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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rémi Savard, “Dans l'exercice de mes fonctions d'anthropologue”. Un article publié dans la revue CULTURE, Numéro spécial, vol. II, no 3, 1982, “Nations amérindiennes au Canada”, pp. 121-128. Société canadienne d'ethnologie. [Autorisation accordée par l'auteur le 15 novembre 2005 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Rémi Savard 

Dans l'exercice de mes fonctions d'anthropologue”. 

Un article publié dans la revue CULTURE, Numéro spécial, vol. II, no 3, 1982, “Nations amérindiennes au Canada”, pp. 121-128. Société canadienne d'ethnologie.

 

Ce texte tient lieu d'introduction à un manuscrit portant sur cinquante-deux versions d'un récit indien recueillies entre 1637 et 1978, sur un vaste territoire s'étendant du Labrador aux Territoires du Nord-Ouest et au Montana. Plutôt que de faire table rase de tout ce qui fut écrit au sujet de ce récit en particulier, et de la mythologie en général, pour ensuite peut-être déclarer forfait, l'ouvrage en question vise à permettre à ce savoir de se dilater au-delà des contraintes inhérentes à sa propre instauration. 

This text serves as an introduction to a manuscript about fifty-two versions of Indian accounts on Tshakapesh gathered between 1637 and 1978 in a vast territory extending from Labrador to the Northwest Territories and to Montana. It would serve no purpose to obliterate all that was written on these particular narratives or on mythology in general and to finally abandon the project. On the contrary the manuscript permits these narratives to rise above certain restraints.
 


 

Ballottée entre la collecte toujours pressée de nouveaux débris et l'élaboration de théories qui requièrent des moyens matériels et humains de plus en plus considérables, la perspective d'un retour réflexif.... vers son point de départ effectif paraît de jour en jour plus improbable. Elle [l'ethnologie] espère sans doute s'en aviser « trop tard », quand sa « matière » aura... disparu. Mais cette matière dure, elle est douée de force lente, et seuls s'en aperçoivent.. ceux-là qui, peu pressés « d'arriver », savent encore penser lentement. 
Monod, « Vive l'ethnologie ! » (1972 : 406)

 

À quelque 1500 kilomètres en aval de Montréal, après avoir survolé la rive nord du Saint-Laurent, juste avant que la pointe septentrionale de Terre-Neuve ne vienne former le détroit de Belle-Isle, une profonde échancrure dans la côte. Au fond, sous la glace, coulent les eaux de deux rivières : la Petite et la Grande Saint-Augustin. je m'y trouvais donc au début de l'année 1971, dans l'exercice de mes fonctions d'anthropologue. 

Au lieudit Gros Mécatina, situé en bordure du golfe à près de 40 kilomètres plus à l'ouest, Louis Jolliet avait jadis rencontré quelques familles indiennes regroupées autour d'un certain Missinabano, « homme aagé de 70 ans et plus, allié à nos sauuages de Mingan, mais qui n'y estoit pas venû de nostre temps, quoy que vint années s'estoient passées, en outre homme bien fait, d'une des plus haute taille, d'une humeur fort douce, n'aymant que le vin et mesme peu, mais qui auoit trois femmes, dont une fort ieune, auecques une fille d'un an fort iolie. » (Jolliet, 1694 : 179). C'était le ler juillet 1694.
 

Carte 1. Lieux mentionnés. 

 

Le lendemain, l'hydrographe canadien de Louis XIV notait dans son journal de bord : « Ce missinabano, partit en canot, pour descendre dix lieues plus bas, à la Riuerre pegoüasiou [la Saint-Augustin], il ne voulut pas se mettre dans le nauire parce qu'il auoit une cache de loumarin a prendre en chemin ; deux canots des autres s'y embarquerent et nous nous en fusmes a la dite Riuere, que nous auions choisi auec eux pour l'endroit le plus seur a placer la nauire de touts vents pendant le peu de traitte que nous voyons pouuoir faire auecques eux ; nous y seiournasmes en l'attendant, et d'autres qui s'y deuoient treuuéer, cette Riuerre est belle, grande, et profonde. » (Jolliet, 1694 : 180) [1]. 

