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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'André-Louis Sanguin, “Quelle est la place de l'État-nation dans l'enseignement de l'histoire et de la géographie à l'école ?”, in ouvrage sous la direction de Michel HAGNERELLE, Apprendre l'histoire et la géographie à l'école, Versailles, CRDP, 2004, pp. 35-54. [Le 8 avril 2013, Jour de Pâques, le Professeur André-Louis Sanguin accordait aux Classiques des sciences sociales son autorisation d'y diffuser toutes ses publications, en texte intégral et en accès libre à tous.]

André-Louis SANGUIN [1945-]

géographe français et canadien, professeur de géographie politique
à l'UQAC  et à l'UQAM (1970-1986) à Angers (1986-1998)
et à Paris IV Sorbonne (1998-2008)

Quelle est la place de l'État-nation
dans l'enseignement de l'histoire
et de la géographie ?


Eduscol, informer et accompagner les professionnels de l’éducation. Colloque “Apprendre l’histoire et la géographie à l’école” In ouvrage sous la direction de Michel Hagnerelle, Apprendre l’histoire et la géographie à l’école, pp. 35-54. Versailles : CROP, 2004.

La place de la France dans l'enseignement de l'État-nation
L'enseignement de l'histoire et de la géographie doit-il être européocentré ?
Échanges dans la salle

Jean-François Sirinelli, professeur à l'institut d'études politiques de Paris
Jean-Jacques Becker, professeur émérite à l'université Paris-X
Anne-Marie Cocula, professeur à l'université Bordeaux-III
Béatrice Giblin, professeur à l'université Paris-VIII
Michel Lussault, professeur à l'université de Tours
Yves Poncelet, inspecteur général de l'Éducation nationale
André-Louis Sanguin, professeur à l'université Paris-IV


Jean-François Sirinelli : Les historiens sont les dépositaires de la mémoire d'une communauté nationale et de son sens. Les civilisations ont toujours été hantées par le sens de l'histoire, sens qu'elles ont interprété sous la forme de cosmogonies, de religions ou de religions séculières. Le rôle des historiens n'est cependant pas tant d'indiquer la direction que prennent les sociétés que de rappeler d'où elles viennent. En cela, ils ont pour fonction de rappeler l'alchimie complexe et instable que constitue toujours une communauté nationale.

Il n'en est pas moins nécessaire de s'interroger sur le rôle qu'ils doivent jouer dans la définition du jeu d'échelles dans lequel s'inscrit aujourd'hui l'État-nation. Quelques remarques liminaires sont susceptibles d'amorcer cette réflexion.

Au milieu des années 1920, l'enseignement secondaire n'accueillait que 100 000 personnes. En 1950, le nombre de bacheliers n'était encore que de 32 000. En 1960, la génération du baby boom ne compte que 10% de bacheliers et 20% en 1970. Malgré le doublement de ce taux jusqu'à aujourd'hui - qui n'est pas négligeable -, il faut donc rappeler que l'École ne permettait en 1970 qu'à 1/5ème d'une classe d'âge d'atteindre le niveau de l'enseignement supérieur. Aujourd'hui, si l'École est de plus en plus concurrencée par d'autres formes de transmission culturelle et constitue à ce titre un enjeu décisif, ce rappel historique permet de comprendre qu'elle est malgré tout plus présente que jamais dans notre société. L'utilité sociale des enseignants n'en est que renforcée, ce dont il faut se réjouir, même si leur responsabilité n'en est, elle aussi, que plus grande.

Dans ce contexte, les enseignants d'histoire sont confrontés à un paradoxe. Alors que leur fonction sociale les engage à travailler sur le passé en élaborant un savoir et en transmettant une réalité abolie, la demande sociale les enjoint à réfléchir sur l'avenir. Cette mission est d'autant plus urgente que la France est emportée par la mutation la plus rapide de son histoire.

Au-delà des bouleversements initiés par les Trente Glorieuses, la société française subit en effet directement les bouleversements rapides, tant socio-économiques que socioculturels, engendrés par la mondialisation. Les attentats du 11 septembre 2001 exigent par exemple des enseignants comme des citoyens qu'ils réfléchissent aux jeux d'échelles dans lesquels cet événement s'inscrit (la politique extérieure américaine, les réseaux d'Al-Qaeda, le conflit israélo-palestinien, la réaction de l'Europe, etc.), afin d'en donner les clés de compréhension aux élèves.

Une réflexion sur l'État-nation est donc nécessaire, tant du point de vue des jeux d'échelles dans lesquels celui-ci s'inscrit que du point de vue des programmes d'histoire-géographie dans lesquels sa place doit peut-être être repensée. Les interrogations doivent porter sur l'opportunité de construire encore des Français ou sur la nécessité de construire déjà des Européens - ou à nouveau des Bretons et des Corses. Cette question est d'autant plus délicate que la réponse est déterminée par le point de vue citoyen dont ne peut totalement se départir l'enseignant. Indépendamment des opinions individuelles, une réflexion de l'ensemble des enseignants est impérative car ils ont, en tant qu'hommes et femmes travaillant sur le passé, des comptes à rendre à l'avenir. Une absence de réponse ne pourrait en effet que s'avérer préjudiciable aux générations futures.

Il convient donc de s'interroger à la fois sur la place à donner aujourd'hui à la France dans un enseignement sur l'État-nation et sur l'opportunité d'"européocentrer" ou pas l'enseignement de l'histoire-géographie. De manière sous-jacente, la question de l'actualité d'une association entre histoire et géographie au sein d'une même discipline reste posée.

La place de la France
dans l'enseignement de l'État-nation

André-Louis Sanguin : De manière implicite ou explicite, le modèle de l'État-nation véhiculé dans les manuels scolaires d'histoire-géographie est directement issu de l'héritage philosophique de la Révolution française. Il met en avant un nationalisme civique dont les principaux mots clés sont auto-identification, auto-régulation, unification, construction et forces centripètes. A contrario, le nationalisme ethnique est un modèle plus agressif et perturbateur. L'État-nation à la française résulte ainsi d'expériences communes, centrées autour de la trilogie histoire-langue-culture, et transfigurées en mythes qui favorisent la création d'une identité collective.

La mise en avant du modèle français a toutefois pour effet d'occulter d'autres modèles civiques. En Europe, la Suisse dispose ainsi d'un modèle reposant sur les notions de neutralité, de démocratie directe et de fédéralisme, modèle dans lequel se reconnaissent les différentes communautés culturelles et linguistiques de ce pays. Les modèles belge et espagnol sont, quant à eux, centrés sur le monarque, qui remplit une triple fonction : ciment, équilibre, médiation. L'Allemagne, le Royaume-Uni, la Chine ou le Japon disposent également de modèles originaux, qu'il serait utile de faire connaître. Le modèle du nationalisme civique américain est, quant à lui, souvent désigné comme le concurrent du modèle français, car il partage avec lui la particularité d'avoir une vocation universaliste et que dans les faits, les deux modèles pratiquent une forme de messianisme rationaliste.

