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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Alfred SAUVY, Mythes et mirages économiques.” in revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 33, nouvelle série, 9e année, juillet-décembre 1962, pp. 49-65. Paris : Les Presses universitaires de France.

[49]

Alfred SAUVY (1898-1990)

Sociologue et démographe.
Directeur de l'Institut National d'Études Démographiques de 1945 à 1962.

Mythes et mirages économiques.”

in revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 33, nouvelle série, 9e année, juillet-décembre 1962, pp. 49-65. Paris : P.U.F.


Je définis ici le mythe de la façon suivante : c'est la représentation d'une chose ou d'un sujet auprès d'un groupe, d'un ensemble de personnes qui se modifie, lorsque l'on soumet la chose, le sujet, à une analyse systématique, selon la méthode scientifique. Cette modification doit être, sinon identique, tout au moins assez semblable, quel que soit l'analyste qui se propose de soumettre le sujet à l'analyse, pourvu bien entendu qu'il soit inspiré par la méthode scientifique, c'est-à-dire par l'observation systématique, après avoir chassé, dans toute la mesure du possible, toute idée préconçue.

Quant au mirage, c'est une forme de mythe plus séduisante, plus agréable, qui risque d'entraîner l'individu ou le groupe à se briser sur des réalités, mais qui peut aussi lui donner un meilleur équilibre et la nourriture par l'espoir.

Ainsi défini, on peut dire que tout est mythe ou à peu près, dans le domaine économique, tout au moins pour les personnes qui n'ont pas procédé à cette analyse profonde. Mais mythe ne s'identifie pas à ignorance. Il signifie surtout « représentation commune à tout un groupe ».

On peut classer les mythes de diverses façons, mais en particulier suivant le groupe auquel ils sont liés. Il y a des mythes liés directement à un groupe, à une classe sociale ; d'autres touchent toute l'opinion.

Je vais d'abord vagabonder un peu à travers la mythologie économique, en citant des exemples du passé ; puis je tenterai une explication ; et, à la lumière de cet instrument provisoire, je prendrai de nouveaux exemples.

Les mythes sur la monnaie. — Si je prends l'histoire, les faits passés, il n'y a pas besoin d'aller très loin. La période 1918-1940 est particulièrement riche en mythes économiques. J'aborde, par exemple, la question des premières dégradations monétaires dans une population qui ignorait ce que c'était ou qui n'en avait que des souvenirs très lointains, lorsqu'on lui parlait par exemple de Philippe le Bel et des rognages d'écus. Dans les premiers temps après l'armistice de 1918, lorsque le franc baissait, les Français [50] ne disaient pas « le franc a baissé », parce que on cotait ce que les boursiers appellent « l'incertain ». Autrement dit, on cotait la livre en francs et non le franc en livres. C'est la même chose, me direz-vous. Cette différence avait néanmoins une importance considérable. Du fait que la livre était cotée à l'incertain, ainsi que le dollar, on disait : « C'est la livre qui monte. » Et du fait que c'était la livre qui montait, on ajoutait : « C'est la faute des Anglais, puisque c'est la livre. »

De même pour le mark on cotait l'incertain, c'est-à-dire qu'on disait : « Le mark vaut 50 centimes, le mark vaut 3 sous. » Et la réaction de l'opinion, la réaction instinctive, était — je l'ai entendu bien souvent — « le mark est tombé à un sou, il ne peut pas baisser plus ; il ne peut plus baisser, puisque rien ne peut être plus bas qu'un sou. En conséquence, nous allons acheter des marks ». Ainsi, le seul fait que les monnaies étaient cotées d'une certaine façon changeait profondément le concept que les individus pouvaient avoir de la baisse de la monnaie. Marguerite Perrot a abordé avec beaucoup d'esprit ce sujet : La monnaie et l'opinion. Mais il est si riche ce sujet, que je pourrais vous en parler tout cet après-midi, sans faire appel aux documents de Marguerite Perrot et sans même entamer sérieusement la matière.

Toujours est-il qu'à cette époque les Français se croyaient ruinés par la baisse de la monnaie. Ils sont maintenant mieux instruits. Le mythe dominant était alors celui du signe de la richesse. Le raisonnement, inconscient ou subconscient, que se faisait l'individu, était le suivant : « Je gagne 800 francs par mois. Que deviendrai-je le jour où le pain sera à 100 francs le kilogramme ? » Pas un instant, l'esprit ne se hasardait à penser qu'il se posait avant tout une question de quantité de richesses produites et que le revenu des Français en général dépendrait de leur production de blé, d'acier, etc., et non de la valeur de la monnaie. Prenant le signe de la richesse pour la richesse, on transposait l'optique individuelle dans le collectif. Aujourd'hui, d'ailleurs, nous péchons encore bien souvent sur le problème de la monnaie mais pas de la même façon. Entre les deux guerres, c'est seulement après quelques années d'étranges illusions que l'idée de la production a surgi, sous forme d'une image d'ailleurs assez primitive : « L'épi sauvera le franc. » Quant au mot production, qui nous est maintenant si familier, son emploi courant ne date guère que de 1937 ou 1938.

Les sorcières et le sphinx. — Dans la seconde période où le franc a baissé, pendant le gouvernement du cartel des gauches, cette baisse était imputée à la spéculation étrangère et à des esprits malfaisants. Le vieil instinct qui nous fait croire aux mauvais esprits, aux fées malfaisantes, était bien vivant. Ces mauvaises [51] fées, c'était surtout le « boche », ou du moins l'étranger. Ainsi se retrouvait-on en pleine mythologie classique, en pleine fable, y compris les sorts jetés. En 1926, a été annoncée, dans tous les journaux, même les plus sérieux, l'arrestation, près de la Bourse, d'un « individu étranger louche, qui spéculait contre le franc ». Et l'opinion avait été satisfaite d'apprendre qu'on avait pu arrêter l'un de ces sorciers.