Le 6 juillet, prenant congé du groupe de Missinabano, le seigneur d'Anticosti faisait voile en direction du nord-est. Mais le mauvais temps l'obligea à chercher temporairement refuge à la rivière Saint-Paul, alors nommée rivière des Esquimaux [2]. Là, « Deux sauuages de ceux qui auoient quitté et fuit mingan a la nouuelle du siege des Anglois a Quebec, vinrent a bord auec leurs castors, c'est ce qui nous obligea a rester, nonnobstant le vent bon. » (Jolliet, 1694 : 182). 

Le voyage devait reprendre trois jours plus tard, soit le 9 juillet. « Nous partismes a midy, dans la brume, les sauuages dès le matin s'estoient embarqués pour s'en retourner a la R. pegoüachiou, ou les autres les attendoient, pour entrer dans les bois ensembles, chercher leur vie, et les lieus propres a hyverner, comme ils ont coustumes tous les ans. » (Jolliet, 1694 : 182). 

Pegoüasiou, pegoüachiou et, ailleurs dans son journal, pegouasioupi..., autant de façons pour Jolliet de transcrire le nom de ce lieu, tel qu'il avait tenté de l'entendre de la bouche des gens de Missinabano. 

* 

Jeudi, 11 février 1971. À l'embouchure des deux rivières Pegoüasiou, à quelques kilomètres en amont du lieu de traite de Jolliet où Missinabano lui avait conseillé d'abriter son « vaisseau de six pierriers, et quatorse pieces de canon » (Jolliet, 1694 : 171), un village : Saint-Augustin. Un millier de Blancs de langue anglaise, qui avaient vécu éparpillés dans les îles de l'estuaire jusqu'à ce qu'ils y soient réunis vers 1950. Sur la rive ouest, en face, seize tentes. Un groupe de familles se définissant par l'expression pakuaushipiunut. Cette dernière paraît se décomposer ainsi : pakuau « c'est sec », shipu « rivière », innut « les gens », soit « les gens de la rivière peu profonde » [3]. Quiconque s'est engagé en barque dans cet estuaire, la nuit, sera enclin à retenir cette hypothèse étymologique (Savard, 1977 : 22). Pakuaushipu, nom que les Indiens donnent actuellement à la Grande Saint-Augustin, n'est pas tellement éloigné de celui rapporté par Jolliet : pegouasioupi. 

Carte 2 

 

Croquis de l'embouchure de la rivière Saint-Augustin, tiré du journal de Louis Jolliet allant à la découverte du Labrador (Jolliet, 1694 : 181, fig. 8).


En cette fin d'après-midi de février, des motoneiges ramènent aux tentes les successeurs du groupe de Missinabano. Ils viennent d'assister au dernier d'une série de cours pour adultes, organisés conjointement par les gouvernements fédéral et provincial. Depuis l'automne 1970, cinq fois la semaine, ils avaient ainsi traversé chez les Blancs pour y être initiés, entre autres savoirs, à l'oeuvre du grand Shakespeare, par un tout jeune homme venu à cette fin du Nouveau-Brunswick. D'ici quelques jours, afin d'aller « chercher leur vie » auprès des troupeaux de caribous, ils remonteront encore la Paukuaushipu [4]. Mais ce soir, du côté des Blancs, dans le sous-sol du temple catholique, moyennant un léger prix d'entrée, il paraît qu'on pourra assister à la projection du film américain Say one for me. En vedette, Bing Crosby ! 

Pendant que nous mangeons sur le tapis de branches de sapin, la nuit en a profité pour bien recouvrir la région. Traverser à pied la rivière gelée ne prend que vingt minutes. Ce soir-là, la présence de la lune permet de deviner tout le relief du paysage. Mon hôte ouvre la marche. Sa jeune épouse enceinte vient derrière moi. Le froid sec fera résonner chacun de nos pas. Seul Pierre a parlé durant le trajet, et seulement pour déclarer qu'il a déjà vu ce film trois fois. Outre sa langue maternelle dite montagnaise, de souche algonquienne, il sait quelques mois d'anglais. Sa compagne a appris un peu de français durant son adolescence. Elle devrait accoucher avant la prochaine lune. Dans quelques jours Pierre se joindra aux chasseurs de caribous. 

