Rémi Savard
“L’étranger venu d’ici”. *
Un article publié dans l'ouvrage de Simon Harel, L’étranger dans tous ses états. Enjeux culturels et littéraires, pp. 99-102. Montréal : XYZ, Éditeur, 1992, 190 pp. Collection : Théorie et littérature.
Pour les descendants des colons français ayant, comme on dit, pris racine ici tout au long du XVIIe siècle et durant la première moitié du XVIIIe, l'Autre, c'est celui qui s'est imposé à nous en 1760. Visiteur non invité. Il parlait l'anglais. Depuis, selon le barde de l'île d'Orléans, il n'a cessé d'enfoncer ses gros doigts dans nos papiers de famille. Ainsi s'est forgé un stéréotype d'accueil, comme on dit une structure d'accueil, pour les autres Autres venus ensuite d’Asie, d'Europe, d'Amérique centrale, etc. Vous venez d'ailleurs vous aussi ? Ce sera chez les Anglais, s.v.p. Glissement sémantique obligatoire dès l'arrêt complet de l'appareil. On les y pousse ? Ils y vont eux-mêmes ? Ce qui ne fait nul doute, c'est que l'Autre a beau être aussi disparate que légion, il aurait surtout une tendance irréversible à devenir univoque dans son hostilité à notre endroit. Faut-il s'en étonner ? Ses racines ne sont-elles pas ailleurs, alors que les nôtres sont bien enfoncées dans le sol d'ici ? Nous, les souches, eux, tous des importés. Inévitable dichotomie sécrétée dans le bruissement de nos discours quotidiens ou savants, trahissant une image de nous-mêmes que nous persistons à privilégier entre toutes les images possibles. Si bien que quiconque l'examine de plus près déclenche aussitôt l'affolement, la panique, parfois la rage. Comme nous avons choisi d'exister à travers cette définition, s'en prendre à elle équivaut au crime de lèse-nationalité.
Pour saisir la portée d'un tel désarroi, il faut relire l'essai bouleversant de jean Bouthillette intitulé Le Canadien français et son double, paru d'abord en 1972 et que l'Hexagone rééditait récemment. L'auteur y résume ainsi, avec une remarquable économie de mots l'intrigue tragique de ce drame à deux personnages :
- Depuis deux siècles, nous ne sommes plus seuls dans notre pays. Non plus qu'en nous-mêmes. Quand nous tentons de nous saisir comme peuple ou de nous projeter sur le monde, une présence s'interpose. Où que nous regardions, infailliblement nous rencontrons l'Autre - en l'occurrence l'Anglais - dont le regard trouble notre propre regard [1].
Ainsi se détacherait sur l'écran de l'Histoire la malheureuse silhouette du personnage dans lequel nous aimons nous reconnaître : nous sommes les autochtones de ce pays, où se déroulait notre existence aussi paisible que solitaire jusqu'à sa brutale usurpation par l'Anglais.
J'ai souvent pensé qu'un tel construit s'éloignait trop d'une des dimensions du réel d'ici, pour ne pas y être pour quelque chose dans ce que Bouthillette définissait comme le « cruel balancier d'une histoire qui nous rabat au sol inlassablement [2] ». En d'autres termes, la série noire des échecs de nos luttes de libération nationale. Peu avant le célèbre référendum perdu, j'écrivais que tant que nous n'aurions pas clarifié nos relations avec les autochtones, nous ne saurions parvenir à une définition de nous-mêmes qui nous garantirait une meilleure prise sur le réel [3]. La réaction d'intellectuels nationalistes avait alors été de suggérer à l'éditeur de différer la publication pour que l'ouvrage paraisse après le référendum. je voudrais rendre hommage à Gaston Miron pour avoir refusé cette petite tentative de censure.
Quoi qu'il en soit, l'autochtone continue à être perçu comme notre plus sérieux concurrent. Plus encore que l'Anglais. Sa reconnaissance pour ce qu'il est et l'identité dont nous croyons encore nécessaire de nous revêtir demeurent mutuellement exclusives. La concurrence ne joue pas seulement sur le plan de l'aborigénéité, mais aussi sur celui plus délicat qui consiste à savoir qui est l'Opprimé absolu. Mais il y a plus encore. À déplacer ainsi les éléments du paradigme traditionnellement mis au point, nous risquerions de voir resurgir des dimensions aussi permanentes que secrètement gardées de nos voisinages avec les autochtones. Nous, les « nègres blancs d'Amérique », nous nous étions forcés d'oublier que nos ancêtres, faute de pouvoir obtenir les nègres noirs qu'ils réclamaient à grands cris à l'administration, sous prétexte d'être déjà concurrentiels avec les colonies anglaises, n'hésitèrent pas à se rabattre sur le produit local. Qui ? Quoi ? Évêques, gouverneurs, militaires, médecins, jésuites, récollets, sulpiciens, etc. On trouvait partout des esclaves indiens, telle Marianne, l'esclave montagnaise pendue pour vol nocturne en 1756 [4].
On comprendra l'empressement chez certains à insister sur notre solitude originelle, comme au paradis terrestre.