Lorsque Poincaré parvint au pouvoir — ce n'est pas tellement loin : une génération — il se produisit une sorte de charme, de charme magique. Personne n'osait rien entreprendre contre Poincaré, parce que, pensait-on, « il tient le sort de la monnaie entre ses mains, et par là, la richesse des Français... Les Français seront plus ou moins riches, selon la décision de Poincaré ». Un dessin de Sennep, qui devrait être classé dans quelque musée, montrait Poincaré en sphinx, devant lequel défilaient les célébrités du moment : Loucheur, Sarraut, etc., travestis en divinités ou personnes égyptiennes.

L'Allemagne paiera. — C'est vers la même époque, 1919 à 1926, qu'a régné le mythe « L'Allemagne paiera », très lié au premier. Comme en toute occasion, l'ironie de l'opinion s'exerce avec une particulière intensité contre les slogans auxquels elle a cru quelque temps. Et pour se venger en quelque sorte d'elle-même et d'y avoir cru, elle les impute au seul gouvernement, bien entendu, lui en voulant d'autant plus qu'elle a davantage « marché », si j'ose employer cette expression.

En fait, le Traité de Versailles comportait des clauses financières, qui étaient en contradiction la plus formelle avec les clauses économiques. Il était possible d'imposer soit les clauses économiques (ne pas vouloir des produits allemands), soit les clauses financières (réparations) ; mais les deux ensemble étaient rigoureusement contradictoires. Pourquoi cet étrange cumul ? C'est que, dans les esprits subsistait l'idée fondamentale que la richesse, c'est l'argent. Les Allemands nous devaient « de l'argent ». Personne ne savait d'ailleurs quelle sorte d'argent.

Les prix et l'indice. — Sans vouloir m'éterniser sur l'entre-deux-guerres, je rappellerai encore un autre épisode d'une autre portée : pendant toute la période de la crise, de la grande crise économique, les prix de détail ont baissé. Leur baisse était notable et peut encore se mesurer aisément sur les catalogues d'alors et les factures. Elle alla jusqu'à 23%. Mais seuls avaient conscience de cette baisse, quelques producteurs et surtout les statisticiens qui relevaient les prix régulièrement pour calculer les indices. Personne ne croyait aux résultats. Je vois encore, à la Commission du coût de la vie, un délégué ouvrier, fort sympathique, fort correct, admettre successivement, faute de pouvoir contester [52] l'évidence, la baisse de chaque produit : pain, sucre, etc., prix relevés dans les boutiques. Mais lorsqu'à été annoncé le résultat d'ensemble pour le trimestre (il y avait eu une baisse de 2%), il a dit : « La voix de Paris s'exprime par ma bouche ; vous ne ferez pas croire aux Français que le coût de la vie ait pu baisser de cette façon. » Ce en quoi il avait pleinement raison, car il était impossible de le faire croire à personne.

Un ministre même, je ne sais plus malheureusement lequel, dont c'était plutôt l'intérêt d'affirmer que les prix avaient baissé, a dit au directeur de la Statistique : « C'est sans doute vrai, mais je ne peux tout de même pas annoncer ça ! » Lui-même était si révolté d'entendre dire que les prix avaient baissé, que, malgré son intérêt politique, il craignait d'être très mal vu, s'il prenait à son compte un tel résultat. On a vu aussi un éminent professeur, Oualid, commettre une grave erreur. Il avait écrit : « Les prix n'ont baissé que de 6% depuis 5 ans », et établi toute une thèse sur ce fait, alors que la baisse avait été de 23%. S'il avait trouvé ou lu par erreur 40% sur quelque document, il aurait vérifié, car il se serait dit : « Il n'est pas possible que les prix aient baissé de 40%. » Mais le 6% lui a paru tellement vraisemblable et conforme à ses thèses qu'il l'a accepté en tirant diverses conclusions, y compris une vérification de ses théories économiques. Comment expliquer ce mythe si général ? L'observation régulière du coût de la vie — le mécanisme psychologique est assez complexe — ne peut pas être faite, surtout en période de baisse, sans prendre un crayon et faire des relevés et des calculs rigoureux. Celui qui ne s'astreint pas à cette discipline est sûr de parvenir à un résultat très différent de celui du calcul. C'est la définition même du mythe.

Le mythe de la valeur nominale. — C'est un mythe persistant quoique évolutif que celui de l'attachement à la valeur nominale d'une quantité déterminée. En 1934, Doumergue était parvenu au pouvoir dans des conditions qui rappellent quelque peu celles qui ont mis 25 ans plus tard le général de Gaulle à la tête de nos affaires. L'opinion courante s'exprimait ainsi : « Si Doumergue s'en va, c'est la catastrophe, c'est le fascisme, c'est la révolution, c'est le bolchevisme, la guerre civile, etc. », de sorte que Doumergue était considéré comme une sorte de divinité tutélaire.

Or c'est à cette époque que les Anciens Combattants (qui représentaient vraiment toute l'opinion, puisqu'il y en avait de droite, et de gauche) se sont dressés contre Doumergue, lorsque celui-ci a proposé de diminuer leur retraite de 3%, c'est-à-dire d'une proportion très inférieure à la baisse du coût de la vie depuis la date de l'institution de la retraite. Sans contester absolument les arguments et les raisons économiques, ils ont [53] eu l'impression, une impression terrible, dépassant de loin le point de vue matériel, qu'en leur enlevant 3% en valeur nominale, on amputait quelque peu leur dignité. De très belles images furent lancées : « Notre bras a été amputé, à Verdun, maintenant on veut tailler dans notre chair..., etc. » Et les Anciens Combattants, de droite et de gauche, encore une fois, ont failli renverser ce gouvernement Doumergue, dont on pensait (à tort ou à raison, peu importe) qu'il était la dernière planche de salut de la France, pour une question de pure valeur nominale : 500 francs par an, c'était le chiffre auquel ils avaient droit ; 485, c'était une amputation. Qu'ils aient eu tort ou raison est de peu d'importance. Ce qui est certain, c'est que lorsque cette attitude se manifesta, nullement propre aux Anciens Combattants, on pouvait annoncer avec certitude, non seulement la dévaluation française, mais l'évolution du capitalisme et son système futur assis sur un truquage perpétuel, le mythe de la valeur nominale.