Dès la fin du premier rouleau, ils décident de revenir aux tentes. La bougie est soufflée vers 23 heures, laissant aussitôt apparaître la lune à l'écran de notre abri de toile. La prochaine fois qu'elle s'y trouvera, il y aura sûrement de la viande de caribou, et peut-être un enfant de plus sous la tente. Pierre se met alors à parler d'un certain Tshakapesh qui aurait fini, dit-on, par se réfugier dans la lune. Avant de s'endormir, sa dernière phrase fut : « He was very strong this Tshakapesh. » 

* 

Un tiers de millénaire avant cette nuit éclairée du 11 au 12 février 1971, près de 57 ans avant le passage de Louis Jolliet à la rivière Pegoüasiou, alors qu'il n'était question ni d'anthropologie ni de cinéma américain, un Indien avait parlé au jésuite Paul Le jeune de ce « Tchakabech voulant aller au Ciel. » (Le jeune, 1637 : 54). Parti de Honfleur le 18 avril 1632, et après une escale à Gaspé, le voilier transportant le religieux avait jeté l'ancre à Tadoussac le 18 juin suivant [5]. Dans sa Relation, cette année-là, il écrivit : « c'est icy que i'ai veu des Sauuages pour la premiere fois [...] A nostre arriuée à Tadoussac les Sauuages reuenoient de la guerre contre les Hiroquois, et en auoient pris neuf, ceux de Quebec [6] en tenoient six, et ceux de Tadoussac trois. » (Le jeune, 1632 : 4-5). 

Ces Indiens du Saguenay, de même que ceux de Québec où Le jeune devait débarquer le 5 juillet suivant, étaient connus depuis longtemps des pêcheurs basques et bretons. Par la suite, en 1600, muni de lettres patentes émises par Henri IV, Pierre Chauvin avait établi un comptoir à Tadoussac. Une partie des membres de l'expédition y avait même passé l'hiver 1600-1601, pendant que le dénommé La Roche, également au service du roi de France, tentait désespérément d'établir une colonie sur l'Île de Sable (Trudel, 1963 : 228-244). 

En arrivant à Tadoussac avec Samuel de Champlain, le 26 mai 1603, Pont-Gravé ramenait de France deux Montagnais. Au cours de la même saison de navigation, Champlain avait d'une part remonté le Saguenay sur une distance de 12 à 15 lieues (Trudel, 1963 : 260) et le fleuve jusqu'à Montréal ; d'autre part il avait exploré la côte, de Tadoussac jusqu'aux environs de Sept-Îles (Laverdière, 1870 : 25-54). On est en droit de croire qu'il eut ainsi l'occasion de rencontrer plusieurs Montagnés [7]. Mais c'est surtout à Tadoussac, où Champlain reviendra souvent, ainsi qu'à Québec, où il sera chargé d'ériger une habitation en juillet 1608, que commencèrent à se tisser les difficiles relations franco-montagnaises. Champlain considérait ces gens comme les principaux adversaires de son entreprise, les soupçonnant même de souhaiter un retour aux relations commerciales avec les Rochelois et les Basques (Trudel, 1966 : 356-357). Il faut dire que, en arrivant à Tadoussac au printemps 1603, Champlain et Gravé n'avaient pu empêcher les Basques, qui les y avaient précédés, d'y poursuivre leurs activités de traite. Mousquets et canons convainquirent alors les deux envoyés du Lieutenant-général de la Nouvelle-France (Pierre Du Gua de Monts) qu'il serait préférable « de vider l'affaire en France » (Trudel, 1966 : 153). La méfiance officielle française envers les Montagnais demeurera longtemps. Selon Trudel, « Champlain, qui les fréquente depuis 1608, avoue en 1624 que 'l'on n'a point d'ennemis plus grands'. » (Trudel, 1966 : 356). 

