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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Michel SEYMOUR, “L’État fédéré du Québec.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyn Maclure et Alain-G. Gagnon, Repères en mutation. Identité et citoyenneté dans le Québec contemporain, pp. 351-376. 4e partie : “Fédéralisme, souveraineté partagée et aménagement de la diversité nationale.” Montréal: Les Éditions Québec / Amérique, 2001, 435 pp. Collection “Débats”. [Texte diffusé en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales avec l’autorisation d'Alain-G. Gagnon, accordée le 17 mars 2006.]

[351]

Michel SEYMOUR

Professeur de philosophie, Université de Montréal

L’État fédéré du Québec.”

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyn Maclure et Alain-G. Gagnon, Repères en mutation. Identité et citoyenneté dans le Québec contemporain, pp. 351-376. 4e partie : “Fédéralisme, souveraineté partagée et aménagement de la diversité nationale.” Montréal : Les Éditions Québec / Amérique, 2001, 435 pp. Collection “Débats”.


Comment expliquer l'existence d'un puissant mouvement nationaliste québécois qui est en quête d'indépendance et qui propose un partenariat renouvelé avec le Canada [1] ? À prime abord, cela pourrait sembler étonnant puisque le Canada est après tout une fédération et que le Québec en est une province. Son statut de province lui confère une certaine autonomie gouvernementale et une certaine marge de manœuvre fiscale. Sa situation est donc en principe préférable à celle de l'Écosse, du pays de Galles, de la Catalogne, de la Galice ou du Pays basque, car ces nations seraient pour la plupart sans doute ravies de former des États fédérés au sein d'une véritable fédération. Alors, comment expliquer le nationalisme québécois ? L'exemple du Québec prouve-t-il une fois pour toutes que les nationalistes ne se contenteront de rien de moins que la souveraineté complète, quels que soient les efforts déployés pour tenter de répondre à leurs besoins ? C'est ce que je [352] veux réfuter dans ce texte. L'option indépendantiste peut s'expliquer en dépit du fait que le Québec semble disposer d'une certaine autonomie gouvernementale à titre de province au sein du Canada. Je veux présenter des arguments pour expliquer ce qui semble à première vue énigmatique. Comment se fait-il que le Québec soit encore malheureux au Canada, alors qu'il forme un État fédéré au sein d'une fédération ?

Cette interrogation pourrait d'ailleurs se transformer en une objection adressée aux nationalistes qui critiquent le système fédéral actuel. La véritable opposition entre les nationalistes et les fédéralistes, ce n'est pas que les premiers réclament la mise en application d'une politique de la reconnaissance alors que les seconds la refusent ou se rapportent à des principes universels du libéralisme qui nient l'existence des demandes formulées par les groupes minoritaires. L'opposition entre les deux repose sur deux façons différentes de concevoir la politique de la reconnaissance. Les nationalistes québécois réclament la mise en place d'une politique de la reconnaissance de la diversité profonde, prenant la forme d'une réforme en profondeur du fédéralisme, réforme qui permettrait de transformer la fédération en un État multinational sur le plan des symboles autant que sur le plan des arrangements institutionnels. La seconde approche conçoit la politique de la reconnaissance comme une politique de traitement égal, qui doit se traduire sur le plan des structures par une politique des langues officielles, une politique de multiculturalisme et un arrangement politique de type fédéral [2]. Comme l'a [353] soutenu Ramsay Cook, la Charte canadienne des droits et libertés contient des clauses protégeant les droits collectifs des peuples autochtones et des minorités linguistiques [3]. La fédération canadienne s'éloigne donc sensiblement du modèle libéral orthodoxe. Il y a déjà une politique de la reconnaissance à l'œuvre dans le système canadien.

L'objection que l'on pourrait être tenté de formuler contre le souverainisme québécois est donc la suivante. Le système fédéral devrait être perçu comme un type d'organisation politique qui répond au moins partiellement aux attentes essentielles du Québec et satisfait son besoin de reconnaissance. En tant qu'État fédéré, le Québec jouit déjà d'une certaine autonomie politique et fiscale qui devrait être accueillie avec un esprit de compromis. En tout cas, cela ne justifierait certainement pas la présence d'un mouvement préconisant la souveraineté du Québec.

Je me propose tout d'abord de montrer que le fédéralisme, le multiculturalisme et la politique de bilinguisme officiel ne peuvent être interprétés comme impliquant une certaine forme de reconnaissance de l'existence du peuple québécois. Je montrerai ensuite que l'État canadien est en même temps engagé plus que jamais dans une entreprise de construction nationale. Il veut créer une identité nationale canadienne tout en ignorant l'identité québécoise. À ce nation building vient ensuite s'ajouter un ensemble de politiques qui viennent heurter de plein fouet les assises mêmes de l'arrangement fédéral. La marge de manœuvre fiscale du gouvernement québécois et son autonomie politique au sein de l'État fédéral sont plus que jamais fragilisés. Le déséquilibre fiscal est en train de s'ériger en système et la division des pouvoirs est en train d'être [354] déstabilisée au profit du gouvernement fédéral. Dans un tel contexte, le fédéralisme canadien apparaît comme un paravent qui occulte un rapport de domination à l'endroit de la nation québécoise.

