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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'André-Louis Sanguin, “Sarajevo : jadis une « petite Yougoslavie”, Regard sur l'Est, 2004, n° 36, 2 pages, Dossier « Capitales de l'Est, sous le feu des lumières ! » URL. [Le 8 avril 2013, Jour de Pâques, le Professeur André-Louis Sanguin accordait aux Classiques des sciences sociales son autorisation d'y diffuser toutes ses publications, en texte intégral et en accès libre à tous.]

André-Louis SANGUIN [1945-] *

géographe français et canadien, professeur de géographie politique
à l'UQAC  et à l'UQAM (1970-1986) à Angers (1986-1998)
et à Paris IV Sorbonne (1998-2008)

Sarajevo :
jadis une “petite Yougoslavie
.”

Un article publié dans la revue Regards sur l’Est, no 36, 2004, 2 pp. Dossier : “Capitales de l’Est, sous le feu des lumières”.


Oui, il existe à Sarajevo toute une variété de types humains que je n'aurais jamais imaginés
Rebecca West
- Black Lamb and Grey Falcon (1941)

Métaphore de la pluriethnicité urbaine de l'Empire ottoman, Sarajevo était la ville où les différentes communautés cohabitaient au quotidien selon le komsiluk, cette tradition de bon voisinage, jusqu'à l'éclatement de la guerre en 1992.

Sarajevo se localise dans une immense vallée d'orientation Est-Ouest, parcourue par la rivière Miljacka. A environ 500m d'altitude, le site est entouré de montagnes boisées (Bukovik au Nord, Trebevic au Sud, Igman au Sud-Ouest). A l'Est, au débouché de ses gorges, la Miljacka s'étale sur un grand site plat entouré de collines calcaires. C'est là que fut créée Sarajevo en 1442 par des marchands ottomans. A l'extrémité Sud-Ouest de l'agglomération, au pied du Mont Igman, surgissent les sources de la Bosna, chères à la psychologie collective des Sarajlije (les habitants de Sarajevo), non loin de la piste de l'aéroport international. Le site de Sarajevo dispose aussi d'une vallée secondaire d'orientation Nord-Sud, perpendiculaire à la vallée de la Miljacka.

Par la Constitution de janvier 1946 mettant en place une nouvelle Yougoslavie fédérale issue de la volonté de Tito, Sarajevo était devenue la capitale de la République fédérée de Bosnie-Herzégovine. Cependant, elle n'atteignit jamais l'importance de Belgrade ou de Zagreb. En avril 1992, la Bosnie-Herzégovine était reconnue comme Etat souverain et elle était admise à l'ONU en mai 1992. A proprement parler, c'était la première manifestation d'un Etat bosniaque souverain depuis 1463. De fait, pendant 529 ans, ce pays avait été, successivement, un vilayet (province) de l'Empire ottoman, un Reichland de l'Empire des Habsbourg, une partie du royaume yougoslave de l'entre-deux-guerres puis, enfin, une république au sein d'une fédération communiste. C'est ainsi qu'au printemps 1992, Sarajevo devint une capitale internationale.

Dès les débuts de la domination ottomane (XVe siècle), Sarajevo fut un carrefour d'identités culturelles transbalkaniques. Par la suite, la métropole bosniaque devenait la synthèse harmonieuse du komsiluk (du turc komsuluk: bon voisinage), ce mécanisme des rapports de mitoyenneté entre membres de communautés différentes. La ville dépeignait fort bien l'enchevêtrement ethnique de la Yougoslavie. Centre intellectuel fécond et réussite du "yougoslavisme" de Tito, Sarajevo représentait jusqu'en 1990 le plus bel exemple de cohabitation culturelle dans tous les Balkans. Avant le siège meurtrier de 1992-1996, le komsiluk constituait un consensus civique urbain, un contrat de voisinage, de politesse et de citoyenneté.

Komsiluk, un modèle civique

Virtuellement, durant toute la période ottomane (1463-1878), Sarajevo était une ville libre, une sorte de cité-république dans laquelle les Slaves vivaient à leur guise, en vertu d'une Constitution basée sur des lois et des coutumes slaves. C'est probablement à ce moment-là que la ville acquit son air aimablement épicurien, car c'est l'époque où l'Empire ottoman porta les arts d'agrément à leur apogée, dont, au premier chef, celui de vivre, comme put l'observer la grande romancière britannique Rebecca West durant son séjour à Sarajevo en 1937. Le développement de Sarajevo comme grande ville commerçante fut le fait de l'installation d'une communauté juive dans son enceinte au début du XVIe siècle. Il s'agissait d'une communauté mixte de Sépharades et d'Ashkénazes dans laquelle ces derniers avaient été absorbés par les Sarajéviens de langue ladino, idiome parlé par les descendants des Juifs expulsés d'Espagne en 1492. De leur côté, les catholiques étaient protégés par les consuls de France, d'Autriche et de Prusse, tout en étant encadrés par l'ordre puissant des Franciscains, seule structure catholique autorisée par le Sultan. Les orthodoxes, quant à eux, fonctionnaient dans le cadre de leur millet.