En juillet 1634, quand les jésuites Le jeune et Buteux accompagnèrent le Sieur La Violette aux Trois-Rivières afin d'y ouvrir un poste, ils y trouvèrent aussi des Montagnais. Le 18 février 1635, Le jeune y baptisa du nom d'Anne une femme qui mourut quelques jours plus tard. « Vn Sauuage m'ayant informé qu'elle n'estoit point de ce pays cy, ie l'interrogeay quelques iours deuant sa mort de sa patrie ; elle me dit que ceux de sa Nation s'appeloient ouperigoue ouaouakhi ; qu'ils habitoient bien auant dans les terres plus bas que Tadoussac, de mesme costé ; qu'on pouuoit par des fleuues descendre de leur pays dans la grande riuière de Sainct Laurens [...] qu'ils parlent le langage Montagnais [...]. » (Le jeune, 1635 : 18). L'auteur conclut en se demandant « si ce ne sont point ceux que nous appelons Bersiamites » [8]. Le jeune rapporte un échantillon de la langue parlée par cette baptisée moribonde. Après qu'il eut menaçé « du feu d'enfer... ceste pauure malade epouuantée », elle s'était mise à crier « Nitapoueten, nitapoueten, ie croy, ie croy » [9]. Quant aux Indiens que Le jeune accompagna durant l'hiver 1632, ils appartenaient sans doute à un groupe se déplaçant de part et d'autre du Saint-Laurent, entre Tadoussac et Trois-Rivières. Ainsi devaient-ils rencontrer leurs congénères parfois au lac Piougamik [10], « sur les riues duquel habite la nation du Porc-Epic que nous cherchions » (Lalemant, 1647 : 65), parfois aussi au pays des Oumamiouek [11] où les jésuites se trouvaient en 1651 (Ragueneau, 1651 : 14). Et avant la fin du XVIle siècle, tel qu'indiqué précédemment, Jolliet trouvera des Montagnais à Mingan, à Kégaska, autour de La Romaine, à Gros Mécatina, à Saint-Augustin et à la rivière Saint-Paul. 

* 

Partout où on allait, il se trouvait des Montagnais. Un tel phénomène n'était pas facile à appréhender pour des Européens. La dimension mobilité, liée à leur propre conception du peuplement, ne pouvait être que linéaire et transitoire. Ils arrivaient bien à concevoir des déplacements géographiques même considérables, et pour cause, à la condition toutefois que ces voyages ne se prolongent pas en une folle et perpétuelle transhumance, mais qu'ils aboutissent à l'établissement définitif d'un groupe humain sur un nouveau territoire. Tel avait été le cas en Europe depuis le début de la dynastie mérovingienne. Habitués au sédentarisme à l'intérieur de frontières théoriquement fixes, les Européens ne comprirent jamais très bien les rapports que les divers groupes indiens entretenaient entre eux ainsi que avec le territoire. Nous en sommes encore toujours là aujourd'hui. À plusieurs reprises, Le Jeune fera montre d'une irritation certaine à ce sujet : « Il me semble que les Nations qui ont vne demeure stable se conuertiroyent aisement. » (Le jeune, 1632 : 6) « il me semble qu'on ne doit pas esperer grande chose des Sauuages, tant qu'ils seront errants : vous les instruisés aujourd'huy, demain la faim vous enleuera vos auditeurs, les contraignant d'aller chercher leur vie dans les fleuues et dans les bois. » (Le jeune, 1634 : 11) ; « ils ressemblent aux oyseaux de passage de leur pays ; parfois il se trouue en certaine saison, des tourterelles en si grande abondance, qu'on ne voit point les extremitez de leur armée quand elles volent en gros ; d'autrefois en la mesme saison, elles ne paroissent qu'en bien plus petites troupes ; il en est de mesme de quantité d'autres oiseaux, de poissons et d'animaux terrestres, ils varient selon les années, et nos Sauuages les imitent en cette inconstance [...] ; tantost ils viennent en gros, puis en détail. » (Le jeune, 1637 : 10-11). 

Mais si l'interminable errance de ces nomades posait de sérieux problèmes logistiques à la pastorale jésuite, elle avait l'irremplaçable mérite d'en justifier la nécessité de façon efficace, auprès d'un public européen pour lequel le mot culture n'était pas encore très éloigné de l'activité de labourage. Comment des peuples aussi inconstants auraient-ils pu ne pas errer tout autant par « leurs Coustumes et leur Croyance » ? C'est précisément là le titre du chapitre XI de la Relation de 1637, dans lequel Le jeune faisait état de ce Tshakapesh dont Pierre me parlait dans la nuit du 11 au 12 février 1971, à la veille de retomber dans l'« inconstance des oyseaux de passage », après avoir tourné le dos à Bing Crosby et déserté le sous-sol enfumé de l'église de Lauréat Lord, oblat de Marie-Immaculée et ex-aumônier dans les forces armées canadiennes. 