L'État-nation traverse à l'heure actuelle une période de crise. Certains vont jusqu'à le considérer comme déjà mort. Il est vrai que la mondialisation, qui est le fruit de la révolution télématique, remet en question le rôle traditionnel de l'État-nation. Du fait de la nouvelle organisation de l'économie contemporaine, l'État apparaît en effet souvent comme ne pouvant plus exercer adéquatement ses fonctions économiques traditionnelles, tandis que de nouveaux acteurs - entreprises multinationales ou économies régionales - prennent dans le même temps une importance considérable sur la scène mondiale. L'État-nation se trouve ainsi confronté à deux défis.

D'une part, sa souveraineté est érodée du fait d'entités transnationales (grandes compagnies, media, haute finance, religions, criminalité organisée, Union européenne, ONG, migrations, etc.). Le crime organisé, par exemple, structure ses flux dans des systèmes de réseaux et de nœuds dont les maîtres mots sont dynamique, élasticité, réaction rapide ou nature transnationale. Or, face à lui, l'État souffre de la rigidité de ses schémas normatifs.

D'autre part, l'État-nation est pris en tenaille par le bas et par le haut. Il se trouve ainsi, d'un côté, remis en question par la floraison des régionalismes et autres nationalités périphériques, de l'autre, par l'Union européenne. Ces deux tendances lourdes devraient davantage être prises en compte dans l'enseignement de la géographie.

Yves Poncelet : La place de la France dans l'enseignement de l'État-nation devrait être importante, au nom de la validité des résultats scientifiques acquis, qui démontrent la précocité de la constitution de l'État et de la nation, l'antériorité de l'État sur la nation et l'émergence d'un sentiment national - que Jacques Le Goff qualifie de "patriotique" - au début du XIVème siècle. Les enseignants rempliraient en cela leur rôle d'agent de transmission de la vérité telle qu'elle est apportée par la recherche savante.

Un enseignement dans lequel la France prendrait une place importante reviendrait en outre à assumer, dans nos programmes et nos pratiques, le choix d'une part spécifique du passé et de l'espace, celle qui a fait les solidarités et la communauté de ce pays. Il s'agit de ne pas nier l'importance de la différentiation spatiale, ni le couple que forment nécessairement l'institution de la société et l'institution du territoire. L'enjeu n'est ni de dévaloriser les autres territoires, ni de faire de la France un modèle d'État : la maîtrise d'une histoire et d'une géographie nationales assumées impose une analyse raisonnée, notamment de l'histoire mémoire (les enseignants ne doivent pas pour autant porter un regard sur le passé de la France qui soit systématiquement réprobateur et critique).

Le rôle de l'histoire et de la géographie dans l'éducation sociale des élèves pose des questions difficiles, car dans ces processus de socialisation générationnelle se heurtent des valeurs, se mêlent des incertitudes quant aux résultats attendus et des hésitations quant aux pratiques à mettre en œuvre, entre conviction et raison, mobilisation des affects et résultats de la science. Il est néanmoins indispensable de ne pas renoncer à la fonction intégratrice de ces disciplines.

La place à accorder à la France pourrait enfin se justifier par l'objet commun qu'elle offre à une histoire et à une géographie culturelles. Il s'agit d'ailleurs là d'un domaine dans lequel les enseignants ne devraient se sentir ni historien, ni géographe.

Pour finir - mais on aurait pu commencer par là -, il faut souligner que nous sommes ici dans l'espace-clé de l'expression de la citoyenneté.

Béatrice Giblin : L'enseignement de l'État-nation est d'autant plus important que ce thème invite à s'interroger non seulement sur le passé, mais également sur l'avenir. Les géographes, en particulier, sont amenés à travailler sur la situation présente et font face à des élèves qui se posent des questions autant sur l'histoire dont ils sont issus que sur le futur qui les attend. Il incombe ainsi aux enseignants de réfléchir aux enjeux qui se posent à cette génération, ce qui suppose de les resituer dans le cadre de l'État-nation.

A contrario, la résurgence des histoires locales ou régionales est inquiétante, car elle risque de se traduire par un enfermement des esprits dans de petits ensembles, où prime la recherche d'une harmonie des peuples et celle des racines, sur une base tout aussi mythifiée qu'a pu l'être le "roman national" raconté à une époque. Ce retour des particularismes historiques locaux entre pourtant en contradiction avec le modèle d'intégration de l'État, dans lequel l'École joue un rôle majeur, alors que l'immigration est amenée à conserver une grande importance en France.

La construction des solidarités que représente le discours sur l'État-nation ne devrait pas être affaiblie par la construction européenne. Une Europe constituée de vingt-cinq États ne saurait en effet être viable que si chaque peuple se sent bien dans sa nation, sans qu'aucun ne se trouve en situation d'infériorité par rapport aux autres, au risque de créer frustrations et humiliations, terreau de toutes les révoltes.

Jean-Jacques Becker : La place que doit prendre l'État-nation dans l'enseignement de l'histoire-géographie se justifie par l'existence même de la construction européenne. Les difficultés rencontrées par celle-ci depuis le début s'expliquent en effet par l'histoire longue qui a marqué la constitution de chacune des nations qui la compose. Dans ce contexte, il convient de plaider avant tout pour la continuité de l'histoire, dans la mesure où elle seule permet de comprendre l'évolution de chacune de ces nations jusqu'à la période historique actuelle qui les voit s'unir. À cet égard, pour prendre cet exemple qui a été déjà évoqué, même l'enseignement de la guerre de Cent ans apparaît utile car celle-ci constitue une étape dans la constitution de la nation française.

Il y a plus d'un siècle, tentant d'apporter une définition à la nation, Renan en avait montré la complexité, qui explique qu'elle peut être le meilleur ou le pire. Elle peut être le cadre harmonieux dans lequel se développe un peuple, mais elle peut aussi être le ferment d'exaltations nationales excessives. La Grande Guerre s'explique fondamentalement par la violence des oppositions nationales en Europe. Les générations présentes et futures ne sauraient comprendre l'histoire sans étudier celle de la nation française, mais également celle des autres nations européennes. La tâche est sans doute lourde pour les élèves et pour les enseignants, mais c'est la seule méthode pour ne pas construire des peuples sans mémoire.

Michel Lussault : Avant de décider de la place qu'il convient d'assigner à l'État-nation dans les programmes, il convient de mener une réflexion approfondie sur le sens que cette notion revêt. Pendant longtemps, la géographie française n'a pas voulu ou pas su penser cet objet spatial particulier qu'est l'État, car elle en était l'un des principaux rouages. Or ce grand silence des géographes perdure.

La question ne concerne cependant pas directement l'État-nation. Il s'agit plutôt de considérer l'État comme une modalité parmi d'autres d'organisation de la relation tripartite entre les instances du champ politique, la société et l'espace. Celui-ci ne se réduit pas, pour sa part, au domaine de la matérialité dans l'étendue, mais se nourrit d'imaginaires spatiaux. À cet égard, les deux précédents exposés semblent témoigner d'une incompréhension persistante entre historiens et géographes, qui repose sans doute sur des définitions erronées de l'espace.