I. UNE FÉDÉRATION MULTINATIONALE ?

Il serait facile de montrer que le Canada rejette l'existence du peuple québécois, rejette l'idée d'accorder un statut particulier à la province de Québec et rejette le principe du fédéralisme asymétrique. Mais on ne peut tirer une conclusion définitive quant aux mérites respectifs de la situation québécoise et de la situation écossaise ou catalane, pour ne considérer que ces exemples. Le Québec est désavantagé par rapport à l'Écosse, parce que celle-ci est reconnue par la Grande-Bretagne comme une nation. L'Écosse bénéficie d'un statut particulier en Grande-Bretagne et le principe de l'asymétrie est accepté par tous. De son côté, le Québec bénéficie d'une plus grande autonomie politique et d'une plus grande marge de manœuvre fiscale. Le résultat est donc mitigé. Ce que le Québec perd en termes de reconnaissance, il l'obtient en termes de pouvoir politique et d'autonomie fiscale.

Des remarques analogues pourraient peut-être être faites au sujet de la Catalogne. Nous ne sommes donc pas encore en mesure de comprendre pourquoi le souverainisme est plus ancré au Québec qu'en Écosse ou en Catalogne.

On pourrait d'ailleurs penser que le fédéralisme constitue en lui-même déjà une formule qui permet de tenir compte de la multination canadienne. Pour comprendre cet argument, il faut commencer par distinguer le fédéralisme territorial du fédéralisme multinational. Le [355] fédéralisme territorial procède d'une division purement territoriale des États fédérés, alors que le fédéralisme multinational répartit les territoires en tenant compte de la diversité nationale. Quand le Canada a été fondé, il pouvait sembler être une fédération multinationale parce que le Québec était l'une des quatre provinces fondatrices et que sa population était majoritairement francophone. Nous pourrions donc soutenir que les frontières de la province de Québec ont, jusqu'à un certain point, été fixées pour refléter l'existence d'une majorité nationale de Canadiens français et pour que la province ait une sorte d'autonomie gouvernementale.

À l'époque, certains Québécois pensaient d'ailleurs que le Canada se considérait comme un pays multinational avec deux peuples fondateurs. Quand la Constitution a été adoptée - sans référendum - par une légère majorité des députés, en 1867, les journaux du Québec (La Minerve) ont considéré l'événement comme une nouvelle entente entre les deux peuples fondateurs. Toutefois, on a soutenu depuis - et particulièrement sous la plume de l'historien Ramsay Cook [4] - que cet ordre constitutionnel n'a jamais été interprété ainsi par le Canada anglais.

Dans un article récent [5], Will Kymlicka a cependant tenté de tirer des conséquences positives du fait que la fédération canadienne avait au départ une certaine dimension multinationale, puisqu'elle avait autorisé que l'une de ses provinces soit composée majoritairement de francophones. Il écrit : « la décision prise en 1867 de créer (ou, plus exactement, de rétablir) une province distincte - le [356] Québec - où les francophones formeraient une nette majorité marqua une première étape, déterminante, vers l'autonomie nationale des Québécois à l'intérieur du fédéralisme canadien [6] ». Sur ce plan, la fédération canadienne se distinguerait sensiblement de la fédération des États-Unis d'Amérique, où l'on n'a jamais autorisé aucun État à être composé d'une majorité autre qu'anglophone. Cela nous permettrait de qualifier la fédération américaine de territoriale.

Mais on peut se demander si le modèle du fédéralisme multinational a jamais été entériné par les Canadiens. Il n'y a aucune mention de deux peuples fondateurs dans la Constitution canadienne et l'histoire n'a jamais été interprétée en ce sens par les Canadiens anglais. La création d'une province dont la population est majoritairement francophone doit peut-être être considérée non pas comme une reconnaissance du caractère multinational du Canada, mais bien plutôt comme une proposition procédant d'une realpolitik que le Canada a été contraint de formuler pour résoudre le problème des Canadiens français après l'échec d'une union forcée, dans les décennies qui ont précédé la création de la fédération canadienne. Le fait d'admettre une province composée d'une majorité de francophones serait moins un acte de reconnaissance de la nation québécoise qu'une solution de pis-aller, imposée par la réalité politique. On s'est peut-être laissé convaincre d'adopter la formule fédérale par le fait que le Québec ne serait plus dans ce nouvel arrangement politique qu'une province sur quatre. Autrement dit, on peut interpréter la mise en place de ce nouvel ordre constitutionnel de 1867 comme la première étape dans une entreprise de minorisation du Québec au sein du Canada.

[357]

Je crains par conséquent que Kymlicka n'imagine après coup une situation qui n'a pas réellement existé. De toute manière, dans le même article, Kymlicka reconnaît que le Canada n'est pas une fédération multinationale, tout comme Philip Resnick, qui est un autre politologue ayant prôné ce modèle [7]. Kymlicka reconnaît que le Canada n'a jamais poursuivi cette voie et il reconnaît que « le modèle territorial domine la pensée du Canada anglais ». Le fédéralisme multinational est un point de vue défendu par une très petite minorité d'intellectuels canadiens.

