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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rémi Savard “Le père, approche anthropologique”. Suivi d'une intervention de Gilbert Taraab et d'un résumé de la discussion. Un article publié dans la revue Interprétation, vol. 3, no 1-2, janvier-juin 1969, p. 25-47. Numéro intitulé : “Le père”. [Autorisation accordée par l'auteur le 15 novembre 2005 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Rémi Savard 

Le père, approche anthropologique”.

Suivi d'une intervention de Gilbert Taraab
et d'un résumé de la discussion
. 

Un article publié dans la revue Interprétation, vol. 3, no 1-2, janvier-juin 1969, p. 25-47. Numéro intitulé : “Le père”.

 

1. Rémi Savard, “Le père, approche anthropologique”.
 
2. Gilbert Tarrab, “La contestation du père, d’après une illustration ethnologique.”
 
3. Résumé de la discussion qui a suivi la conférence de Rémi Savard et l’intervention de Gilbert Tarrab.

1. Exposé de M. Rémi Savard

 

1. À l'origine de l'Anthropologie sociale, il y eut l'expérience de l'exotisme faite par l'Occident. À partir d'un tel traumatisme, cette branche du savoir a toujours tenté de mettre au point des outils conceptuels aptes à expliquer la diversité des « moeurs et coutumes ». L'histoire de l'anthropologie se résume à ces différentes tentatives, et aux définitions de la culture qu'elles ont impliquées. Au point où elle en est, notre discipline a de plus en plus tendance à considérer la culture d'un groupe comme l'ensemble des règles, selon lesquelles ses membres sont enclins à découper leur environnement naturel et social. Au-delà d'un universel situé au niveau de la logique des inclusions et des exclusions, les cultures varieraient en fonction des codes qu'elles privilégient et qu'elles proposent à leurs usagers. L'expérience exotique tirerait précisément sa substance de l'ignorance de ces codes. C'est dans cette perspective que je voudrais aborder maintenant le thème de ces réunions, à savoir le Père. 

2. Cette notion évoque au premier abord un terme d'origine indo-européenne dont se servent les usagers des langues issues de cette couche ancienne, pour désigner une classe de parents se réduisant à un seul individu, a savoir le conjoint de la mère d'ego. Je reviendrai plus loin sur cette notion de classe. Continuons pour l'instant notre définition en ajoutant que, par le jeu de certains qualificatifs (beau, grand), la classe s'élargit jusqu'à englober celui qui se trouve dans une position identique par rapport au conjoint ou à la conjointe d'ego (beau-père), ainsi que ceux qui se trouvent dans une position identique par rapport au père et à la mère d'ego (grand-pères). Au-delà de ceux-ci, la classe se répète à la manière d'un écho (arrière-grands-pères, arrière-arriere-grands-pères, etc.). 

Tenons-nous en pour l'instant a la classe au sens strict, celle qu'épuise un seul individu : le conjoint de la mère d'ego. Au seuil de cette discussion il convient, me semble-t-il, de citer un extrait de l'introduction de Radcliffe-Brown à African Systems of Kindship and Marriage :

 

« Notre mot père est ambigu parce qu'on assume que normalement la parente sociale et la parenté physique coïncident. Mais cela n'est en fait pas nécessaire. La paternité sociale est habituellement établie du fait du mariage : la formule du droit romain est « pater est quem nuptiae demonstrant ». [1]

 

On sait enfin que ces cultures indo-eurépennes prescrivent un certain type de relation entre celui qui utilise ce terme et celui qui est désigne par lui. À ce sujet, les psychanalystes ici présents vous diront beaucoup mieux que moi de quoi il en retourne. Il n'est pas sans intérêt de souligner que ceux-ci envisagent très souvent la question à partir de certaines représentations mythico-religieuses de type indo-européen. Pour ma part, j'aborderai maintenant ces trois niveaux de problèmes (termes, attitudes, mythes) sous l'angle de la variabilités après quoi je terminerai par quelques réflexions concernant les rapports entre la psychanalyse et l'anthropologie sociale. 

3. Si la notion de classe est intervenue dans la définition précédentes c'est que toutes les terminologies parentales sont, d'une certaine façon, classificatoires. Chacune d'elles se présente comme un tissu mettant en évidence l'absence de coïncidence des classes. Pour fin d'illustration, réduisons la terminologie au groupe des siblings d'ego, et comparons notre découpage à celui que présentent plusieurs groupes eskimo. Si on considère que cet ego peut être mâle ou femelle, qu'il est susceptible d'avoir des siblings male ou femelle, et que ces derniers peuvent être plus âgés ou moins âgés que lui, on pourrait théoriquement obtenir un maximum de huit termes. [2] 

 

 

Dans ce domaine restreint, notre propre terminologie ne nous offre que deux classes identifiées par les termes frères et soeurs : 

1

2

FRÈRES

SOEURS

a

b

c

d

e

f

g

h

 

On aura remarque que ce découpage ne tient compte ni du sexe d'ego, ni de l'âge relatif de celui qu'il désigne. 

Pour ce qui est des groupes eskimo, mentionnés précédemment, leur culture offre six classes identifiées par les termes angajoq, nukaq, aleqaq, najak, anik, arqaluq : 

 

ANGAJOQ

NUKAQ

ALEQAQ

NAJAK

ANIK

ARQALUAQ

a

c

b

d

e

g

f

h

 

 

 

 

 

Dans ce cas, lorsque le sibling désigne est de même sexe qu'ego, quel que soit ce sexe, ego distinguera entre les aînés (ANGAJOQ) et les cadets (NUKAQ). Si, au contraire, la personne désignée n'est pas du même sexe qu'un ego male, celui-ci distinguera entre sibling de sexe oppose plus âgé que lui (ALEQAQ) et moins âge que lui (NAJAK). Placé dans la même position, un ego femelle utilisera les termes ANIK et ARQALUAQ. 

Dé tels découpages sont évidemment susceptibles de réaménagements. Le terme oncle qui, à l'origine, désignait les frères de la mère d'ego (avunculus), englobe aujourd'hui aussi bien les oncles paternels que les oncles maternels. Il en va peut-être ainsi du terme anik qui, dans la terminologie eskimo évoquée il y a quelques instants, désignait le frère aîné d'ego femelle ; pour d'autres groupes eskimo ce terme désigne également le frère cadet de cette personne. 