Le mythe Roosevelt. — C'est surtout en France qu'il sévit : aux États-Unis, Roosevelt est discuté suivant le clivage politique. En France, selon l'opinion générale, l'économie américaine a été rétablie par Roosevelt et son New Deal. Si on faisait un sondage actuellement, parmi les contemporains comme parmi les nouvelles générations, une forte majorité des opinions exprimées le serait dans ce sens. Bien différente est la réalité : après la dévaluation du dollar en 1933, une vive reprise s'est produite aux États-Unis, comme dans tous les pays qui, à l'époque, avaient eu recours à cette opération. Cette reprise ne devait rien à la politique du New Deal et a même été brisée par elle. En 1938, une crise très profonde, plus rapide encore que celle de 1929, a accablé à nouveau les États-Unis, qui n'ont été sauvés que par l'approche de la guerre et l'armement.

Pourquoi les Français se sont-ils tant attachés au mythe Roosevelt ? Parce que, sur le plan proprement politique, il a été de notre côté, faisant tout ce qu'il pouvait pour que son pays, extrêmement réticent, entre en guerre ou, tout au moins, aide les Anglais et les Français. La sympathie éprouvée pour l'homme politique s'est répercutée sur le souvenir de l'économie américaine, non conforme à la réalité.

L'Allemagne de Hitler. — Restons dans cette période : lorsque la production allemande a commencé à monter dès 1933, les Français n'y ont pas cru. C'était le mythe inverse : Hitler ne peut pas réussir, il n'est pas possible que, dans ce régime-là, avec des procédés aussi abjects, la production puisse remonter. Les économistes, d'ailleurs, condamnaient les méthodes techniques, loin certes de l'orthodoxie. Bref, les statistiques devaient être fausses... Nous avions beau dire, nous, statisticiens, qu'il était [54] très difficile de truquer des statistiques de production d'acier ou d'autre chose, que tous ces hommes au travail devaient probablement fabriquer quelque chose, on ne nous croyait pas. Jusqu'au dernier moment, on annonçait que « le colosse aux pieds d'argile » allait s'écrouler, et qu'en particulier son économie ne tenait pas. Un peu plus tard, comme il avait bien fallu admettre la reprise de l'économie allemande, le mythe a changé d'aspect : on a parlé du sorcier, du sorcier Schacht. Ce terme de « sorcier », si symptomatique, nous le verrons reparaître sous d'autres formes, tant le mythe est profond.

Formation d'un mythe. — Après ces quelques exemples, je vais donner quelques vues sur la façon dont se forme un mythe. Il est assez rare qu'un mythe se crée par le mensonge pur. Il en existe certes des exemples, mais ils sont peu nombreux. Le mythe peut être créé artificiellement, mais à condition qu'il tombe dans un milieu favorable. Par exemple, lorsque les Nazis ont créé le mythe de la « pureté de la race », d'abord ils ne mentaient pas, en ce sens qu'ils y croyaient, d'autre part cette idée tombait dans un terrain relativement favorable : nombreuses étaient déjà les doctrines philosophiques allemandes antérieures pour vanter la supériorité germanique, etc. Il était donc plus facile de répandre ce mythe, qui a fait les ravages les plus étendus qu'on ait jamais vus dans le monde.

Mais le plus souvent, le mythe se fonde sur un filtrage des faits, une sélection des vérités. Il n'est pas besoin de mentir, il n'est pas besoin de donner de fausses nouvelles. Cette manière d'informer ne date pas d'aujourd'hui, mais elle s'est perfectionnée au point qu'on peut affirmer sans boutade que la vérité est la forme la plus évoluée du mensonge. Les journaux, les partis politiques, etc., excellent à éviter tout ce qui pourrait leur être reproché comme une fausse nouvelle et s'attachent à ne donner que des informations qu'on ne puisse pas contester à la lettre.

Aux Nations Unies, j'ai eu un jour une petite algarade très courtoise, avec le délégué de l'Union soviétique, qui, dans une Commission, affirmait une série de vérités qu'on ne pouvait guère contester individuellement, mais dont l'ensemble était très éloigné de la vérité. Je lui ai déclaré : « Monsieur le Délégué, votre veston me semble être de couleur grise. Mais si je prends une série de fils dans ce veston, je démontrerai qu'il est de couleur blanche ; et si j'en prends ensuite une autre série, je démontrerai, avec la même véracité, qu'il est de couleur noire ! »

Comment s'opère ce filtrage des faits ? Dans un groupe, [55] un parti, un journal, ce filtrage se fait volontairement. Le rédacteur en chef exerce sur le journal une censure : il admet certaines nouvelles et non d'autres ; il donne aux unes et aux autres un titre plus ou moins gros, plus ou moins apparent, ce qui suffit à modifier l'impression sur le lecteur. Le parti communiste, par exemple, parlera du spoutnik en gros caractères, plutôt que de la mauvaise récolte agricole. Inversement, le journal de droite s'attachera davantage à la mauvaise récolte en Union soviétique ou en Chine. Chacun sélectionne de la façon qu'il entend.

L'individu, lui, sélectionne sans le vouloir et même, sans le savoir. Il garde les nouvelles qui lui sont agréables et qui correspondent avec ses idées, et refuse les autres ; il ne les accepte pas, le plus souvent elles n'entrent même pas dans son esprit, et si par hasard elles y entrent, il a vite fait de les expulser.