II. LA POLITIQUE
DES LANGUES OFFICIELLES


Le gouvernement canadien a adopté et appliqué une politique de bilinguisme selon laquelle tout le pays est officiellement bilingue. Est-ce là une façon de reconnaître l'existence du peuple québécois ? Il faut au contraire conclure que c'est une façon d'en nier l'existence et pour plusieurs raisons. Par cette politique, le gouvernement fédéral entretient artificiellement l'existence de la nation canadienne-française. Il se sert des minorités francophones vivant à l'extérieur du Québec pour entretenir cette illusion et contrer de cette manière la construction d'une identité nationale québécoise. La politique des langues officielles a aussi pour objectif de préserver une façade de bilinguisme, qui occulte plus ou moins bien la réalité de l'assimilation. Cette politique donne l'impression que l'on fait ce que l'on peut pour sauvegarder le [358] français au Canada, et cela a pour effet de contenir toute révolte en donnant de faux espoirs aux francophones hors Québec. Enfin, la reconnaissance du caractère officiel de la langue française agit en grande partie comme un substitut à une reconnaissance de la nation québécoise. Il apparaît donc hasardeux d'interpréter la politique de bilinguisme officiel comme faisant intervenir une reconnaissance implicite de la nation québécoise.

Cependant la question demeure de savoir si cette politique peut quand même servir les intérêts de la nation québécoise, ne serait-ce que de manière indirecte. Sans contenir une reconnaissance implicite de la nation québécoise, la politique de bilinguisme officiel rendrait quand même service à la cause des nationalistes québécois. Il faut répondre à cela que le bilinguisme est pratiquement inexistant à l'extérieur du Québec et du Nouveau-Brunswick. Les dernières statistiques du gouvernement fédéral révèlent que « le bilinguisme progresse », mais les villes où nous voyons une telle évolution abritent en majorité des francophones. Bref, le bilinguisme s'accroît dans les collectivités francophones, mais pas au Canada anglais. Par exemple, 40 % de la population canadienne-française de l'Ontario indique que la langue principale parlée à la maison est devenue l'anglais, et la situation est encore pire dans les autres provinces. Le gouvernement Harris, en Ontario, a diminué de 75 % les services offerts dans le seul établissement hospitalier entièrement francophone de la province, même si l'on compte 500 000 personnes en Ontario dont la langue maternelle est le français. Malgré les efforts faits par le gouvernement Harris pour réformer l'éducation (élargir les conseils scolaires indépendants), il n'existe pas encore d'université exclusivement francophone en Ontario. Et même si le bilinguisme est un peu plus répandu dans le gouvernement de la province, on note une réaction [359] négative de la population à l'endroit des Canadiens français, ce qui n'encourage en rien ces derniers à préserver leur langue.

Le Canada, malheureusement, ne protège pas bien le français en dehors du Québec et refuse de reconnaître l'autorité et l'autonomie du gouvernement du Québec en matière de langue et de culture sur le territoire québécois. Il n'existe pas de reconnaissance officielle du fait que le gouvernement québécois peut prendre des mesures pour que le français soit la langue publique commune au Québec. C'est pour cela que les politiques linguistiques du Québec sont toujours contestées devant les tribunaux par les avocats d'Alliance Québec, un organisme qui reçoit chaque année un million de dollars de Patrimoine canadien, le ministère de Sheila Copps. Les avocats du groupe Alliance Québec se sont récemment adressés aux tribunaux pour tenter de défendre le principe de l'égalité des deux langues dans la signalisation commerciale, allant ainsi à l'encontre de l'arrêt de la Cour suprême en vertu duquel le français pouvait avoir la priorité sans violer le principe de la liberté d'expression. Dans une autre affaire, ces avocats ont aussi soutenu que l'obligation pour les parents d'envoyer leurs enfants dans une école française était une violation du principe de la liberté de choix des parents francophones. Ils ne comprennent donc pas, comme le juge de la Cour supérieure du Québec l'a déclaré en l'espèce, que cette disposition de la charte linguistique québécoise concilie raisonnablement les droits collectifs du peuple québécois avec les droits individuels des citoyens du Québec. Même si les avocats d'Alliance Québec ont perdu ces deux batailles devant les tribunaux, ils en ont appelé à la Cour suprême du Canada. Ils se sont aussi engagés dans une autre bataille judiciaire, celle de l'accès des enfants canadiens à l'école anglaise au Québec.  [360] La loi québécoise stipule que, pour pouvoir faire instruire leurs enfants dans une école anglaise au Québec, les parents eux-mêmes ou un de leurs enfants doivent déjà avoir fait la plus grande partie de leurs études dans une école anglaise au Canada, alors que la Charte canadienne des droits et libertés est plus vague, puisqu'elle prévoit que leurs autres enfants doivent avoir fréquenté une école anglaise, sans préciser pour combien de temps. Le juge de la Cour supérieure du Québec qui a entendu l'affaire a interprété cette disposition de façon vraiment étonnante, en déclarant qu'un enfant pouvait fréquenter l'école anglaise au Québec à condition qu'un de ses frères ou une de ses sœurs ait fréquenté une école anglaise ailleurs au Canada pendant un certain temps. Il semble qu'une fréquentation de très courte durée pourrait, selon le juge, être conforme à l'esprit de la loi fédérale.

Comme on le voit, la politique de bilinguisme du gouvernement fédéral n'est pas une arme pouvant servir les intérêts du Québec. Il faut tout faire pour qu'elle puisse servir les intérêts des francophones du Canada, mais il faut être lucide sur son impact au Québec. La question se pose de savoir si la politique des langues officielles du gouvernement fédéral peut être harmonisée avec la Charte de la langue française, mais on ne peut pas dire qu'elle vient en aide de quelque façon que ce soit à la mise en place au Québec du français comme langue publique commune.