Pour en revenir au thème de ce congrès, tout anthropologue pensera aux terminologies de type iroquois, à l'occasion desquelles nous avons commencé a parler de systèmes classificatoires. Dans de tels systèmes, un même terme désignera le père et les frères de ce dernier ; un autre terme désignera la mère et les soeurs de cette dernière ; enfin un individu identifiera terminologiquement ses cousins parallèles à ses siblings. Il ne pourra épouser ni les uns ni les autres. 

Même dans ces cas, malgré le terme unique proposé par sa culture, ego percevra des différences importantes entre les membres de ces classes. Celui que nous nommons « père » aura évidemment une place privilégiée, mais la qualité de géniteur entrera parfois si peu en ligne de compte, que ce rôle pourra être tenu par une femme. Relisons à ce sujet un passage de l'introduction de Radcliffe-Brown citée précédemment :

 

« Dans plusieurs régions d'Afrique, il existe une coutume d'après laquelle une femme peut en épouser une autre selon les rites du mariage et prendre ainsi le rôle du père (PATER) des enfants dont le père (GENITOR) est un amant en titre ». [3]

 

On pourrait généraliser en disant avec E.R. Leach [4] que la relation de parenté entre ego et celui que nous nommons son père va de la consanguinité exclusive à une situation dé pure alliance, et que les diverses cultures se situent entre ces deux extrêmes qui pourraient être représentés par les Lakhers d'Asie du sud (Birmanie) et les Trobiandais. 

N'insistons pas sur le cas bien connu des Trobiandais, pour lesquels le père est désigne par un terme signifiant Le conjoint de ma mère. Ce que Leach a apporté de nouveau, c'est le cas symétrique et inverse des populations birmanes, où la mère est désignée d'un terme signifiant : la conjointe de mon père. Le père Trobiandais est un allié d'ego, tandis que son homologue birman est un consanguin. Leach ajoute que si les rapports sexuels sont interdits entre un fils et sa mère, chez les Birmans, c'est en tant qu'adultère et non qu'inceste. 

4. Nous avons déjà signale qu'au-delà du terme, les cultures prescrivent certaines attitudes typiques des relations entre un père et son fils. Dans une reprise du vieux problème anthropologique posé par l'avunculat (relation entre l'oncle maternel et son neveu), Cf. Lévi-Strauss a montre que la valeur Positive ou negative de la relation entre un père et son fils ne peut se comprendre que dans le cadre d'un ensemble de quatre relations : 

a) frère

— soeur

b) époux

— épouse

c) père

— fils

d) oncle maternel

— neveu

 

 

Ces quatre relations pouvant être marquées positivement ou négativement, il y aurait huit configurations possibles :

 

 

A

B

C

D

1)

+

+

+

+

2)

+

-

+

­-

3)

+

-

-

+

4)

-

+

+

-

5)

-

+

-

+

6)

+

+

-

-

7)

-

-

+

+

8)

-

-

-

-

 

La règle exigeant qu'il y ait toujours, dans chacune des deux générations en cause, une relation positive et une relation négative, les configurations 1, 6, 7 et 8 sont éliminées. L'ethnographie a relevé, à travers le monde, des cas concrets illustrant les permutations 2, 3, 4 et 5. Ain-si, pour expliquer le type d'attitude entre un père et son fils, il faut revenir à une configuration d'attitudes choisie par la culture dans un champ limité par la règle ci-dessus mentionnée. 

5. Si les découpages terminologiques et les types d'attitude varient en fonction de règles logiques que l'anthropologie s'efforce de mettre à jour, il ne faudrait pas s'étonner de constater un jour que les grandes énigmes de la vie puissent être pensées tantôt en relation avec le père, tantôt en relation avec la mère. Par l'expression grandes énigmes, j'entends la mort et la vie, la dichotomie des sexes, la reproduction, l'origine de la culture, etc. 

Étudiant depuis quelques années la mythologie eskimo, et celle des Indiens de langue algonquienne, je ferais l'hypothèse que les diverses traditions avaient la possibilité de faire résoudre les grandes énigmes soit par un homme, soit par une femme ; si elles ont parfois eu tendance à privilégier l'une de ces possibilités, ce ne fut jamais en excluant totalement l'autre. La mythologie eskimo fait état de deux grandes « divinités »responsables de l'origine du monde : celle du haut est de sexe masculin, celle du bas de sexe féminin. Le régionalisme religieux, dans l'aire eskimo, consiste à considérer que tantôt l'une, tantôt l'autre, est la divinité suprême, sans que celle de rang inférieur soit pour autant méconnue. Dans la mythologie algonquienne, un récit très répandu nous indique que tout a commencé lorsqu'une femme fut séduite par un représentant d'une catégorie zoologique assez large, désignée par le terme MENTUCH, et qui groupe diverses espèces d'insectes, de reptiles, etc. On trouve également, dans d'autres cycles mythiques algonquiens, que tout aurait commencé lorsqu'un mâle mi-animal mi-humain aurait été séduit par une Indienne. Dans les deux cas, nous sommes en présence d'une humaine et de son partenaire mi-humain mi-animal ; l'initiative revient cependant tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Dans la tradition hébraïque, par le truchement d'images évoquant celles des mythologies amérindiennes, il semble que ces deux solutions soient reliées : Ève fut séduite par un serpent avant de séduire à son tour Adam. Chez les Babyloniens, un Enkidu mi-animal mi-humain fut séduit par une courtisane, avant que son ami Gilgamesh se fasse ravir par un serpent le don de l'immortalité. 