* 

Tshakapesh. Le personnage ne m'est pas inconnu. Ni les multiples péripéties de son histoire que, dans certains milieux, on persiste à nommer mythe [12]. Tout simplement. Comme on parle d'un escalier, d'une paire de ciseaux ou d'un fruit exotique. Et depuis que vous en faites la cueillette, comme celle des pommes, ne serait-on pas en droit d'attendre maintenant la savante compote d'automne : mythologie des Montagnais, religion..., cosmologie..., vision du monde... ? Comme si chacun de ces termes ne renvoyait pas d'abord à un mode inédit d'insertion dans l'univers, le nôtre, celui du signe écrit. La circularité d'une telle démarche ne m'est jamais apparue aussi évidente et dérisoire que cette nuit-là. 

Mais d'où vient et où conduit une invite si pressante à circonscrire les énoncés des autres dans un cadre qui leur conférerait enfin un sens pour nous ? Salle de cours, chaires universitaires, articles de revues, sociétés savantes, ouvrages scientifiques... L'appellation mythe elle-même, et l'intérêt trouble suscité par le référent qu'elle paraît si empressée d'enclore. 

À l'exercice de quelle fonction grave souhaite-t-on que je me consacre ? 

Discours amnésique tenant pour négligeable, sinon pour honteux, le faisceau des conditions historiques qui le rendent possible. « Le terme religion s'applique-t-il bien à... ? » Et vogue la galère. C'est reparti. Pour peu que l'auteur soit astucieux, on aura droit à une nouvelle mode savante, dont il sera d'ailleurs le premier à dénoncer de façon fort convaincante l'utilisation mondaine. 

Et si une certaine vérité toute simple de ce qu'on persiste à nommer mythe ne nous était accessible qu'à la suite d'une sorte de décapage du discours savant : la prise en considération explicite des conditions d'émergence et de réception du discours paraphrastique occasionnellement construit à son sujet ? Si les grilles, savamment mises au point sous le prétexte avoué d'en saisir le sens, n'avaient d'abord eu pour fonction que d'en atténuer la portée ? 

On peut arriver à comprendre qu'à l'instant où elle mettait en branle l'opération anthropologique, à titre de savoir particulier devant porter sur l'autre, la tradition de pensée occidentale n'ait pas très bien évalué l'espèce d'effet en retour qu'elle finirait bien par déclencher. Mais aujourd'hui, plutôt que de se complaire dans une fixation à l'ambiguïté des origines, le temps n'est-il pas venu d'interroger jusqu'à ce qui sous-tend le rapport à l'autre, notamment l'ensemble des conditions poussant une tradition de pensée à créer ainsi, à maintenir et parfois à raviver un bavardage officiellement chargé de tenir des propos sur les voisins ? » 

On a répété sur tous les tons, et ce depuis fort longtemps, que le regard posé sur l'autre est toujours fonction des catégories perceptuelles du voyeur, ce qui a rarement empêché de faire comme si tel n'était pas le cas. Pourtant, si ce genre d'énoncé a quelque fondement, il exige qu'on remonte jusqu'au foyer du vecteur pointant ainsi vers l'autre. La vérité du mythe pourrait être irrémédiablement condamnée à nous échapper sans une telle objectivation des conditions déterminantes du regard posé sur lui, des impératifs socio-économiques dont nos grilles scientifiques ne peuvent être que le prolongement plus ou moins conscient. Notre propre tradition de pensée nous apparaîtra alors comme à distance, c'est-à-dire dans une position analogue à celle qu'elle occupe par rapport aux autres. Une telle opération de triangulation permettra peut-être d'identifier les contraintes nous ayant toujours masqué la portée de ce que nous nous étions hâtés d'enfermer dans notre catégorie mythe. 