III. LA POLITIQUE
DE MULTICULTURALISME


Bien entendu, le Canada a adopté une politique de multiculturalisme. N'est-ce pas une façon de répondre aux besoins des Québécois ? Il faut tout d'abord souligner que [361] la politique canadienne de multiculturalisme a été adoptée en 1971, sous le gouvernement Trudeau, dans la foulée des recommandations du rapport de la Commission Laurendeau-Dunton. Plutôt que d'accepter le caractère binational et biculturel du Canada comme le recommandait la Commission, Trudeau a fait adopter une politique de multiculturalisme célébrant la diversité culturelle de l'immigration. Le document ne peut donc pas être interprété comme une reconnaissance de l'existence d'un peuple québécois.

Néanmoins, s'il faut en croire Kymlicka, les Québécois auraient tort de voir dans la politique de multiculturalisme une négation de l'existence du peuple québécois. Cette politique aurait plutôt eu pour objectif « de permettre la polyethnicité au sein des institutions nationales anglaises et françaises [8] ». La politique de multiculturalisme reconnaîtrait donc implicitement l'existence du peuple québécois, puisqu'elle aurait été conçue pour faciliter l'intégration des immigrants au sein des deux communautés nationales. On aurait tort de la décrire comme une politique qui vante les différentes cultures immigrantes et qui vise à faciliter l'intégration au sein des deux communautés linguistiques, car il s'agirait plutôt d'une politique de polyethnicité visant à intégrer les minorités au sein des deux cultures nationales, québécoise et canadienne. S'il faut en croire Kymlicka, Trudeau se serait d'une certaine manière trompé en décrivant son approche comme une politique de « multiculturalisme », au lieu de parler de « polyethnicité », et il aurait eu tort de caractériser les [362] communautés d'accueil comme des groupes « linguistiques », car il voulait plutôt les décrire comme des « cultures nationales ».

Je crains toutefois que cette reconstruction ex post facto ne tienne pas la route. La politique de multiculturalisme privilégie la diversité culturelle des immigrants et non la polyethnicité. Elle ne souligne pas l'existence de deux cultures nationales, mais plutôt de deux communautés linguistiques. Elle se coordonne à la politique des langues officielles et renvoie par conséquent à deux communautés de langues officielles et non à deux communautés nationales. Elle stipule que les immigrants doivent s'intégrer dans l'une ou l'autre des deux communautés linguistiques tout en restant muette sur le caractère biculturel ou binational des deux communautés d'accueil. Kymlicka voudrait nous faire croire que Trudeau essayait de tenir compte de l'existence du peuple québécois dans cette politique, mais rien ne saurait être plus éloigné de la vérité.

Ce débat n'est pas seulement académique. Avec cette politique, tous les immigrants qui arrivent au Québec sont libres de s'intégrer soit à la communauté francophone, soit à la communauté anglophone, et cela est contraire à la reconnaissance d'une nation québécoise. La politique de multiculturalisme est contrainte seulement par la politique sur les langues officielles et elle est parfaitement compatible avec le fait que des immigrants qui s'installent au Québec ne s'intègrent qu'à la communauté anglophone. Pourtant, si nous acceptons le caractère national de la communauté politique québécoise, nous devons demander aux immigrants d'apprendre la langue publique commune de cette communauté politique, le français. Bien entendu, s'ils le désirent, les immigrants peuvent s'intégrer à la communauté anglophone, mais ils doivent  [363] aussi apprendre la langue publique commune. Or c'est précisément ce qu'ils peuvent éviter de faire s'ils se conforment aux prescriptions contenues dans la politique canadienne de multiculturalisme.

Bien entendu, Kymlicka pourrait en dernier recours prétendre que cela s'accorde pleinement avec la reconnaissance de deux nations constitutives du Canada, puisque celles-ci se définiraient comme des nations linguistiquement, culturellement et historiquement homogènes. Autrement dit, les communautés de langues officielles seraient simultanément des communautés nationales. En reconnaissant l'obligation qu'ont les immigrants de s'intégrer aux communautés de langues officielles, on reconnaîtrait alors dans les faits ces deux communautés nationales.

Kymlicka a, en effet, parfois tendance à décrire la nation québécoise en ne faisant référence qu'aux francophones du Québec. Il fait souvent référence au peuple québécois en employant l'expression « Québécois » en français dans ses textes anglais. Cela laisse croire qu'il endosse la conception culturelle de la nation québécoise selon laquelle elle serait composée des francophones de souche ou assimilés. S'il pouvait adéquatement lire les choses de cette façon, cela lui permettrait sans doute de préserver son interprétation de la politique de multiculturalisme. Mais j'ai bien peur que cette porte de sortie ne lui soit pas disponible. Il reconnaît que les Canadiens ne souscrivent plus à une conception culturelle de leur nation [9], et il devrait alors de la même manière prendre acte du changement qui s'est effectué au Québec depuis trente ans. La nation canadienne-française cède progressivement le pas à [364] une nation québécoise, inclusive de l'ensemble des citoyens du Québec.

En somme, je ne crois pas que l'on puisse se servir de la politique de multiculturalisme pour illustrer la reconnaissance nationale de la nation québécoise au sein du Canada. Car pour parvenir à une telle interprétation, il faudrait procéder à une réforme importante du libellé de cette politique, en remplaçant les termes « multiculturalisme » et « communautés de langues officielles » respectivement par « polyethnicité » et « institutions nationales française et anglaise », et en imposant au Québec une conception culturelle de la nation québécoise. Il s'agit d'un bricolage qui ne parvient pas à se rendre crédible et à cacher les véritables intentions du législateur : nier l'existence de la nation québécoise.

