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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Robert SÉVIGNY et Jacques RHÉAUME, “Famille et santé mentale. Note de recherche.” In ouvrage sous la direction de Renée B.-Dandurand, Couples et parents des années quatre-vingt. Questions de culture, no 13, pp. 235-240. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1987, 286 pp.

[233]

Questions de culture, no 13
“Couples et parents des années quatre-vingt.”

DEUXIÈME PARTIE

15

Famille et santé mentale :
note de recherche.”

par
Robert SÉVIGNY et Jacques RHÉAUME

Depuis près de quatre ans, nous avons analysé des interviews réalisées auprès d'intervenants en santé ou maladie mentale [1]. Ces interviews portaient essentiellement sur les dimensions théoriques (ou conceptuelles) et pratiques de leurs interventions. Nous inspirant d'un schéma relativement simple et ouvert, nous avons exploré, avec ces intervenants, leurs conceptions mêmes de la santé ou de la maladie, leurs conceptions relatives à leurs propres interventions, les cadres organisationels de leurs pratiques (leurs lieux de pratique, leur formation, leur carrière, etc.) et les cadres sociaux qu'ils ou elles associent soit à leur conception des problèmes psychologiques, soit à leur conception des interventions elles-mêmes. L'hypothèse générale de cette recherche est que les intervenants, pour donner du sens à leurs interventions, font appel, non seulement à des connaissances « psychologiques », mais également à un ensemble de connaissances relatives à la société. C'est cette connaissance du social que nous avons qualifiée de « sociologie implicite » [2]. La famille, cela va presque de soi, constitue un élément important de cette sociologie implicite. Nous voulons ici évoquer diverses pistes de réflexion qui se dégagent de nos premières mises en ordre des témoignages que nous avons recueillis. Il ne peut être question ici de proposer une théorie générale des liens entre la santé ou la maladie mentale et la famille. Nous énumérons simplement [234] quelques-unes des nombreuses références à la famille faites par les intervenants eux-mêmes.

1. La place de l'expérience de la jeune enfance. Commençons par une évidence. Tous ceux et celles qui situent leurs interventions dans une perspective freudienne accordent une importance fondamentale à la famille. La famille, dans cette perspective, est celle qui a été vécue, éprouvée, symbolisée, intériorisée, et qui est au cœur de la formation de la personnalité : la famille a été le lieu premier des apprentissages inconscients, de la formation des mécanismes de défense, de tous ces sentiments occultes ou occultés (de culpabilité, d'agressivité, par exemple), mais aussi de toutes les ressources d'adaptation ou de créativité. Les problèmes ressentis par l'adulte, comme les éléments de résolutions de ces problèmes, passent par l'exploration, la prise de conscience de cette réalité qu'il a vécue dans le passé, mais qu'il retrouve, au présent, dans ses fantasmes ou ses désirs. Bien des aspects de ce cadre explicatif des malaises psychologiques ont été remis en cause ou abandonnés — l'abandon de la théorie de la « mauvaise mère » en est un bon exemple. Mais il reste un noyau dur d'explications qui demeure pertinent, et cela aux yeux d'un très grand nombre de thérapeutes, qu'ils soient ou non d'orientation « carrément » freudienne.

2. La famille comme réalité immédiate et concrète. Quand les thérapeutes font référence à la famille, ce n'est pas toujours, ni exclusivement, pour la considérer au niveau symbolique. Cela devient évident, par exemple, chez les thérapeutes qui interviennent auprès des enfants ou des adolescents. Dans ce contexte, la famille est un groupe très concret avec qui — ou mieux à l'intérieur duquel — le jeune client ou patient fait l'expérience de la vie quotidienne. Ses actions et ses réactions sont fonction d'interactions avec d'autres personnes qui ne font pas que « représenter » l'autorité, par exemple, mais qui « sont » l'autorité. Ainsi, quand telle intervenante considère que l'apprentissage de l'autonomie est souvent [235] au cœur de la détresse des adolescents, elle est presque inévitablement amenée à prendre position sur la place de la famille comme institution, c'est-à-dire comme le lieu où entrent en jeu une série de normes et de valeurs, comme un lieu aussi où se concrétisent des situations particulières (qu'il s'agisse de la situation financière, d'un parent alcoolique, de la façon d'organiser la vie de famille, etc.). À cet égard un thérapeute spécialisé auprès des enfants ou des adolescents ne peut guère éviter d'élaborer une sociologie de la famille.