« Pure perte de temps, subjectivité maladive, narcissisme de mauvais goût, contre-publicité déplorable » entonneront en chœur les obsédés du marketing. Comme si, quand on parle des autres, le contexte d'énonciation ne faisait pas partie intégrante du discours... Comme si la scientificité, dont on se réclame tant, ne consistait pas tout simplement à ne laisser échapper aucune des étapes à travers lesquelles la réflexion se développe... L'examen d'un tel inavoué constitue une condition nécessaire à la tenue d'un discours rigoureux. Et il me paraît d'autant plus urgent de s'y adonner que la cote des recherches sur la culture monte en flèche au marché des valeurs académiques et économiques. À travers une revitalisation aussi intempestive de la variable culturelle, comme on l'appelle, on ferait bien de se demander si la science sociale ne s'apprête pas à renvoyer une fois de plus à l'État une image de lui-même qu'il appelle de tous ses voeux, au moment où, aux quatre coins du territoire national, divers groupes de ses citoyens murmurent contre son centralisme exacerbé. À la manière d'une sorte de lest lâché pour assurer la remontée de leur pouvoir ainsi menacé, le terme culture revient de plus en plus souvent dans les propos officiels de personnages jugés par ailleurs fort sérieux. 

Quant à la corporation des anthropologues, si souvent raillée pour son inutilité sociale, elle s'émerveille de voir s'entrouvrir enfin des marchés sur lesquels elle s'était plus ou moins résignée à ne plus compter. Les autochtones s'en prennent-ils aux administrations de tutelle ? Voilà que celles-ci s'en émeuvent au point de lâcher contre eux les meutes chargées d'assurer la sécurité domestique. Dans le tintamarre qui s'ensuit, on entend parler ici et là de la nécessité, pour les anthropologues, d'être à la hauteur de l'expertise que la société (?) s'apprêterait enfin à leur réclamer. Une telle occasion pourrait ne pas se représenter de sitôt ! L'espoir renaît. On s'agite de part et d'autre. À l'horaire des congrès annuels figure en place d'honneur l'atelier sur le rôle social de l'anthropologie. Fausses querelles entre science pure et appliquée, au sein d'une discipline qui feint d'avoir trop longtemps été pure, alors qu'elle ne fut jamais rien d'autre qu'appliquée. Futurs sites noyés, anthropologie dite de sauvetage, rentabilité d'un barrage, déplacements de populations, experts consultants... Instituts et musées, ces versions modernes des cabinets de curiosités des rois. Vieux réflexes d'une science sociale, qu'elle même semble devoir oublier pour arriver à se perpétuer. Il suffira simplement de bien peser ses mots, de mesurer ses interventions publiques. Éviter surtout que le problème cesse d'être vu comme une affaire d'experts ; si chacun se permet d'avoir des idées sur nos rapports avec les autochtones, on risque encore une fois de manquer le bateau. Expressions à éviter : colonialisme, ethnocide, génocide, autodétermination, racisme, etc. 

* 

Tshakapesh pour ce qu'il n'a jamais cessé d'être. Ni aussi déraisonnable, ni aussi maniéré, ni aussi savant, ni aussi ésotérique, ni aussi inconscient que ses divers commentateurs ont eu besoin de le croire. Simple bruissement de bouche à oreille, pris de temps à autre dans les mailles d'une écriture qui rarement n'a visé autre chose que la promotion de sa propre légitimité. D'autant plus couru qu'on aspire à lui régler son compte, l'exotisme a-t-il déjà eu la moindre existence hors du souci de substituer notre imaginaire à celui des autres, notre réalité à la leur ? Tshakapesh, cible et témoin de quatre siècles d'efforts en ce sens, depuis le goupillon vieillot des disciples de saint Ignace jusqu'aux grilles chromées de l'anthropologie des experts. À Saint-Augustin, on me disait donc qu'il était très fort. Cela lui a sans doute permis d'éviter tous les traquenards, d'échapper aux coups de filets les mieux préparés. Aujourd'hui encore, malgré l'action massive et prolongée de la machine coloniale, on parle encore de Tshakapesh dans les villages indiens du Nord-Est américain. C'est que « cette matière dure, elle est douée de force lente, et seuls s'en aperçoivent aujourd'hui ceux-la qui, peu pressés « d'arriver », savent encore penser lentement » (Monod, 1972 : 406). 

Quand mon hôte évoquait ce personnage, dans la nuit du 11 au 12 février 197 1, j'avais la très nette conviction que, pour parvenir à saisir un tant soit peu le sens de ses paroles, il me faudrait d'abord élucider les raisons de ma présence sous sa tente, comprendre ce que signifiait être dans l'exercice de mes fonctions d'anthropologue. Cette idée me fit sourire. Personne n'en attendait tant. Ni Pierre qui ronflait déjà. je m'endormis à mon tour. 