Même si la politique canadienne de multiculturalisme prône officiellement l'intégration des immigrants dans l'un des deux groupes linguistiques officiels du pays, il reste que la plupart des immigrants accueillis au Canada adhèrent à la communauté anglophone et cela, même au Québec où des communautés francophones et anglophones se côtoient. L'immigrant qui arrive au Québec ignore souvent qu'il se trouve dans le territoire d'une communauté nationale d'accueil, et croit plutôt qu'il a le choix de s'intégrer à la minorité anglophone ou à la majorité francophone, et ses impressions sont confirmées par la politique multiculturelle du gouvernement fédéral. S'il importe de promouvoir une politique de multiculturalisme, celle-ci ne doit pas taire l'existence des communautés nationales d'accueil. Dans le contexte politique canadien, et en raison du refus du Canada de reconnaître l'existence de la nation québécoise, la politique de multiculturalisme est défavorable à la nation québécoise. N'oublions pas que la politique de multiculturalisme a été mise en œuvre par [365] le gouvernement Trudeau en réponse au rapport de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme. Elle a donc été conçue dès le début comme un moyen de nier l'existence des deux principales communautés nationales d'accueil au Canada.

Cette politique part du principe voulant que toutes les cultures du territoire canadien sont égales. Qui peut être contre un tel principe ? Il faut sans l'ombre d'un doute souscrire au principe de l'égalité de toutes les cultures. Cependant, lorsque ce principe est appliqué à un territoire particulier, il faut aussi, justement pour assurer la survie de toutes les cultures, donner priorité à l'existence des communautés nationales d'accueil. Cette distinction fondamentale entre les minorités culturelles et les communautés d'accueil, cruciale pour la défense de l'égalité de toutes les cultures, revêt une importance particulière lorsque le pays est un État multinational et lorsque l'une des communautés nationales d'accueil, à l'intérieur de cet État, est en position minoritaire comparativement aux autres communautés d'accueil du même territoire.

IV. LA CONSTRUCTION
NATIONALE CANADIENNE


Je viens de montrer que l'arrangement fédéral, la politique des langues officielles et la politique de multiculturalisme ne peuvent être interprétées comme manifestant une reconnaissance du peuple québécois. Bien plus, elles ont eu pour effet de nuire à cette reconnaissance. La création du système fédéral à partir de quatre provinces a eu pour effet de minoriser le Québec. La politique des langues officielles a fourni un alibi au Canada lui permettant de se donner bonne conscience à l'égard de la [366] reconnaissance du français. Cela l’a rendu indifférent à la réalité de l'assimilation. La même chose peut être dite au sujet de la politique de multiculturalisme. Le Canada s'est montré ouvert aux différentes cultures, mais cela a eu pour effet de rendre inutile à ses yeux la mise en place d'une politique de la reconnaissance à l'égard du Québec.

Mais on ne peut nier que le fédéralisme canadien a permis au Québec de déployer une certaine autonomie à l'intérieur du système fédéral. Si les choses en étaient restées là, il aurait sans doute été possible de défendre les mérites du fédéralisme canadien. La fédération canadienne est relativement décentralisée et l'autonomie québécoise qui en découle ne peut être niée. Mais pour comprendre davantage la situation dans laquelle se trouve le Québec, il faut réaliser que le gouvernement fédéral ne s'est pas contenté de rester passif dans son refus d'accéder aux revendications du Québec. Il est depuis une trentaine d'années passé à l'attaque et s'est engagé, sous l'influence de Pierre Elliott Trudeau, dans une entreprise de construction nationale. Il est difficile de résister à la tentation de décrire sa démarche comme un processus de nation building. Il n'y a certes en soi rien de répréhensible à faire la promotion d'un certain nation building. Le problème est cependant que les Canadiens refusent de reconnaître la nation québécoise. Certains événements des vingt dernières années doivent être mis en relief pour bien comprendre de quoi il s'agit.

Le gouvernement fédéral s'est mis à dépenser de plus en plus dans des champs de compétence du Québec. Il a utilisé son pouvoir de dépenser dans des domaines pourtant reconnus dans la Constitution de 1867 comme étant de compétence exclusivement provinciale : cette Constitution reconnaissait au Québec - comme d'ailleurs à toutes les autres provinces - une compétence exclusive à l'égard [367] des soins de santé, des hôpitaux, de l'éducation et des ressources naturelles. Le gouvernement fédéral a utilisé son pouvoir de dépenser pour intervenir dans tous ces champs de compétence provinciale. Le Québec avait déjà contesté cette utilisation abusive du pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral, mais la Cour suprême l'avait jugée constitutionnelle.

Le Canada a imposé au Québec, en 1982, un nouvel ordre constitutionnel en dépit du fait que la grande majorité des députés de l'Assemblée nationale s'y est opposée. À ce jour, aucun gouvernement québécois, fédéraliste ou souverainiste, n'a accepté de signer cette Constitution révisée. En faisant fi du rejet du Québec, le Canada lui a refusé le droit à l'autodétermination interne au sein du Canada. Il a traité le Québec comme une province et non comme une nation en se contentant de l'appui de neuf provinces sur dix.

