas irréalisable le désir de vivre au Québec tout en demeurant Canadien ? Oui, en effet, tel serait le cas si les souverainistes préconisaient tout bonnement la séparation du Québec. Mais, depuis toujours, ils proposent autre chose : ils veulent affirmer leur souveraineté et ils souhaitent une association économique avec le Canada. Depuis le 12 juin 1995, ils proposent même un partenariat économique et politique avec le Canada. Bien entendu, il n'y aura plus jamais, comme en 1980, le trait d'union de l'expression souveraineté-association : la souveraineté n'est plus conditionnelle à une entente de partenariat. Mais qu'arriverait-il si une telle entente était conclue ? Les Anglo-Québécois pourraient alors à la fois rester ici et faire partie d'une union Canada-Québec-nations autochtones. Ils maintiendraient par conséquent un lien avec le Canada. On pourrait même inventer une citoyenneté de l'union, en plus [230] des citoyennetés québécoise et canadienne. Plusieurs Anglo-Québécois pourraient sans doute aussi conserver leur citoyenneté canadienne. Ainsi, il n'est pas nécessaire d'envisager la partition du Québec pour s'assurer d'un couloir entre le Canada et les Maritimes après la souveraineté, ni pour maintenir un lien avec le Canada. Le partenariat tient compte des inquiétudes profondes des Anglo-Québécois. Certains souverainistes se demandent ce qu'il faut répondre aux partitionnistes, alors que la réponse est dans leur programme. Si le discours partitionniste prend de l'ampleur, c'est peut-être parce que les souverainistes n'ont pas assez vanté les mérites du partenariat. En proposant le partenariat, ils font sans doute bonne figure aux yeux de la communauté internationale et s'assurent d'un plus grand appui à la souveraineté, mais ils remplissent aussi leurs obligations à l'endroit des Anglo-Québécois.

La question autochtone

Les objections à la partition du territoire québécois ne semblent pas s'appliquer aux Autochtones. Après tout, si la nation québécoise a le droit à l'autodétermination, la même chose peut être dite au sujet des nations autochtones. On doit reconnaître que si le Canada est divisible, le Québec souverain pourrait éventuellement l'être aussi s'il ne reconnaissait pas formellement l'existence des peuples autochtones. Les 11 nations autochtones ne comptent au total qu'environ 74 000 personnes sur le territoire québécois, mais il s'agit néanmoins de nations. Elles devraient être sur un pied d'égalité avec la nation québécoise. Pour l'essentiel, ces considérations apparaissent exactes, mais il ne faut pas en rester à des généralités. Regardons la situation de plus près.

Il y a sur le territoire canadien environ 700 000 autochtones répartis en 600 bandes et susceptibles de former de 60 à 80 nations. Il serait extravagant d'autoriser l'exercice d'un [231] droit de sécession à l'ensemble de ces peuples. Si les recommandations contenues dans le rapport Dussault-Erasmus [2] étaient mises en application, et, selon certains, c'est une utopie de croire qu'elles le seront, les peuples autochtones jouiraient seulement d'un droit limité à l'autodétermination, à savoir l'autonomie gouvernementale. Les auteurs du rapport affirment d'ailleurs explicitement que les Autochtones n'ont pas l'intention de violer l'intégrité territoriale du Canada. Au Québec cependant, les Cris et les Inuits ont déjà dit à maintes reprises que si la souveraineté du Québec se réalisait, ils voudraient être rattachés au Canada et non au Québec. Or, le droit d'association qu'ils exerceraient alors porterait atteinte à l'intégrité territoriale du Québec. Il équivaudrait en ce sens à l'exercice du droit de sécession. Pourquoi ces deux poids, deux mesures ? Au Canada, on accueille le rapport Dussault-Erasmus dans l'indifférence la plus totale, alors qu'il ne préconise que l'autonomie gouvernementale. Mais au Québec, il faudrait accorder aux peuples autochtones un droit de violer l'intégrité territoriale ? L'autonomie gouvernementale autochtone, soutiennent les auteurs du rapport, est compatible avec le respect de l'intégrité territoriale du Canada. Pourquoi ne serait-elle pas compatible avec le respect de l'intégrité territoriale du Québec ? Pourquoi trouve-t-on raisonnable que les Cris ou les Inuits menacent de violer l'intégrité territoriale du Québec ?