Ne pourrait-on pas penser que dans ce domaine, comme dans celui des termes et des attitudes typiques, les diverses solutions culturelles se situeraient entre des pôles extrêmes, et que les impératifs propres à chaque époque auraient fait osciller l'aiguille mythique vers l'un ou l'autre de ces pâles ? (6). J'ai annoncé que je terminerais par quelques réflexions sur les rapports entre la psychanalyse et l'anthropologie sociale. Je voudrais simplement commenter très brièvement certains aspects du chapitre théorique du récent Ouvrage publie par Cécile et Edmond Ortigues (L'Oedipe Africain). Vous me permettrez de citer d'abord deux passages où les auteurs entrevoient une certaine convergence de la psychanalyse, de la linguistique et de l'anthropologie sociale :

 

« Les rapports entre la psychanalyse et les sciences sociales dépendent en définitive d'une seule question décisive : quelle est la nature de l'inconscient ? Si l'inconscient consiste en représentations définissables par leurs relations réciproques comme des unités signifiantes, alors la méthode d'analyse relève d'une logique des structures valable pour la psychanalyse et les sciences sociales ». (pp. 59-60)
 
« La conception du symbolisme est au centre des débats entre psychanalyse et sciences sociales. Sur ce débat a longtemps pesé l'idée vague du typique sous des formes diverses, depuis les archétypes de Jung jusqu'au culturalisme. Il faudra attendre le développement de la linguistique structurale et de la logique formelle, les travaux de Claude Lévi-Strauss et de J. Lacan, pour que s'élabore une autre conception des unités signifiantes du symbolisme » (p. 66)

 

L'enthousiasme provoqué par de tels propos s'est cependant quelque peu refroidi au moment de la démonstration. je fais surtout allusion à l'interprétation du complexe d'Oedipe suggérée aux auteurs par celle que Claude Lévi-Strauss avait donne de l'avunculat, et à laquelle je me suis référé tout à l'heure en parlant de la variabilité des attitudes typiques de la relation père-fils. 

Je vous demande de nouveau la permission d'illustrer ma pensée en citant cette fois trois extraits de l'ouvrage en question :

 

« ... dans le complexe d'Oedipe, il n'y a pas seulement trois termes (le père, la mère, l'enfant) mais... il y en a nécessairement un quatrième dont la fonction purement symbolique est rigoureusement nécessaire pour que les personnages puissent être définis dans leur valeur de position. Si nous considérons chaque couple de termes (mère/enfant, mère/père, père/enfant), il faut nécessairement introduire chaque fois un troisième terme qui serve de fondement à la relation et permette de concevoir la forme de la relation sans la confondre avec les termes relates » (p. 71).
 
« ... à la triade biologique du géniteur, de la génitrice et de la progéniture, il faut ajouter un terme symbolique qui introduise la relation au niveau de la parole, en fasse une loi de reconnaissance réciproque entre les sujets ». (p. 71)
 
« Le « quatrième terme » celui qui fonde originellement la relation entre l'enfant, la mère et le père se situe symboliquement a l'intersection de l'image du corps et des paroles qui nomment et reconnaissent. C'est là ce que la psychanalyse désigne comme la fonction propre du phallus ». (p. 72)

 

Outre que la définition de ce terme symbolique ne me semble pas éviter radicalement le danger mentionné pourtant par les auteurs (« ... l'idée vague du typique sous des formes diverses »), on peut se demander si le rapprochement entre ces 4 termes et l'atome de parenté de Lévi-Strauss n'a pas quelque chose de hâtif. La démonstration de ce dernier concernait, nous l'avons vu, le système des attitudes entre l'oncle maternel, le père, la mère et l'enfant. Elle aboutissait à proposer que si ces attitudes sont systématiques, c'est dans la mesure où on se trouve en présence d'un ensemble de relations (et non de termes) différemment marquées (+ ou -) et susceptible de tourner sur lui-même un certain nombre fini de fois. Si les auteurs veulent laisser entendre que toute relation de filiation implique une relation d'alliance, nous ne pouvons qu'être en accord avec eux. Mais la confusion entre cette relation d'alliance et ce terme additionnel nous conduit à nous interroger : par ce 4e terme, n'introduit-on pas, au coeur d'une argumentation qui se réclame du structuralisme, l'archétypisme dénoncé précédemment par les auteurs ? Ne serait-ce pas alors ce vice qui enlève à l'ensemble propose toute possibilité de permutation ? L'ensemble proposé par les auteurs me semble n'avoir peu de chose en commun avec celui dont il est question dans l'atome de parenté ; ce dernier relève de la théorie des ensembles et, de ce fait, implique la permutation. C'est en ce sens qu'il constitue un outil utile pour expliquer la diversité culturelle. La convergence théorique de nos disciplines, entrevue au début du chapitre théorique des auteurs, ne me semble pas résister à la démonstration proposée.

 

LA CONTESTATION DU PÈRE, D'APRÈS
UNE ILLUSTRATION ETHNOLOGIQUE
  

Gilbert TAARAB

 

Mon collègue Rémi SAVARD vient de vous entretenir du « père » dans une perspective strictement anthropologique. 

Je voudrais, quant à moi, adopter une démarche multidisciplinaire mieux : pluridisciplinaire, et voir, à l'aide d'un exemple ethnologique, comment la contestation du père dans une secte africaine du Ghana, peut prendre une signification proprement socio-politique, pour peu qu'on veuille se donner la peine d'introduire dans l'analyse une dimension oblique, qui est historique, ou diachronique. Autrement dit, nous nous refusons d'expliquer un phénomène social, quel qu'il soit, sur une base « unidimensionnelle », pour employer un terme à la mode. La multidimensionnalité des perspectives et points de vue est ici indispensable, si on se donne pour tâche, tout au moins, de comprendre et d'expliquer une réalité sociale sans la mutiler. 

En un mot, enfin : il s'agit, à l'aide d'un exemple concret, d'introduire une sociologie des mutations et du changement là où certains n'essayent de voir que systèmes clos, bien fermés sur eux-mêmes et structurellement cohérents, sans nullement s'apercevoir que l'impact du changement est venu petit à petit s'immiscer dans l'arrangement syntaxique idéal, dans le parfait modèle qu'on a si patiemment construit et élaboré. 

Avec la dimension historique, les pièces du puzzle s'éparpillent aux quatre vents, la « structure » idéale éclate, et le souffle de l'histoire nous oblige à repenser la totalité sur de nouvelles bases. 