L'État ainsi défini, la réflexion doit ensuite s'attacher à envisager les autres modalités d'organisation des relations. L'imaginaire de nos contemporains en a ainsi créé de plus vastes - l'Europe et le monde en tant qu'espace politiques -, d'autres détachés de la nation ou de tout territoire, d'autres encore définis au niveau local - ce que les Anglo-Saxons nomment local State et que les Français semblent ignorer -, d'autres enfin qui se nouent sous la forme de réseaux de pouvoir - un État réticulaire pourrait, à cet égard, être envisageable.

Dans ce contexte, l'étude de l'État-nation français n'est certes pas à exclure, dans la mesure où plus que dans d'autres domaines, l'étude de l'État impose de passer par une géohistoire, c'est-à-dire par une archéologie des conditions de possibilités d'existence d'une organisation spatiale particulière. Si le modèle français doit donc faire l'objet d'un apprentissage, il doit également être dépassé - voire trépassé - pour permettre aux élèves de prendre conscience de la relation qui unit société, politique et espace.

Anne-Marie Cocula : Les États-nations doivent être intégrés dans l'enseignement de l'histoire-géographie, car ils sont à la base de la construction pluriséculaire de l'Europe, de sa construction chaotique, faite de tensions et d'intégrations. Sans faire de la France un modèle, il convient ainsi d'enseigner les étapes de son histoire, car elles ont un sens en ce qu'elles rendent compte de l'histoire de l'Europe toute entière.

Il n'est pas surprenant que les tentatives récentes pour créer une chaire d'histoire européenne à l'université n'aient pas rencontré de réel succès. La construction européenne d'après-guerre s'est en effet avant tout réalisée en termes d'échanges économiques et de marché, à l'image de l'Europe économique des XVème et XVIème siècles. Afin d'ancrer davantage l'Europe dans les imaginaires sociaux, il est par conséquent important de donner aux jeunes générations une approche comparative de ces États-nations pour montrer à la fois la diversité et les similitudes de l'Europe et démontrer que celle-ci n'a jamais cessé d'exister en dépit des affrontements.

L'enseignement de l'histoire et de la géographie
doit-il être européocentré ?

André-Louis Sanguin : La pensée géographique française semble étrangère au bouleversement considérable que représente la construction européenne. À une exception près, il n'existe d'ailleurs aucun ouvrage réalisé par un géographe universitaire qui traite spécifiquement de l'Union européenne. La mutation mentale qui implique de passer d'une vision purement hexagonale à une vision européenne de la géographie ne s'est manifestement pas opérée. Or la formidable recomposition dont l'espace français fait l'objet se déroule dans un cadre non pas national, mais européen. Il est donc temps de réfléchir à l'avenir territorial de la France en collaboration avec les acteurs de toute l'Europe, d'autant que ce pays est jusqu'à présent la plus importante plaque tournante de l'Union européenne, avec 75 millions de visiteurs par an - contre 54 millions aux États-Unis et 40 millions en Espagne.

Il ne s'agit pour autant pas d'ignorer le concept d'État-nation, qui n'est pas devenu obsolète, mais mérite d'être restauré. Il constitue en effet toujours un cadre rassembleur, tant pour les individus que pour les actions politiques. Il représente un repère pour les communautés nationales, dans la mesure où il fonde le lien entre le passé et le futur. Il est peu probable que l'Union européenne, comme source d'identités collectives, puisse remplacer les différentes nationalités qui la composent. Il est possible en revanche qu'elle constitue une nouvelle identité s'ajoutant à d'autres identités préexistantes, dont l'iconographie serait fondée sur de multiples allégeances, à différents degrés, sur le modèle belge, espagnol ou suisse. Moins d'un an après son introduction, il est encore difficile de savoir si l'euro est le symbole quotidien de l'appartenance à une même communauté de destin. Il faudra sans doute attendre dix ou quinze ans pour être en mesure d'en dresser le bilan.

Dans le jeu d'échelles du local au mondial, l'État-nation ne doit par conséquent pas être évincé, mais il doit trouver une nouvelle position sur le "marché" des relations internationales. Son enseignement à l'École doit ainsi, lui aussi, se faire sur une base renouvelée, diversifiée et multiscalaire.

Yves Poncelet : Décider de passer à un enseignement européocentré susciterait de nombreux problèmes. Rappelons d'abord un point majeur. Quand on aborde la question de l'enseignement dans le primaire, au collège et au lycée, il est impossible de ne pas tenir compte des groupes d'enseignants qui l'animent, de leur culture, du temps d'enseignement et des moyens en formation continue qui sont mis à leur disposition, de leur rapport à l'air du temps et à la demande sociale qui parfois en résulte. Il s'agit là d'un principe de réalité incontournable. S'il ne doit pas faire figure d'alibi pour rejeter toute possibilité d'innovation dans les programmes comme dans les pratiques, il doit être pris en compte, sous peine d'engendrer le maintien du statu quo, voire la multiplication d'attitudes réactionnaires au sens strict du terme.

Rappelons aussi que l'enseignement de l'Europe est largement pris en compte dans les programmes actuels comme dans ceux qui s'annoncent au lycée. Aussi une inflexion nécessaire a-t-elle déjà permis d'enrichir sur ce point les programmes de Première, dont l'application à partir de la rentrée 2003 permettra d'aborder "L'Europe des États", avec des chapitres sur "Le morcellement des États et des grands ensembles géopolitiques", "Une communauté d'États en débat : l'Union européenne", "Deux États dans l'Union européenne" ; les "Réseaux et flux en Europe et en France", les chapitres étudiés étant "La métropolisation et les réseaux urbains", "Les réseaux de communication et les flux de transport", "La mobilité des hommes" ; "La France et son territoire", incluant un chapitre sur "Disparités spatiales et aménagement du territoire" ; "Les régions en France et en Europe" enfin.

Ces intitulés témoignent non seulement de la volonté de faire un état des lieux de la situation actuelle des territoires, mais aussi du désir de la questionner. Le rapport à l'État lui-même fait l'objet de réflexions et montre qu'il n'est pas question de traiter de l'État-nation dans une perspective immobiliste, mais bien d'en accepter toutes les dimensions et la complexité. Il ne serait pas non plus raisonnable d'entretenir une vision nostalgique de l'État-nation, qui contribuerait, en particulier, à un blocage du dessein européen.

Au total, la question d'un enseignement de l'histoire et de la géographie européocentré n'appelle pas une réponse positive si elle suppose l'exclusion d'autres espaces ou l'invention d'un nouveau "roman national". La solution est dans un enseignement significatif de l'Europe, en tant qu'entité importante et parfois majeure pour la compréhension du monde passé et présent et en tant qu'objet, pour nous, d'un nouveau pacte social, auquel il est nécessaire de préparer les générations actuelles et futures. Ces deux approches sont indissociables et doivent s'inscrire dans une analyse critique, afin d'éviter toute vision simpliste et angélique et tout soupçon idéologique.