La propagation des nouvelles. — De façon plus générale, on pourrait classer les nouvelles selon leur facilité à se propager dans le terrain qu'elles rencontrent. Deux nouvelles annoncées de la même façon ou avec la même force, peuvent se propager l'une très rapidement et l'autre tourner court. Cela dépend naturellement du milieu. Pour une population donnée, il y a deux catégories de nouvelles : celles qui portent et celles qui ne portent pas. Par exemple, en temps de pénurie (et quelle que soit l'origine de la pénurie, qu'elle soit naturelle ou qu'elle soit due à l'ennemi), il y a toujours une grande faveur pour les nouvelles qui annoncent un accaparement ou quelque manœuvre artificielle ayant créé la pénurie. Cette faveur a été constatée au XVIIe siècle, constatée à nouveau sous Louis XV, et on l'a constatée encore de nos jours pendant l'occupation. Une telle nouvelle a toujours du succès et se répand. Il était, pendant la guerre, d'un grand intérêt de suivre la propagation des nouvelles : J'ai entendu plusieurs fois, par exemple, parler de l'usine allemande qui utilisait le beurre français pour en faire de la graisse pour camions... Cette nouvelle persistante est parvenue à mes oreilles sous diverses formes : tantôt l'usine était en Normandie, tantôt ailleurs. Les détails pouvaient varier, mais c'était toujours la même nouvelle. A chaque fois, je demandais : « Mais enfin, d'où tenez-vous ce bruit ? Rien n'est certes impossible, mais dites-moi qui vous a informé. » On me répondait alors : « J'en suis absolument certain, je tiens le fait de très bonne source et retrouverai bientôt le nom de la personne qui me l'a annoncé. »

Il en était de même pour les 5 millions de tués allemands que la rumeur annonçait déjà en 1942. Cette nouvelle à laquelle, à l'époque, j'aurais été heureux de croire, mais que je savais fausse, m'intéressait professionnellement, comme toute formation de chiffres par la rumeur. Chaque fois que j'entendais ce chiffre [56] de 5 millions je demandais : « D'où le tenez-vous ? » À ce moment, l'informateur donnait des précisions. Mais ce n'étaient pas toujours les mêmes. Tantôt l'on me disait : « L'origine de ce chiffre se trouve dans une statistique des Compagnies d'Assurances allemandes. Les Compagnies qui assurent sur la vie ont annoncé qu'il y avait eu... 200 000 décès d'assurés ; comme elles n'assurent que le 1/25 de la population, on peut en déduire par extrapolation que cela fait 5 millions au total. » Un autre m'a dit : « C'est d'après un relevé sur les monuments aux morts de quelques villages. Sur les monuments aux morts de la guerre 14-18 a été ajoutée une liste et quelqu'un — je ne sais plus qui, mais je vous le retrouverai — a pu relever les nouveaux noms pour une dizaine de villages ; on a vu qu'il y en avait deux fois et demie plus que pour toute la guerre 14-18. Par conséquent, ça donne bien un chiffre de 5 millions. » Comme si, à ce moment, Hitler s'amusait à laisser les Compagnies d'Assurances publier des statistiques et les maires inscrire les noms des morts sur les monuments ! Mais le mythe avait besoin de se trouver une confirmation.

Voici une nouvelle qui a fait le tour du monde en 48 heures, en une semaine tout au plus : c'est quand on a annoncé en 1954 que Mendès-France buvait du lait, peu après son accession à la présidence du Conseil. Les journaux américains, et même japonais, ont utilisé cette nouvelle pour leurs caricatures. Pourquoi cette faveur ? Le Français est connu comme buveur de vin. Il était donc amusant de voir un président du Conseil français boire du lait. Le fait paraissait si spectaculaire qu'il s'est propagé comme une traînée de poudre.

Nouvelles sans écho. — À l'inverse, d'autres nouvelles, beaucoup moins spectaculaires, ont beau être annoncées vingt fois, elles ne se répandent pas. En voici deux : le vieillissement de la population, qui est le phénomène humain le plus certain, mesuré déjà depuis 150 ans avec précision, phénomène que non seulement on connaît, mais que l'on prévoit 20, 30 et même 60 ans d'avance... c'est une nouvelle qui ne se propage pas. Nous l'avons vu avec les sondages d'opinion : l'opinion ignore ce phénomène. Pourquoi ? Parce que c'est une nouvelle désagréable, une nouvelle ennuyeuse. D'abord ce n'est pas gai d'entendre parler de vieillesse ; puis entendre dire que le pays vieillit peut précéder de mauvaises nouvelles, des majorations d'impôts, etc. Le refus est subconscient, bien sûr. Mais, en tout cas, c'est une nouvelle désagréable, qui ne porte pas.

Voici une autre nouvelle qui ne se répand pas — je l'ai constaté encore la semaine dernière au colloque sur l'enseignement : c'est le fait que les enfants de famille bourgeoise ont, [57] en moyenne, de meilleures notes que les enfants d'ouvriers. C'est un fait que l'on constate, et qui est d'ailleurs facile à expliquer. L'autre jour, un interlocuteur m'a répondu : « Je ne suis pas d'accord ! » Je lui ai fait observer : « Il n'est pas question d'être d'accord ou de n'être pas d'accord, c'est un fait, qu'on peut analyser, dont on peut tirer des conséquences diverses, mais que l'on ne peut pas contester. » Pourquoi cette nouvelle ne se répand-elle pas ? Parce qu'elle est désagréable. Pour les personnes qui sont à gauche et souhaitent fortement une démocratisation de l'enseignement, une égalisation de fait, c'est une nouvelle désagréable parce qu'elle montre un obstacle à la démocratisation de l'enseignement. Celle-ci est plus difficile qu'on le pensait, ce n'est pas simplement une question d'égalité et de gratuité, etc. La nouvelle implique des mesures plus difficiles que prévu et qui ne seront qu'imparfaites. Quant à la bourgeoisie, la nouvelle ne lui plaît pas non plus, car elle se demande, plus ou moins consciemment quel privilège on vient encore lui reprocher : « Ça va se traduire par quelque prélèvement fiscal... on est en train de nous chercher une histoire. » Aussi bien d'un côté que de l'autre, la nouvelle ne se propage pas.

