RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Saladin d’Anglure, “Violences et enfantements inuit ou les noeuds de la vie dans le fil du temps.” Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 4 no 2, 1980, pp. 65-99. Numéro intitulé : “L'usage social des enfants”. Numéro intitulé: “L'usage social des enfants.” [Autorisation formelle de l’auteur accordée le 14 août 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Bernard Saladin D’Anglure 

Violences et enfantements inuit
ou les noeuds de la vie dans le fil du temps
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 4 no 2, 1980, pp. 65-99. Numéro intitulé : “L'usage social des enfants”.

Introduction
 
Vouloir de vie, pouvoir de mort
Vouloir de mort, pouvoir de vie
Alliance et violence
Les nœuds de la vie dans le fil du temps
 
En guise de « dénouement »
 
Bibliographie
 
 
Figure 1. Aatuat photographiée à Igloolik (1974)
Figure 2. Carte de l'Arctique Central Canadien avec les lieux mentionnés dans cet article
Figure 3. Les malheureux compagnons d'Ataguttaaluk morts de faim et mangés (en grisé) ou assassinés (marqués d'une croix)
Figure 4. Créances et dettes du sang (les flèches relient les meurtriers à leurs victimes).
Figure 5. Transmission à l'enfant (triangle noir) du nom de son cousin (mangé durant la famine). La flèche double indique une relation d'homonymie. 
Figure 6.     Transmission à l'enfant (triangle noir) du nom de son oncle maternel (tué durant la famine) et reproduction symbolique du couple Piugaattuq/Tatiggaat. (Les pointillés indiquent des fiançailles d'enfants).
Figure 7. Transmission à l'enfant (triangle noir) des noms du frère de sa mère (mangé durant la famine) et de la première épouse de son père.
Figure 8. Transmission à l'enfant (triangle noir) des noms du frère de son père et de sa demi-sœur utérine (mangée durant la famine).
Figure 9. Transmission à l'enfant (cercle noir) des noms de sa demi-soeur utérine (mangée durant la famine) et du père de sa mère adoptive.
Figure 10. Transmission à l'enfant des noms de sa grand-mère maternelle et de son demi-frère par adoption (mangé durant la famine), qu'il remplace. 
Figure 11. Adoption et fiançailles à la naissance des enfants créent de nouveaux liens entre leurs parents naturels, adoptifs ou par alliance.
Figure 12. Nivitsanaaq, dite « Shoo-fly », dans sa tenue d'apparat, photographiée sur le « Neptune », à Cap Fullerton au cours de l'année précédant les faits décrits ici
Figure 13. Tasiuq, dit « Harry », (avec une veste à carreaux) au milieu d'Inuit Aivilik, chasseurs de baleines, dans un iglou multifamilial à Cap Fullerton le 10 mars 1905
Figure 14. L'« Era » du Capitaine Comer, navire baleinier américain, hivernant à Cap Fullerton au cours de l'hiver 1903-1904 
Figure 15. Transmission à l'enfant (cercle noir) de trois types de noms : noms de défunts de ses lignées paternelle et maternelle, nom chamanique (Iqallijuq) et nom d'une personne âgée vivante (Arnaqtaq). 
Figure 16. Padluq et Urulu de compère/commère qu'ils étaient deviennent conjoints après leur veuvage.
Figure 17. Fiançailles des deux cousins parents seulement par les hommes
Figure 18. Enfantements inuit ou les nœuds de la vie dans le fil du temps 1905-1980 (en grisé quelques uns des principaux personnages évoqués dans cet article) les cercles et triangles non barrés indiquent des individus encore vivants en septembre 1980.

 

Introduction

 

L'étude de l'enfant inuit, que ce soit sur le plan du vécu social ou sur celui de l'imaginaire culturel, est peut-être celle qui a rencontré le plus de résistance de la part de son objet parmi les nombreuses tentatives de l'anthropologie occidentale d'analyser la société inuit par le biais de la « morphologie sociale »(Mauss et Beuchat 1906), de la « Culture intellectuelle » (Rasmussen 1929, 1931), du « système de parenté » (Damas 1963, Graburn 1964, Guemple 1972, 1979), de l'« Écologie culturelle » (Balikci 1964) ou de la « structure des émotions » (Briggs 1970), en ce qui concerne, du moins, les Inuit de l'Arctique central canadien [1]. 

Est-ce en raison de l'ambivalence et des contradictions exprimées par la plupart des données concernant l'enfant inuit, à la fois reflet du passé de son groupe et projection de son futur, à la fois être indivis et composite, unique et multiple ? 

Est-ce en raison d'une opposition fondamentale entre les deux cadres de pensée concernés, celui de l'observateur et celui de l'observé, et en particulier les conceptions de l'espace et du temps qui les sous-tendent ? 

Ce sont là des interrogations ambitieuses mais néanmoins nécessaires croyons-nous, pour surmonter ce que nous pensons être de sérieux obstacles épistémologiques à la connaissance d'un sujet pourtant simple à première vue. 

Nous essayerons dans cet article d'étayer ces interrogations à l'aide de données ethnographiques recueillies principalement dans la région d'Igloolik (Rasmussen 1929 ; G. Mary-Rousselière 1969 et 1980 ; B. Saladin d'Anglure 1971-1980) et d'amorcer quelques éléments de réponses. Pour ce faire nous utiliserons les témoignages de trois informateurs privilégiés : Aatuat morte à l'âge de 82 ans en 1976 [2], Ujaraq âgé d'environ 75 ans (en 1980) son frère cadet et Iqallijuq âgée d'à peu près le même âge (en 1980) cousine germaine des deux premiers. 

Tous les trois ont été les témoins des faits que nous allons décrire ou les compagnons de ceux qui les ont vécus. Tous les trois ont rencontré et connu Rasmussen dans les années 1920, Mary-Rousselière dans les années 1950 et 1960 et nous-mêmes dans les années 1970. Leurs témoignages ajoutés à ceux de leurs parents maintenant disparus, ou de leurs familles résidant à Igloolik se complètent ou parfois s'opposent et nous permettent d'aborder par plusieurs biais les questions étudiées. (Nous utiliserons les initiales G.M.R. pour citer les oeuvres du R.P. Guy Mary-Rousselière et B.S.A. pour les nôtres). 

Aatuat est notre témoin principal, par son âge d'abord, par le fait de son initiation au chamanisme, et par sa participation aux événements survenus en 1904-1905 que nous prendrons comme points de départ. Elle fut en 1968 longuement interrogée par le Père G. Mary-Rousselière (1969) qui dans un très intéressant article mit en parallèle son récit avec celui de sa mère adoptive rapporté par Rasmussen (1929). Nous la fîmes venir à Igloolik, son lieu d'origine, en 1974 et nous l'enregistrâmes et la filmâmes au cours de plusieurs séances. 

Ujaraq est le fils du chamane Ava, un des meilleurs informateurs de Rasmussen (1929), et sa date de naissance coïncide à peu près avec celle du drame que nous allons décrire ; comme c'est le cas aussi d'Iqaltijuq qui devint vers 1930 la bru de deux de ses principaux protagonistes.

 

Figure 1 : Aatuat photographiée à Igloolik (1974). Elle était en 1905 sur le traîneau qui découvrit Ataguttaaluk l'« anthropophage ». On remarque les tatouages de son visage. C'est une des dernières femmes de la région à en avoir portés (Photo B.S.A.). Cette évocation d'outre-tombe rend compte éloquemment de la lutte titanesque entreprise par les Inuit pour entretenir et penser la vie (les tatouages indélébiles sont une des expressions structurales du maintien de l'ordre social et cosmique), en dépit de la mort (les rides inscrivant concurremment leur dessin hasardeux comme la marque du temps inéluctable). Elle rend compte aussi de la ruse culturelle de ces chasseurs-collecteurs qui, à peine disparu ce témoin convainquant du succès de la vie (elle mourut à 82 ans), transmirent son identité à une dizaine de nouveaux-nés en qui elle revit maintenant. 

 

Vouloir de vie, pouvoir de mort

 

En cette journée de printemps 1905, alors qu'à Paris Marcel Mauss présentait à ses étudiants de l'École Pratique des Hautes Études les conclusions de son « Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimo » et qu'à New York Franz Boas classait dans les locaux de l'American Museum of Natural History les collections ethnographiques et les notes manuscrites que lui envoyaient régulièrement de l'Arctique central canadien le Révérend Peck (du Cumberland Sound), le Capitaine Comer (du Bassin de Foxe et du Cap Fullerton) et le Capitaine Mutch (de Pond Inlet)... dans une région déserte de l'île de Baffin, située justement entre le Bassin de Foxe et Pond Inlet (cf. carte, figure 2), deux femmes accroupies dans leur précaire abri de neige étaient très occupées : Ataguttaaluk, une jeune veuve, épouillait avec soin la tête d'une autre veuve lttukusuk. Chaque fois que ses doigts décharnés débusquaient un petit parasite, elle l'écrasait entre ses dents et cherchait à sentir le goût de cette dernière et combien misérable nourriture, la seule qui leur resta. Ah, si au lieu de ses petits pouvoirs chamaniques, elle avait possédé la « Vision opérante » (Qaumaniq) des grands chamanes [3], ce ne sont pas ces maigres poux, mais des « poux de la terre », des caribous (Kumaruaq : « pou géant »dans la langue des chamanes), qu'elle aurait été débusquer en survolant la plaine (Ilimaqtuqtuq : vol chamanique) [4] ...ou des « poux de la mer », des mammifères marins, qu'elle aurait libérés en allant épouiller et coiffer au fond de la mer (Nakkaijuq : plongée charrianique) une autre chevelure, celle de la maîtresse « handicapée » des animaux marins, kannaaluk, dont la colère était sans doute à l'origine de leurs malheurs [5] ... mais ces performances étaient hors de sa portée, comme d'ailleurs de celle de la plupart des femmes chamanes [6] ... 

Ataguttaaluk sortit soudain de sa rêverie et prit une décision rapide, comme le chasseur qui, voyant passer à sa portée un gros gibier prédateur - objet de crainte mais aussi de désir alimentaire - trouve le geste rapide et précis pour l'abattre [7], ... la jeune chamane, constatant la demi-torpeur de sa cliente, toute abandonnée dans sa posture d'épouillée, dans une relation imprégnée d'affectueux érotisme, qui rappelait à s'y méprendre l'abandon où se laissait aller Kannaaluk lorsque les doigts agiles des grands chamanes l'épouillaient et démêlaient ses longs cheveux après ses terribles colères écologiques... Ataguttaaluk décida d'agir et brusquement enfonça dans le crâne de sa compagne un poinçon de métal, par l'oreille ; elle maintint la pression jusqu'à ce que le corps ne donna plus signe de vie... un filet de sang s'écoula des narines de la victime et puis plus rien [8]. 

 

Figure 2 : Carte de l'Arctique Central Canadien avec les lieux mentionnés dans cet article. (Les numéros renvoient aux commentaires ci-clessous).
 