* * * 

L'exemple que je propose à votre réflexion est le film de jean ROUCH : « Les maîtres-fous » ; Rouch a filmé une danse rituelle (« De cérémonie en cérémonie, le rituel s'est établi », dit l'auteur du film) d'une tribu musulmane noire du Ghana, adepte de la secte des HAUKA. C'est une danse au cours de laquelle les participants entrent en transe, un peu à la manière des participants au « vaudou haïtien ». Les « possédés » sont déguisés qui en Gouverneur, qui en Général, mais quel que soit le déguisement choisi, il s'agit toujours d'un Blanc. Ainsi, on imite la marche de parade militaire de l'armée britannique, un (faux) Lieutenant noir déguisé en Blanc, casse un oeuf (symbole du plumet surplombant le casque militaire) sur la tête du (faux) Gouverneur, etc ... Tout ceci nous rappelle d'ailleurs beaucoup le thème des « Nègres » de jean GENET. En effet, comme dans la pièce de GENET, cette danse est l'occasion pour les noirs d'invectiver les blancs, leur langage et leurs coutumes. Très vite, la cérémonie rituelle atteint son paroxysme, et c'est alors que se déroule le « sacrifice du chien » qui est, on le sait, un animal sacré pour l'Islam. Et c'est précisément la transgression de ce tabou religieux qui pourrait expliquer le sadisme et l'acharnement destructeur avec lesquels le chien est sacrifié. On se souvient, pour ceux qui ont vu le document, combien violentes étaient les images : la cérémonie est indescriptible, elle est purement terrifiante pour le profane blanc. Le chien est égorgé, les « possédés » se précipitent sur son cou pour boire le sang pendant qu'il est encore chaud. Puis, le chien est découpé en petits morceaux, et mangé après cuisson (« les boyaux et la tête sont très recherchés », précise Rouch dans son film). 

Et cependant, l'exorcisme ayant eu son effet, Rouch nous montre ces mêmes possédés le lendemain de la cérémonie : ils sont calmes, gais, affables, il semblerait impensable qu'ils aient pu être les auteurs de tels agissements. Ne pourrait-on pas parler ici d'une cérémonie cathartique, mieux : d'un théâtre cathartique ? 

À présent, nous allons essayer d'interpréter le document, en insistant sur le fait que c'est une interprétation possible, parmi d'autres interprétations possibles. 

On sait que dans « Totem et Tabou », Freud tente d'expliquer le totémisme par la psychanalyse. Il n'est pas question d'entrer ici dans les dédales de l'analyse freudienne et néo-freudienne. Néanmoins, rappelons les grandes lignes de son explication. 

Après avoir longuement défini le totem (animal comestible, inoffensif ou dangereux, et redouté, plus rarement une plante ou une force naturelle - pluie, eau -, qui se trouve dans un rapport particulier avec l'ensemble du groupe, Freud en arrive à en dégager les caractéristiques : c'est l'ancêtre du groupe, il se transmet héréditairement, et la loi de l'exogamie ne peut être transgressée : les membres d'un seul et même totem ne doivent jamais avoir entre eux des relations sexuelles, ils ne peuvent donc pas se marier entre eux. Ainsi, tous ceux qui descendent du même totem (ancêtre du groupe) sont considérés comme étant consanguins [5]. Quant au « tabou », c'est un mot d'origine polynésienne (comme celui de mânâ, d'ailleurs), comprenant dans sa désignation :

 

1) le caractère sacré ou impur des personnes ou des choses,

2) les limitations et conséquences découlant de la violation de l'interdiction de toucher la chose (ou la personne) frappée de tabou.

 

Ces prohibitions semblent reposer sur une théorie qui les rend nécessaires, parce que certaines personnes et certaines choses possèdent une force dangereuse qui se transmet par contact, comme une maladie contagieuse. Celui qui transgresse la prohibition DEVIENT lui-même prohibé et « tabou », comme s'il avait reçu la charge dangereuse. D'autre part, Freud insiste tout particulièrement sur l'attitude ambivalente éprouvée à l'égard de ce qui est « tabou » : l'individu est toujours tenté de faire la chose taboue, mais chaque fois, il est retenu par l'horreur que cette action lui inspire. Il en résulte deux prescriptions totémiques fondamentales

 

1)   Interdiction de tuer le totem et de le manger.
2)   Exogamie entre les membres d'un même totem.

 

Après avoir cité les différentes explications du totémisme (nominaliste, sociologique, psychologique), Freud donne la sienne propre : du point de vue de la psychanalyse, le point de départ est fourni par l'observation d'enfants névrosés qui se comportent d'une manière hyper-affective à l'égard de certains animaux, ou au contraire, en ont la phobie (Cf. le cas du petit Hans, 5 ans). On connaît l'explication freudienne : amour de la mère, et obstacle du père, volonté de tuer le père, tout en lui vouant une grande admiration. Puis projection de ces sentiments à l'égard du père sur un animal : on retrouve l'ambivalence, et le complexe d'Oedipe... 

Freud applique son « système » au totémisme : il devient alors possible de comprendre le Totem en le remplaçant par le Père. L'enfant névrosé, qui n'a pas encore liquidé son complexe oedipien, peut être comparé au primitif : tuer le Totem (le Père) et épouser une femme du même totem que soi (donc, sa mère, puisque la loi de l'exogamie l'interdit formellement) équivaut ainsi au crime d'Oedipe. 

D'un autre côté, c'est le sacrifice de l'animal totémique qui constitue un élément fondamental de la religion totémique - ce meurtre rituel permet aux membres du groupe d'enfreindre (ensemble) la loi sacrée, c'est-à-dire de manger le totem et d'avoir des rapports sexuels avec les femmes du même totem. Après avoir tué le Père, on le mange, et on possède la mère. C'est la théorie freudienne bien connue de la horde primitive, les frères rassemblés ayant décidé de tuer le Père possessif et autoritaire. Max Pagès donne le résumé suivant de la théorie freudienne de la « horde primitive » : « Les groupes humains répètent une histoire archétypique qui s'est produite dans les premiers temps de la vie sociale de l'humanité, et certains conflits instaurés entre les fils et le père dans une famille qui était en même temps la première société. Le père, dominateur et méchant, possède un certain nombre de femmes et empêche les fils d'avoir accès à ces femmes ; cette situation provoque la révolte des fils qui tuent le père et s'approprient individuellement les femmes. Il s'ensuit des phénomènes de culpabilité par lesquels les fils portent le deuil du père qu'ils ont tué et grâce auxquels ils s'identifient les uns aux autres : ils ont quelque chose en commun : le crime qu'ils ont commis, qui les fait s'identifier au père, idéal commun et base d'établissement des relations fraternelles » (in « Bulletin de Psychologie », mai 1966, no 251, XIX, 21-22, p. 1283). 