Béatrice Giblin : S'il est important de conserver la place de l'État-nation dans l'enseignement scolaire, il n'est pas pour autant nécessaire de maintenir ce concept dans la définition que lui en a donnée la IIIème République. Il est même important de permettre aux élèves de percevoir l'évolution de ses acceptions en fonction du contexte géopolitique.

L'État-nation en 2002 est ainsi très différent de ce qu'il représentait à la veille de la Première Guerre mondiale ou au lendemain de 1945. Or il est d'autant plus difficile de trouver un discours adapté au contexte actuel que l'unité nationale s'est toujours constituée dans la douleur du conflit avec une autre identité nationale. La création de l'Europe ayant coïncidé avec la volonté des nations de s'émanciper de ce schéma destructeur, elle impose aujourd'hui de repenser l'État-nation en fonction de l'acceptation de l'autre.

Il est en outre important de tenir compte des rapports divers à l'État-nation français que les élèves entretiennent en fonction de leur origine. À cet égard, il ne faudrait pas dispenser un enseignement européocentré où la place de la France serait noyée. Il convient au contraire d'intégrer les spécificités qui caractérisent les origines diverses dans lesquelles les élèves se reconnaissent.

À l'université Paris VIII, près de 30 % des étudiants en histoire et en géographie sont ainsi d'origine maghrébine. Cette réalité impose aux enseignants de mettre leurs pratiques en question. La tâche est certes difficile. Lorsque, par exemple, le conflit israélo-palestinien est abordé en introduction à un cours sur la géopolitique et qu'il suscite de vives réactions de la part d'étudiants particulièrement impliqués, l'enseignant se doit de dépasser les clichés qui sont généralement accolés à l'histoire et à l'État-nation. Sa mission civique est à cet égard des plus importantes.

Jean-Jacques Becker : L'enseignement de l'histoire à des élèves qui ne sont pas d'origine européenne pose en effet problème, mais cette question dépasse le cadre de ce colloque.

Doit-on orienter davantage les programmes vers une histoire européocentrée ? On doit nécessairement y tendre, mais en gardant en mémoire le fait que les peuples européens n'ont pas une histoire commune, qu'il ne faut pas vouloir à toute force plaquer des notions actuelles sur la réalité historique et tomber ainsi dans l'anachronisme. Pour prendre un contre-exemple, l'histoire des États-Unis ne pose pas les mêmes problèmes, parce que les États qui composent ce pays ne sont pas des États-nations, mais qu'ils ont été unis au sein d'une même histoire.

Il est clair que, pendant longtemps encore, l'enseignement de l'histoire en France sera majoritairement centré sur l'histoire de État-nation français, même si l'État-nation français ne doit pas être enseigné comme un modèle, mais comme un cas parmi d'autres. Il convient néanmoins également de donner la part la plus large possible à l'enseignement de l'histoire des autres États-nations européens, car c'est la seule manière de concourir réellement à la construction européenne.

Michel Lussault : Il convient avant tout de promouvoir une approche comparative des États-nations européens. D'une manière générale, les élèves doivent être initiés à l'appréhension du genre commun partagé par deux objets géographiques et à celle de leurs spécificités irréductibles. L'important reste toutefois de déterminer le contenu de cet enseignement.

La géographie doit tout d'abord être envisagée comme un outil de compréhension des sociétés, et non comme le décor de l'histoire (fonction à laquelle les cartographes sont mieux préparés que les géographes). Il s'agit davantage de faire comprendre aux élèves que l'État est à la fois un objet et un acteur, qu'il est doté d'une dimension politique et d'une dimension spatiale. À travers l'histoire, l'État a en effet inventé à la fois des types d'espace particuliers et des modes de pensée de ces espaces, à travers les frontières de son territoire, le mode d'organisation des territoires colonisés ou l'aménagement du territoire comme procédure de stabilisation d'espaces flous. Les pratiques du zonage permettent notamment à l'instance politique étatique d'arraisonner des espaces où le pouvoir, le capital et la culture circulent, afin de modeler le territoire en fonction de ses besoins d'intervention.

La géographie constitue donc une entrée majeure pour l'enseignement de l'État, non comme réalité immanente, mais comme acteur politique de l'espace.

Anne-Marie Cocula : À l'heure actuelle, l'idée d'une histoire européocentrée ne s'inscrit pas dans une réalité car les mentalités ne sont pas encore mûres pour la prendre véritablement en considération. Le débat méritera sans doute d'être reposé dans vingt-cinq ou cinquante ans. Pour l'heure, trois idées principales devraient néanmoins guider notre nouveau regard sur l'histoire des États-nations d'Europe et contribuer à la constitution de cette histoire commune : il faudrait s'attacher davantage aux liens qui ont uni l'Europe qu'aux crises, aux tensions et aux conflits qui l'ont meurtrie ; il conviendrait également de prendre une certaine distance par rapport aux contraintes de l'enseignement ; il serait nécessaire enfin d'envisager la notion de région sous un autre angle que celui qui préside généralement aux revendications identitaires.

Une dimension civique incontournable.

Jean-François Sirinelli : À travers leur enseignement, l'histoire et la géographie ont toujours contribué à renforcer le lien social et doivent s'y consacrer encore. Tout être vivant souffre de problèmes d'identité lorsqu'il subit des troubles de la mémoire. Or l'État-nation est devenu au fil des siècles un organisme vivant, charpenté par une histoire et par une mémoire. Dans la mesure où la IIIème République s'est pensée à travers son histoire et s'est construite en enseignant celle-ci, l'État-nation français fait aujourd'hui figure de maison commune. L'esprit qui l'habite ne doit cependant pas être compris et transmis dans une acception fantomatique, mais à travers l'âme qui transcende cette histoire. Il s'agit en effet de la seule approche qui permette d'intégrer des élèves ne bénéficiant pas à l'origine de cette culture historique.

Dans cette perspective, les enseignants constituent les agents de transmission d'un héritage, d'une mémoire et d'une âme qu'il leur est demandé de faire partager à des fins de formation mais aussi d'intégration et de préservation du pacte social. Cette mission leur impose de rechercher un nouvel humanisme qui, à travers l'enseignement de l'histoire et de la géographie, constituera un ciment essentiel pour la société.

Béatrice Giblin : Dans le débat sur la place de la France dans le jeu d'échelles entre local et global et sur l'orientation européocentrée à donner à son histoire, il ne fait pas de doute que l'État doive être considéré comme un acteur d'intervention sur le territoire et qu'un enseignement comparatiste doive être privilégié. Les programmes prennent déjà en compte ces approches et permettent aux élèves de mieux connaître les réalités hors de leurs frontières.