1. Cumberland Sound. Station Baleinière à l'Île Blacklead, et mission du Rev. Peck.
2. Cap Fullerton (Qakittalik) lieu d'hivernage de l'« Era » du Capt. Comer, du « Neptune » (Low (Bernier 1904-1906), lieu de naissance d'Iqaliijuq (1905) et station 1903-1904), et de l'« Arctic » de la Gendarmerie Royale du Canada (établie en 1903).
3. lnuktuqvik lieu Padluq retrouva Ataguttaaluk après qu'elle eut mangé tous les siens pour survivre (1905).
4. Pond Inlet et lieu d'hivernage du Capitaine Mutch avec l'« Albert » à Erik Harbour (1903-1904, 1904-1905) ; l'Arctic du Capt. Bernier y hivernera aussi avec l'Albert en 1906-1907.
5. Île du Roi Guillaume, lieu d'hivernage du « Gjoa », d'Amundsen (1904-1905).
6. Site d'Igloolik avec les campements d'Iktuksarjuaq àQikirtaarjuk (1905) et Avvajjaq, en face, sur le continent (1926).
7. Itijjariaq, ou Cap Elisabeth, camp de Ava et Urulu ou séjourna K. Rasmussen (1922).
8. Qarmaqtalik camp d'hiver de Iqallijuq après son veuvage (1926).

 

C'était maintenant la solitude pour Ataguttaaluk et la honte pour son geste atroce... mais en même temps ce sang frais, cette viande qu'elle touchait, durent-ils réveiller en elle un sentiment encore plus profond, la faim... c'était soudain l'abondance en pleine disette. Des images de cervelle, de langue, de trippes, d'os à moelle, de doigts à croquer, défilèrent sans doute dans sa tête [9]. Entre mourir à deux, de faim, être tuée par surprise, et mangée par Ittukusuk - seule survivante avec elle de leur groupe de chasse au caribou [10] - ou tuer pour survivre, elle avait choisi. 

N'avaient-elles pas déjà mangé leurs maris respectifs, Qumangaapik, mort de faim et d'épuisement, et Sigluk, mort de maladie et d'étouffement après avoir absorbé de la peau de caribou ? [11] N'avaient-elles pas mangé aussi le fils de Qumangaapik, Kunuk, et puis ses propres enfants à elle, morts tous les trois de faim... ? (cf. figure 3) [12]. Les reliefs de ces macabres repas, les restes de sa famille annihilée, gisaient un peu partout dans l'abris et alentour. Ataguttaaluk voulait vivre ; son mari, avant de mourir lui avait dit: 

Quand je serai mort tu me mangeras... d'autres l'ont déjà fait et ont survécu... je t'en prie mange moi... on nous cherchera et on te trouvera... quand les traîneaux traverseront les terres... tu as beaucoup de parents dans cette région [13]. 

Elle refusa d'abord et quand il mourut elle voulut, avec ses compagnons, sortir le corps de l'iglou mais ils n'y parvinrent pas, tant il était pesant ; par contre lorsqu'ils décidèrent de le conserver sur le sol de l'habitation, il devint tout léger ; c'était là le signe qu'il voulait être mangé [14] ... Un rêve vint confirmer ce désir aussi se décida-t-elle enfin [15]. Mais, si l'on en croit Tagurnaaq [16] ... 

Ce fut très douloureux, bien plus que de mourir, et au début elle vômit ce qu'elle mangeait ; cependant une fois qu'elle eut commencé elle continua... 

Elle savait que cela ne pouvait pas faire de mal aux morts, car leurs âmes étaient depuis longtemps au pays des morts. 

Tandis que dans sa maison de neige Ataguttaaluk luttait pour sa survie en se nourrissant de chair humaine, ce même hiver à quelques centaines de kilomètres vers l'ouest, l'explorateur norvégien Amundsen [17] risquait la sienne pour tenter de forcer le fameux passage du Nord-Ouest... (cf. carte, figure 2). 

Plus près, dans le Bassin de Foxe, un traîneau avait quitté Igloolik et se dirigeait vers Pond Inlet par la route du nord qui traverse Baffin [18] ; à son bord le chamane Padluq, sa femme Tagurnaaq et leur fille adoptive Aatuat. Padluq était sur ses gardes car l'hiver avait été catastrophique, il avait plu, et les vieux disaient que « Silaap Inua » (l'esprit du temps) était contrarié par la mort d'un de ses « enfants », mort due au froid, à la tempête ou à la famine [19]. Une nuit Padluq rêva même d'un chien noir tout harnaché qui disparut dans le soi près de leur tente ; un malheur était proche déclara-t-il à son réveil [20], quelqu'un tentait de les prévenir... Puis un lagopède mâle fit le tour de leur tente en cacabant avec des accents humains [21] avant de s'envoler, On comprit plus tard que c'était l'oiseau tutélaire de Qumangaapik, de la même espèce que celui avec la peau duquel on l'avait essuyé à sa naissance [22]. 

Presqu'en même temps, à quelques kilomètres de là, Ataguttaaluk crut percevoir le cri d'un corbeau, qui survolait son abri. Tendant l'oreille elle l'entendit croasser à son adresse avec une voix humaine : « Des Inuit approchent ; ils vont arriver jusqu'à toi » [23]. 

C'est peu après que survinrent Padluq et sa famille et qu'ils découvrirent la survivante « toute recroquevillée comme un oisillon dans son œuf », raconte Aatuat qui ajoute : elle criait : « Je ne suis plus digne de vivre ! » [24]. On la secourut et, comme elle était soumise à de sévères prohibitions pour avoir mangé du mort, on lui fabriqua une petite tente individuelle [25]. Padluq décida alors de rebrousser chemin pour la conduire auprès de ses frères et il prit la route de Qikirtaarjuk, près d'Igloolik. Là, les anciens décrétèrent qu'on devait appliquer à la rescapée les rituels des morts, pour ceux qu'elle avait mangés et on se mit à tourner autour d'elle dans le sens de la trajectoire du soleil, comme on faisait ordinairement autour des tombes. Pendant plusieurs jours on refit chaque matin ce rite afin d'apaiser les âmes des morts qu'elle avait consommés [26], afin d'apaiser aussi la puissante maîtresse des animaux marins, Kannaaluk, qui selon les mythes avait vécu ici même à Qikirtaarjuk, à l'aube des temps... 

Les enfants étaient effrayés par l'anthropophage, qu'on ne désignait plus que sous les noms de Niqiturniq ou Inukturniq (mangeuse d'homme)... elle-même poussait des cris perçants chaque fois que des étrangers arrivaient au camp, afin de les empêcher d'approcher. Ses lèvres et sa bouche avaient commencé à prendre une couleur sombre comme c'est le cas pour les « Taaqtut », les anthropophages qui ont caché leur forfait. Elle avait pourtant tout avoué, sauf - si l'on en croit le témoignage d'Aatuat - le meurtre d'Ittukusuk dont elle ne paria que plus tard lors d'une confession publique sollicitée par un chamane [27]. La viande d'ours lui fut prohibée pour le restant de ses jours car, disait-on, l'ours est l'animal le plus proche de l'homme et sa viande a le même goût que la chair humaine [28]. 

Peu à peu Ataguttaaluk récupéra ses forces et à l'automne elle fut prise comme épouse par un de ses oncles par alliance, par le grand chamane Iktuksarjuaq, un des meilleurs chasseurs de la région. Il venait de perdre sa première épouse Qattalik et voulait la remplacer bien qu'il eut une seconde épouse, Kadluk, sœur de Qumangaapik le mari défunt d'Ataguttaaluk. Cette famille avait été fortement éprouvée par le drame de l'hiver (cf. figure 3) : Iktuksarjuaq y avait perdu un frère affectionné, Piugaattuq, membre du malheureux groupe de chasse au caribou ; il avait pourtant presque réussi à rejoindre la mer, en marchant vers le Nord, lorsqu'il fut exécuté, pense-t-on, par Kuatsuk, le frère aîné d'Ittukusuk mangée par Ataguttaaluk [29] ; un beau-frère d'Ikluksarjuaq, lqipiriaq, y avait perdu son fils Sigluk, mari (mangé lui aussi) de la même Ittukusuk. Bien qu'lqipiriaq eut donné Sigluk en adoption à Pittaaluk, frère de sa femme et d'Iktuksarjuaq, il ne le considérait pas moins comme son fils [30], et de savoir qu'on l'avait mangé lui était intolérable ; il décida donc de tuer la coupable et entra dans sa tente, un couteau à la main. La pauvre femme accablée se présenta sans défense et éclata en sanglots en disant : « Tue-moi, je ne suis plus digne de vivre » ; tout grand chamane qu'il était, il fut ému par cette attitude et lui laissa la vie sauve. Elle lui sut gré de sa clémence comme nous le verrons plus loin [31]. 

Aucune expédition punitive ne fut tentée vers le nord pour venger le meurtre de Piugaattuq ; il semble que le mariage d'Iktuksarjuaq avec celle qui avait tué la sœur du meurtrier ait en quelque sorte apuré cette dette du sang (voir figure 4) [32], les anciens insistaient d'ailleurs plus sur la nécessité de remplacer les disparus que de les venger. Il fallait écouter les anciens qui connaissaient les secrets de la vie [33]. 

Ataguttaaluk demanda qu'on ne lui posa plus de question, elle raconterait tout, dit-elle, au fur et à mesure que les terribles souvenirs reviendraient a sa mémoire, elle ajouta qu'il y avait danger mortel à l'interroger indûment [34]. Elle confia, quelques années plus tard, à sa bru Iqallijuq, qu'à chaque fois qu'elle racontait ses souvenirs, ou que quelqu'un les ayant entendus d'elle les racontait sans les déformer, cela portait chance aux chasseurs et suscitait une abondance de gibier [35]. lqallijuq nous affirma les avoir relatés trois fois dans sa vie - la troisième fois à nous-mêmes en 1979 - et qu'à chaque fois les chasses ultérieures avaient été très productives. L'année qui suivit le mariage d'Ataguttaaluk fut également riche en naissances. De nombreux garçons virent le jour ce qui réjouit les vieux. Un fils naquit chez la sœur d'lqipiriaq et on lui donna le nom et l'identité de Sigluk, fils décédé (et mangé) de ce dernier (cf. figure 5). Puis la sœur d'lktuksarjuaq accoucha d'un fils qui reçut le nom de leur frère assassiné Piugaattuq. Ce fut une déception pour Urulu cousine de la mère et femme d'Ava, qui au terme de sa propre grossesse avait pensé fiancer le fils qu'elle voulait avoir à la « fille » attendue de sa cousine. Urulu accoucha effectivement d'un fils, Ujaraq, pour qui il fallut réaliser d'autres arrangements [36]. Quant au petit Piugaattuq on lui choisit, quelques années plus tard, une fiancée nouveau-née qui avait reçu le nom de la femme de son homonyme à lui ; ainsi plus tard revivrait, à travers eux, le couple disparu (cf. figure 6) [37].

 

Figure 3 : Les malheureux compagnons d'Ataguttaaluk morts de faim et mangés (en grisé) ou assassinés (marqués d'une croix). 


 

Figure 4 : Créances et dettes du sang (les flèches relient les meurtriers à leurs victimes). 


 

Figure 5 : Transmission à l'enfant (triangle noir) du nom de son cousin (mangé durant la famine). La flèche double indique une relation d'homonymie. 