Ainsi donc, ce « repas totémique » (dont nous parlions un peu plus haut) serait le souvenir du meurtre primitif du père. Mais cela ne se passe pas sans un sentiment d'ambivalence ; car après le repas totémique, il y a culpabilité et repentir. Les membres du groupe se désavouent en prohibant à nouveau le meurtre du totem (substitution du père) et les rapports sexuels avec les femmes du même totem (exogamie) pour lesquels ils ont tué le père. 

Donc, après le sacrifice de l'animal totémique et de la véritable orgie qui s'ensuit, c'est le deuil (car on a tué le père), mais c'est aussi la fête (car avoir mangé le totem, c'est s'identifier avec lui, c'est s'approprier les prérogatives du père, c'est avoir un peu de son « mânâ »). 

Voici très brièvement exposée la théorie freudienne sur ce sujet. Examinons de plus près, à présent, la cérémonie religieuse à laquelle se sont livrés les « maîtres-fous » filmés par jean Rouch. 

Kwame Nkrumah raconte dans son « Autobiographie » [6]

 

« Tous les membres d'un clan sont censés être liés par le sang, et si un mariage s'effectue entre deux membres du même clan, on croit que les dieux indignés s'acharneront sur le clan entier. Dans le cas de mes parents, par exemple, tous les deux étaient de même race, mais mon père appartenait au clan ASONA, tandis que ma mère descendait du clan AHONA.
 
Puisque c'est la lignée maternelle qui détermine l'hérédité, j'appartiens non pas au clan de mon père, comme c'est le cas à l'issue des mariages occidentaux, mais bien à celui de ma mère. La lignée de mon père se poursuit par le fils aîné de sa soeur, membre du clan ASOHA [7] à l'autre » (cité page 160) [8].
 

La danse de possession filmée par jean Rouch n'est-elle pas plus exactement la commémoration annuelle d'un rite funéraire, dont l'aboutissement est le sacrifice du chien, animal sacré pour tout l'Islam ? Car, on sait sans doute qu'aujourd'hui, l'idée d'un sacrifice humain a été écartée par les autorités ghanéennes : Jane Rouch rapporte que « le dernier cas célèbre, le meurtre rituel de Kibi, s'est soldé Par la condamnation à mort des huit accusés par un jury composé de six africains et d'un européen. Le 24 mars 1947, trois des condamnés furent pendus et les autres graciés » (op. cit. p. 162). 

Le film de jean Rouch ayant été tourné en 1955 (et distribué en 1958 seulement), on comprend pourquoi il était devenu impossible aux Hauka de faire le sacrifice d'un être humain. Ce dernier est donc remplacé par un animal sacré, le chien. 

À propos du « culte des génies », pratiqué par les Zabrama [9] (Ou Gao) du Ghana, Jean Rouch raconte qu'« il n'est pas rare que (les fêtes) perdent leur caractère sacré et qu'elle deviennent des danses profanes de jeunes (qu'il) a pu observer étaient la maladie ou la MORT d'un initié, et une mort par la foudre, dans la région de Nima » (Jean Rouch : « Migrations au Ghana », in « Journal de la Société des Africanistes », tome XXVI, fasc. I et II, 1956, Cf. pp. 33-196). Et il ajoute aussitôt : « Ce culte n'a plus aucune raison d'être ici, si ce n'est en accessoire au culte vivant des Hauka ». 

Qu'est-ce donc au juste que ce « culte vivant » des Hauka ? jean Rouch lui-même répond à cette question, dans son étude citée plus haut : « Ce culte (...) permet d'entrer en contact avec les divinités particulières, les Hauka, par l'intermédiaire des danses de possession [10] (...) Leur mythe est une transposition de la grande aventure des émigrants, leurs dieux sont sortis directement de l'Afrique moderne, leurs rites sont « brutaux »et « galants » (...) C'est la « religion de la force », née dans un très petit village du Niger, et qui a trouvé au Ghana son véritable terrain (...) » (op. cit., p. 175). Suit l'histoire des Hauka (venant de la Mer Rouge, pélerine de La Mecque), qui cherchent refuge au Ghana (Gold Coast) vers 1929. Le responsable de la diffusion très rapide des Hauka au Ghana est un personnage mystérieux et très puissant, le Zerma Ousmane Fodé (originaire de Dosso), mort en 1943. 

Des sacrifices avaient lieu tous les vendredis sur la « pierre »des Hauka, et chaque dimanche, il y avait des fêtes. Tous les danseurs de Hauka faisaient partie d'une franc-maçonnerie aux règles extrêmement strictes : ils devaient être toujours très propres et très bien habillés, ne jamais se disputer et Partager tout leur argent. Depuis la mort d'Ousmane Podé, il semble que ces règles soient moins respectées, que les danseurs de Hauka du Ghana ne forment plus une grande communauté, mais le prestige de cette religion est toujours aussi grand. Dans chaque agglomération importante, un endroit de danse a été choisi : là se trouve la « pierre », l'autel des sacrifices. C'est autour d'elle que se déroulent les cérémonies, en général chaque dimanche. Au son d'une simple guitare, les danseurs de Hauka tournent en rond. Le « zima » (le prêtre) récite les louanges et au bout de deux ou trois heures, les premières crises commencent. Les jeunes gens sont pris de convulsions, bavent, se relèvent, se saluent militairement et commencent à parler dans la langue des Hauka. Des fusils de bois servent aux saluts et aux manoeuvres ; les « officiers » hurlent des ordres aux « soldats »et toute la « troupe » se met au garde à vous. Les « zima » calment les Hauka et les consultations particulières commencent » (p. 176-177). « Les danseurs de Hauka se recrutent parmi les émigrants. Quant l'un d'eux tombe malade, a des crises au milieu de la nuit ou au milieu de son travail, c'est qu'il a été « pris » par un Hauka. Il faut l'initier ; après un mois ou deux, il fera partie des danseurs assermentés et il n'aura plus de crises qu'au cours des cérémonies du dimanche » (p. 177). 