Ensuite, le nouvel ordre constitutionnel a nié au Québec le droit de veto qu'il avait auparavant sur les réformes constitutionnelles. Avant 1982, une convention constitutionnelle accordait en effet au Québec un droit de veto sur toute modification de la Constitution, mais la Cour suprême a nié l'existence d'un tel droit quand le Québec a protesté après le rapatriement de la Constitution. La Cour a déclaré légal ce nouvel ordre constitutionnel.

Il faut donc aussi souligner que les juges de la Cour suprême ont participé à cette entreprise de construction nationale. Ces juges sont tous nommés par le premier ministre fédéral. Ils ont par conséquent plutôt tendance à approuver les intentions législatives du gouvernement central. La Cour a approuvé la plupart des lois que le gouvernement fédéral a introduites, mais a rejeté de nombreuses lois introduites par les législatures provinciales. Et comme on vient de le faire remarquer, elle a avalisé le [368] rapatriement de la Constitution en 1982, nié l'existence d'une convention constitutionnelle donnant un droit de veto au Québec et approuvé l'utilisation que le gouvernement fédéral faisait de son pouvoir de dépenser. La Cour a donc joué un rôle important dans le processus de construction nationale qui caractérise la politique du gouvernement fédéral au cours des vingt dernières années. La Charte des droits et libertés a sans doute aussi été un instrument dans cette entreprise de nation building [10].

Ensuite, le nouvel ordre constitutionnel de 1982, celui qui a été imposé au Québec, comprenait une nouvelle formule d'amendement de la Constitution du Canada. Désormais, toutes les modifications importantes de la Constitution exigent le consentement unanime des premiers ministres des dix provinces, en plus de devoir être ratifiées par chaque législature provinciale dans un délai de trois ans. Autrement dit, même si les citoyens peuvent s'exprimer individuellement dans des référendums sur différentes réformes politiques, le Québec ne peut en tant que peuple choisir sa propre organisation politique au sein du Canada. Il n'a donc pas de pouvoir d'autodétermination interne comme peuple, contraint qu'il est d'accepter un ordre constitutionnel qu'il n'a pas choisi et incapable de mettre en œuvre une réforme importante. La formule d'amendement permet donc de cimenter l'ordre constitutionnel qui a été imposé au Québec, et elle joue en ce sens elle aussi un rôle important dans l'entreprise de construction nationale mise en place par le gouvernement fédéral.

Enfin, l'Accord du lac Meech, qui contenait cinq dispositions modestes, dont celle déclarant que le Québec [369] constituait une société distincte, a fini par être rejeté par deux des provinces en 1990. Bref, même cette réforme mineure n'a pas été rendue possible. Il semble que les Canadiens ne voulaient pas accepter de reconnaître le Québec comme une société distincte. Dans les sondages réalisés quelques mois auparavant, le mot « distincte » était pour 60% d'entre eux synonyme de « supérieure ». Or cette disposition aurait donné au Québec les moyens de protéger et de promouvoir le français dans la province [11]. Voilà différentes données qui révèlent que le Canada est engagé dans une politique de nation building. On ne peut certes pas tirer une conclusion définitive à ce stade-ci de notre exposé concernant les avantages et les désavantages d'une politique de la reconnaissance prenant la forme d'un arrangement fédéral, mais on peut à tout le moins affirmer que cette politique de construction nationale nuit de plusieurs façons au Québec. Les nombreuses ingérences du gouvernement fédéral dans les compétences québécoises ont réduit l'autonomie du Québec. La mise en place d'un nouvel ordre constitutionnel soutenue par la Cour suprême a nui à son autodétermination. Et le rejet de l'Accord du lac Meech a eu un impact négatif sur certains aspects de l'identité québécoise. La dynamique de l'État fédéral n'a donc pas laissé intact l'équilibre des forces en présence.

Il ne faut donc pas se leurrer sur les bénéfices qui découlent du statut d'État fédéré pour le Québec. Il ne faut pas regarder la situation telle qu'elle se présente en théorie ou d'une manière purement statique. Il faut aussi regarder la dynamique dans laquelle se trouve inscrit le gouvernement fédéral. Et lorsqu'on jette un regard attentif sur ce qui se passe, le moins que l'on puisse dire est que [370] l'arrangement fédéral place le Québec dans une situation très inconfortable.

V. DES OFFENSIVES RÉCENTES

Si l'on devait en rester là, je suppose que l’on pourrait encore ergoter sur les avantages de la fédération pour le Québec. Mais le gouvernement fédéral a continué de bouger. Depuis le référendum de 1995, les interventions fédérales se sont multipliées. Le gouvernement fédéral est désormais engagé dans une stratégie systématique d'occultation du caractère national de la culture québécoise, et le nation building canadien prend des proportions démesurées.

L'offensive récente de construction nationale du gouvernement fédéral ne s'est pas arrêtée à une lutte portant sur les symboles, la culture et les médias. Les politiques fédérales ont fini par porter atteinte à l'équilibre politique et fiscal qui subsiste entre le Québec et le gouvernement central. Rappelons que cet équilibre est l'argument ultime invoqué par ceux qui recherchent un compromis entre les aspirations du Québec et la capacité de reconnaissance que peut tolérer le Canada. Ici nous arrivons enfin à un moment important de notre investigation, puisque c'est la marge de manœuvre politique et fiscale qui fait justement l'objet d'une remise en question. L'Entente-cadre sur l'union sociale, conclu en 1999 entre le gouvernement fédéral et les neuf autres provinces, approuve les intrusions d'Ottawa dans des champs de compétence exclusivement provinciale [12]. Le Québec s'est [371] une fois de plus retrouvé isolé en tentant de défendre la possibilité de se retirer d'un programme fédéral quelconque avec un dédommagement financier. C'est une revendication que le Québec a réitérée maintes fois depuis quarante ans, que son gouvernement ait été fédéraliste ou souverainiste.