Quand l'historiographie nationale a fait expressément état de la présence autochtone, ce fut le plus souvent, au mieux, pour la réduire au rôle de faire-valoir destiné à rehausser la silhouette héroïque de nos valeureux ancêtres, au pire pour la ravaler en toute innocence au rang d'une sorte d'infrahumanité. Aussi, décrivant quelques Attikameks en visite aux Trois-Rivières au temps de son enfance, Benjamin Sulte interprétait comme suit leur inconfort : « Quant au sourire franc, je ne l'ai vu sur leur figure en aucune occasion. Les Sauvages et les Animaux ne connaissent pas le rire. [5] » Sulte ne faisait ainsi que flatter le goût du jour, la modernité portée en ce début du XXe siècle. Il ne s'agissait même pas là d'un énoncé ; tout au plus d'une convention sociale bien admise dans les milieux savants d'alors. Historien, journaliste, poète, chroniqueur, critique, conférencier, Benjamin Sulte, s'il vivait encore, aurait sans doute participé à quelques séances de ce congrès de l'ACFAS.
Mais il est des façons parfois plus inattendues d'évacuer l'autochtone. Ainsi certains de ses défenseurs, comme pour s'approprier un supplément d'âme, cherchent au fond à réaliser à travers eux, par le biais d'un genre de procuration qui s'ignore, les mandats qu'ils se sentent eux-mêmes impuissants à remplir : libération nationale, révolution écologique, spiritualité, démocratie, autogestion, etc. On a déjà vu des travailleurs en congrès appuyer le principe de l'autodétermination politique d'un groupe autochtone et refuser d'un même souffle d'en faire autant pour leur propre peuple. Or, si tant est que l'autochtone en vient à montrer quelques signes de fatigue dans l'accomplissement de ces missions impossibles, la réaction des animateurs désintéressés, sinon bénévoles, ne se fait pas attendre, comme si sans même le savoir on la couvait depuis longtemps.
La réaction, dans certains cas, se fera hargneuse. Des peuples qui ne méritent pas la liberté à laquelle ils prétendent aspirer. Le prix leur en paraîtrait d'ailleurs trop élevé. Leurs slogans publicitaires ne viseraient qu'à forcer les coffres de leurs maîtres. Des éternels abonnés à la dépendance. Au fond, des voleurs nocturnes. Comme la Montagnaise Marianne. Ça, des peuples ? Tout au plus des promesses de peuples non remplies. Comme des fruits qui auraient raté la saison de maturité. Et pourquoi pas les fruits de notre pure imagination ? Ont-ils vraiment déjà existé comme peuples ? N'étions-nous pas seuls dans ce pays avant que l'Anglais y pénètre par effraction ?
Pour d'autres qui ont peine à concevoir comment les descendants et descendantes de la Montagnaise Marianne pourraient nous précéder sur la route de la liberté, l'ethnicité serait devenue le péché mortel que dénoncent, avec des accents de Grand Inquisiteur, ces prêtres de la modernité. L'ethnicité mise au rancart jusqu'au prochain concours de décapage. Pour disposer de ce concurrent déplaisant. Pour occuper seuls la scène face à l'Anglais. Mais dans le contexte d'une dévaluation de l'ethnicité à laquelle même la nôtre ne peut échapper. La modernité pourrait bientôt reprendre la forme d'un retour à la conception trudeauesque du Canada. Et nous revoilà au sol. Le balancier est revenu. Mais l'autochtone s'entête-t-il à vouloir se dresser comme peuple ? Il reste la glissoire sémantique utilisée pour les immigrants. Ne serait-il pas devenu une sorte d'Anglais par identification à son tuteur fédéral ? Regardez-le d'ailleurs agir dans le cirque meechlakien. Nous, les souches, nous sommes pour, du moins le sommes-nous devenus au fur et à mesure que les importés ont cessé de l'être pour devenir contre. Plus anglais que les Anglais ! Anglais, étrangers. On nous répète qu'ils étaient là avant nous. Est-ce bien sûr ? Les Vikings ne les avaient-ils pas précédés ?
Tout ce délire jaillit de la définition de nous-mêmes dont Jean Bouthillette faisait état dans son essai. Mais notre imaginaire est-il devenu tel qu'il soit impossible de modifier les éléments morbides de ce construit ? Nous voir d'une façon qui n'exclurait pas que des peuples nous aient précédés ici de quelques millénaires, des peuples ordinaires comme le nôtre avec leurs grandeurs et leurs petitesses, des peuples qui nous accompagnent encore et qui auraient comme le nôtre le droit de choisir leur avenir. Une image de nous-mêmes dont la pierre d'assise serait autre chose que la négation de ces peuples. Ce serait nous rendre à nous et à nos descendants un service inestimable. Peut-être, au fond, la seule façon de cesser le mouvement de balancier « d'une histoire qui nous rabat au sol inlassablement », cette histoire dont parlait Bouthillette.
Ce sera quand la modernité nous suggérera de clarifier nos relations avec ces peuples, au lieu de préparer pour nos descendants une multiplication d'Akwesasne, de Kahnawake, de Kanesatake.
* Cet article a été publié dans Recherches amérindiennes au Québec, vol. XXI, nos 1-2, printemps 1991.
[1] Jean Bouthillette, Le Canadien français et son double, Montréal, Éditions de L'Hexagone, 1972, p. 14-15.
[3] Rémi Savard, Destins d'Amérique : les autochtones et nous, Montréal, Éditions de L'Hexagone, 1972.
[4] Marcel Trudel, L'Esclavage au Canada français. Histoire et conditions de l'esclavage, Québec, Les Presses de l'Université Lave 1960, p. 230.
[5] Benjamin Sulte, « Les Attikamèques et les Tête-de-Boule », Bulletin de la Société de géographie du Québec, vol. V, no 2, p. 129.
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