« Au Ghana, il est certain que (le danseur de Hauka) fait partie d'une petite secte enviée. Ce prestige a même atteint les autochtones, que j'ai vus venir assister aux danses de Hauka aussi sérieusement qu'à un office religieux. Certains d'entre eux, même, sont réputés avoir été possédés par des Hauka [11] (...) Le mythe des Hauka est basé sur la force des Européens or, depuis la guerre, le prestige des Européens au Ghana est de moins en moins important [12]. Ici, comme au Niger, aucun élément de la politique nouvelle n'est passé dans le mythe Hauka. Il semble pourtant que depuis un an [13], la collectivité Hauka du Ghana reprenne de l'autorité : les lieux de culte se multiplient, les cérémonies sont suivies avec plus d'assiduité et la faveur même semble plus grande. Il n'est pas impossible que l'on assiste prochainement à un nouveau tournant du mythe Hauka » (p. 177-178). 

Voilà les faits. Nous avons pensé qu'il était plus intéressant pour nous de reproduire ces documents que le simple synopsis du film, lequel le résume en ces termes : « Les maîtres-fous, tourné en 16mm., durée 26 minutes, auteur : Jean Rouch. ÀAccra, capitale du Ghana, des émigrés d'États africains voisins se livrent à des rites de possession pour se libérer des troubles mentaux provoqués par le contact soudain avec la civilisation occidentale ». [14] 

Il s'agit maintenant d'interpréter ces faits (qui sont donc des « choses observées »), selon une certaine optique, c'est-à-dire en adoptant une « certaine attitude mentale ». (Durkheim) 

Nous avons vu avec Freud que les deux prescriptions totémiques fondamentales étaient :

 

1)   L'interdiction de tuer le totem et de le manger.
2)   L'exogamie entre les membres d'un même totem.

 

Qu'avons-nous vu dans le film de Rouch ?

 

1)   Le sacrifice annuel du chien, animal sacré (totem).
2)   Une orgie entre les membres du groupe, après le sacrifice rituel.

 

Or, Nkrumah (bien qu'il n'appartienne pas à la secte musulmane des Hauka, mais au clan Asona) nous a confirmé dans son « Autobiographie » que la loi d'exogamie était en vigueur au Ghana. On a vu par ailleurs, que 90% de la population noire du Ghana croyaient encore aujourd'hui aux mythes ancestraux. D'autre part, que peut signifier le sacrifice du chien dans cette cérémonie annuelle des Hauka, sinon précisément le meurtre du totem ? [15] Meurtre d'ailleurs suivi par la consommation du chien-totem dans des conditions particulièrement violentes. Et consommation elle-même suivie d'une orgie (et rapports sexuels) entre les membres du clan [16]. 

Si nous suivons la démarche de l'analyse freudienne, mais enrichie de l'apport historique et socio-politique, on peut émettre l'hypothèse qu'en tuant le chien, les Hauka tuent le Père, et non un Père Noir, mais un Père Blanc, quand on sait que ces danses de possession consistent avant tout à « libérer des troubles mentaux provoqués par le contact soudain avec la civilisation occidentale » (cf. synopsis du film), et quand on sait, d'autre part, que ce rite est l'occasion pour les Hauka d'invectiver les blancs, dans leur langage et leurs coutumes. Car jean Rouch l'a bien dit : « Le mythe des Hauka est BASE sur la force des Européens ». (op. cit. p. 178) [17] 

La cérémonie terminée, Rouch nous montre les Hauka au lendemain de ces « danses de possession » : ils ont repris leur train-train quotidien, 

ils sont calmes, souriants, détendus, et vaquent chacun à son occupation habituelle. Ils se sont « purgés » de leur passion, la catharsis a eu un effet salvateur, comme il était de coutume dans l'ancien théâtre grec. Les Hauka ont donc tué le totem (le Père Blanc), l'ont mangé (s'appropriant un peu de son « mana » : sentiment d'ambivalence éprouvé à l'égard des blancs, les haïssant et les respectant tout à la fois), ont eu des relations sexuelles avec les femmes du même totem (violation de la loi d'exogamie) : ils ont ainsi recommis, recommencé le crime d'Oedipe originel. 

Après le « repas totémique », il y a culpabilité et repentir, puisque le lendemain, ils sont à nouveau gais et affables, en prohibant le meurtre du chien-totem jusqu'à l'année suivante. 

Et en dernière analyse, il est donc « possible » qu'il s'agisse, comme nous l'avons suggéré plus haut, d'une commémoration annuelle (il faudrait écrire plutôt : d'un « souhait ») d'un véritable rite funéraire, puisqu'en tuant le chien, on tue le Père Blanc (à l'égard duquel on éprouve un sentiment ambivalent : on l'admire parce qu'on le craint, et on le hait parce qu'il s'est approprié des prérogatives d'ordre politico-économique), et d'une certaine façon, on l'enterre en le mangeant (processus d'identification). 

En se l'incorporant, en s'identifiant avec lui [18], en acquerrant son « mana », sa force, son « esprit ». 

Rappelons avec Lévy-Brühl et Mauss, que le primitif ne se distingue pas des éléments et des êtres qui l'entourent (comme chez l'enfant en très bas âge) : il se fait une représentation globale du monde et des choses. 

On se trouve ici en face d'une « intuition » confuse : le primitif ne se conçoit pas comme un « moi », ni comme distinct des êtres et des choses qui l'environnent. C'est une vue totale et originale du monde, dans lequel ne se distinguent pas le naturel et le surnaturel. Son « moi » est rattaché mystiquement à la réalité du monde extérieur : il y a continuum, consubstantialité entre moi et autrui, entre autrui et les autres, entre les autres et les choses. C'est ce que Mauss appelle le « mana », et Lévy-Brühl la « substance » : c'est une force, impersonnelle, à la fois naturelle et surnaturelle, religieuse et magique. Tous les êtres « participent » plus ou moins à ce « mana ». Il devient dès lors « normal » (ou « naturel », pour le primitif) de s'approprier l'« esprit », la « force » ou le « mana » du Père Blanc, et s'identifier avec lui, neutralisant du même coup sa « forme magique », en se l'incorporant (C'est-à-dire en mangeant physiquement le chien, qui EST l'homme blanc). 

Ensuite, et jusqu'à l'année prochaine, le Père Blanc (comme le chientotem) redevient « tabou » : interdiction de le toucher, car il possède un caractère sacré ou impur. 

Il est bien entendu que cette interprétation du « Maîtres-fous » constitue un schéma théorique (un Schéma d'analyse) et que dans la réalité, il se pourrait fort bien que les choses ne se passent pas exactement de la même façon. 