 

Figure 6 : Transmission à l'enfant (triangle noir) du nom de son oncle maternel (tué durant la famine) et reproduction symbolique du couple Piugaattuq/Tatiggaat. (Les pointillés indiquent des fiançailles d'enfants). 

 

Ataguttaaluk se trouva bientôt elle-même enceinte, ainsi que Kadlu, sa co-épouse, qui accoucha la première d'un fils. Comme c'était le premier enfant d'Iktuksarjuaq à naître après la mort de sa précédente épouse, Qattalik, et après le décès de Qumangaapik, frère de Kadlu et époux malheureux d'Ataguttaaluk, il reçut une double identité avec les noms de ces deux défunts (cf. figure 7). Quand à son tour Ataguttaaluk accoucha d'un fils elle put, à travers lui, redonner la vie à l'aînée de ses enfants défunts, à la petite Atagudliq, qu'elle avait vue mourir dans des conditions si atroces, et qu'elle fut contrainte de manger. Comme autre nom on donna au nouveau-né celui de Piugaattuq, l'oncle assassiné ; ainsi Iktuksarjuaq aurait-il a nouveau près de lui son frère disparu (cf. figure 8) [38]. 

Lorsqu'environ trois ans plus tard, Ataguttaaluk accoucha d'une fille on l'appela Niviarsaraannuk, du nom du second enfant mort et mangé dans l'aventure tragique. Le bébé fut donné en adoption à Akpalialuk fille de Pauttuut, la sœur d'lktuksarjuaq et l'épouse d'lqipiriaq (cf. figure 9). Akpalialuk désirait adopter un enfant car elle ne pouvait pas en avoir. On donna comme deuxième nom à la petite adoptée celui du père défunt de sa mère adoptive, Alakaat. Le troisième enfant de la rescapée fut à nouveau un fils qu'Ataguttaaluk, se souvenant de la dette qu'elle avait contractée envers lqipiriaq, offrit en adoption à ce dernier. L'enfant fut dénommé Sigluk du nom du fils décédé (et mangé) d'lqipiriaq ; on lui donna comme deuxième nom lkumma, celui de la mère défunte de son vrai père et de sa mère adoptive (cf. figure 10). Le quatrième enfant d'Ataguttaaluk, un fils, reçut comme nom Angiliq, celui du troisième enfant mort de faim et mangé. Ce jeune fils ne les quitterait plus et prendrait soin d'eux jusqu'à leur mort (Iktuksarjuaq en 1944, Ataguttaaluk, en 1948). Le dernier enfant d'Ataguttaaluk fut une fille, Niviarsiat (née en 1915), que l'on donna en adoption à Kadlu, seconde femme d'Iktuksarjuaq et soeur du défunt Qumangaapik. On fiança la nouveau-née à Ataarjuaq, fils de sa demi-sœur et du frère de Sigluk [39] (cf. figure 11).

Figure 7 : Transmission à l'enfant (triangle noir) des noms du frère de sa mère (mangé durant la famine) et de la première épouse de son père. 

 

Figure 8 : Transmission à l'enfant (triangle noir) des noms du frère de son père et de sa demi-sœur utérine (mangée durant la famine). 

 

Figure 9 : Transmission à l'enfant (cercle noir) des noms de sa demi-soeur utérine (mangée durant la famine) et du père de sa mère adoptive. 

 

Ainsi donc il fallut dix ans à Ataguttaaluk pour s'acquitter des « dettes du sang » qu'elle avait contractées dans les circonstances dramatiques que nous avons relatées. Son mariage avec lktuksarjuaq, frère de Piugaattuq assassine par Kuatsuk lui-même frère d'lktukusuk qu'elle avait tuée et mangée, l'avait en quelque sorte mise à l'abri d'une vengeance. Elle avait donné en adoption trois des cinq nouveaux enfants de son mariage avec lktuksarjuaq, dont un fils offert à lqipiriaq en réparation pour le fils qu'elle lui avait mangé (cf. figure 10), une fille donnée à une parente du même, et une autre fille donnée à sa co-épouse Kadlu, sœur de son époux défunt Qumangaapik, qu'elle avait aussi mangé (cf. figure 11) ; elle avait, ce faisant, créé de nouveaux liens avec ses « créanciers », des liens de Qiturngaqatigiit (ceux qui ont en commun un enfant), liens de « compérage » et de « commérage », liens aussi de Nuliksariit (ceux dont les enfants sont promis en mariage), liens d'alliance différée, comme dans le cas de Niviatsiaq promise à la naissance au petit-fils d'lqipiriaq (cf. figure 11) ; ces liens qui correspondaient donc à des prestations d'enfants entraînaient souvent pour le donateur des avantages matériels ultérieurs, comme des parts de gibiers ou de fourrures, de la part des donataires. 

Elle avait cependant gardé ses deux autres fils auprès d'elle : l'aîné, qui remplaçait le frère assassiné de son mari, en plus de réincarner sa fille à elle, aînée du premier lit, morte et mangée durant la famine (cf. figure 8) et le benjamin Angiliq autre représentant de ses enfants morts de faim et mangés, de l'un desquels il avait reçu le nom. Ainsi pourrait-elle maintenant vivre en paix avec elle-même et avec les âmes de ses victimes qu'elle avait contentées en leur permettant de se réincarner par le jeu de l'homonymie. Elle avait respecté la coutume qui voulait qu'on satisfasse les âmes des morts en donnant leurs noms aux premiers enfants nés après leur mort au sein de leur famille [40]. 

Son nouveau mari lktuksarjuaq et sa co-épouse Kadlu avaient joint leurs efforts aux siens pour être en règle avec les anciens, vivants ou morts [41]. Peu après son dernier mariage, il avait fallu s'acquitter d'un premier devoir envers les conjoints défunts d'elle et de son mari. La naissance d'un enfant de Kadlu, sa co-épouse, en fournit l'occasion (cf. figure 7). D'autres parents proches avaient même poussé la complaisance envers les morts, nous l'avons vu, jusqu'à fiancer le jeune Piugaattuq avec un bébé, Tatiggaat, portant le nom de l'épouse de son homonyme assassiné, pour réactualiser le couple décédé... 

Si un manquement aux règles avait sans doute été, en 1905, à l'origine de la disparition du gibier et la cause d'une série de malheurs, de famines, de crimes, de séparations de conjoints, de consommations d'êtres chers, à l'inverse, le respect des règles, le remplacement des défunts, l'acquittement des dettes du sang avaient, depuis, rétabli l'équilibre rompu du groupe, avaient ramené une relative abondance de fils [42] et de gibiers [43] ; le cycle de la vie recommençait comme le confirme ce témoignage d'Ataguttaaluk s'adressant à Peter Freuchen en 1923 : « J'ai un nouveau mari qui m'a donné trois autres enfants portant tous les noms des morts qui ne m'ont sauvé la vie que pour pouvoir renaître... » 

Figure 10 : Transmission à l'enfant des noms de sa grand-mère maternelle et de son demi-frère par adoption (mangé durant la famine), qu'il remplace. 

 

Figure 11 : Adoption et fiançailles à la naissance des enfants créent de nouveaux liens entre leurs parents naturels, adoptifs ou par alliance. 

 

 

Vouloir de mort, pouvoir de vie

 

Ce même printemps 1905, alors qu'Ataguttaaluk réchappait de la mort et, véritable cadavre ambulant, parvenait non sans mal à rejoindre, avec l'aide de Padluq, le camp d'Iktuksarjuaq, une autre femme, Nivitsanaaq, belle-soeur d'Iktuksarjuaq et favorite du capitaine Comer, posait à mille kilomètres de là, devant une « boîte à photos », parée de ses plus beaux atours : vêtements taillés dans les meilleures peaux de caribou et richement décorés de perles et de breloques d'ivoire ou d'étain, bagues, pendeloques... on avait même accentué au crayon le dessin de ses tatouages faciaux pour donner à son visage tout son éclat (cf. figure 12) [44]. 

Comer voulait envoyer à son ami et correspondant Franz Boas quelques clichés de la vie hivernale inuit au nord-ouest de la Baie d'Hudson [45]. L'Era hivernait près du Cap Fullerton, emprisonné dans la glace comme son émule, l'Arctic, le navire du gouvernement canadien qui, à quelques centaines de pieds hivernait lui aussi dans les glaces ; le capitaine Bernier en avait le commandement et pour mission d'affirmer la souveraineté canadienne sur ces eaux et celles des îles arctiques, plus au nord, où les baleiniers américains se comportaient un peu trop comme chez eux [46]. Il faisait beau ce jour-là et dès que la petite colonie inuit au service de l'Era eut achevé de prendre sa collation de biscuits et de café sur le bateau [47], Comer et Nivitsanaaq - « Shoo-fly » comme l'avaient surnommée les matelots américains - accompagnèrent leurs hôtes à leur petit village d'iglous sur le rivage enneigé.
 

 

Figure 12 : Nivitsanaaq, dite « Shoo-fly », dans sa tenue d'apparat, photographiée sur le « Neptune », à Cap Fullerton au cours de l'année précédant les faits décrits ici (photo A.P. Low, Collection nationale de photographie, Archives publiques du Canada). Le Capitaine Comer fit d'autres photos d'elle en 1904-1905. Remarquer l'accentuation du dessin des tatouages faciaux pour les besoins de la photo, et le nouage spiralé des cheveux autour de deux baguettes de bois, symbole de la reproduction de la vie dans le temps.

 

Figure 13 : Tasiuq, dit « Harry », (avec une veste à carreaux) au milieu d'Inuit Aivilik, chasseurs de baleines, dans un iglou multifamilial à Cap Fullerton le 10 mars 1905. (Photo F.D. Mackean, coll. J.E. Bernier, collection nationale de photographie, Archives Publiques du Canada). 


 

Figure 14 : on distingue les iglous près du navire ainsi que les baleinières à voile. (Photo A.P. Low, collection nationale de photographie, Archives publiques du Canada). 

 

 

Tasiuq, dit « Harry », le chef des chasseurs de baleine inuit employés par l'Era (cf. figure 13), avait promis à Comer qu'il le laisserait photographier une séance de divination dans son iglou, Boas serait content [48]. C'était sans doute la dernière occasion avant que ne débute la saison de chasse à la baleine, dans quelques semaines, avec les petites baleinières à voile [49] (Cf. figure 14). Pendant que la séance de photos-divination se déroulait au milieu des rires [50], dans un iglou voisin, une femme, Nuvvijaq, cousine de Nivitsanaaq, tentait de lutter contre l'appréhension que suscitait en elle l'approche du terme de sa grossesse. 

Depuis son mariage avec Ittuliaq la pauvre femme avait en effet perdu tous ses enfants à la naissance, victimes d'une malédiction proférée jadis par sa tante par alliance, lktuutaaluk. Cette dernière avait voulu l'avoir comme belle-fille, comme seconde épouse pour son fils, Qaumauk, qui n'avait pas d'enfant de sa première épouse ; Nuvvijaq avait bien essayé de remplir ce rôle mais les mauvais traitements infligés par sa co-épouse l'avaient exaspérée et incitée à fuir chez son père Savviuqtalik, grand chasseur de baleine, qui l'emmena dans la région du Cap Fullerton, loin de ses persécuteurs [51] et la donna en mariage à lttuliaq. Depuis lors, en dépit des pouvoirs chamaniques de ce dernier elle n'avait accouché que de morts-nés. 