Le niveau économique. — Une autre nouvelle mal vue, ou plutôt une autre façon de déplaire, est de dire à un individu et surtout à un groupe que sa situation n'est pas aussi mauvaise qu'il le dit et, qu'après tout, dans les dernières années, son pouvoir d'achat a été amélioré. L'individu repousse déjà lui-même cette nouvelle. Lequel d'entre nous, quand il déclare ses revenus, au mois de mars, ne se dit : « Il n'est pas possible que j'ai gagné tant que cela l'année dernière. » Chacun a toujours une surprise devant ses comptes. A plus forte raison, quand il s'agit d'un groupe, revendicatif (quelle que soit la légitimité de ses revendications), et qu'on lui objecte : « Vous avez eu tel ou tel avantage », il conclut fatalement que si on lui annonce ces avantages, c'est plus ou moins pour contester ceux qu'il va demander. Ainsi lui dire que ses membres ont bénéficié d'une augmentation de revenus prix, salaire, etc., c'est lui apporter une nouvelle désagréable. Au point que maintenant les hommes politiques, et même les journaux conservateurs savent très bien ce qu'il faut dire ou ne pas dire. Le plus souvent, ils se gardent de déclarer à des salariés qu'après tout leur situation n'est pas si mauvaise. La tactique consiste à commencer par les plaindre (il n'y a qu'à lire Le Figaro ou n'importe quel journal conservateur). Par exemple, on déplorera la situation des enseignants, des postiers, etc., en disant qu'ils sont rémunérés au-dessous de leurs besoins. Une fois rendu cet hommage, on invoque alors l'inflation (si menaçante), les difficultés financières ou autres raisons qui ne permettent pas [58] d'améliorer cette situation. Le procédé est devenu classique. Il vaut mieux refuser carrément une augmentation aprè9 avoir donné un grand coup de chapeau sur le fait, que d'accorder quelque chose tout en faisant remarquer : « Vous êtes favorisés, puisque votre situation est loin d'être mauvaise. » Les politiciens voient bien ce qu'il faut dire ou non, et s'ils ne le savaient pas assez d'instinct, ils l'apprendraient très vite d'après les réactions des gens.

S'il est déplaisant de dire à un groupe que sa situation n'est pas mauvaise, ce n'est pas seulement parce que cette nouvelle réduit le pouvoir de revendication, c'est aussi, dans une certaine mesure, parce qu'elle réduit la raison de se plaindre. Or, les hommes ont besoin de se plaindre. Nous venons de traverser une décennie (1950-1960) exceptionnellement favorable : le niveau de vie des Français a augmenté pendant 10 ans plus qu'il ne l'a jamais fait à aucune autre période de l'histoire et peut-être aussi le mécontentement est-il plus grand qu'il ne l'a jamais été. Peut-être même est-ce le mécontentement lui-même qui est la source du progrès. Le besoin de mécontentement est incontestable, en tout cas en France. Cette situation me rappelle une profonde pensée de mon ami Tristan Bernard, qui disait d'un homme : « Je crois bien que s'il n'avait pas eu l'esprit chagrin, il aurait été vraiment malheureux. » La revendication permanente est la condition presque inévitable de la mobilité. Au cours d'une période de stabilité, comme la période féodale, les hommes ne revendiquent pas, ils n'ont pas d'horizon.

Ainsi, le filtre de nouvelles que nous avons tous en nous travaille à nous confirmer dans notre confort intérieur, dans notre confort d'esprit. En dehors même des intérêts matériels, des intérêts économiques, nous avons tous des positions déterminées, des idées relativement stables. Or, il est déplaisant d'être constamment dérangé, d'être toujours dans les courants d'air. C'est pourquoi le filtre laisse venir les nouvelles qui fortifient, les confirmations : par exemple, un homme qui est contre le gouvernement, contre le régime politique, est plutôt satisfait, s'il apprend un scandale politique, parce que cette nouvelle le confirme, dans sa position (« je le savais bien, ça ne m'étonne pas ») et en même temps dans sa propre vertu (ce sont les autres qui sont mauvais). Le scandale, ou le crime, toute nouvelle concernant des hommes malhonnêtes plaît à l'opinion. Si, par contre, une nouvelle conduit à vanter les vertus de l'un ou de l'autre, elle déplaît, à moins que cette personne louangée fasse partie de notre position et soit déjà bien vue de nous, par un acte de vanité.

Réactions de violence. — Une nouvelle déplaisante, contraire au confort d'esprit, prend la figure d'un assaut. Cet intrus, si le [59] mythe veut se maintenir, il faut le repousser d'une façon violente. C'est pourquoi la réaction contre une nouvelle déplaisante, qui arrive à pénétrer et qu'on ne peut pas aussi facilement éluder, est souvent une réaction violente. On le voit bien dans les discussions politiques. Si on se contente de manier des idées générales, le débat ne prend pa9 une tournure trop forte, mai3 si l'on annonce un fait propre à violer la personnalité, cela provoque des réactions assez violentes. Boubouroche, avait un moment cédé et commencé à croire à son infortune conjugale ; quand il est de nouveau remis dans le mythe, par les dénégations de son amie, il se précipite pour donner une correction à celui qui avait essayé de le détromper. D'où le danger considérable que court le briseur de mythe, j'en ai maintes fois éprouvé les conséquences.

À l'Exposition de Moscou, au mois de juillet dernier, au pavillon français, des hommes ou des femmes soviétiques ont réagi avec violence, parce qu'on leur montrait un appartement type d'ouvrier français. Une telle idée arrivait tout d'un coup dans leur esprit par une sorte d'effraction. Ne concevant l'appartement de l'ouvrier français que comme un taudis, ils réagissaient violemment, en disant : « Vous êtes des menteurs », et en allant quelquefois jusqu'à des voies de fait. En l'espèce, les Français ont fait preuve d'une certaine maladresse ; ce ne sont pas des propagandistes habiles qui ont présenté la question. Il aurait fallu montrer d'abord une maquette de taudis comme il y en a encore tant, puis un appartement, comme on en fait, et dire : « Nous sommes en train de passer du premier état, que nous avons hérité, à cette nouvelle situation. » Cette présentation eût d'abord été plus conforme à la réalité ; en même temps, elle eût été plus habile et plus efficace, dans l'esprit même de la propagande qu'on voulait entreprendre.