Un problème moral et politique

La relation que le Québec entretient avec les 11 nations autochtones vivant sur son territoire est d'abord et avant tout morale et politique. Toute la question est de savoir ce qui constitue un arrangement adéquat qui puisse satisfaire les deux parties en présence. À mon avis, le gouvernement du Québec doit admettre que, malgré son caractère illégitime, la Constitution canadienne de 1982 contient un article qui [232]

protège les Autochtones, l’article 35, et il doit pour cette raison accepter de le reconduire dans la Constitution du Québec souverain. Il doit s'engager à reconnaître les droits ancestraux des Autochtones et le principe de l'autonomie gouvernementale. Le gouvernement a eu tort de défendre la terra nullius à la Cour suprême et il a tort d'exiger encore à notre époque l'extinction des droits en échange de l'autonomie gouvernementale. Il pourrait par ailleurs, une fois que le Québec serait devenu souverain, accepter, si cela s'avère nécessaire, de partager pendant un certain temps la responsabilité de fiduciaire avec le gouvernement fédéral à l'égard des nations autochtones vivant sur les deux territoires. Il devrait s'employer à satisfaire aux revendications des Autochtones parallèlement au processus d'accession à la souveraineté, et ne pas reporter ces questions aux calendes grecques.

Mais les Autochtones doivent eux aussi reconnaître le peuple québécois et comprendre les raisons qui le motivent à devenir souverain. L'une des meilleures façons de le faire est de s'engager à respecter l'intégrité du territoire québécois après une déclaration unilatérale de souveraineté. Telle est la voie dans laquelle Bernard Cleary, négociateur auprès des gouvernements pour les Attikameks et les Montagnais, semble vouloir s'engager advenant l'impossibilité de réformer en profondeur le fédéralisme [3]. Cette position constitue un compromis raisonnable, et le gouvernement québécois devrait dès à présent tenter de conclure une entente avec des interlocuteurs comme lui.

Toutefois, Matthew Coon-Come, chef du Grand conseil des Cris, et Ghislain Picard, chef de l'Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, laissent entendre que si le Québec peut s'engager dans la voie de la souveraineté, les Autochtones peuvent de leur côté exercer un droit d'association et rester canadiens [4]. Il faut dire tout de suite que l'on ne peut repousser cette thèse du revers de la main. Les Autochtones sont, comme tous les autres peuples, en principe libres de choisir leur propre destin et [233] ils pourraient avoir raison, dans certaines circonstances, d'exercer de cette façon leur droit à l'autodétermination. Mais il faut aussi que les nationalismes québécois et autochtones puissent cohabiter harmonieusement et que l'autodétermination des uns n'entrave pas celle des autres. C'est dans cet esprit que le Québec agit avec le Canada, en proposant encore un partenariat politique même après que les tentatives de réforme ont toutes échoué, et c'est dans cet esprit qu'il agirait avec les Autochtones s'il appliquait les mesures que j'ai mentionnées plus haut. En fait, si toutes les nations autochtones du Québec exerçaient un droit d'association avec le Canada, le Québec se retrouverait avec 11 enclaves. Une telle situation compromettrait le contrôle effectif du territoire et rendrait par conséquent impossible le processus d'accession à la souveraineté. Le morcellement heurterait de front les intérêts économiques du Québec dans le Grand Nord et encouragerait les tendances partitionnistes de certains Anglo-Québécois. Il est évident que l'action envisagée par Matthew Coon-Come et Ghislain Picard aurait pour effet de faire reculer de nombreux Québécois devant le projet souverainiste. En somme, quand on l'examine concrètement, l'action qu'ils proposent ne tient pas compte des revendications légitimes du peuple québécois. C'est une solution qui cherche à affirmer le droit à l'autodétermination des nations autochtones, mais sans tenir compte du droit à l'autodétermination du peuple québécois. Ils soutiennent que l'association avec le Canada est le pendant inévitable de l'accession du Québec à la souveraineté, mais, en réalité, il s'agit d'une action qui empêche la réalisation de la souveraineté.