Quoi qu'il en soit, on voit mieux à présent comment, en introduisant une dimension « oblique » sur le schème matriciel de départ, on peut aboutir à une explication nouvelle du totémisme d'aujourd'hui. Ainsi, partant des analyses freudiennes « closes » que nous avons empruntées à « Totem et Tabou », nous orientant par la suite selon cette dimension « oblique » proprement historique, avec des attendus spécifiquement socio-politiques (la contestation du Père Blanc, comme monopoliseur non plus des « femmes », mais de l'autorité socio-économico-politique), nous sommes parvenus à une compréhension plus globale d'une totalité neuve et d'ailleurs très fluctuante puisqu'en perpétuel changement. 

Nous avons essayé d'ouvrir une brèche dans un domaine peu inventorié jusqu'ici, à savoir : l'explication des structures en les reliant non seulement au « système » totémique, mais au devenir historique. C'est en ce sens que nous souscrivons entièrement à ces lignes qu'écrivait Paul Ricoeur, à l'occasion d'une table ronde organisée pour la sortie de « La Pensée sauvage », de Lévi-Strauss, et reproduites dans la revue « Esprit » : « Vous sauvez le sens », l'admirable arrangement syntactique d'un discours qui ne dit rien. je vous vois à cette conjonction de l'agnosticisme et d'une hyperintelligence des syntaxes. Par quoi vous êtes à la fois fascinant et... inquiétant » (Esprit, novembre 1963, no Il, p. 653). 

 

RÉSUMÉ DE LA DISCUSSION

qui a suivi la conférence de Rémi Savard
et l'intervention de Gilbert Tarrab
 [19]

 

Claude LAGADEC 

Rémi Savard nous a montré que des sociétés autres que les sociétés occidentales confient le rôle du père à d'autres personnes qu'au géniteur. je voudrais lui demander si, à son avis, il existe une telle chose que « la question du père » dans ces sociétés.

 

Rémi SAVARD 

On ne peut pas dire qu'il existe « un problème du père »nettement marqué comme tel dans toutes les sociétés, et je crois que l'on devrait en tenir compte quand on parle du père, en général.

 

Conrad STEIN 

Il n'y a pas de « problème du père » en psychanalyse. Ce que l'on appelle de cette façon relève de la sociologie, et l'on peut dire qu'il y a plusieurs façons de l'aborder. Fernand Dumont nous a expliqué hier comment il voit le changement dans le rôle du père, le fait, par exemple, que son rôle législatif a diminué et que son rôle affectif a augmenté. je crois que les deux témoignages que nous venons d'entendre sont très différents : Rémi Savard a parlé en structuraliste, Gilbert Tarrab en culturaliste.

 

Rémi SAVARD 

je voudrais préciser ici que le structuralisme est une méthode qui se présente de façon très diverse selon les chercheurs et selon les disciplines. L'anthropologie structurale n'est pas limitée à Claude Lévi-Strauss. On constate de nos jours une certaine identité de vue entre l'approche culturaliste américaine ou ethno-science et le structuralisme. Il y a là une convergence, faible mais réelle.

 

Gilbert TARRAB 

je voudrais dire, pour ma part, contrairement à ce qu'a pu dire Conrad Stein, que je ne me considère pas comme un culturaliste. je me qualifierais plutôt comme un homme intéressé par l'approche multidisciplinaire ou pluridisciplinaire.

 

Marcel LEMIEUX 

Je voudrais vous faire part d'une observation qui s'adresse aussi bien à Rémi Savard qu'à Gilbert Tarrab. Savard et Tarrab, tout comme Fernand Dumont dans sa conférence de jeudi soir, m'ont semblé avoir négligé un aspect fondamental du rôle du père, c'est-à-dire le problème du temps.

 

Rémi SAVARD 

Il est bien vrai que nous souffrons tous des inconvénients d'une spécialisation trop grande. je ne peux pas dire dans quelle mesure l'anthropologue peut rendre service au psychanalyste, et réciproquement. Certes, de telles rencontres sont utiles et souhaitables, mais il me semble qu'elles ne sont profitables que si chacun, dans sa propre discipline, se situe à la fine pointe de la science. Les inconvénients des rencontres opérées dans d'autres conditions me laissent perplexe. Peut-être ne sommes-nous pas encore prêts pour pouvoir les multiplier.

 

Julien BIGRAS 

La revue Interprétation s'est donné pour tâche, dès son lancement, de provoquer de telles rencontres interdisciplinaires, et je peux vous assurer, pour ma part, qu'elles m'apparaissent indispensables à la poursuite de son travail. Cependant, je ne voudrais pour rien au monde laisser entendre que, dans l'esprit des collaborateurs de la revue, ces rencontres doivent se faire à n'importe quel prix et dans n'importe quelles conditions. Il est évident, entre autres choses, que l'on doit éviter par-dessus tout les assemblages artificiels et le « placage » de concepts méthodologiquement divers appliqués à des réalités insuffisamment étudiées. De tels procédés ne peuvent qu'engendrer de regrettables confusions dont il faut se garder.

 

Gilbert TARRAB 

La justesse d'une interprétation doit se juger à la pertinence de son propos. Lorsque Jacques Lacan interprète, à partir des méthodes et des données de sa propre discipline, une oeuvre de Robbe-Grillet, il fait un travail beaucoup plus convaincant que lorsque, par exemple, Lucien Goldmann procède à certaines analyses sociologiques, et au cours desquelles il passe complètement à côté des vrais problèmes.

 

Marcel LEMIEUX 

On me permettra de revenir sur le problème évoqué il y a un instant. Les modifications que subissent à l'heure actuelle le rôle du père mettent en cause la conception que l'on se fait du rôle du temps et affecte en son fond la relation père-fils. Il a déjà été question d'héritage, et je dirais que le père actuel peut affirmer que son héritage est dilapidé. On ne peut être en même temps père et fils sans en même temps perdre son identité.

 

Claude BRODEUR 

Rémi Savard nous a montré que, dans la relation familiale, il y a un quatrième terme, outre le père, la mère et l'enfant, et ce quatrième terme est dans certaines sociétés l'oncle maternel. Le psychanalyste dirait que ce quatrième terme est le phallus. N'y a-t-il pas la possibilité d'établir quelque parallèle entre ces deux langages ?