Il n'est donc pas tant nécessaire de questionner la nécessité de telles approches que de parvenir à les mettre en pratique dans un cadre horaire qui reste contraignant.

Michel Lussault : Si les programmes ont évolué dans le bon sens, la question reste à l'ordre du jour dès lors que ces changements ne sont pas mis en pratique. La question de l'État semble en effet rester problématique. Lorsqu'il a été proposé d'inscrire au concours de l'agrégation de géographie une épreuve sur dossier portant sur l'aménagement du territoire, il a été rétorqué à ses instigateurs que la géographie ne devait pas être instrumentalisée. Il s'agissait pourtant de permettre aux étudiants de prendre conscience du fait que les acteurs sociaux et politiques sont également des acteurs spatiaux. Les travaux universitaires de géographie, qui prennent de plus en plus en compte ces interrogations, ne sont que peu diffusés dans l'enseignement scolaire.

Par ailleurs, la formation à la citoyenneté et la transmission du lien social ne devraient pas constituer un objectif pour les enseignants. L'enseignement doit d'abord et avant tout apporter aux élèves la maîtrise des capacités cognitives et des connaissances. À trop vouloir mêler les deux finalités, le risque est grand de voir le message se brouiller de part et d'autre et les résultats devenir contre-productifs. Nos débats gagneraient ainsi à s'orienter plus prosaïquement sur ce que géographes et historiens sont en mesure de dire aujourd'hui sur l'État.

Jean-François Sirinelli : S'il faut sans doute se garder d'instrumentaliser ces disciplines, nos réflexions ne sauraient s'exonérer de toute dimension civique. Dès lors en effet qu'il est question de transmission des savoirs entre en jeu un phénomène d'ordre culturel qui dépasse le simple fait d'enseigner, dans la mesure où il implique également une réception.

André-Louis Sanguin : Il est aujourd'hui urgent de refonder un pacte social plus que jamais impératif. En effet, les élèves étant de plus en plus pris dans le tourbillon de l'Internet, ils manquent de repères spatiaux. La clé de voûte de l'enseignement de l'histoire-géographie que représente traditionnellement l'État-nation et ses arcs-boutants que sont la région et l'Europe constituent, dans le contexte actuel, les piliers indispensables de l'enseignement scolaire.

Jean-François Sirinelli : La société vit en effet une mutation culturelle extraordinaire, probablement aussi importante que celle de la Renaissance. De ce point de vue, les notions clés que sont l'État-nation et l'Europe sont à replacer dans un processus de mutation. Enseigner à des élèves qui se pensent parfois indépendamment de toute échelle spatiale est une tâche difficile pour les enseignants, une tâche dont l'ampleur ne doit pas pour autant les faire reculer.

Jean-Jacques Becker : Le rapport entre les nations européennes ressemble à celui que la France entretenait avec l'Aquitaine au XVIème siècle : elles se ressentaient comme étrangères malgré leur proximité. Néanmoins, depuis le début du siècle deux attitudes se sont succédées, une première qui a vu les nations européennes, malgré leurs fortes similitudes culturelles, économiques et sociologiques, se déchirer dans la plus grande guerre que l'humanité ait connue jusqu'alors, une seconde qui est peut-être la conséquence de l'expérience antérieure où, après avoir pris conscience de leurs ressemblances, ils cherchent à se réunir, à vivre ensemble et peut-être dans le futur à se fondre entre elles. L'enseignement devrait ainsi se fonder sur l'histoire des États-nations européens et montrer le biais par lequel leur processus d'unification à partir d'une dispersion régionale a été possible. Il contribuerait à l'évolution des mentalités des jeunes Européens et conforterait encore davantage ce processus.

Yves Poncelet : Enseigner l'histoire et la géographie, ce n'est pas passer sa vie à fréquenter l'histoire et la géographie, mais c'est fréquenter des élèves pour les aider à acquérir une autonomie à travers les savoirs et les méthodes propres à chacune de ces disciplines. L'enseignement de l'histoire et de la géographie a pour mission de participer à la construction des personnes.

Le passage d'objectifs ambitieux et de programmes pensés à des pratiques réussies et à des acquis profitables n'est cependant pas simple. Il serait sans doute contre-productif de sursaturer de valeurs implicites l'enseignement des disciplines : il est préférable de présenter plus explicitement le projet de chaque discipline aux classes, notamment en sa part humaniste (les dispositifs pluridisciplinaires que sont, par exemple, les TPE au lycée devraient y aider).

Cette présentation constitue pour nous tous un enjeu de professionnalité. À cet égard, il serait également plus utile de présenter l'histoire des nations non pas sous leur angle le plus noir, comme si elles n'étaient que l'image révélatrice de la nature intrinsèquement destructrice de l'homme, mais en montrant par exemple que les conflits peuvent servir l'expérience. La manière dont les Européens ont géré l'après-guerre en 1945 s'est de fait inspirée des errements de la gestion du premier conflit mondial. On pourrait également donner aux élèves des clés pour comprendre le sens de la construction européenne, celle-ci ne pouvant se réduire à la somme de textes juridiques ou à la question des bienfaits et méfaits de la politique agricole commune. L'enseignement de disciplines comme l'histoire et la géographie constitue une opportunité majeure permettant aux élèves de se projeter dans un avenir européen.

À ce titre, il est un peu regrettable de constater la relative aphasie dont la représentation nationale fait preuve à l'égard de l'enseignement de notions aussi importantes et porteuses que l'État-nation, la France ou l'Europe. Des pratiques reposant sur un savoir scientifique ne suffisent pas en effet, à elles seules, à légitimer un projet commun : nous avons là-dessus à entendre les élus. Les enseignants ne sont pas "établis à leur compte" : ils reçoivent leur mission de l'État.

Anne-Marie Cocula : Face à la nécessité réelle de fonder un nouvel humanisme, il convient de rester vigilant en évitant d'opérer un retour à un humanisme ancien dont les effets seraient contraires à la réalité de la société actuelle. La croissance extraordinaire du nombre d'élèves mérite d'être accompagnée par un changement de point de vue à cet égard.

Échanges avec la salle

Alain Miossec : Ces débats m'invitent à formuler trois observations.

L'enseignement d'une histoire et d'une géographie comparées des pays européens est particulièrement nécessaire aujourd'hui et permettrait d'éviter que de nombreux contresens circulent dans les média. Il a par exemple été dit, à propos de la catastrophe du Prestige en Espagne, que le chef du gouvernement, José-Maria Aznar, avait beaucoup tardé à intervenir. Or une connaissance plus poussée du fonctionnement des institutions espagnoles aurait permis de comprendre la place majeure que prennent les instances politiques régionales, ce qui empêche tout représentant du pouvoir fédéral de se rendre en Galice si les autorités locales ne l'y ont pas préalablement autorisé. Le modèle français n'est ni unique ni prépondérant en Europe. L'enseignement devrait par conséquent être suffisamment européocentré pour transmettre cette réalité de l'Union européenne.