Les quatre communautés (musulmane, orthodoxe, catholique et juive) vécurent en parfaite harmonie. Les mahale (quartiers communautaires) musulmanes coexistaient avec la mahala orthodoxe, la mahala catholique et la mahala juive. Si bien que Sarajevo devint, en quelque sorte, la métaphore de la pluriethnicité urbaine de l'Empire ottoman. Le marché faisait office de lieu de rencontre et de convivialités culturelles. La tendance était au mélange dans la vie publique, mais à la séparation dans la sphère privée. Le plus bel exemple de cette multiculturalité de Sarajevo se retrouve encore aujourd'hui dans Bascarsija, le vieux quartier historique à patine ottomane. Là, sur un espace d'à peu près 1 km2, on trouve la cathédrale orthodoxe, la principale mosquée, la cathédrale catholique et la synagogue. Ce petit quadrilatère a représenté, jusqu'à la tragédie de 1992, la plus belle preuve de confiance et de respect mutuels entre les différentes populations. Jusqu'à cette date terrible, l'histoire de Sarajevo fut marquée par une tolérance impressionnante. C'était bien le komsiluk, c'est-à-dire la coexistence quotidienne entre les habitants de la ville. C'était la tasse de café turc que l'on buvait ensemble, servie dans la cafetière en cuivre ciselé. C'était aussi la tolérance et le respect envers autrui, y compris dans sa différence. Le komsiluk signifiait "le voisin, c'est la famille".

Sarajevo était bien cette cité dépeinte par le cinéaste bosniaque Emir Kusturica dans son film Papa est en voyage d'affaires (Palme d'Or au Festival de Cannes 1985) où le pope orthodoxe se mêlait aux autres invités lors du banquet de noces musulman. Cette réalité peut paraître étrangère aux yeux des citoyens de l'Union européenne, mais il faut pourtant comprendre que les Balkans forment non seulement une zone où se rencontrent l'islam, l'orthodoxie, le catholicisme et le judaïsme mais plus encore, que les vallées bosniaques et notamment celle de Sarajevo sont une multitude de points de passage où se sont rencontrées les cultures germaniques, latines, ottomanes et slaves.

"Nous voulons vivre ensemble!"

Même si la population musulmane vécut en silence durant la monarchie yougoslave (1918-1941) et même si les Juifs de Sarajevo furent exterminés au cours de la Seconde Guerre mondiale, le modèle civique du komsiluk se sublima dans la Yougoslavie de Tito à travers le modèle "fraternité-unité" (bratsvo-jedinstvo). C'est pourquoi Sarajevo fut l'endroit en Yougoslavie où ce modèle d'intégration yougoslave eut le plus grand succès. Ce nouveau modèle de coexistence culturelle trouva son couronnement dans le phénomène des mariages mixtes, signe de modernisation et de transformation de la société sarajévienne. Avant le siège de 1992, on comptait, parmi les jeunes générations sarajlije, jusqu'à 45% de mariages mixtes. De plus, Sarajevo, la multiculturelle, était une source majeure de musique et de culture populaires. Elle fut la ville du premier film d'Emir Kusturica, Te souviens-tu de Dolly Bell? (Lion d'Or à la Mostra de Venise 1981) dont la bande-son Twenty Four Thousand Kisses évoque les jeunes Sarajéviens apprenant le rock sur des airs d'Elvis Presley. C'était un lieu où les processus "dénationalitaires" avaient pris place. C'était une ville où les communautés se mélangeaient et se faisaient des amis. C'était une ville où les femmes bénéficiaient d'une promotion professionnelle et où les jeunes rejetaient la tradition. Sarajevo était bien source de modernité. Quand, le 3 mars 1992, les Sarajéviens défilèrent pacifiquement devant le Parlement bosniaque, leur slogan était "Nous voulons vivre ensemble!". La ville voulait rester ce bastion de la Bosnie pluriethnique et multiculturelle. Malheureusement, l'agression serbe du 6 avril suivant voulut démontrer par l'intimidation et la haine qu'on ne pouvait pas vivre ensemble à Sarajevo.

Pendant des siècles, la ville fut un lieu pluriculturel et tolérant, où il était possible de conserver son identité ethnique dans la sphère privée, tout en participant à la vie civique, intellectuelle, commerciale et religieuse dans la sphère publique. Sarajevo était une "petite Yougoslavie", où les gens étaient habitués à la convivialité, où les cérémonies de mariages mixtes étaient diffusées sur Jutel, la télévision fédérale davantage écoutée dans cette capitale que dans les autres républiques. Sarajevo était une sorte de modèle européen: hospitalité du komsiluk, mariages mixtes, multiculturalisme.



* Université de Paris-Sorbonne.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 6 septembre 2018 11:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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