Matthew Coon-Come et Ghislain Picard laissent entendre qu'un Québec souverain ne pourra pas maintenir son intégrité territoriale. Mais, à la suite d'une éventuelle déclaration unilatérale de souveraineté, le Québec remplacera l'ordre constitutionnel ancien par un ordre nouveau qui contiendra sans aucun doute des dispositions relatives [234] au territoire québécois. Si les nations autochtones veulent exercer un droit d'association après la déclaration de souveraineté, ils devront violer l'ordre constitutionnel québécois, de la même manière que le Québec doit s'opposer à l'ordre constitutionnel canadien s'il choisit de déclarer unilatéralement sa souveraineté. Les Autochtones auraient sans doute raison de s'engager dans une telle contestation si le Québec ne reconnaissait pas leurs droits, mais ils ne seront pas moralement justifiés de le faire dans le cas contraire. Après trente-cinq ans d'échecs constitutionnels et de refus obstinés des Canadiens à reconnaître l'existence du peuple québécois, ce dernier a des raisons morales profondes de choisir la souveraineté. Les Autochtones ont-ils vraiment des griefs semblables à l'égard du Québec ?

Les nations autochtones n'auraient pas de raison de violer l'intégrité du territoire québécois si le Québec avait un comportement irréprochable à leur endroit. De la même manière, le Québec aurait du mal à justifier son accession à la souveraineté s'il était reconnu comme une nation ayant un statut particulier au sein de la fédération. C'est en ces termes moraux et politiques qu'il faut poser le problème. Les considérations morales laissent certaines personnes grandement perplexes. Pourtant, dans les sociétés libérales, un rapport de force politique doit, pour être respectable, s'appuyer sur des justifications morales solides. Une grève syndicale, par exemple, doit être motivée par des principes de justice et d'équité. Or MM. Coon-Come et Picard ne semblent pas s'embarrasser de considérations morales lorsqu'il s'agit d'examiner les conséquences d'une association avec le Canada. Le cynisme et la désinvolture avec lesquels ils traitent les considérations morales montrent qu'ils n'ont pas suffisamment réfléchi à la gravité des questions qu'ils soulèvent. Cela explique aussi pourquoi ils ne se sont pas rendu compte du caractère dangereux des actions qu'ils proposent.

Il faudra que, parallèlement à la démarche souverainiste, on satisfasse aux revendications légitimes des peuples [235]

autochtones. Leur cause est aussi honorable que celle du Québec. Le Québec ne doit pas se comporter à leur endroit comme le Canada se comporte avec lui. Les questions autochtone et québécoise peuvent être réglées séparément l'une de l'autre, mais elles doivent aussi être réglées en même temps. Il faudra tout mettre en œuvre pour que des ententes avec les Autochtones puissent être conclues avant la tenue d'un prochain référendum, sinon avant une déclaration de souveraineté. Il nous faudra faire preuve d'imagination et reprendre à notre compte les propositions intéressantes du rapport Dussault-Erasmus. Je souhaite même pour ma part qu'on associe les Autochtones à la proposition de partenariat avec le Canada. C'est de cette façon que l'on tiendra vraiment compte de leur droit à l'autodétermination.

Les notes en fin de texte ont toutes été converties en notes de bas de page dans cette édition numérique afin d’en faciliter la lecture. JMT.

[236]



[1] André Burelle, Le Mal canadien. Essai de diagnostic et esquisse d'une thérapie, Montréal, Fides, 1995.

[2] Gouvernement du Canada, Rapport de la Commission royale sur les Peuples autochtones, Ottawa, novembre 1996

[3] Bernard Cleary, « La partition du Québec : un piège à ours pour les Indiens », La Presse, 9 septembre 1997.

[4] Matthew Coon-Come et Ghislain Picard, « Autochtones : les droits fondamentaux ne peuvent être éteints », La Presse, 15 octobre 1997.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 6 juillet 2017 9:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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