Et voilà qu'au début de l'hiver peu après la mort de son « aningaaq » (frère préféré) [52] - c'est ainsi qu'elle désignait de son vivant son père Savviuqtalik [53] - dont la tombe de neige était encore visible sur le haut de la colline, elle avait senti qu'elle était à nouveau enceinte, qu'il voulait revivre en elle, qu'il voulait retrouver sa place chez eux, parmi les siens, et, depuis, l'angoisse de perdre cet enfant ne la quittait plus [54]. Tout le monde cherchait à la rassurer, à interpréter ses rêves pour deviner quels défunts désiraient que leur nom soit donné à l'enfant. Sa vieille mère, Nattiq, veillait à ce que fussent respectés règles et tabous, a ce que sa ceinture ne soit nouée que par un nœud coulissant [55], que les lacets de ses bottes soient dénoués et glissés dans les tiges des bottes [56], que ses cheveux soient dénoués et attachés derrière la nuque comme une queue [57], ses longs cheveux noirs, signes de fertilité [58] ; elle devait s'abstenir aussi de jouer aux jeux de ficelle... on voulait un heureux « dénouement » à cette grossesse, on voulait éviter que l'enfant ne s'étrangle avec son cordon ombilical. Tous les matins Nuvvijaq devait sortir la première, au réveil, afin d'avoir à l'accouchement un travail rapide et facile [59]. 

Les chasseurs de baleines étaient en pleine campagne de chasse, lorsque survint la naissance tant attendue, tant redoutée aussi. C'était un jour de printemps ensoleillé, la neige avait fondu sur le sol et l'on exécuta le même rituel, le même dénouage des lacets de bottes et des ceintures que pour inciter les baleines harponnées à se diriger vers le rivage. L'accouchement fut très long ; on sut par divination que le foetus avait décidé de changer de sexe, qu'il s'était transformé en fille, suivant un vœu exprimé par le vieux Savviuqtalik avant de mourir [60]. 

1 On donna son nom à l'enfant et on y ajouta ceux de parents, morts récemment, qui s'étaient manifestés par songes, Siquniraq, seconde épouse de Savviuqtalik, et Qaumajuq, seconde épouse du grand-père paternel de l'enfant. Mais la petite nouveau-née parut bientôt sombrer dans un profond coma, victime des forces létales déjà responsables de la mort de ses cinq germains [61]. Son père, Ittuliaq, bottes et ceinture dénouées s'efforça aussitôt de mettre en oeuvre « lqallijuq » son esprit auxiliaire de chamane, le créateur des salmonidés, être mythique au tube digestif béant [62], qui pourrait sans doute détourner la malédiction... L'enfant reprit en effet connaissance mais en dépit de ce puissant support retomba dans le coma. Seule une « lnuuliksaq » une « injection de vie » pourrait encore le sauver [63]. Arnaqtaq, une voisine très âgée se proposa ; son grand âge témoignait de sa vitalité et, comme elle n'avait plus ni parents ni descendants, elle voyait là une occasion d'en acquérir en s'identifiant, par le nom, au bébé à qui, en échange, elle insufflerait sa force vitale... leurs deux vies en deviendraient comme soudées (cf. figure 15) [64]. 

L'opération réussit et l'enfant survécut avec l'identité masculine de son grand-père, ce qui lui valut d'être travestie jusqu'à sa puberté [65] ; elle hérita aussi de lui quelques cheveux blancs... de la vieille Arnaqtaq elle reçut des tatouages, sous la forme concentrée d'un grain de beauté [66]. Son lieu de naissance Qakittalik serait célébré chaque année lors de la première installation sous l'iglou [67] ... de son jour de naissance elle conserva le pouvoir de ramener le mauvais temps au beau fixe car c'était un jour ensoleillé et son âme encapsulée dans une bulle-de-vie (pudlaq) - comme disaient les chamanes - baignait dans une portion d'air de ce jour de beau temps [68]. 

 

ALLIANCE ET VIOLENCE

 

À la naissance d'Iqallijuq une cousine de sa mère vint demander le bébé en « mariage » pour son fils de douze ans, Siqujjuk. On acquiessa à ce projet de fiançailles précoces qui fut malheureusement bien vite assombri par la mort d'Ittuliaq, emporté au large sur un îlot de glace. Un chamane jaloux lui avait jeté un mauvais sort. On remaria Nuvvijaq avec un jeune orphelin, Kublu, qui prit en charge l'éducation de sa belle-fille travestie, Iqallijuq, en ce qui concerne la chasse [69]. 

Lorsque quinze ans plus tard, Rasmussen visita la région, il rencontra Padluq et Tagurnaaq les sauveteurs d'Ataguttaaluk, -Aatuat leur adoptée (fille d'Ava) était mariée et résidait au nord de l'île de Baffin - puis l'expédition danoise atteignit le camp d'Ava où vivaient alors Nuvvijaq, sa mère Nattiq (sœur d'Ava) et sa fille Iqallijuq [70]. Le fiancé de cette dernière n'avait pas attendu la maturité de sa promise et, à la mort de ses propres parents, il s'était dégagé du contrat conclu par eux pour épouser une femme d'un âge plus rapproché du sien. 

Urulu et Ava voyaient d'un bon oeil un mariage entre Iqallijuq et leur fils Ujaraq. Les jeunes gens vivaient d'ailleurs ensemble au moment du passage de Rasmussen (1922) ; mais Nuvvijaq s'y objecta en raison de leur lien de parenté et préféra acquiescer à la demande d'Uuliniq venue d'un camp voisin solliciter la main de la jeune fille pour son neveu Amarualik qui venait de perdre sa femme. 

C'est ainsi qu'Ujaraq et Iqallijuq furent contraint de se séparer après cet essai de vie matrimoniale. L'avenir leur réserverait à chacun bien d'autres épreuves sur ce chapitre. Ujaraq, dont nous avons déjà mentionné les fiançailles manquées à la naissance, alors que l'enfant qu'on lui destinait était né garçon, avait reçu lui-même une identité de fille, de par ses noms, et avait été travesti en fille jusqu'à ce qu'il tua son premier caribou. Après sa séparation d'avec Iqallijuq il tenta de reconstituer une famille avec une autre femme, Inukpaujaq, dont il eut un enfant, Ava. 

Le jeune couple filait des jours heureux auprès d'Urulu et de Padluq qui faisaient vie commune depuis la mort de leurs conjoints, Ava et Tagurnaaq - ajoutant de la sorte à leur relation de compère/commère (Qliturngaqatigiik), issue de l'adoption par l'un de la fille de l'autre, une relation matrimoniale (Aippariik) (cf. figure 16) - lorsqu'un jour survint un messager de Sagliq (île Southampton) (cf. carte, figure 2) ; il venait de la part de Nivitsanaaq - l'ancienne favorite du capitaine Comer devenue depuis la femme d'Angutimmarik, un des chamanes les plus puissants du nord de la Baie d'Hudson [71] - pour chercher la jeune Inukpaujaq, promise à la naissance à son fils Pamiulik. Ce fut un nouveau drame pour Ujaraq. 

Il refusa ce nouveau démantèlement de sa famille... Inukpaujaq était enceinte... il voulait mourir... Mais Urulu le convainquit de céder en lui tenant ce langage : 

Si tu veux vivre vieux, il faut respecter les décisions des anciens ; la mère de ta femme est une chamane dangereuse qui pourrait te faire mourir ; si tu veux vivre accepte la séparation, tu retrouveras facilement une autre épouse... [72]. 

Ujaraq obtempéra, la mort dans l'âme. 

De l'autre côté du bassin de Foxe, à quelques dizaines de kilomètres du lieu où vingt ans auparavant Ataguttaaluk avait connu la famine, Iqallijuq, dans le petit camp d'hiver de Qarmaqtalik (cf. carte, figure 2), connaissait elle aussi sa part d'épreuves. L'automne précédent Amarualik, son mari, était mort d'un mal étrange aux poumons ; peu après, Uuliniq, la tante du défunt, celle-là même qui s'était entremise à propos de son mariage, était venue lui enlever son premier enfant, prétextant qu'il lui serait une trop lourde charge. Et voilà qu'à son insu on allait la marier de force : ce matin-là Kublu, son parâtre, était parti en toute hâte à la chasse, plus tôt qu'à l'accoutumée. Nuvvijaq s'affairait à ses travaux de couture lorsqu'entra Ukumaaluk, le fils du grand chamane Iktuksarjuaq ; après les échanges de nouvelles fraîches d'usage il se tourna soudain vers la jeune veuve en lui demandant de se préparer à le suivre, car elle allait devenir sa femme ; lqallijuq, abasourdie, jeta un regard inquiet vers sa mère qui fit semblant de n'avoir rien entendu et redoubla d'ardeur pour sa couture... Comme la jeune femme se rebutait, le visiteur prétendit l'emmener de force... ce à quoi elle s'opposa désespérément ; mais après une courte lutte, elle fut empoignée par les cheveux, ligotée solidement sur le traîneau de son nouveau mari, et amenée par un puissant attelage jusqu'au camp du vieux chef borgne [73]. Là elle fut pendant deux mois surveillée et enfermée sous l'iglou et, pour les voyages de chasse, emmenée sur le traîneau et conduite jusque sur les terrains de chasse... De guerre lasse, elle se soumit...
 

Figure 15 : Transmission à l'enfant (cercle noir) de trois types de noms : noms de défunts de ses lignées paternelle et maternelle, nom chamanique (Iqallijuq) et nom d'une personne âgée vivante (Arnaqtaq). 


Figure 16 : Padluq et Urulu de compère/commère qu'ils étaient deviennent conjoints après leur veuvage. 

 

Figure 17 : Fiançailles des deux cousins parents seulement par les hommes.

 

 

Ukumaaluk était veuf d'une première épouse qui lui avait laissé deux enfants ; il en avait une autre, Aligiuq, dont il se séparerait bientôt sous les pressions d'iqaliiiuq. 

Quand la nouvelle fut connue de la présence d'Iqallijuq au camp d'Avvajjaq - en face d'Igloolik, sur le continent - Ujaraq, toujours en mal d'épouse, accourut pour tenter de convaincre le vieil lktuksarjuaq de la lui faire rendre ; il n'était cependant pas le seul à s'y intéresser, Paumîk la voulait aussi, de même que Piugaattuq, le neveu d'Iktuksarjuaq (cf. figure 8). Mais c'était sans compter avec l'entêtement d'Ukumaaluk, bien résolu à la conserver ; il était fort et bon chasseur et formait avec ses deux frères un groupe puissant avec lequel il fallait composer. C'est ainsi qu'Iqallijuq devint la bru du chamane borgne et de la vieille « mangeuse d'hommes ». 

Ujaraq éconduit épousa Pairngut, sa jeune nièce, la fille de sa sœur Usaaraq et du malheureux Amarualik tué par un immigrant Nattilik qui voulait lui voler sa femme [74] (Cf. figure 18). 