Il est apparu en outre que les historiens n'avaient jamais eu recours au terme de territoire, tandis que les géographes l'ont utilisé selon des définitions différentes.

Il faut, enfin, constater qu'au sein de l'État-nation, l'État est cardinal. En tant qu'appareil étatique, il a l'ambition d'organiser les territoires dans un cadre donné. Or, à l'échelle européenne, il n'existe aucune instance politique qui prenne en charge cette organisation des territoires. Il en découle une prépondérance des forces économiques, qui poussent les États à accommoder l'organisation des territoires et des réseaux pour accroître leur propre efficacité.

Les enseignants, comme la société française en général, ne sauraient dès lors se sentir tout à fait à l'aise dans le cadre de l'État-nation. L'État est par ailleurs également défaillant en ce qu'il ne dit pas clairement le message que les enseignants devraient transmettre à leurs élèves. Il est toutefois sans doute compréhensible qu'il éprouve quelque difficulté à déclarer la fin de l'État-nation et à cautionner à travers les programmes la nouvelle organisation qu'il appelle de ses vœux pour l'avenir.

Alain Bergounioux : L'enseignement scolaire d'histoire-géographie remplit principalement trois fonctions.

Premièrement, il intègre à travers l'État, en tant que nation et peuple souverain, une dimension civique qu'il lui faut assumer. S'il n'est pas utile de le sursaturer de valeurs, cet enseignement doit les prendre en charge globalement. Le débat sur les valeurs doit donc être mené de manière explicite. L'absence de réponse claire en la matière constitue d'ailleurs l'une des principales difficultés auxquelles l'éducation civique est aujourd'hui confrontée. Il revient aux instances politiques de prendre leurs responsabilités en nommant les valeurs que l'État entend défendre et transmettre.

Deuxièmement, il doit dire le passé tel qu'il fut et nommer le monde tel qu'il est. Les qualités professionnelles des enseignants sont à ce titre sollicitées. L'enseignement récent du fait religieux s'explique ainsi à la fois par le constat que la mémoire disparaît et que les élèves ont besoin que leur soient données des clés d'accès à la culture, et par l'évolution qu'a connue la question de la place des religions dans notre société, du fait notamment de la présence de l'islam. Par ce biais, la question de la laïcité et de la démocratie - et donc des valeurs - se pose sous un nouveau jour.

Troisièmement, à travers l'État-nation, l'enseignement de l'histoire et de la géographie enseigne le lieu principal de la citoyenneté, et continuera de le faire tant qu'une citoyenneté européenne n'aura pas pris le relais. Cette notion connaît certaines évolutions à travers les prémisses d'un débat sur la citoyenneté de résidence notamment, qui permettrait aux immigrés de voter. Il revient donc aux enseignants d'histoire-géographie d'expliciter cette notion. Dans un contexte où la citoyenneté sous certaines de ses formes est en crise, cette tâche est d'autant plus importante pour résorber les doutes dont l'État-nation fait l'objet. La situation actuelle engage à repenser le passé à partir des questions que pose le présent. Il s'agit ainsi d'enseigner l'État-nation non pas comme une réalité allant de soi, mais comme le résultat d'un processus interactif avec les autres nations européennes et leurs histoires. Cet effort doit plus que jamais être mené conjointement par l'histoire et la géographie.

Yves Lacoste : Face à la forte augmentation du nombre d'élèves ces cinquante dernières années, le nombre d'enseignants pour les former a lui aussi connu une importante progression. Cette caractéristique du système scolaire français explique en partie la force de l'école historique et de l'école géographique françaises. Le rôle de l'enseignant est de donner des modes de représentation du monde. Étymologiquement, la géographie correspond à la description de la Terre et non au discours savant qui l'accompagne. Les débats de ce colloque sur l'État-nation et l'Europe aboutissent finalement à s'interroger sur l'efficacité des représentations, en tant qu'outils scientifiques fondamentaux, que les enseignants fournissent aux élèves.

Ils s'inscrivent cependant dans un contexte où la conception de la démocratie a connu de fortes évolutions par rapport à celle qui prévalait au moment de la Révolution française ou au lendemain de la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui, il est ainsi admis de pouvoir faire état de représentations qui, au premier abord, peuvent apparaître comme contradictoires. Les travaux conduits depuis vingt ans en matière de géopolitique visent à mettre en évidence les rivalités de pouvoir qui s'exercent - parfois selon des modes pacifiques - sur des territoires. Celles-ci visent à contrôler un territoire d'un point de vue économique ou stratégique et s'expriment à travers des groupes sociaux et politiques qui manifestent par la voie démocratique des représentations différentes. Il est important de comprendre les dimensions de ces représentations antagoniques, non pas pour établir la vérité, mais afin de mieux comprendre les enjeux des rivalités de pouvoir qui traversent les territoires. La géopolitique impose ainsi d'analyser les représentations qui associent étroitement les valeurs, l'histoire et le territoire. Il est par conséquent nécessaire d'intégrer à l'enseignement de l'histoire et de la géographie des nations européennes non seulement des éléments de comparaisons, mais aussi les représentations qui caractérisent chacune d'elles, vis-à-vis notamment de l'idée même de nation.

Laurent Wirth : Au début du XXème siècle, l'État-nation ne posait pas question et permettait à l'enseignement scolaire de l'histoire et de la géographie de disposer d'une feuille de route claire. Aujourd'hui, l'Europe et la région ne constituent plus des arcs-boutants, mais sont souvent perçus en France comme des forces de dissociation.

Les débats d'aujourd'hui ont dégagé quelques objets de consensus : l'emboîtement des identités, le caractère non contradictoire de l'État-nation et de l'Union européenne, la nécessité pour l'histoire et la géographie de servir le pacte social, qui ne doit plus seulement être national, mais également européen. La question reste cependant des moyens à engager pour parvenir à ces fins. À ce titre, le pouvoir politique est fondé à énoncer le message qu'il souhaite que l'École transmette. Les enseignants ont toutefois également le devoir, à leur niveau, d'expliciter les modalités de mise en forme possibles. Tout au long du XXème siècle, les États européens ont toujours été présents dans les programmes scolaires, même si ceux-ci étaient clairement francocentrés. La différence avec les programmes actuels se manifeste à travers la manière dont est perçu l'étranger. Auparavant, l'étranger était identifié à l'Européen, tandis que les États hors Europe étaient présentés comme exotiques et lointains. L'enjeu est aujourd'hui de réfléchir à un enseignement "européodécentralisé", plutôt qu'"européocentré", un enseignement qui donne toute leur place aux nations européennes à travers la somme de leurs modèles respectifs, celle-ci faisant finalement la richesse même de leur union. C'est l'une des questions fondamentales auxquelles ce colloque devra donner des pistes de réponse, afin de dessiner la feuille de route de l'enseignement pour le siècle qui commence.