Quelques années plus tard, au terme d'une conférence prononcée au Musée de l'Homme d'Ottawa, Claude Lévi-Strauss nous disait notre privilège, à nous anthropologues américains, de pouvoir causer de vive voix avec les petits-fils d'Homère. je mesurai ce soir-là notre chance et notre responsabilité, mais aussi les dangers que cette référence grecque pouvait représenter. Allions-nous perpétuer l'invention de la mythologie, selon l'expression de Marcel Détienne (1981) ? Ce que notre position présente d'inédit, n'est-ce pas plutôt cette possibilité de saisir sur le vif les liens intimes qui se sont toujours noués entre les inventeurs et les commanditaires de la mythologie ? 

L'homme de qui je reçus pour la première fois le récit de Tshakapesh, en juillet 1970, se nommait Penashue Pepne. C'était à La Romaine. Né en 1902, il mourut le 13 janvier 1978. Au cours des huit dernières années de sa vie, il me donna plusieurs autres récits. Mais c'est par Tshakapesh qu'il avait choisi de commencer. Moins d'un an avant son décès, soit le 27 juillet 1977, il avait conduit 150 des siens au pied de la quatrième chute de la rivière Unamen (La Romaine). Trois semaines plus tôt, neuf hommes de cette communauté avaient été la cible de coups de feu en provenance du club privé de pêche La Grande Romaine Fishing Club, à qui Québec loue des droits sur cette rivière. « Robert Schmon, propriétaire du club [...] est aussi président directeur-général de l'Ontario Paper co., président de l'Illinois Atlantic corp., Baie Comeau co., Quebec and Ontario Transportation co., Quebec North Shore Paper co., Manicouagan Power co., etc., vice-président de la Tribune co., directeur de la Banque canadienne nationale, Ontario Hydro, etc. » (Panasuk et Proulx, 1981 : 278, note 2). Robert Schmon était au club au moment où un de ses employés tira en direction des Indiens. Deux ans plus tard, le 20 juin 1979, reconnaissant avoir « illégalement, sans excuse légitime, utilisé une arme à feu de façon à mettre en danger la sécurité d'autrui, commettant par là un acte criminel, le tout contrairement à l'article 86 b-c du code criminel », l'employé en question s'en tira avec une simple sentence suspendue... Durant la courte nuit du 28 au 29 juillet 1977, tandis que de nombreux filets indiens traversaient la rivière en tous sens, la foule s'était rassemblée sur une petite île de sable pour y entendre Penashue Pepne chanter, au rythme de son tambour, les pêches et les chasses des ancêtres, et pour y danser ensuite la reconquête de sa rivière au profit des générations futures. Jamais je n'oublierai l'ampleur du silence de ces gens, jeunes et vieux si rieurs en d'autres circonstances, quand le conteur de Tshakapesh avait commencé sa lente approche du tambour, et quand montèrent dans la nuit ses bouleversantes incantations destinées à enraciner l'action du groupe dans son histoire. Le chantre évoquait son grand-père, ce qui nous ramenait à près de 125 ans en arrière, justement au temps où les politiciens blancs avaient commencé à louer leur rivière à de riches commerçants. 

* 

Voilà, entre autres choses, ce à quoi il nous est donné d'assister quand on visite les petits-fils d'Homère. Voilà comment passe toute envie de perpétuer l'invention de la mythologie. 

 

RÉFÉRENCES

 

DÉTIENNE, M. 

1981 L'invention de la mythologie, Paris, Éditions Gallimard. 

JOLLIET, L. 

1694 « Journal de Louis Jolliet allant à la découverte de Labrador, 1694 », In Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec pour 1943-1944, Imprimeur de Sa Majesté le Roi : 147-206. 

LALEMANT, J. 

1647 « Relation de ce qvi s'est passé de plvs remarqvable ès missions des Peres de la compagnie de Iesvs, en la Novvelle France en l'année 1647 », In Relations des Jésuites contenant ce qui s'est passé de plus remarquable dans les missions des pères de la Compagnie de jésus dans la Nouvelle France. Ouvrage publié sous les auspices du Gouvernement canadien, Québec, Augustin, Côté, éditeur-imprimeur, Près de l'Archevêché, vol. II (1858). 