Le Premier enfant du nouveau couple reçut le nom du grand-père assassiné et fut donné en adoption à sa grand-mère Usaaraq. C'est alors que l'on constata la très grande ressemblance physique existant entre la nouveau-née et sa mère Pairngut... les vieux décrétèrent que c'était un signe néfaste. Le bébé avait absorbé une portion de l'énergie vitale de sa mère qui pour cette raison mourrait jeune [75] ; elle mourut effectivement en couches à la naissance de son quatrième enfant qui lui ressemblait encore... 

Parmi les différentes formes d'alliance que nous avons jusqu'à présent évoquées (adoption/co-parenté ; homonymie ; fiançailles d'enfants, etc.) le mariage à proprement parler était celle qui suscitait le plus de violence, comme l'a bien perçu Balikci (1980) ; son équivalence symbolique avec la chasse, explicite dans la culture inuit, autoriserait à rapprocher cette violence de la violence cynégétique qui fait l'objet d'un entraînement précoce pour les jeunes garçons. Les mythes ne nous disent-ils pas d'ailleurs que l'« invention » de la mort et de la guerre fut salutaire pour l'humanité primordiale afin d'éviter une surpopulation conséquente à l'« invention » de la femme (cf. BSA 1977b et 1980c).

 

LES NŒUDS DE LA VIE
DANS LE FIL DU TEMPS

 

Pendant ce temps à Avvajjaq, lktuksarjuaq et sa famille étendue avaient établi leurs quartiers d'hiver dans des maisons semi-souterraines d'un nouveau type [76]. Le vieux chef et sa femme Ataguttaaluk vivaient avec leurs deux fils : Angiliq le benjamin et Piugaatuuq, l'aîné. Ce dernier avait épousé sa cousine Alariaq et en avait eu un fils Kupaq, confié à la garde de ses grands parents paternels dont il était devenu le « Papaji » (« pris en charge ») [77]. Ataguttaaluk partageait avec son mari une autorité incontestée sur les familles du camp [78]. Elle s'était concilié les bonnes grâces de sa co-épouse en lui donnant en adoption sa fille Niviatsiaq (cf. figure 11) et ses brus suivaient scrupuleusement ses conseils. Après qu'Iqallijuq eut donné le jour à une fille - sa première enfant avec Ukumaaluk -Iktuksarjuaq et sa femme décidèrent de la fiancer à leur petit-fils Kupaq, son cousin germain. Devant les objections d'Iqallijuq à propos de leur lien de parenté, lktuksarjuaq rétorqua que cette parenté ne passait que par les hommes, qu'elle était moins forte qu'une parenté par les femmes (cf. figure 17) [79]. 

Il y avait maintenant vingt-cinq ans que la tragique famine avait bouleversé la vie d'Ataguttaaluk. Une nouvelle étape commençait pour elle, après la reconstitution de sa famille. Ses enfants étaient à présent tous mariés ou sur le point de l'être ; même son petit « Papaji », Kupaq, la quitterait bientôt pour accompagner les chasseurs... Elle envisageait d'adopter un nouveau-né pour traverser cette nouvelle phase de sa vie, pour se donner un regain de vie, pour s'assurer une vieillesse heureuse [80]. 

Un triste événement vint cependant ternir ce début d'hiver (1929-1930), la disparition de Nuvvijaq, sa « Nulik » [81], - celle dont son beau-fils avait épousé la fille - sa compagne, qui dans les temps où elle même avait été sauvée de la mort, avait surmonté une autre menace, mortelle, la non-viabilité de ses enfants par suite d'un mauvais sort. La vitalité d'Iqallijuq avait alors triomphé des forces maléfiques, avait redonné à sa mère le sens de la vie ; cette même Iqallijuq qui aujourd'hui était à nouveau enceinte. 

Ainsi comme Nuvvijaq avait réussi, au début du siècle, à faire revivre son père disparu, (Savviuqtalik), par l'intermédiaire de sa fille (Iqallijuq-Savviuqtalik), cette dernière pourrait-elle redonner la vie à sa mère - en même temps sa « fille » et sa « soeur préférée » [82] - par l'intermédiaire de l'enfant qu'elle portait en elle. 

Iqallijuq voulait un fils ; ses beaux-parents veillèrent à ce qu'elle connaisse les prescriptions appropriées. À la veille d'une christianisation massive de la population d'Igloolik on eut dit que les croyances touchant la reproduction de la vie connaissaient un regain d'intérêt. 

La future mère dut s'activer chaque jour, se lever tôt le matin et sortir la première, ne jamais s'attarder dans un porche... elle aurait ainsi un accouchement rapide, le foetus sortirait résolument ; c'était le seul moyen d'avoir des fils car la rapidité est la marque de l'homme, du chasseur, et tout retard dans la naissance pouvait transformer le garçon en fille. Comme aussi, selon les croyances de groupes plus méridionaux, tout sectionnement par la femme enceinte de son fil à coudre avec ses dents ou avec son couteau semi-lunaire [83] risquait de sectionner le pénis du foetus masculin, d'en faire un transsexué. 

Quand le terme fut venu Kadlu fit fonction d'accoucheuse (Pimaji) et son action fut efficace [84]. Dès qu'elle eut dégagé l'enfant, elle en saisit le pénis afin qu'il ne se résorbe pas, afin que le nouveau-né ne se transforme pas en fille [85], comme cela avait été le cas pour sa mère ainsi que nous l'avons vu plus haut. Comblée par la naissance de ce fils qui reçut aussitôt le nom de Nuvvijaq, Iqallijuq tint à ce qu'il porte concurremment, et la marque de la féminité, liée à sa relation homonymique avec la grand-mère décédée, et la marque de la virilité, liée à son statut de premier fils [86]. Il serait ainsi habillé avec une veste masculine et un pantalon féminin, et ceci jusqu'à son mariage... 

Iktuksarjuaq, son grand-père, s'intéressa vite à l'avenir de son petit-fils, d'autant plus qu'Iqallijuq, n'ayant jamais eu de frère, connaissait mal les principes gouvernant l'éducation traditionnelle des fils [87]. Il fallait établir entre le gibier et lui des liens qui lui assureraient le succès à la chasse. Il ne fallait pas couper ses cheveux de peur d'abréger sa vie, ni les laver ou en enlever les croûtes afin de lui garantir des chasses fructueuses. 

Comme lqallijuq avait l'habitude de visiter longuement ses amis dans les habitations voisines, son beau-père la mit en garde contre cette pratique ; elle ne devrait plus faire que de brèves visites et repasser à chaque fois par la maison, jusqu'à ce que son fils ait atteint l'âge d'un an... ainsi plus tard les gros gibiers marins qu'il aurait harponnés le ramèneraient-ils toujours vers le rivage en tirant son embarcation... Sa demeure représentait la terre, et les gens visités, le gibier... [88]. 

Quand l'enfant apprit à manger seul, son grand-père lui donna un morceau de viande et, s'essuyant les mains sur ses cheveux, il dit : 

Voici, mon essuie-main, essuyons-nous sur lui afin que les animaux l'approchent sans crainte. 

Il ajouta que plus il serait sale plus il attraperait facilement ses gibiers... [89]. Iqallijuq écoutait et regardait pleine de respect pour le savoir que conféraient l'âge et l'expérience de la vie. Elle savait l'importance des cheveux, leur lien avec la vie, avec sa production et sa reproduction... N'enduisait-on pas la tête des petites nouveau-nées avec leur propre méconium afin qu'elles aient de beaux cheveux noirs, longs et abondants, afin qu'elles aient de nombreux et beaux enfants ? [90]. 

Arnaannuk, la fille aînée d'Iqallijuq accompagnait souvent sa mère chez son grand-père. Un jour qu'ils y étaient, le petit Nuvvijaq se mit à pleurer ; Iqallijuq prêta alors son manteau à sa fille, installa le bébé dans la poche dorsale et les envoya en visite ; mais comme le pan arrière du manteau traînait par terre elle voulut le raccourcir ; Iktuksarjuaq l'en dissuada, disant que lorsqu'on portait un garçon il ne fallait pas se préoccuper de la saleté, il fallait au contraire le mettre le plus possible en contact avec les produits animaux [91]. 

Arnaannuk suivit à la lettre les instructions de son grand-père et de sa mère, toute fière de montrer à son fiancé Kupaq son sens des responsabilités. Ce dernier, qui ne voulait pas être en reste, progressait dans ses performances cynégétiques, sous l'œil vigilant de son oncle Angiliq [92]. Quand un jour de printemps il tua son premier phoque au trou de respiration ce fut la fête au camp ; tous les vieillards furent informés de l'événement qui leur vaudrait une part de viande et une part de peau, toutes les femmes tabouées accoururent pour consommer crue un peu de cette viande providentielle, la seule qui faisait tomber les tabous restreignant leur consommation de viande crue. Leur vie durant, elles pourraient ensuite consommer crue, en toutes circonstances, la viande des gibiers rapportés par le jeune chasseur [93]. On envoya le héros du jour chez la vieille lktuutaaluk, celle-là même qui jadis avait proféré la terrible malédiction à l'encontre de feue Nuvvijaq pour l'empêcher d'avoir une descendance [94]. Ujiutsiaq, le mari de la vieille dit à Kupaq rougissant : 

Dénoue la ceinture de ma femme, glisse ta main à l'intérieur de son pantalon et touche son entre-jambes ! ... [95]. 

Il fallut presque forcer l'enfant qui furtivement toucha la peau du ventre d'Iktuutaaluk et rentra vite dans la demeure paternelle... Il aurait maintenant accès non seulement à la grande chasse, avec un statut de producteur, mais aussi au mariage, avec un statut de reproducteur... 

Le groupe entier s'était quelques temps auparavant converti au catholicisme à l'occasion de voyages à Pond Inlet où venaient de s'installer des missionnaires. Mais les vieilles coutumes éprouvées concernant la vie ne disparurent pas pour autant et Kupaq raconte encore sa surprise lorsqu'un matin d'août 1941 on le réveilla très tôt pour partir à la chasse et qu'au lieu de le conduire aux embarcations comme il s'y attendait, on l'entraîna vers la petite chapelle... pour le marier [96]... 

Notre intention dans cette description de cas et d'anecdotes qui prend par moments la forme d'une véritable chronique est moins d'offrir une nouvelle grille d'analyse des faits sociaux inuit, que d'essayer de sortir des catégories et des concepts tels que parenté bilatérale ou indifférenciée, alliance, adaptation, flexibilité, égalitarisme etc... qui pour productifs qu'ils puissent être dans certains travaux anthropologiques n'en sont pas moins responsables de la méconnaissance, où l'on se trouve encore aujourd'hui, des sociétés Inuit et peut-être même de la plupart des sociétés de chasseurs-collecteurs [97]. 

Nous voulons suggérer, en nous laissant guider par ces témoignages d'informateurs, aux contenus disparates certes mais complémentaires et subtilement articulés, qu'une approche globale de la vie sociale inuit, dans la voie ouverte par Marcel Mauss il y a près de quatre-vingts ans [98] et reprise depuis, avec le succès que l'on connaît, par C. Lévi-Strauss et ses émules, permettrait une bien meilleure intelligibilité des sociétés inuit que ce soit sur le plan du vécu ou celui du conçu. Les systèmes symboliques recoupant les divers niveaux de la réalité sociale y apparaîtraient avec plus de cohérence comme aussi les contradictions. 