 

Rémi SAVARD 

Le quatrième terme est utile en anthropologie, parce qu'il est un outil qui permet de comprendre des phénomènes culturels rencontrés dans la société étudiée et qui demeurent incompréhensibles autrement. Ce quatrième terme permet de comprendre, c'est sa seule raison d'être. S'il ne permet pas de comprendre quelque chose qui serait demeuré jusque-là inexpliqué, à quoi bon tenter un tel parallèle ?


[1]    P. 5.

[2]    Homme = A femme = O ; + = plus âgé qu'ego ; moins âgé qu'ego ; EGO = celui (celle) qui utilise les termes.

[3]    op. citée, p. 5.

[4]    Leach. Rethinking Anthropology.

[5]    Nous n'examinerons pas ici, faute de place, les démonstrations de Freud, consistant à rapprocher cette phobie de l'inceste chez les primitifs étudiés - et constituant pour Freud un trait infantile - de la névrose obsessionnelle.

[6]    Cité par Jane Rouch dans son ouvrage : « Ghana » (p. 107).

[7]    Pour avoir encore plus de précision à ce sujet, nous avons été voir à l'Ambassade du Ghana à Paris, Monsieur JABIALU (du service Culturel de l'Ambassade) qui nous a dit appartenir au même groupe que Nkrumah, bien que d'une autre tribu. Toute tribu au Ghana comprend huit clans (et sans exception : c'est un « standard »). Par exemple, M. JABIALU £ait partie du groupe des AKAN, lequel se divise en un certain nombre de tribus, dont : les Aschanti, les Achants, les Fanti, les Nzima, etc. M. Jabialu est de la tribu Nzima : cette tribu (comme toutes les autres tribus du Ghana) comporte huit clans, et chaque clan porte un nom, celui de l'« esprit »particulier du clan. Ainsi, le clan rassemble un certain nombre (très variable) de « familles », qui pensent descendre du même ancêtre commun, du même « esprit », et ils ont donc le même totem. La cellule élémentaire de la société traditionnelle ghanéenne est ainsi le CLAN. Par exemple, les huit clans d'une tribu peuvent être : les clans de la pluie, du soleil, de l'agriculture, du poisson, de la santé, de la sagesse, de la chance et du bienfait. C'est-à-dire que le clan de la pluie a sous sa dépendance tout ce qui est relié à l'eau, celui du soleil : la lumière et la chaleur, etc. Notons également que le Groupe des AKAN n'est pas le seul (bien qu'il soit le plus important) : il y a également les groupes EWES, Gao, Akwapin, Hausa, Dagonba (ces deux derniers étant musulmans), etc...

[8]    In « Art et Religion en Ashanti » (Clarendon Press, Oxford, 1927).

[9]    Le zabrama est pour Jean Rouch « l'émigrant-type » au Ghana. Lors de la cérémonie des « danses de possession », ils entrent en contact avec les « génies », maîtres de l'univers : génie de tonnerre, génie de l'eau, génie de la brousse, et ce, par l'intermédiaire des danses de possession. D'où l’expression : « culte des génies ».

[10]   Les danses de possession se nomment des « holeyise ».

[11]   Les possédés des Hauka s'appellent des « haukaise ».

[12]   De la même façon, le prestige du théâtre occidental a nettement diminué en Europe, et à Paris surtout, depuis que le Théâtre des Nations, dès 1956, nous a permis d'assister aux spectacles afro-asiatiques (et notamment à l'Opéra de Pékin).

[13]   Rappelons que cette étude fut écrite en 1956.

[14]   In « recueil des films ethnologiques », publié par le « Comité du Cinéma Ethnographique » (Musée de l'Homme, Paris).

[15]   Il y a, dans le totémisme, lien de consubstentialité entre un animal et un totem, un totem et les ancêtres. Ce « principe de participation » (Lévy-Brühl) n'est pas contraire à notre logique, mais EN MARGE de notre logique. Exemple : le nagalisme (à Bornéo) : il y a parenté mystique entre l'homme et l'alligator (c'est un « lien de participation »).

[16]   Cette orgie, Rouch ne nous la montre pas dans son documentaire. Néanmoins, il nous la suggère, en filmant avec insistance la reine des prostituées d'Accra, Salma, qui, elle aussi, est en « possession » après être entrée en transes : elle bave et mange des bouts du chien cuit comme les autres Hauka. D'autre part, un des « danseurs » confie : « J'ai eu des relations sexuelles avec la femme de mon camarade, et depuis, je suis devenu impuissant » (cf. film). Ce fait nous porte à croire que la loi d'exogamie ayant été transgressée (relations sexuelles avec une femme du même clan, oui plus est : la femme d'un ami), cela a entraîné l'impuissance chez ce danseur. Et la « danse de possession » (violation en commun des prohibitions totémiques) l'ayant en quelques sorte exorcisé, nous le revoyons le lendemain avec sa femme, ses fonctions, sexuelles étant à nouveau rétablies.

[17]   Ceux qui ont le droit de participer à ces danses font partie d'un « cercle sacré », n'admettant en son sein que ceux qui sont déjà « initiés » (on « initie » les nouveaux en les frappant sauvagement) et ceux qui ont déjà été possédés par l'esprit des Hauka.

            En tuant l'animal sacré et en le mangeant, « ils montrent qu'ils sont plus forts que les blancs » (Rouch), puisque le chien représente un interdit alimentaire total.

[18]   On sait que Freud entend par là la tendance à l'unification par incorporation de l'objet. Dans les vues évolutionnistes de Freud, les cultures sont orales, anales et génitales. Au stade oral (dont il s'agit ici), on sait que le phantasme d'incorporation chez l'enfant fait qu'il a envie de manger ce qu'il aime et ceux qu'il aime. Il n'y a pas de différence entre le sujet et l'objet, entre la bouche de l'enfant et le mamelon du sein maternel. De même ici, l'identification veut dire : incorporation (faire pénétrer) du corps du chien-totem par la bouche (puisqu'ils le mangent, se l'incorporent), qui est ainsi un moyen de s'approprier son « mana » (sa substance, son « esprit »). L'identification, qui est une introjection, s'oppose donc à la projection (jeter en dehors de soi).

[19]   Compte rendu fait par Claude Lagadec.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 8 juin 2008 6:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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