Le mythe entretenu. — Toutes ces dispositions naturelles des individus, qui ont besoin de mythe, qui ne peuvent pas vivre dans une perpétuelle recherche, dans une perpétuelle remise en question, toutes ces dispositions sont utilisées par tous les clergés, disons par tous les « clercs », et j'entends par là aussi bien les partis politiques, les syndicats, que les journaux, etc. S'il est difficile de créer un mythe purement artificiel, sauf le cas de terrain très favorable, il est plus facile d'utiliser et de cultiver les mythes en train de se former, qui s'appuient par exemple sur l'intérêt du groupe. Certains mythes se combattent l'un l'autre, mais ils peuvent néanmoins coexister assez facilement dans une société, puisque chaque groupe social peut avoir son mythe et qu'il n'y a pas suffisamment de contacts entre les divers groupes sociaux.

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Il peut très bien se produire, comme on le voit actuellement dans notre société française, un complexe de frustration dans chaque classe sociale, chacune estimant pour différentes raisons, qu'elle n'a pas reçu ce qu'elle devait avoir. Elle apprécie de cette façon, poussée par l'esprit revendicatif. Tous ces mythes coexistent, et ils peuvent même coexister en se rapprochant, à condition de se traduire par une invective conforme au mythe commun, celui de l'État. Ce mythe est commun à toutes les catégories : « C'est l'État qui est l'ennemi, c'est l'État qui nous a mis dans telle ou telle situation, etc. » On voit souvent un paysan, par exemple, et un ouvrier ou un petit commerçant se retrouver et se raconter leurs petits malheurs ; mais il est bien rare qu'ils se fassent de vifs reproches réciproques sur leur aisance excessive par exemple. Ils mettent la faute au compte de l'État, sous une forme quelconque, l'excès des impôts par exemple. Ce procédé permet de rejeter la responsabilité, d'une façon assez vague d'ailleurs, sur autrui, et à chacun de garder son mythe.

Le mythe de l'automobile victime. — L'exemple contemporain le plus extraordinaire, sur lequel je vais m'étendre un peu, et qui est le plus difficile à présenter, parce qu'il est très général, c'est celui de l'automobile et particulièrement de sa taxation. Pour tous les Français, il est une vérité absolument naturelle, évidente, sans contestation possible : l'automobile est une victime de la fiscalité, elle est plus imposée en France que dans les autres pays, l'argent des vieux a été détourné alors que la vignette était prévue pour soulager les vieux, le fonds routier lui aussi a été détourné, la France est le seul pays sans autoroutes, etc. Toutes ces affirmations sont admises par la totalité à peu près de la population et constituent un dogme solide. On ajoute aussi qu'une sorte de conjuration unit les financiers et les rétrogrades pour s'en prendre à un des progrès les plus remarquables de l'époque et défendre des institutions périmées. La particularité de ce mythe, c'est sa généralité : il existe aussi bien chez les personnes qui, n'ayant pas de voiture, ne sont pas intéressées directement, ou le sont différemment. Sans pouvoir ici entreprendre une étude technique, je veux néanmoins citer un fait parmi bien d'autres qui n'a aucune chance d'être reproduit quelque part. Par exemple quand j'ai annoncé au Conseil économique, qu'un Anglais paie, quand il achète une voiture neuve une taxe spéciale de 45% du prix d'achat (avec ce régime tout acheteur d'une 2 CV paierait en France plus de 200 000 francs de taxe à l'achat), j'ai étonné tous les conseillers parce qu'aucun, même le rapporteur, ne connaissait l'existence de ce fait. Ignorance curieuse pour un renseignement important, intéressant un grand pays voisin. Annoncer ce chiffre ne signifie pas qu'il faille mettre [61] une taxe de 45% sur les voitures françaises, mais il est curieux qu'un tel fait ait été complètement passé sous silence.

Bien d'autres faits analogues pourraient être cités, qui surprendraient les lecteurs.

Le mythe est d'ordre sociologique : tous les hommes qui gouvernent, qui administrent, qui réglementent, qui revendiquent, qui discourent, enfin tous ceux qui ont une influence quelconque et qui composent par conséquent ceux qu'on appelle « l'opinion », y compris les représentants des syndicats ouvriers, sont tous du même côté, et appartiennent à ce même tiers, des Français qui utilisent le mode de transport individuel. Les 2 autres tiers de la population, qui constituent, pas toujours, mais d'une façon générale, les 2/3 inférieurs de la société, sont sans chef, sans voix et sans conscience. Quelques individus isolés peuvent dénoncer le mythe et les erreurs qu'il engendre, mais ils n'ont aucun moyen de s'exprimer, aucun moyen de se réunir, et par conséquent, aucune efficacité.

Ce cas est le seul à ma connaissance, d'un mythe absolu et général, et indestructible en même temps. Les autres mythes ont en effet toujours quelque contrepartie : par exemple, la législation des loyers avait ses partisans, mais aussi ses adversaires. Jamais l'unanimité ne s'est manifestée dans un sens, ni dans l'autre. Bien qu'il y ait un mythe de l'alcool ou tout au moins du vin, il y a toujours eu des adversaires de l'alcool et même du vin, ne seraient-ce que les moralistes ou les tempérants. Dans le domaine économique, aucun mythe n'est aussi général que celui de la voiture.