Le gouvernement fédéral et les premiers ministres des neuf autres provinces ont rejeté ce principe. Ces provinces l'avaient accepté au départ, mais elles ont décidé de renier ensuite l'entente conclue avec le Québec, entente qu'elles avaient pourtant signée. Elles avaient approuvé le principe du retrait avec compensation financière défendu par le Québec, mais elles ont ensuite choisi de ne pas honorer leur propre signature. Ce revirement n'est pas nouveau, puisque les provinces en avaient fait autant en 1981. Elles avaient, à cette époque aussi, tourné le dos au Québec en reniant leur propre signature pour approuver le rapatriement de la Constitution.

Quoi qu'il en soit, dans l'Entente-cadre sur l'union sociale, le gouvernement fédéral et les neuf autres provinces ont simplement accepté la possibilité pour le gouvernement d'une province de se retirer de tous les nouveaux programmes à frais partagés. Par conséquent, pour la première fois dans l'histoire du Canada, le gouvernement fédéral est autorisé par les neuf provinces à dépenser autant qu'il veut - après consultation - dans des champs de compétence provinciale exclusive, pourvu que les programmes en question soient financés exclusivement par lui, et les provinces ne peuvent se retirer de ces programmes. Le gouvernement fédéral ne pouvait demander mieux : avec les énormes excédents budgétaires dont il dispose actuellement, les programmes à frais partagés ne l'intéressent plus. L'Entente-cadre revient donc en définitive à autoriser le gouvernement fédéral à [372] intervenir autant qu'il le veut dans les domaines de l'éducation et des soins de santé. L'Entente-cadre sur l'union sociale a été dénoncé par de nombreux fédéralistes, mais leur voix n'a pas été entendue.

Il fut un temps où le Québec pouvait espérer trouver des alliés parmi les neuf autres provinces pour obtenir une dévolution de pouvoirs accrue. Désormais, ces provinces ont capitulé : elles sont disposées à laisser le gouvernement fédéral s'immiscer dans leurs propres affaires. L'argument qui invoque la possibilité de se faire des alliés parmi les autres provinces ne peut donc plus être utilisé pour contrer les souverainistes québécois. Le gouvernement du Canada s'impose comme jamais auparavant dans des champs de compétence provinciale. Le Fonds des bourses d'études du millénaire, les chaires d'excellence, le programme des congés parentaux, la Loi sur les jeunes contrevenants, la Fondation de l'innovation sont tous des exemples récents d'ingérence fédérale. L'Entente-cadre sur l'union sociale légitime d'une manière générale le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral et consacre sa volonté d'utiliser ses surplus pour s'emparer des pleins pouvoirs dans une perspective de centralisation sans précédent. Ces programmes ne respectent même pas le principe de subsidiarité.

Le Canada est-il la fédération multinationale la plus décentralisée du monde ? Il est difficile de répondre à cette question puisque la plupart des fédérations multinationales se sont dissoutes, et l'une des rares fédérations multinationales qui restent, la Belgique, est au moins aussi décentralisée que le Canada. Quoi qu'il en soit, le fait est qu'aucun champ de compétence provinciale n'a échappé à l'invasion du gouvernement fédéral au cours des vingt dernières années. Mais le Canada est-il financièrement décentralisé ? Les excédents budgétaires croissants réalisés [373] par le gouvernement fédéral annoncent malheureusement un virage radical puisque, dans un peu plus de vingt ans, il va dépenser davantage au Québec que le gouvernement du Québec lui-même [13]. Qui plus est, le Québec doit assumer l'augmentation rapide des coûts du système de soins de santé, tandis que le gouvernement fédéral accumule d'énormes excédents budgétaires avec des programmes dont le rythme d'expansion n'est pas aussi rapide que celui des programmes provinciaux.

Nous sommes donc entrés dans une période particulièrement difficile au Québec. Le déséquilibre politique et fiscal fait désormais partie des règles de fonctionnement de la fédération. Il devient par conséquent problématique de parler des avantages pour le Québec d'être un État fédéré au Canada. Car de quel État fédéré s'agit-il ? Quelles sont les compétences exclusives du Québec ? De quelle marge de manœuvre fiscale le Québec dispose-t-il ? Plus rien n'est acquis de ce côté. Une dynamique nouvelle s'est instaurée qui permet de bouleverser structurellement la nature fédérale des rapports entre le Québec et le Canada.

VI. DES CONCLUSIONS S'IMPOSENT

Selon le député européen du Scottish National Partyy Neil MacCormick, le gouvernement britannique n'oserait jamais interdire une intervention des représentants du [374] gouvernement écossais si un sommet européen avait lieu à Édimbourg, comme cela s'est produit au Québec à l'occasion du Sommet des Amériques [14]. Il ne viendrait jamais à l'idée des représentants du gouvernement britannique de nier l'existence du peuple écossais ou de demander à ses représentants de ne pas employer l'adjectif « national » pour qualifier les institutions écossaises. Le gouvernement britannique n'aurait pas l'outrecuidance d'imposer une loi sur la clarté comme l'a fait le gouvernement fédéral. Il n'aurait pas l'audace de renoncer à la règle de la majorité absolue à l'occasion d'un éventuel référendum. Le gouvernement britannique accepte le statut particulier de l'Écosse au sein de la Grande-Bretagne et le principe de l'asymétrie est admis par les Britanniques.