3. La famille comme client. Il n'est pas rare que thérapie pour enfants et thérapie familiale aillent de pair. Dans certains cas, on fait appel aux ressources de toute la famille pour aider l'enfant qui vit certaines difficultés. Mais d'autres thérapeutes considèrent que ce problème vécu par l'enfant ne fait qu'exprimer un malaise vécu par l'ensemble de la famille. C'est la position, par exemple de certains thérapeutes qui utilisent une approche « systémique » ou communicationnelle. Ceux-ci vont tendre à intervenir auprès de toute la famille, même si l'objectif immédiat est d'aider tel ou tel membre de la famille. La thérapie de réseau reprend fondamentalement la même idée : le réseau, en quelque sorte, est considéré comme ce qui aurait été autrefois la famille étendue. Ce qui est à comprendre et à expliquer, ce qui est l'objet de l'intervention, c'est fondamentalement la famille.

4. La maladie mentale : un discours sur la société et, particulièrement, sur la famille. Il y a peu de thérapeutes aujourd'hui qui vont voir la folie comme la production d'un discours qui reflète les contradictions de la société, et en particulier comme un discours qui conteste la famille comme institution sociale. C'est ce style d'approche théorique qui faisait rêver à « la mort de la famille » et qui menait à ce que certains auteurs ont qualifié de romantisme. Le « fou » était vu comme une espèce de héros qui osait faire une critique radicale de la société et, encore une fois, de la famille comme institution aliénante. Le courant anti-psychiatrique n'a plus la [236] vogue qu'il a connue il y a quinze ou vingt ans. Mais cet élément du discours anti-psychiatrique nous semble encore très présent dans certains groupes « alternatifs ». C'est peut-être d'ailleurs quand elle est mise au service de ces groupes que la critique sociale inhérente à l'anti-psychiatrie prend tout son sens.

5. La famille comme lieu de médiation de plusieurs appartenances sociales. Chaque intervenant, pour exposer sa conception de la santé ou de la maladie mentale et pour rendre compte de ses interventions, ne fait évidemment pas référence à l'ensemble des cadres sociaux d'appartenance. Chacun met plutôt l'accent sur ceux qui lui semblent plus pertinents pour faire état de sa propre pratique. Quand on considère le témoignage de plusieurs intervenants, il faut reconnaître cependant que les grands groupes d'appartenance y passent presque tous : la classe sociale, les groupes ethniques, l'appartenance sexuelle, la religion, etc. Or il est frappant de constater comment la famille intervient, aux yeux des intervenants, comme le groupe intermédiaire où se répercutent les grands enjeux sociaux à l'égard de la santé ou de la maladie mentale. Prenons l'exemple des groupes ethniques. Presque tous les intervenants qui ont à servir une clientèle appartenant à un groupe ethnique donné, ou à plusieurs groupes ethniques, relient l'impact de l'ethnicité et celui de la famille. La famille italienne, par exemple, ne traite pas ses enfants de la même façon que les autres : il faut alors comprendre le client ou le patient en tenant compte qu'il est de famille italienne. De la même façon, les familles juives auraient des attentes ou des exigences particulières à l'égard de leurs adolescents.