Le « miracle allemand ». — Ayant donné quelques explications, sur la formation et l'entretien des mythes, je vais maintenant citer d'autres exemples. L'un des plus remarquables de ces dernières années fut le « miracle allemand ». Quand les Allemands ont été vaincus, en 1945, Morgenthau et les Américains ont préconisé pour eux la pastorisation. Les Allemands devaient revenir à l'état de pasteurs, de bergers. Erreur technique vraiment extraordinaire, et qui se rattache au mythe persistant de la machine détruisant l'emploi. Le stade pastoral exige au contraire d'énormes espaces. Quand les hommes étaient pasteurs, il y en avait peut-être un ou deux seulement au kilomètre carré. Au stade industriel, la densité peut être beaucoup plus grande. C'était donc une erreur technique énorme. Le résultat a d'ailleurs été à l'opposé : 12 millions de personnes ont été envoyées dans cet espace prétendu sous-vital par Hitler, dans lequel on ne pouvait pas vivre. Cette réussite a surpris non seulement les Américains, mais les Français si profondément malthusiens. Il faut dire qu'elle détruisait toutes les prévisions des experts économiques, parce que cette reprise s'est faite contrairement à toutes les [62] règles, et tout au moins aux règles keynésiennes en honneur. La reprise économique s'est faite avec des taux d'intérêts élevés et sans armements. C'est à cause de cette destruction de tous les mythes existants qu'on a parlé de « miracle allemand ». Quand on parle de miracle, c'est qu'on ne comprend pas. Certains ont essayé une explication commode, les capitaux américains. Mais l'explication ne tient pas : les Allemands ont reçu moins de capitaux que les Anglais et les Français. Leur balance des revenus est d'ailleurs positive depuis plusieurs années. Pourquoi ce « miracle » ? L'opinion est persuadée, depuis toujours, que la machine réduit le nombre des emplois. C'est pourquoi l'automation crée un réflexe de peur, de peur du vide, alors que selon une expérience constante, la mécanisation accroît constamment le nombre des emplois.

Les Français travaillent aujourd'hui plus qu'il y a 25 ans ; après avoir presque doublé leur productivité. Et chose curieuse, nous travaillons plus qu'il y a deux siècles. Il y a deux siècles, les 3/4 des gens étaient paysans, des paysans travaillant 150 jours par an environ : l'hiver, les jours d'intempéries, les jours de fête, le manque de terre. Il n'y avait pas de travail pour tous. Que dire maintenant de la classe dirigeante ? Si un dirigeant d'autrefois revenait parmi nous, il dirait en s'adressant à la classe dirigeante aujourd'hui (et dans la classe dirigeante j'inclus les professeurs) : « Vous vous êtes rudement mal débrouillés ; de notre temps, nous avions organisé la société bien mieux que vous, et étions arrivés à une inactivité très satisfaisante. »

Le a miracle allemand » a violé aussi le mythe de l'armement créateur d'emplois. Avant la guerre, l'opinion a cru que le progrès économique de l'Allemagne nazie était dû à l'armement. Singulière contre-vérité, l'armement n'ayant été que le sous-produit d'un procédé vraiment simple qui consiste à fabriquer de l'argent, et à s'asseoir sur la marmite (fermer les frontières, contrôler les prix) ; l'argent est alors bien obligé de s'employer. L'armement était le sous-produit de ce procédé avec lequel on aurait aussi bien pu fabriquer des casseroles, des voitures, des universités, etc., si l'on avait voulu. Mais la coïncidence de l'armement et du progrès a suggéré de prendre la cause pour l'effet. On a donc cru que l'armement avait réussi à sauver le pays.

Cette peur du manque d'emplois ne sévit pas uniquement, comme on pourrait le croire, chez les ouvriers. Les capitalistes ne croient pas à leur système. J'ai constaté bien souvent ce manque de foi chez des industriels importants. Ils maintiennent bien entendu ce système, ils ne veulent pas de réformes, mais ils n'y croient pas. Le premier qui s'est prononcé nettement pour les 40 heures, avant juin 1936, c'est M. Peyerimhof, non par [63] désir d'améliorer le sort des ouvriers, mais parce qu'il avait peur du vide, du néant, de la mévente. C'était l'époque où on disait : « Tous les besoins sont saturés ; l'époque du progrès technique est révolue ; tous les besoins des hommes sont couverts. » Il est piquant de se reporter aux doctrines de l'époque de crise, mais personne n'est assez méchant pour publier les discours et les paroles prononcés par des hommes qui jouissent de la considération générale... Ces vues du capitalisme, qui a peur de lui-même, sont à l'opposé de l'état d'esprit du communiste. À Moscou, quand quelque chose ne va pas, quand une commodité fait défaut, on vous répond : « Pas encore ! », toujours avec l'idée de regarder vers l'avant. Ne pas croire en soi n'est pas pour le capitalisme une bonne note, et je crois bien que s'il n'avait pas l'Union soviétique comme appui, il ne durerait pas bien longtemps.

Le mythe des financiers. — Voici maintenant quelques attitudes vis-à-vis des nombres : les financiers sont très mal vus. Cela a toujours été ainsi et il n'y a rien là de surprenant. Mais ce qu'il faut étudier avec soin, c'est l'opinion courante selon laquelle « nous sommes sous la dictature des financiers de la rue de Rivoli ». Cette dictature n'est pas absolument chronique, mais survient par périodes : quand les finances vont mal, le gouvernement prend des décrets-lois, des mesures d'assainissement et à ce moment, les financiers exercent en fait le pouvoir. Ils l'ont, parce qu'ils travaillent dans un secteur malmené. Supposons qu'en d'autres circonstances personne ne veuille se soumettre aux règles d'hygiène, qu'on se moque de l'hygiène, comme on se moque des finances ; ce serait alors le ministre de la Santé publique et, plus exactement, les médecins qui exerceraient le pouvoir. En cas d'épidémie violente, la dictature serait sanitaire. Il n'est donc pas étonnant que les financiers soient souvent au pouvoir, puisque nul n'entend se plier aux règles financières.