Laurent Carroué : Des années 1950 aux années 1990, les programmes ont eu tendance à affaiblir la place de l'État-nation dans l'enseignement, au nom de la construction de l'Europe. La précédente campagne électorale (élections présidentielles et législatives de mai-juin 2002) reflète aujourd'hui la crise du projet politique qui découle de cette remise en cause, en montrant la difficulté manifestée par tous les partis à proposer des idées cohérentes à l'échelle européenne.

Pour l'avenir, la réflexion sur la place de l'État-nation dans l'enseignement scolaire en histoire et en géographie est d'autant plus importante que le sommet de Copenhague consacre aujourd'hui l'élargissement de l'Europe. Dans un contexte où l'Union ne compte plus quinze mais vingt-cinq pays, la France devient une région parmi d'autres. Le débat sur les risques de revendications identitaires qu'entraînerait un enseignement centré sur les régions est désormais caduc. Si l'Aquitaine, la Bourgogne ou même la Corse souhaitent aujourd'hui défendre leurs intérêts sociaux, économiques ou culturels, elles sont contraintes de les arrimer à des solidarités nationales au niveau de la France. De ce point de vue, le sommet de Copenhague représente une rupture conceptuelle fondamentale.

Les réflexions sur l'évolution de l'enseignement d'histoire, de géographie et d'instruction civique doivent en outre prendre en compte les réalités qui ont présidé à la naissance de l'Europe. Celle-ci est en effet un "accident géopolitique", né de la volonté d'une élite restreinte, influencée par la démocratie chrétienne, dans le cadre de la Guerre froide. Ce projet a évolué tardivement et dans des conditions spécifiques. Il ne faut pas priver les lycéens de ces éléments de réflexion contradictoires, de ces débats entre différentes conceptions politiques et des problèmes de pouvoir que la construction européenne a engendrés, de même que ne leur sont pas par ailleurs cachées les étapes mouvementées de la construction de la République. D'une manière générale, les historiens et les géographes n'ont pas à taire les contradictions qui peuvent alimenter les partis politiques, les sociétés ou les opinions publiques.

Les enseignants sont par ailleurs confrontés au hiatus qui sépare les discours, diffusés par les manuels, sur la prétendue solidarité européenne et la réalité quotidienne de l'Europe, qui est faite de secrets politiques, de coups de force et de négociations de cabinets ministériels qui l'éloignent considérablement des citoyens et n'en font pas, loin s'en faut, un projet national ou populaire.

Les vertus pédagogiques du comparatisme entre nations européennes ne trouvent leur pertinence que lorsque sont pris en compte, non pas de vastes ensembles qui ne pourraient être décrits que par leurs plus petits dénominateurs communs, mais des modèles d'États (fédéral, centralisé, etc.) et d'aires de civilisations (impériale, coloniale, etc.). De ce point de vue, un enseignement centré sur l'Europe convient parfaitement à une collaboration entre histoire et géographie.

De la salle : Contrairement à la notion d'État comme objet spatial et à la notion de nation comme représentation, l'État-nation ne constitue pas un objet de réflexion pour les géographes. Pour recentrer les débats sur les élèves et la réalité dans les classes, il est impératif de prendre en considération les différences majeures qui opposent les collégiens et lycéens de la IVème République et ceux issus de la "France plurielle", qui n'ont pas tous un héritage commun. Ces différences amènent en effet à s'interroger sur les moyens que l'École républicaine donne aujourd'hui aux élèves pour devenir partie prenante d'une France qui s'est traditionnellement voulue assimilatrice ou intégrationniste. Face à l'émergence de modèles multiculturels ou communautaristes, les enseignants sont conduits à choisir entre ce discours non officiel et l'héritage du passé. Ils sont par ailleurs confrontés à l'évolution de l'État. Leur enseignement pourrait continuer à présenter cet acteur spatial comme un objet d'étude immuable - tel qu'hérité de Lavisse et de Vidal de la Blache - ou s'orienter vers l'exposé des différentes formes possibles d'État.

L'Europe, en ce qu'elle amène à aborder d'autres modèles et s'interroge elle-même sur sa constitution, pousse dans cette voie. Le pouvoir politique, en tant que commanditaire de l'Éducation nationale, devrait définir plus clairement ses objectifs pédagogiques en la matière. La nation devrait elle aussi faire l'objet d'une redéfinition, afin que dans les termes, elle ne creuse pas le fossé qui persiste encore entre l'identification des élèves à leur territoire local et l'adhésion à une nation européenne hypothétique. Si celle-ci reste à construire, les enseignants ne peuvent émettre que des vœux pieux et n'ont pas les outils nécessaires pour y contribuer efficacement.

Béatrice Giblin : Les demandes répétées d'une plus grande intervention du pouvoir politique sont surprenantes. D'une part, l'orientation donnée aux professeurs d'histoire-géographie ne saurait utilement être remise en cause à chaque alternance. D'autre part, la qualité même de l'enseignement repose sur la relative liberté dont les enseignants bénéficient en classe, dans les limites de leur programme.

En outre, l'enracinement régional, lorsqu'il devient, comme chez les Bretons, les Basques ou les Corses, un référent national et symbolise le combat d'une région contre un État centralisateur oppresseur, est effectivement inquiétant. En revanche, le cas des élèves qui seraient enfermés dans un territoire local dont ils ne sortiraient jamais, s'il est potentiellement porteur de frustrations et risque d'entraîner un rejet de l'autre, doit être pris en charge par l'enseignant qui, en les aidant à penser leur territoire, leur donne le pouvoir d'agir et la capacité d'être responsables de leur avenir.

Alain Miossec : La construction européenne est avant tout fondée sur des règles de droit. Une formation à la citoyenneté européenne induit donc une initiation à la connaissance d'un arsenal juridique à laquelle les enseignants d'histoire-géographie ne sont pas préparés. Cette interrogation devrait être davantage prise en compte dans les réflexions de ce colloque.

Mireille Touzeri : La nation n'est pas en crise : en témoigne la propension des nouveaux États d'Europe centrale et orientale à adhérer à ce modèle. L'univers mondialisé n'est, en revanche, pas encore une réalité, les élèves les plus tentés par la communication par l'Internet restant pour la plupart dans un cadre de vie très local. L'État-nation à la française ne constitue pas davantage une évidence, dans la mesure où la forme qu'il a prise à partir de 1789 ne correspondait en rien aux attentes d'une population qui réclamait avant tout des libertés locales contre le centralisme monarchique. Les enseignants ne devraient pas cacher le mystère qu'il constitue.

D'une manière générale, l'histoire et la géographie devraient permettre aux élèves de comprendre, d'une part, les représentations sociales, économiques et culturelles qui sous-tendent les événements et, d'autre part, la construction progressive de la nation française, qui ne saurait pour autant exclure toute autre forme d'identité. Ces axes d'enseignement sont particulièrement importants à promouvoir dans le nouveau contexte scolaire français. La feuille de route que les enseignants appellent de leurs vœux ne devrait pas cesser de s'inspirer de John Locke et de Jean-Jacques Rousseau, c'est-à-dire du contrat social. De même que la construction européenne, l'État-nation français n'est rien sans le droit. Les enseignants d'histoire-géographie devraient continuer à faire passer cette idée fondamentale dans leurs cours.