6. Rôle de femme, féminisme et rôle d'homme. La famille intervient de façon importante dans la relation entre un client (ou patient) et son appartenance au groupe des femmes ou des hommes. Plusieurs intervenants font référence aux changements dans le rôle de la femme. Parfois, c'est pour montrer [237] comment l'évolution de ce rôle rend la vie encore plus difficile parce qu'elle a à tenir à la fois ses nouveaux rôles — travailler à l'extérieur, par exemple — et ses rôles traditionnels de mère et de responsable du « foyer ». Parfois, au contraire, la référence aux nouveaux rôles féminins est faite pour expliquer comment les possibilités de « réalisation de soi » sont plus favorables maintenant par comparaison à « autrefois ». De toute façon, pour les intervenants, discuter du rôle de la femme ou de féminisme, mène presque toujours à discuter aussi de divers aspects de la famille. Cela devient encore plus évident dans les témoignages des thérapeutes qui identifient explicitement leur intervention comme étant féministe. Par analogie, ce que nous avons dit des thérapeutes pour enfants s'applique ici : les thérapeutes féministes ou les thérapeutes dont la clientèle est fortement féminine en arrivent presque inévitablement à remettre en question la place de la femme dans la famille actuelle et, en dernière analyse, son impact sur la maladie ou la santé mentale. D'autres intervenants vont parler plutôt de la condition masculine et, pour eux aussi, le lien avec la famille occupe une place centrale. Ils parlent des exigences liées à de nouveaux contextes familiaux, de rôles nouveaux pour l'homme, de conflit avec ses anciens rôles. Il s'agirait là d'une source importante de « stress » et de maladie mentale.

7. Vie privée et vie publique. Le couple « vie privée-vie publique » constitue une autre forme de découpage des sources d'appartenance sociale. Les intervenants y font souvent référence pour expliquer comment leurs clients ou leurs patients sont aux prises avec ces deux secteurs de vie. Les positions analytiques et idéologiques à cet égard sont fort diverses. Mais l'important à retenir est évidemment que la famille constitue, encore très souvent le symbole et le prototype du cadre de la vie privée. Les intervenants estiment parfois que la famille est le « refuge » principal, l’« oasis » qui permet de « récupérer » face aux tensions issues des normes de rationalité, de fonctionnalité, des vecteurs de la vie publique. Aux grandes bureaucraties, aux grandes organisations [238] de travail, on oppose souvent la famille. Celle-ci apparaît alors comme une institution où il est encore possible d'exprimer cette partie plus émotive, plus affective de soi-même. Bien des intervenants formulent ainsi (sans toujours le savoir) des réflexions qui reprennent la vieille dichotomie entre la vie privée et la vie publique en système capitaliste.

8. La maladie mentale et son impact sur la famille. Quand les intervenants, pour rendre compte de leurs interventions, font référence à la famille, ce n'est pas toujours pour considérer la famille comme une « cause » de la santé ou de la maladie mentale. Plusieurs considèrent plutôt l'impact de la maladie elle-même sur la famille : réaction à la personne malade ? rejet ? isolement ? support ou non ? La famille est-elle disloquée par suite de ce qui arrive ? Toutes ces questions mènent à celle que nous avons évoquée plus haut : la famille peut-elle être un outil de thérapie ? En termes plus généraux, la question est souvent formulée comme ceci : quelles sont les ressources présentes dans la famille qui peuvent laisser espérer un pronostic favorable ? Plusieurs intervenants thérapeutes, par exemple, considèrent que la situation familiale entre rarement en ligne de compte dans l'établissement d'un diagnostic. Il arrive cependant à ces mêmes intervenants de considérer les ressources familiales (financières, matérielles, affectives, intellectuelles, etc.) comme un élément important du pronostic. En d'autres termes, quelle soit ou non une « cause » des malaises psychologiques d'un de ses membres, la famille pourrait être un facteur important de guérison et donc de réhabilitation de son membre psychiatrisé.

9. La famille absente : l'isolement. Ce qui précède montre bien qu'aux yeux des intervenants, la famille peut-être absente ou présente auprès d'une personne en détresse. Mais il se trouve une catégorie de patients que l'on associe presque toujours à une rupture quasi complète avec leur famille : ce sont les « cas lourds », de « psychiatrie lourde », qui vivent de façon marginale dans un milieu social déjà marginalisé et [239] économiquement défavorisé. Ce sont des patients, nous dit une thérapeute qui travaille avec cette clientèle, qui ont « pris une débarque sociale » par suite de leurs nombreuses rechutes, de leurs nombreuses hospitalisations et qui se sont retrouvés dans les quartiers défavorisés à vivre dans un total isolement de leur famille. Ce genre d'isolement est tenu pour acquis et une part importante des interventions à l'intention de tels patients est de leur fournir un cadre minimal d'appartenance. La clinique devient alors souvent l'occasion des seuls contacts avec d'autres personnes. Ces patients ne sont certainement pas les seuls à vivre un tel isolement, mais ils sont peut-être les seuls patients que l'on définit d'abord par leur isolement social.