Tout au long de cette « chronique » sont apparus des thèmes comme les cheveux, fils, ficelles, lacets, ceintures et des variations comme les nouages et les dénouages dont la récurrence, la force et la richesse, plus proches de la musique que de la logique anthropologique, conduisent à suggérer un déplacement de point de vue, une remise en contexte et en perspective des faits, des personnages, des lieux et des événements ainsi que de leurs relations. N'y aurait-il pas ici la confrontation d'une logique relativiste de la vie fondée sur les processus, les cycles, le mouvement, la synthèse, avec une logique absolue de l'esprit, fondée sur le découpage, l'analyse et le temps linéaire ? 

Si tel était le cas, l'un des plus grands malentendus opposant actuellement les anthropologues et les Inuit tiendrait à la distinction absolue que font les premiers entre le réel et l'imaginaire, et pour ne citer qu'un exemple, entre les liens généalogiques et les liens symboliques, distinction fortement marquée par l'idéologie occidentale, avec son sens de l'histoire, du changement et du progrès qui est devenu la référence ultime de la « science ». Cette distinction n'a pas de sens dans une logique de la vie, de même que l'histoire est « impensable » dans une société qui fait des cycles de la vie le lieu de son discours sur soi [99]. 

S'il fallait néanmoins parler de « réalité » nous serions tentés de dire que la « réalité » occidentale n'est qu'une infime partie de la réalité inuit qu'il s'agisse d'objets, d'aliments ou d'enfants ; et l'enfant inuit, puisqu'il s'agit de lui ici, a peu à voir avec ce que nous sommes habitués à considérer comme un enfant ; l'enfant inuit : 

- c'est de l'air vivant encapsulé, portion de l'atmosphère avec laquelle il entretient des rapports personnalisés ;
 
- c'est du sperme paternel devenu structure et concrétion ;
 
- c'est de la chair animale en recyclage, entre l'aliment et l'excrément, autres moments de cette chaîne ;
 
- c'est une force productive en puissance, accumulée à travers les acquisitions de longues lignées d'homonymes décédés ;
 
- c'est du sang maternel, partagé avec la mère et les germains utérins dans une relation où la vie et la mort de chacun est en jeu dans un mouvement fragile ;
 
- c'est une physionomie mixte, savant dosage de celles de ses géniteurs, quand il ne s'agit pas d'un prélèvement excessif et préjudiciable d'énergie vitale sur l'un d'entre eux ;
 
- c'est le désir des autres, des morts qui veulent revivre, comme des vivants qui recherchent leurs défunts ;
 
- c'est l'altérité dans l'identité ; soi-même à une autre échelle, dans une autre phase ;
 
- c'est un produit de tous et de personne, comme ces enfants du mythe qui sortaient de terre et qu'il suffisait de récolter pour pallier aux aléas de la reproduction humaine, orphelins du cosmos ;
 
- c'est un sexe problématique, une force multiplicatrice tantôt contenant, tantôt contenu, au gré des cycles, des expériences des morts et des besoins des vivants. Le sexe, outil de la vie, est aussi fragile qu'elle [100] ;
 
- c'est un nœud de vie dans la grande boucle du fil que déroule le temps. 

L'enfant est donc au cœur de ce grand « jeu de ficelle » de la vie inuit où les formes passent mais où la boucle reste, toujours identique à elle-même. Elle produit des figures aux variations infinies dans la tension antagoniste de deux forces complémentaires, la main droite et la main gauche (image de l'homme et de la femme, de la mer et de la terre, de l'hiver et de l'été...) et dans une circularité perçue et conçue par les Inuit à chacune des différentes échelles du cosmos, que ce soit la trajectoire solaire ou l'œuf de vie, n'en déplaise à Leach qui dans un article bien connu voyait dans l'image du cercle un produit de l'Occident et de la géométrie grecque [101], et opposait à tort répétition et mouvement circulaire ; il y a longtemps que les Inuit ont compris que l'un n'était qu'un aspect de l'autre.

 

EN GUISE DE « DÉNOUEMENT »

 

Septembre 1980, Sanirajaq (Hall Beach) à cinquante milles au sud d'Igloolik. Dans la maison de Nuvvijaq nous retrouvons Iqallijuq, décharnée, maladive mais toujours souriante, après une nouvelle lutte épuisante contre les forces létales qui ont bien failli l'emporter durant l'été. Sentant sa vitalité décliner, elle a quitté Igloolik, est partie vers le Sud, à Sanirajaq, se rapprochant un peu de son lieu de naissance après soixante-quinze ans de pérégrinations ; se rapprochant aussi de son jour de naissance en retrouvant son fils aîné Nuvvijaq, le chef de sa lignée, qui est aussi sa mère par le nom et qu'elle appelle toujours « ma sœur préférée » en raison de leurs homonymes respectifs ; se rapprochant enfin de son beau-père Iktuksarjuaq, décédé en 1944, mais qui revit en Mathilda Iktuksarjuaq la fille affectionnée d'Iqallijuq - née peu après le décès du vieux - transsexuée et longtemps travestie comme elle. 

Avant de mourir Iktuksarjuaq avait demandé aux siens d'abandonner le site d'Avvajjaq devenu source de maladie. Ils y étaient restés trop longtemps depuis la venue des Blancs ; il fallait renouer avec la tradition itinérante inuit et ne pas passer plus de trois ans sur le même site hivernai afin de se garder des dangereux « esprits de la saleté » ... 

Ataguttaaluk l'avait suivi dans la tombe quatre ans plus tard et son nom avait été aussitôt donné au dernier fils d'Iqallijuq, Uqi, peu après que Nuvvijaq eut épousé Tapaatsiaq, la fille d'Ujaraq, actualisant à une génération de distance l'union maritale ébauchée par leurs parents, Ujaraq et Iqallijuq vingt-cinq ans auparavant [102], union qui fut à l'époque brusquement interrompue (cf. figure 18). 

 

Figure 18 : Enfantements inuit ou les nœuds de la vie dans le fil du temps 1905-1980 (en grisé quelques uns des principaux personnages évoqués dans cet article) les cercles et triangles non barrés indiquent des individus encore vivants en septembre 1980.

 

La roue du temps a tourné pour l'informatrice comme pour l'anthropologue depuis leur première rencontre (1971) et plus que jamais ce dernier revient avec l'impression de tourner en rond, de parler sans fin de la même chose et d'être néanmoins au cœur de la préoccupation essentielle des Inuit : la vie. La lecture récente d'une autre « chronique » inuit (GMR 1980) qui évoque remarquablement les faits et gestes d'un groupe d'ancêtres des Inuit que nous avons étudiés, deux générations avant les faits décrits ici, vient renforcer notre impression de répétition lorsqu'on y voit évoluer des Qumangaapik, Padluq, Iktuksarjuaq, Sigluk, Ittukusuk, Uqi, Piugaattuq, au milieu du siècle dernier... dans des rapports aussi ambigus et complexes que ceux que nous avons décrits. Vivre le temps en reproduisant la vie plutôt que temporiser avec la vie, que l'historiciser, que l'aliéner en pensant la produire à travers un illusoire « niveau de vie », voilà quel est peut-être le message véhiculé par l'enfant inuit et par le jeu subtil de nouage et de dénouage qui sert à reproduire et à penser la vie [103].

 

BIBLIOGRAPHIE

 

AATUAT 

1974  Récit autobiographique enregistré à Igloolik par B. Saladin d'Anglure.

 

BALIKCI A. 

1963  « Le régime matrimonial des Esquimaux Netsilik », L'Homme, vol. 3, no 3.

1964  Development of Basic Socio-Economic Unit in Two Eskimo Communities. Bulletin 102, National Museum of Canada.

1967  « Female Infanticide on the Arctic Coast », Man, 2, 4 : 615-625.

1980  « Les contradictions au sein des bandes de chasseurs-collecteurs », Anthropologie et sociétés, vol. 4, 3 :75-83.

 

BOAS F. 

1888  « The Central Eskimo », Sixth Annual Report of the Bureau of American Ethnology, Smithsonian Institution, Washington, (réimprimé en 1964, University of Nebraska Press).

1907  The Eskimo of Baffin Land and Hudson Say. American Museum of Natural History, Bulletin 15.

 

BRIGGS J. 

1970  Never in Anger. Cambridge, Mass : Harvard University Press.

1974  « Eskimo women : Makers of Men », in Many sisters, women in cross-cultural perspective », édité par C. Matthiasson, London.

1979  Aspects of Inuit value socialization. Ottawa : Musée National de l'Homme, service canadien d'Ethnologie (Collection Mercure).

 

CARPENTER E.S. 

1954  « Eternel life and self definition among the Aivilik Eskimos », The American Joumal of Psychiatry, vol. 110, no 11 : 840-843.

 

COLLIS D. 

1970  « On the Establishment of Visual Parameters for the Formalization of Eskimo Semantics », Folk, 11-12 : 309-328.

 

DAMAS D. 

1963  Igiuligmiut kinship and local groupings. National Museum of Canada, Bulletin 196, Ottawa.

 

DAMAS D. 

1972  « The Structure of the Central Eskimo Associations », in L.D. Guemple éd., Alliance in Eskimo Society, Proc. of the Am. Ethn. Soc. 1971, supplément : 40-55.

1975  « Three Kinship Systems from the Central Arctic », Arctic Anthropology, XII (1) : 10-30.

 

DORION-ROBITAILLE Y.

1978  Le Capitaine J.E. Bernier et la souveraineté du Canada dans l'Arctique. Ministère des Affaires Indiennes et du Nord : Ottawa.

 

DUFOUR R. 

1975  « Notes d'entrevues », mai-juin 1975, Igloolik Manuscrit, Université Laval.

1975  « Le phénomène du Sipiniq chez les Inuit d'Iglulik », Recherches Amérindiennes au Québec, V (3) : 65-69.

1977  Les noms de personnes chez les Inuit d'Iglulik. Thèse de maîtrise en Anthropologie, Université Laval.

 

DUNNING R.W. 

1962  « A note on Adoption Among the Southampton Island Eskimo », Man 62 : 163-167.

 

FREDERIKSEN S. 

1964  « Some Preliminaries On the Soul Complex in Eskimo Shamanistic Belief », Journal of the Washington Academy of Sciences 54 : 109-112.

 

GUEMPLE D.L. 

1965  « Saunik : Name sharing as a factor governing eskimo kinship terms », Ethnology, IV, (3) : 323-335.

1972  Alliance in Eskimo Society. Proceedings of the Am. Ethn. Society 1971, supplément.

1979  Inuit Adoption. Ottawa : Musée National de l'Homme, Service canadien d'Ethnologie (Coll. Mercure).

 

HONIGMANN I., et J. Honigmann 

1953  « Child rearing patterns among the Great Whale River Eskimo », Anthropological Papers of the University of Alaska 2 (1) : 31-50. 

1959  « Notes on Great Whale River Ethos », Anthropologica, 1 : 106-121.

 

HUTCHINSON E. 

1977  « Order and Chaos in the Cosmology of the Baffin Island Eskimo », Anthropology, 1, (2) : 120-138.

 

KJELLSTROM R. 

1973  « Eskimo Marriage ». Nordiska museets Handlingar.

 

LEACH E.R. 