De la salle : La finalité de l'enseignement scolaire d'histoire-géographie - qui serait principalement voire exclusivement celle de la formation civique des élèves, dans une vision patrimoniale de l'histoire - devrait davantage être débattue. Au même titre que le pouvoir politique, les enseignants en tant que membres de la société doivent faire entendre leur point de vue sur la question. Or le pacte social, fondé sur un héritage patrimonial, ne peut être perçu comme le seul objectif de cet enseignement, car celui-ci serait sans effet si les enseignants ne donnaient pas par ailleurs aux élèves les clés de compréhension du monde contemporain, c'est-à-dire la capacité d'agir.

À cet égard, les nouveaux programmes persistent à découper l'enseignement en trois blocs, juxtaposés - au mieux emboîtés - que sont la France, l'Europe et le monde, sans que s'effectue un travail d'articulation qui permette de comprendre les influences réciproques et complexes de ces différents niveaux. Or ce défaut d'analyse fait perdre une partie importante de la compréhension du monde ancien et empêche les élèves de donner sens au monde actuel, dont l'image leur est constamment renvoyée par les media.

Yves Poncelet : Si l'enseignement de l'histoire et de la géographie prépare les élèves à agir sur leur avenir, il s'agit bien d'une formation civique. Les programmes tentent d'ailleurs de mettre en valeur l'action humaine et non le déterminisme à l'œuvre en histoire et en géographie, dans le but d'apprendre aux élèves qu'il est possible d'agir sans être confronté à une fatalité quelconque. Si la mise en forme de ce projet n'est pas toujours parfaite, tant de la part des concepteurs de programmes que de celle des enseignants, il s'agit là d'un projet pleinement civique.

Jean-Jacques Becker : L'enseignement de la construction européenne se fonde sur l'union de différents États-nations, mais il ne faut pas ignorer qu'en même temps se manifestent ou se sont manifestées sur des bases ethniques des tendances à la séparation en Belgique, en Espagne, en Tchécoslovaquie ou en Yougoslavie. L'enseignement devrait sans doute davantage prendre en compte ces tensions et montrer comment l'Europe peut en être le remède.

Alain Miossec : Il s'agit peut-être moins d'un éclatement des nations que de recompositions territoriales.

De la salle : Les débats n'ont pas suffisamment interrogé la fin - théorique - du "cycle Michelet" qui tendait à présenter l'État-nation comme une entité personnifiée, dont la géographie ferait le portrait et l'histoire raconterait la biographie. La question porte ainsi sur l'opportunité de continuer à centrer l'histoire sur un objet personnifié - qu'il s'agisse de la France ou de l'Europe d'ailleurs. Or si la fin du "cycle Michelet" est consacrée, les enseignants sont contraints d'inventer d'autres objets plus abstraits et par conséquent plus complexes (la culture, la démocratie, etc.). Cette tendance émergente constitue pourtant aujourd'hui un obstacle majeur à l'enseignement et nécessite de réfléchir à la manière de rendre ces nouveaux objets plus concrets et, partant, plus accessibles aux élèves.

Michel Lussault : L'exigence déontologique devrait s'appliquer à l'ensemble du champ de l'enseignement, les valeurs ne constituant pas le monopole de l'histoire et de la géographie. Or le rapprochement entre un discours sur les valeurs et un discours sur les connaissances empêche de penser les conditions d'un véritable débat public sur ces valeurs et leur association à un cadre politique et à une configuration territoriale. Il devrait être possible en effet de contribuer au contrat social indépendamment du modèle national.

Les enseignants sont en position de présenter aux élèves des situations problématiques qui révèlent concrètement des logiques spatiales en action. Ils sont notamment conduits à montrer que les échelles ne sont appelées à s'articuler de façon mécanique, selon des niveaux scalaires parfaitement découpés, mais, comme l'illustre l'événement du 11 septembre 2001, qu'elles peuvent être traversées par une interspatialité, c'est-à-dire par le jeu différencié d'acteurs sociaux ayant chacun leur propre représentation des échelles. La mondialisation accentue ce phénomène, dans lequel les acteurs sociaux sont de plus en plus autonomes et décrètent ce qui constitue pour eux une grande ou une petite échelle.

L'enseignement doit ainsi relever le défi fondamental du monde contemporain, qui passe non seulement par une acceptation de sa complexité, mais par un dépassement de grilles de lecture traditionnelles ou simplistes. Il ne faut pas craindre la remise en cause des cadres de pensée habituels, car la citoyenneté en sortira gagnante.

Laurent Wirth : La possibilité d'envisager l'intégration sociale et nationale à un autre niveau que celui de la nation interpelle tant l'enseignement d'histoire que celui de géographie, car ils ont traditionnellement vocation à participer au modèle intégrateur. Face à ces dysfonctionnements, la nation française fait l'objet de mises en cause. Les questions du communautarisme, des régions ou de l'islam mériteraient peut-être aujourd'hui d'être posées de façon privilégiée au niveau européen. Il convient en tout état de cause de repenser la fonction intégratrice du modèle national, notamment face à la question de l'immigration qui, dans l'espace Schengen, est désormais globalisée. L'université d'été d'août 2002, qui portait sur "Europe et islam, islams d'Europe", a posé certaines de ces questions. Celles-ci devraient plus généralement être intégrées dans nos réflexions, afin de revivifier l'enseignement d'histoire-géographie, dont la dimension civique est fondamentale.

Alain Miossec : La norme étant désormais "dictée" par Bruxelles, les enseignants devraient expliquer aux élèves les raisons de ce déplacement et leur montrer les comportements territoriaux spécifiques qu'il révèle à partir de données tant géographiques qu'historiques et sociologiques. Les enseignants ne doivent pourtant pas confondre leur conscience individuelle et leurs convictions de citoyens sur ces questions avec les finalités de leur enseignement. Il ne s'agit pas de faire de la morale mais de l'éducation civique qui, elle, n'entend pas délivrer de message.

De la salle : Une pensée intégrant la complexité du monde ne saurait revenir à des schèmes simplistes dès lors qu'il s'agit de l'identité nationale. Ainsi la notion de communautarisme n'est pas pertinente dans la mesure où chaque individu se situe de facto par rapport à de multiples identités. Il faut d'ailleurs souligner que le terme de communautarisme n'est employé que pour qualifier l'islam ou le judaïsme, alors que la suppression de la subvention du Conseil régional de Rhône-Alpes au festival de Vienne relève sans doute d'un communautarisme chrétien. Il est aujourd'hui plus que nécessaire de ne pas opposer identité nationale et identité communautaire, afin d'offrir aux élèves les conditions de construction d'une France possible à vivre.

Actes du colloque - Apprendre l'histoire et la géographie à l'école



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 6 septembre 2018 19:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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