LAVERDIÈRE, C.H. 

1870 Oeuvres de Champlain, publiées sous le patronage de l'Université Laval, seconde édition, Québec.
 

LE JEUNE, P. 

1632 « Briève relation dv Voyage de la Novvelle France fait au mois d'auril 1632 », In Relations des Jésuites 1611-1636, 1, Montréal, Éditions du Jour (1972).

1634 « Relation de ce qvi s'est passé en la Novvelle France svr le grand flevve de S. Lavrens en l'année 1634 », In Relations des Jésuites 1611-1636, 1, Montréal, Éditions du jour (1972).

1635 « Relation de ce qvi s'est passé en la Novvelle France en l'année 1635 », In Relations des Jésuites 1611-1636, 1, Montréal, Éditions du Jour (1972).

1637 « Relation de ce qvi s'est passé en la Novvelle France en l'année 1637 », In Relations des Jésuites 1637-1641, 2, Montréal, Éditions du Jour (1972). 

MONOD, J. 

1972 « Vive l'ethnologie ! », In Le Livre blanc de l'Ethnocide en Amérique, textes et documents réunis par P, Jaulin, Paris, Fayard : 377-431. 

PANASUK, A.M. & J.R. PROULX 

1981 La résistance des Montagnais à l'usurpation des rivières a saumon par les Euro-canadiens du 17e au 20e siècle, Mémoire collectif présenté à la Faculté des Études Supérieures en vue de l'obtention du grade de maître ès sciences (M. Sc.), Université de Montréal. 

RAGUENEAU, P. 

1651 « Relation de ce qvi s'est passé de plvs remarqvable ès missions des Peres de la compagnie de Iesvs en la Novvelle France à années 1650. et 1651 », In Relations des Jésuites contenant ce qui s'est passé de plus remarquable dans les Missions des pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle France. Ouvrage publié sous les auspices du Gouvernement canadien. Québec, Augustin Côté, éditeur-imprimeur, Près de l’Archevêché, vol. II (1858). 

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1978 Eukun eshi aiamiast ninan ute ulamen-shipit. 

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1977 Le rire précolombien dans le Québec d'aujourd'hui, Montréal, Parti Pris & l'Hexagone. [En préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

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1963 Histoire de la Nouvelle-France, I, Les vaines tentatives 1524-1603, Montréal/Paris, Fides.

1966 Histoire de la Nouvelle-France, II. Le comptoir 1604-1627, Montréal/Paris, Fides.


[1]    Jolliet n'a pas dû s'avancer très loin dans ce fiord, dont les bas-fonds rendent la navigation difficile. Son croquis de l'embouchure de cette rivière indique qu'il aurait mis l'ancre à l'entrée du fiord (Voir carte 2).

[2]    D'après Missinabano, des Inuit avaient passe l'hiver précédent dans la région (Jolliet, 1694 : 178).

[3]    Il s'agit de la Grande Saint-Augustin.

[4]    À propos des efforts en vue de sédentariser ces gens, voir Savard, 1977.

[5]    Il existe un peu de confusion au sujet de cette date. Après avoir écrit : « le 18. luin nous mouillasmes à Tadoussac », Lejeune ajoute, quelques lignes seulement plus bas, : « Nous auons icy seiourné depuis le 14. Iuin lusque au 3. de Iuillet, c'est a dire 19. iours. » (Le jeune, 1632 : 3-4).

[6]    Dans cette même Relation de 1632, Le jeune écrira indifféremment Quebec et Kepec.

[7]    Comme pour le mot Québec, l'orthographe de Montagnais varie souvent sous la plume de Champlain ; Montagnés, Montaignes, Montagnez, Montagnets. Le jeune en fera autant, ajoutant parfois Montagnards.

[8]    Betsiamites ou Bersimis.

[9]    Dans un lexique publié récemment par des Montagnais de La Romaine (Basse Côte-Nord), on trouve : « ni tapueten, je crois, j'obéis » (La Romaine, 1978 : 330).

[10]   Rebaptisé Lac Saint-Jean vers les années 1650.

[11]   Lalemant, 1647 : 65.

[12]   Pour une histoire sémantique du terme mûthos, voir Détienne, 1981.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 4 août 2008 8:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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