1968  Critique de l'Anthropologie. Traduit de l'anglais par D. Sperber et S. Thion. Paris : Presses Universitaires de France.

 

LÉVI-STRAUSS C.

1958  Anthropologie structurale. Paris : Pion.

1962  La pensée sauvage. Paris : Pion.

 

MARY-ROUSSELIERE G. 

1969  « L'histoire d'un cas de cannibalisme en terre de Baffin », Eskimo, 81 : 6-23.

1980  « Qitdlarssuaq l'histoire d'une migration polaire », Les Presses de l'Université de Montréal.

 

MAUSS Marcel, et M.H. Beuchat 

1906  « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos. Étude de morphologie sociale », in L'Année sociologique, 9e année (1904-1905). [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

 

OOSTEN J.G. 

1976  The Theoretical Structure of the Religion of the Netsilik and Iglutik. Rijks-universiteit te Groningen, Krips Repro, Meppel.

 

RASMUSSEN K. 

1929  « Intellectual Culture of the Iglulik Eskimos », in Report of the Fifth Thule Expedition, VII (1), Copenhagen.

 

1931  « The Netsilik Eskimos, Social life and Spiritual Culture », Report of the Fifth Thule Expedition 1921-24, VII (2), Copenhagen.

 

ROSS W.G. 

1975  « Whaling and Eskimos Hudson Bay 1860-1915 ». Musée National de l'Homme, Musées Nationaux du Canada.

 

ROUSSEAU J. 

1970  L'Adoption chez les Esquimaux Tununermiut. Québec : Université Laval, Centre d'Études nordiques, Travaux divers, no 28.

 

SALADIN D'ANGLURE B. 

1970   « Nom et parenté chez les Esquimaux Tarramiut du Nouveau-Québec (Canada) », Échanges et communications, volume d'hommage au professeur Claude Lévi-Strauss, La Haye, Mouton, 1013-1039.

1977a  « Iqallijuq ou les réminiscences d'une âme-nom inuit », Études/inuit/Studies, 1 (1) : 33-63.

1977b  « Mythe de la femme et pouvoir de l'homme chez les Inuit de l'Arctique central », Anthropologie et Sociétés 1 (3) : 79-98. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

1978   « L'homme (angut), le fils (irniq) et la lumière (qau) ou le cercle du pouvoir masculin chez les Inuit de l'Arctique central », Anthropologica, XX (1-2) : 95-138. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

1980a   « Petit-ventre l'enfant-géant du cosmos inuit », L'Homme, XX, no 1.

1980b   « Nanuq super-mâle », Études Mongoles (numéro spécial sur l'ours).

1980C  « L'idéologie de Malthus, les « Sauvages » d'Amérique et la démographie mythique des Inuit d'Igloolik ». Communication présentée au Congrès International de démographie historique, Malthus hier et aujourd'hui, Paris : Unesco.

 

THALBITZER W. 

1930  « Les magiciens esquimaux, leurs conceptions du monde, de l'âme et de la vie », Journal de la Société des Américanistes, Nouvelle Série, 22 :73-106.

 

TREBAOL J.M. 

1958  Relevé du Liber Animarum de la mission St-Étienne d'Iglulik, 116 p.

 

WACHTMEISTER A. 

1956  « Naming and reincarnation among the Eskimos », Ethnos, 1-2.

 

WILLMOTT W.E. 

1960  « The flexibility of Eskimo Social Organization », Anthropologica 2 : 48-57.


[1]      Il ne s'agit évidemment pas d'une énumération exhaustive des travaux réalisés depuis près d'un siècle dans cette région mais plutôt d'un résumé des principaux courants de recherche reliés aux préoccupations théoriques et méthodologiques de leurs époques ; nous citerons dans la bibliographie de cet article quelques travaux récents les plus en rapport avec le sujet.

[2]      Aatuat était la fille aînée des chamanes Ava et Urulu ; elle fut adoptée très jeune par Tagurnaaq et Padluq et fut elle-même initiée au chamanisme. Elle n'eut jamais d'enfants autres qu'adoptifs ce qui l'exposa à des tabous sévères durant une bonne partie de sa vie. C'est lors de missions annuelles effectuées à Igloolik de 1971 à 1974 que nous entendîmes parier d'elle avec force détails et que nous eûmes l'idée de lui offrir un séjour dans son village natal. Par la suite de 1975 à1980 nous eûmes l'occasion de recueillir à Igloolik de nombreuses informations complémentaires. Nous remercions ici le Centre National de la Recherche Scientifique (Paris), et principalement le Professeur C. Lévi-Strauss du Laboratoire d'Anthropologie Sociale (collège de France) qui permit la réalisation de nos premières missions, puis le Conseil des Arts du Canada, la Fondation Killam, le Musée National de l'Homme (Ottawa), le Ministère fédéral des communications, l'Université Laval et le Ministère de l'Éducation du Québec (FCAC) qui contribuèrent aux suivantes et enfin les chercheurs de l'Association Inuksiutiit en particulier Sylvie Pharand, Rose Dufour, François Thérien, et Louis-Jacques Dorais, qui tous travaillèrent à Igloolik et nous aidèrent à bien des égards. Jimmy Mark, Bernadette Imaruittuq et Leah Idlaut d'Argencourt nous fournirent un précieux concours sur le terrain et à Québec pour les entrevues en langue inuit, leur transcription et leur traduction ; enfin nos remerciements vont aussi au R.P. Robert Lechat qui nous donna accès aux archives familiales de la mission d'Igloolik et lors de nombreuses discussions nous apporta des critiques fort appréciées.

[3]      Seuls les grands chamanes accédaient à l'illumination intérieure et extérieure, devenaient « visionnaires » et capables de manipuler la réalité à travers différentes échelles depuis le minuscule jusqu'au cosmique (cf. BSA 1978, 1980a et 1980b).

[4]      Le vol chamanique était une des propriétés des grands chamanes qui pouvaient aussi monter dans le ciel ou descendre au fond de la mer ; vu de haut les caribous leur apparaissaient sur la terre comme des poux sur une tête ; cf. Collis 1970 et BSA 1980a.

[5]      On disait à Igloolik que Kannaaluk avait eu un oeil crevé et les mains coupées par son père, ce qui l'empêchait de démêler ses cheveux. Lorsqu'elle était en colère, par suite de manquements humains à ses prescriptions, elle emmêlait sa chevelure où venaient se réfugier les mammifères marins, provoquant ainsi la famine sur terre. C'était aux grands chamanes qu'il incombait de remédier à de telles situations.

[6]      Les femmes pouvaient accéder au chamanisme, cela est attesté partout dans l'aire inuit, mais très rares étaient les grandes chamanes. Le plus souvent la femme chamane agissait comme guérisseuse.

[7]      Le chasseur inuit a du se mettre à l'école des prédateurs qu'il pourchasse et pour qui vision, rapidité et force sont les instruments essentiels de la capture ; Ataguttaaluk réagit ici comme un chasseur.

[8]      Cette version des faits est celle rapportée par Aatuat, Par sa mère adoptive et Par Atagutsiaq (cf. GMR 1968 et BSA 1974) ; les descendants d'Ataguttaaluk ne semblent pas y ajouter la même foi.

[9]      Nos supputations reposent sur l'inventaire des restes de ses macabres repas cités par Aatuat et par sa mère adoptive (Rasmussen 1929).

[10]    C'est au cours d'un long voyage de chasse au caribou l'été et l'automne à l'intérieur de l'île de Baffin, que survint la famine ; Ataguttaaluk craignait d'être attaqué par surprise par sa compagne.

[11]    Il existe plusieurs versions de la mort de Sigluk selon les divers informateurs. Nous utilisons ici les témoignages d'Aatuat, d'Iqallijuq et ceux des enfants d'Ataguttaaluk, Angiliq et Niviatsiaq.

[12]    Le dernier enfant d'Ataguttaaluk dont nous ne connaissons pas le nom mourrut le premier et fut mis en tombe durant le voyage, au cours de J'automne (cf. GMR : 1968) ; il s'agit ici des trois aînés et du fils de Qumangaapik d'un précédent mariage.

[13]    Cf. Aatuat 1974, GMR : 1968, K. Rasmussen 1929.

[14]    Cf. Aatuat 1974 ; il était mort avec le désir d'être mangé d'où l'effet de ce désir sur son cadavre.

[15]    Qumangaapik renouvelle en rêve, à sa femme, son désir d'être mangé, d'après le témoignage d'Iqallijuq (1979).

[16]    Cf. le témoignage de Tagurnaaq rapporté par K. Rasmussen 1929.

[17]    C'était le second hivernage d'Amundsen qui allait réussir l'été suivant à franchir le passage du Nord-Ouest recherché depuis la fin du XVe siècle, et après un troisième hivernage en Alaska à parvenir en 1906 dans l'Océan Pacifique.

[18]    C'était le chemin habituel qui reliait Pond Inlet à Igloolik.

[19]    Cf. BSA 1980a et GMR 1968. Les humains étaient les enfants de Sila.

[20]    Cf. GMR 1968 et Aatuat 1974.

[21]    Cf. Aatuat 1974.

[22]    Cf. BSA 1980a, GMR 1968 et Aatuat 1974. On conservait comme amulettes les peaux ayant servis à essuyer les nouveaux-nés mâles.

[23]    Cf. GMR 1968 : 20.

[24]    Cf. Rasmussen 1929 : 29, GMR 1968 : 13 et Aatuat 1974.

[25]    Elle était tabouée comme les femmes qui ont avorté ou qui viennent d'accoucher ; elle devait dormir à part et manger à part.

[26]    Cf. Aatuat 1974 et BSA 1980a. Tourner autour d'une tombe ou d'une habitation dans le sens de la trajectoire solaire était un important rite de passage (cf. BSA 1978 et 1980a).

[27]    Cf. GMR 1968 : 17. Peter Freuchen (1939 : 447) mentionne qu'elle avait le tour de la bouche bleu lorsqu'il la rencontra ; voir aussi un autre cas similaire cité dans BSA 1980a.

[28]    Cf. BSA 1980b.

[29]    D'après GMR (1968 : 20) Kuatsuk aurait été furieux de constater que sa soeur avait été abandonnée à son sort ; il avait d'autre part la réputation d'être colérique.

[30]    L'adoption n'éteint pas les droits et obligations des parents géniteurs ; fréquemment ces derniers récupèrent leur enfant en cas de décès des adopteurs.

[31]    Elle lui rendra un fils du même nom et entretiendra, de plusieurs façons, une alliance positive avec sa famille. La confrontation d'Ataguttaaluk avec lqipiriaq nous a été racontée par lqallijuq (1979).

[32]    Cf. GMR 1968 : 22.

[33]    L'importance de cet adage à propos de la longévité et du bonheur revient fréquemment dans la bouche de nos informateurs inuit.

[34]    D'après le témoignage d'Iqallijuq (1979).

[35]    Ibidem.

[36]    Nous verrons plus loin la longue série de malheurs conjugaux qui marquèrent la vie d'Ujaraq, selon son propre témoignage.

[37]    Il fut fiancé à une première Tatiggaq mais en épousa une autre du même nom ; à la mort de cette dernière, il alla réclamer sa « fiancée », qui vivait avec un autre homme, et l'enleva.