Je pense avoir montré pourquoi un courant nationaliste très puissant persiste au Québec. En plus de ne pas reconnaître le Québec comme une nation, le gouvernement fédéral est engagé dans une politique de nation building et ses politiques récentes ont entraîné un déséquilibre dans le partage des pouvoirs ainsi que dans le partage des assiettes fiscales. Certes, le Québec peut encore jouir d'une certaine autonomie fiscale et administrative à l'intérieur de la fédération canadienne, et on peut être tenté de prétendre qu'il se compare avantageusement à l'Écosse sous ce rapport. Mais le déséquilibre fiscal engendré par l'accumulation de surplus énormes au niveau fédéral et les ingérences massives désormais cautionnées par les neuf provinces dans les compétences provinciales, tout cela grâce à l'Entente-cadre sur l'union sociale, risquent à moyen terme de réduire considérablement la marge de manœuvre du Québec.

[375]

Les critiques que j'ai formulées à l'endroit du gouvernement fédéral canadien ne viennent pas que de souverainistes. Elles émanent aussi de fédéralistes comme Claude Ryan. Il est de bon ton, aujourd'hui, de décrire ceux qui critiquent le gouvernement canadien comme des souverainistes purs et durs. Néanmoins, si j'ai raison, et même si le Canada jouit d'une réputation passablement enviable à l'échelle internationale, il y a un autre côté de la médaille. La fédération canadienne officielle masque la domination du peuple québécois par le Canada. La plupart des Québécois préféreraient de beaucoup un arrangement quelconque qui les ferait rester dans la fédération canadienne si seulement le Canada était disposé à reconnaître l'existence d'une nation québécoise ainsi qu'à accorder au Québec une autonomie accrue. Pourtant, comme nous l'avons vu, les Canadiens pratiquent tout naturellement ce que Claude Ryan lui-même a décrit comme un « fédéralisme dominateur ». On est bien loin du statu quo, et bien loin d'un avantage pragmatique pour le Québec à rester malgré tout dans la fédération, puisque l'État canadien est désormais engagé dans une tentative désespérée de transformer l'État fédéral en un État unitaire.

[376]



[1] Ce texte est une version modifiée et abrégée du chapitre 3 de mon ouvrage Le Pari de la démesure, Montréal, L'Hexagone, 2001.

[2] Cette distinction a été formulée par Alan Patten pendant le colloque qui a donné naissance au présent ouvrage et qui s'est tenu à l'Université McGill les 8 et 9 mars 2001 sur le thème Regards pluridisciplinaires et comparatifs sur l’identitaire québécois et canadien dans le cadre des activités du Programme d'études sur le Québec.

[3] Ramsay Cook, Canada, Quebec and the uses of nationalism, Toronto, McClelland and Stewart, 1986, p. 234.

[4] Ramsay Cook, Canada, Quebec and the uses of nationalism, op. cit., p. 214-217.

[5] Will Kymlicka, « Le fédéralisme multinational au Canada : un partenariat à repenser », dans Roger Gibbins et Guy Laforest (dir.), Sortir de l’impasse, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques, 1998, p. 15-54. Voir en particulier p. 24.

[6] Ibid.

[7] Philip Resnick, « Toward a Multinational Federalism : Asymmetrical and Confederal Alternatives », dans Leslie Seidle (dir.), À la recherche d'un nouveau contrat politique : options asymétriques et options confédérales, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques, 1994, p 71.

[8] Will Kymlicka, « Le libéralisme et la politisation de la culture », dans Michel Seymour (dir.), Une nation peut-elle se donner la constitution de son choix ?, Montréal, Bellarmin, 1995, p. 93-119 ; voir p. 96.

[9] Will Kymlicka, « Le fédéralisme multinational au Canada : un partenariat à repenser », op. cit., p. 45.

[10] José Woehrling, « Convergences et divergences entre fédéralisme et protection des droits et libertés : l'exemple des États-Unis et du Canada », McGill Law Journal, vol. 46, 2000, p. 21-68 ; voir p. 50.

[11] Voir Réal A. Forest (dir.), L'Adhésion du Québec à l’Accord du Lac Meech, Montréal, Les Éditions Thémis, 1988.

[12] Pour un survol exhaustif de l'Entente-cadre sur l'union sociale survenu entre le gouvernement fédéral et les neuf provinces canadiennes, voir Alain-G. Gagnon (dir.), L'Union sociale canadienne sans le Québec. Huit études sur l’entente-cadre, Montréal, Éditions Saint-Martin, 2000.

[13] Jean-François Lisée, Sortie de secours, Montréal, Boréal, 1999. Lisée écrit : « Si ce déséquilibrage de la capacité financière progressait de façon linéaire, c'est en 2026 que le trésor fédéral dépenserait au Québec des sommes plus importantes que ne le ferait le gouvernement du Québec. » (p. 110) Si l’on se fie à la croissance exponentielle des revenus fédéraux, ce renversement risque de se produire bien avant 2026.

[14] Propos tenus par Neil MacCormick lors d'un colloque à l'Université d'Èdimbourg les 25 et 26 janvier 2001, sur le thème « Les Nations sans État ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 7 octobre 2017 8:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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