Voilà, brièvement énumérés, quelques-uns des points d'insertion de la problématique de la famille dans la conception que les intervenants se font de la santé mentale. Une chose est à retenir : le lien famille-maladies mentales n'est pas univoque ; il touche parfois l'explication ou la cause, parfois le mode de traitement et parfois les conséquences de la maladie mentale. Pour rendre mieux compte des témoignages eux-mêmes, il nous aurait fallu explorer davantage deux autres pistes. D'une part, la notion de « famille » elle-même est, à leur propre point de vue, plus complexe que l'image que nous en avons donnée ici. D'autre part, le champ de l'intervention en santé ou maladie mentale est aussi complexe et pluridimensionnel. Il serait impensable de poursuivre l'analyse sans tenir compte d'un certain nombre de variables lourdes dans ce secteur, c'est-à-dire, sans tenir compte, entre autres choses, d'une série de typologies concernant les cadres ou les approches théoriques, les modes d'intervention, les caractéristiques de la clientèle, les cadres organisationnels de la pratique (hôpital, clinique, bureau privé, etc.). Nous avons parfois mentionné ces distinctions, mais sans en suivre systématiquement la portée. À y regarder de plus près, ces liens sont nombreux et complexes. Une revue de la littérature l'aurait aussi sans doute démontré, mais notre intérêt particulier vient de ce que [240] ces liens apparaissent dans les explications que les intervenants eux-mêmes donnent du champ de la santé ou de la maladie mentale. En d'autres termes il est intéressant de noter que ces liens apparaissent dans ce que nous avons qualifié de « sociologie implicite » des intervenants.



[1] Cette recherche sociologique porte sur « l'analyse de la sociologie implicite d'intervenants en santé/maladie mentale » ; elle a été subventionnée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et par le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS). Nous pouvons retrouver les principaux éléments de cette recherche dans les textes suivants :

R. Sévigny (dir.), L'intervention en santé mentale, premiers éléments pour une analyse sociologique. Éd. Les cahiers du C.I.D.A.R., département de sociologie. Université de Montréal, 1983, 289 p.

_____, « L'intervention en santé mentale et la notion de sociologie implicite : un schéma de recherche », Bulletin d'information en anthropologie médicale et en psychiatrie transculturelle, vol. II, n° 3, 1984, p. 12-18.

_____, « Santé mentale et processus sociaux », Sociologie et Sociétés, vol. XVII, n° 1, 1985, p. 5-15.

J. Rhéaume, « Thérapie et action culturelle », Sociologie et Sociétés, vol. XVII, n° 1, 1985, p. 109-126.

J. Rhéaume et R. Sévigny, « Les enjeux sociaux de la pratique dite 'alternative' », Revue canadienne de santé mentale communautaire. (À paraître, automne 1987).

_____, Sociologie implicite des intervenants en santé mentale. I. Les pratiques alternatives : du groupe d’entraide au groupe spirituel. II. La thérapie : de la croissance personnelle à la guérison. (Ces deux tomes vont contenir l'essentiel des analyses empiriques de notre recherche. Un troisième tome est également projeté pour l'année 1988, concernant les contextes théoriques et méthodologiques de la recherche. Ces ouvrages seront édités au Québec.) (À paraître, automne 1987).

[2] La notion de « sociologie implicite » est développée en particulier dans le texte suivant :

R. Sévigny, « Théorie psychologique et sociologie implicite », Santé mentale au Québec, Structures intermédiaires ou alternatives ?, vol. VIII, n° 1, 1983, p. 7-20.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 20 mai 2018 18:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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