La finance inspire aussi un autre mythe fort curieux, celui du « grand financier qui va résoudre les affaires ». En période de crise, quand on propose un homme nouveau pour les finances, les questions primordiales sont : « Est-il fort ? » « Est-il habile ? » « Va-t-il savoir rétablir nos affaires ? » En disant cela, l'opinion ne vise naturellement pas un rétablissement par appel au contribuable ou au paquet de tabac. Elle se demande s'il est capable de « se débrouiller », de trouver en lui-même, dans son cadre technique, un moyen pour que le public n'entende plus parler de ces difficultés. Les Français voudraient non un technicien, mais un magicien. Et pendant un certain temps — on en est maintenant un peu revenu — bien des personnes pensaient que si l'on mettait un banquier aux Finances, les choses s'arrangeraient, parce que cet homme compétent saurait manier les chiffres et les maîtriser. [64] Voici un épisode sur un homme pour lequel j'avais une très grande estime, comme beaucoup d'entre vous ici, Léon Jouhaux, alors président du Conseil économique. Le Conseil débattait depuis 2 ou 3 heures sur je ne sais plus quel projet. L'équilibre financier étant assuré, tout allait bien. Au dernier moment, un conseiller a fait observer qu'il y avait une erreur de calcul et qu'il manquait 4 ou 5 milliards. Léon Jouhaux a répondu : « Eh bien, ça fera des jeux d'écriture ! » Cette parole va très loin. En réalité, nous, Français, sommes très loin d'être débarrassés de la magie ; la croyance au miracle est persistante, tout au moins dans le domaine financier. Le miracle, l'évasion, telle est notre aspiration.

Les mythes économiques el la démocratie. — Loin de moi l'idée de faire un éloge démesuré des mythes et de dire qu'il faut vivre dans l'irréel. « Ainsi que la vertu, le mythe a ses degrés... » Certains pays vivent avec des mythes beaucoup moins poussés que le nôtre. Les Scandinaves regardent les choses plus en face. Chez eux, les syndicats patronaux, ouvriers ou autres, regardent les faits et, de ce fait, divergent moins dans leurs avis. Leurs débats sont productifs. Trop souvent, celui qui assiste à des débats chez nous, en étant informé, voit combien ils sont à côté de la vraie question. Or, ces pays, les Scandinaves, l'Angleterre, où les mythes économiques sont beaucoup moins accentués que chez nous, ce sont justement ceux où fonctionne le mieux la démocratie. Cela donne à réfléchir. À vrai dire, le mot « démocratie » a très largement précédé la chose. On a vanté la démocratie grecque, démocratie qui avait sa hiérarchie et ses esclaves. En fait, nous n'avons jamais été en démocratie, la France en particulier. Il est assez périlleux, de croire que l'on est en démocratie, parce qu'on a recours au suffrage universel. Pendant 50 ans, le suffrage universel a fonctionné sans trouble, parce qu'une grande partie des électeurs n'avaient pas de conscience de classe. Ils votaient comme le curé ou comme le patron ou le grand-père. En avril 1914, l'arrondissement de La Chapelle, arrondissement extrêmement pauvre, avait encore un député conservateur. Pourquoi ? Par inertie, par la force de la tradition. C'est cette année seulement que Marcel Cachin a été élu dans cet arrondissement. Les premières élections où le suffrage universel s'est exprimé en pleine sincérité sont celles du Cartel des Gauches, et c'est depuis ce momentque le régime « démocratique » a des ratés. Tant que la bourgeoisie gouverne, « l'ordre » est naturellement maintenu et la démocratie paraît fonctionner.

La liberté de la presse. — Le mythe a pris ici une forme dogmatique. Dès qu'on parle de toucher à la liberté de la presse, on rappelle immédiatement soit les ordonnances de Charles X, soit les extravagances de Goebbels, soit des abus plus actuels encore. [65] De sorte qu'on préfère la liberté de la presse, telle qu'elle est — c'est-à-dire un pouvoir donné à des individus particulièrement puissants — à un, autre système qui présenterait d'autres dangers. Si nous n'arrivons pas à avoir une information convenable, et si la population est nourrie de ces mythes, dont certains sont communs aux diverses tendances politiques, nous aurons forcément une âpre lutte entre la technocratie et la mercantocratie : groupes d'intérêts d'une part et techniciens de l'autre, luttant avec des fortunes diverses.

La grande différence avec l'époque d'entre les deux guerres que je vous ai citée, c'est qu'à ce moment les gouvernements eux-mêmes n'étaient pas informés. Ils ont commis d'énormes erreurs, non parce qu'ils étaient conservateurs ou socialistes, mais parce que, voulant appliquer une politique ou conservatrice ou socialiste, ils ne connaissaient pas les faits.

Aujourd'hui, les gouvernements sont en général bien informés, mais l'opinion ne l'est toujours pas. Il m'est parfois arrivé de signaler à des ministres le grave défaut de telle ou telle mesure. Avant la guerre, le ministre ne comprenait pas. Aujourd'hui, il répond : « Je le sais très bien, mais je ne peux pas faire autrement. » Il lui faut bien tenir compte de l'opinion, des partis politiques, et de la majorité qui soutient le gouvernement, etc.

Nous sommes — je parle des Français — dans une situation politique tout à fait extraordinaire. Et cette situation, avec pouvoir personnel, ne résulte pas uniquement de la guerre d'Algérie. C'est la guerre d'Algérie qui a amené le système, mais c'est le jeu cruel des mythes économiques du régime parlementaire et des désillusions qu'ils entraînent qui a causé cette peur de l'avenir politique qu'éprouvent tant de gens en ce moment.

Je terminerai par un vœu : que ceux qui échafaudent quelque constitution future, que les hommes politiques qui veulent construire un nouvel édifice, n'oublient pas d'y installer l'essentiel, c'est-à-dire la lumière.

Lux lucet omnibus. — Sans un changement important dans ce domaine, les mêmes causes auront les mêmes effets. Peut-être suffira-t-il un jour de dénoncer ce grand mythe général de la non-information ; ce jour-là tout sera sauvé, et la démocratie par surcroît.

Collège de France.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 mars 2019 18:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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