[38]    Il ne suffisait pas que le nom fut transmis à l'un des descendants ; bien souvent chacune des lignées voulait perpétuer le nom et l'identité du défunt.

[39]    On voit comment adoption et fiançailles à la naissance peuvent créer simultanément des liens entre trois familles.

[40]    Cette coutume est attestée dans tout l'arctique inuit avec des variantes locales.

[41]    Il fallait respecter les désirs des morts, exprimés à travers songes et signes, il fallait aussi respecter la douleur et les désirs des vivants, et très souvent le nom d'un conjoint défunt était donné au premier enfant né d'un nouveau conjoint.

[42]    Les respects des règles, après un drame comme celui qui a été décrit, favorisait la naissance de fils, très valorisés chez les Inuit.

[43]    Réussite dans la procréation de fils et succès à la chasse étaient considérés comme des marques de satisfaction des grands esprits-maîtres de la nature (cf. BSA 1980a).

[44]    Elle apparaît sur des photographies prises à Cap Fullerton par divers photographes entre 1900 et 1906 ; n'ayant pu avoir accès à celles de Comer nous avons reproduit celles de Low prises l'année précédente.

[45]    On retrouve plusieurs des photographies de Comer publiées sans mention d'auteur dans BOAS, 1907.

[46]    Cf. Y. Derion-Robitaille 1978.

[47]    Cf. G. Ross 1975.

[48]    Présomption que nous établissons au vu des photos concernant cette séance et à partir de la publication de l'une d'entre elles dans BOAS, 1907.

[49]    Les navires resteraient emprisonnés dans la glace jusqu'en juillet mais dès la fin mai les petites baleinières à voile pouvaient commencer la chasse dans les eaux libres.

[50]    On constate ces rires sur les photos ; ils contrastent avec le sérieux qui entoure la plupart du temps ces performances.

[51]    Cf. BSA 1980a.

[52]    Cf. BSA 1977 ; elle avait reçu le nom d'une soeur qu'il avait perdu.

[53]    Cf. BSA 1977 et BSA 1980a ; ce terme d'adresse était encore utilisé en 1980 par l'homonyme de Nuvvijaq pour désigner l'homonyme de Savviuqtalik.

[54]    Cf. BSA 1980a ; comme suite à la malédiction elle n'avait jusque-là donné naissance qu'à des morts-nés et pensait que ce serait encore le cas.

[55]    Les hommes pouvaient nouer leur ceinture par un noeud serré, les femmes, surtout lorsqu'elles étaient enceintes, ne devait faire qu'un noeud coulant facilement déliable.

[56]    Futurs pères et futures mères devaient, quelques temps avant l'accouchement, s'astreindre à cette prescription.

[57]    Ils étaient, autrement, soit attachés à des baguettes de bois (cf. fig. 12) Soit tressés soit portés en chignons au-dessus des oreilles.

[58]    Les cheveux étaient pour la femme le symbole de la fertilité ; plus ils étaient longs et abondants plus elle aurait des fils.

[59]    La rapidité était associée au sexe mâle ; un accouchement rapide donnait un garçon ; un garçon rapide rapportait du gibier.

[60]    Cf. BSA 1977 et les souvenirs intra-utérins d'Iqallijuq qui y sont relatés.

[61]    À la suite de la malédiction d'Iktuutaaluk chacun des enfants mort-nés entraînait le suivant dans la mort, il fallait rompre cette chaîne maudite.

[62]    Le terme « Iqallijuq » signifie créateur de salmonidés. Le personnage mythique est caractérisé par un trou béant qui va de l'anus à la bouche, pour officier, le chamane devait dénouer bottes et ceinture, dans un accouchement symbolique, comme l'était aussi la capture d'une baleine, opérations relevant de la reproduction de la vie.

[63]    Il fallait, cette fois-ci, un individu vivant, comme aide (cf. BSA 1967 et BSA 1977).

[64]    Kiigutiginiarpaa : « avoir quelqu'un comme renfort ».

[65]    Cf. BSA 1977, BSA 1978, BSA 1980a ; elle reçut alors, contre son gré, des vêtements de femme.

[66]    C'était un signe de filiation homonymique.

[67]    Cf. BSA 1978. C'était la coutume, lors de l'entrée dans le nouvel iglou au début de l'hiver, de remercier son lieu de naissance pour la nourriture disponible, après avoir tourné autour de l'iglou dans le sens du soleil.

[68]    Cf, BSA 1980a ; à la suite de S. Frederiksen (1964) nous avons émis l'hypothèse qu'un lien très particulier existait entre chaque individu et l'esprit du temps, et que le temps qu'il faisait à la naissance d'un enfant marquait ce dernier pour la vie. Pour changer le mauvais temps, Iqallijuq devait sortir dehors, nue ou torse nu, et, levant les bras, crier trois fois « Silaga nauk ungaa ? » (où est mon temps ?) en se roulant par terre. Les chamanes désignaient les êtres vivants par le terme Pudlalik, « celui qui a une bulle d'air ».

[69]    Il l'emmena très souvent chasser, jusqu'à la puberté, cf. BSA 1980a.

[70]    Le beau-père d'Iqallijuq, Kublu, venait de revenir d'un voyage de deux ans au Sud. Après la mort de Nattiq survenue l'année suivante et la mort d'Ava, Kublu et Nuvvijaq allèrent vivre dans un autre camp.

[71]    C'est lui qui officiait dans la cure chamanique relatée par K. Rasmussen (1929 : 133-145) sur l'île de Southampton.

[72]    D'après Uiaraq (Igloolik 1971-1980).

[73]    Il s'agit d'Iktuksarjuaq devenu borgne à la suite d'un accident de chasse. L'épisode de l'enlèvement nous a été raconté Par l'héroïne elle-même (1978).

[74]    Cf. BSA 1980a.

[75]    Cette croyance nous a été rapportée par Ujaraq et Iqallijuq. On pensait qu'une ressemblance trop grande entre un enfant et l'un de ses parents abrégeait la vie de ce dernier.

[76]    C'est à cette époque qu'apparut dans la région d'Igloolik une nouvelle technique de construction des Garmaq (maisons semi-souterraines) à partir d'outils de métal importés. Cette technique fondée sur le découpage de blocs de tourbe à moitié gelés permit de construire des établissements plus spacieux et plus durables.

[77]    À la différence de l'adopté (Tiguaq) le « pris en charge » (Papaji) n'était que temporairement confié à d'autres que ses parents. C'était souvent les grands parents qui effectuaient cette prise en charge.

[78]    Ils avaient un avis prépondérant quant au choix des noms, au choix des conjoints, quant au partage des peaux et viandes, et quant aux déplacements et choix des camps.

[79]    C'est la première fois que nous entendons exprimer aussi nettement une évaluation différentielle des liens de parenté inuit selon qu'ils passent par le père ou la mère. Ceci est à mettre en rapport avec le lien du cordon ombilical (Miksliaqaligiit) unissant les enfants d'une même mère : ils partagent des obligations et des prohibitions particulières ; on ressentait disent nos informateurs une douleur dans la région du nombril lorsqu'on perdait un germain utérin. Damas (1975 : 17) mentionne brièvement à propos des échanges de conjoint que les enfants des couples impliqués dans l'échange pouvaient se marier s'ils n'étaient pas nés de la même mère, ce qui confirme nos données.

[80]    Ce qu'elle fit deux ans plus tard en adoptant Aaluluq, soeur cadette de Kupaq. Adopter un jeune enfant stimulait la vie d'un vieillard en plus de lui apporter affection et compagnie.

[81]    Nulik, terme réciproque utilisé par les parents d'un conjoint pour désigner les parents de l'autre ; ce terme a le même radical que Nuliaq l'« épouse » qui en est dérivé ; ceci serait peut-être à mettre en rapport avec le fait que l'alliance matrimoniale est un transfert de filles, de la maison de leurs parents à celle de leurs beaux-parents, et que ce transfert est contrôlé par la génération ascendante.

[82]    C'était la relation qu'entretenait Savviuqtalik, grand-père maternel et éponyme d'Iqallijuq, avec la défunte ; cf. note 52.

[83]    D'après Dallasi Taqqiapik de Payne (Québec arctique).

[84]    Bien des femmes à Igloolik accouchaient seules ; une femme âgée veillait toujours néanmoins, pour aider, en cas de naissance difficile. L'efficacité se traduisait par un accouchement rapide et par la naissance d'un garçon.

[85]    Il fallait saisir rapidement le pénis du bébé qui risquait autrement de se résorber, premier signe d'une transformation en fille. Un mythe raconte comment la première femme fut le résultat d'un homme que son compagnon « fendit » par magie (voir BSA 1977b).

[86]    Elle nous expliqua très clairement cette double motivation.

[87]    Iktuksarjuaq le lui fit remarquer et justifia ainsi son intervention.

[88]    D'après Iqallijuq, citant lktuksarjuaq.

[89]    Les garçons et les hommes devaient essuyer leurs mains tachées de sang ou de sauce sur leurs vêtements afin d'attirer le gibier.

[90]    Le méconium, ou premier excrément (excrément de sang) du nouveau-né servait à enduire la tête des bébés-filles ; cf. aussi note 58 pour le rapport entre cheveux et fertilité.

[91]    Ainsi le pan du manteau traînant sur le soi établissait-il symboliquement ce contact.

[92]    C'est Angiliq, l'oncle paternel de Kupaq, qui supervisa l'apprentissage de l'enfant ; son père étant occupé, de son côté, à éduquer deux de ses neveux.

[93]    Il s'agit d'une coutume peu étudiée, c'est-à-dire de mécanismes culturels permettant de surmonter les prohibitions.

[94]    Cf. note 61.

[95]    Coutume répandue chez les Inuit de l'Arctique central. Cf. BSA 1980a. À nouveau nous voyons exprimer ici une équivalence symbolique entre capture du gibier et appropriation de la femme pour la reproduction.

[96]    L'analogie mariage/chasse prend ici une tournure inattendue ; elle nous a été confirmée, pour cet exemple, par Kupaq lui-même et par son oncle Angiliq.

[97]    La plupart de ces concepts ne sont que l'envers de ceux qui servent à décrire la réalité sociale occidentale ou celle des groupes à organisation sociale plus complexe que celle des Inuit ; ils sont donc suspects. Nous pensons que cette critique serait facilement applicable à un grand nombre de sociétés de chasseurs-collecteurs.

[98]    En particulier sa conception du « phénomène social total » illustrée par l'« Essai sur le Don ».

[99]    Ce qui n'empêche pas une telle société de vivre le changement et l'événement.

[100]   Il est instable dans la vie utérine, comme il a dû être déstabilisé durant les temps mythiques pour permettre la première transformation d'un homme en femme.

[101]   Cf. R. Leach (1968), pp. 213-214. Voir aussi BSA 1978.

[102]   Vers 1922, peu après le passage de K. Rasmussen dans le camp d'Ava. Cf. supra.

[103]   Il faudrait en terminant parler d'un nouage chargé d'une très forte charge symbolique chez les Inuit, celui du cordon ombilical par l'accoucheuse ou une aide (Qilakti : celui qui a noué le cordon). Ce nouage créait une relation très importante entre l'enfant et son ou sa Qilakti et donnait lieu à de nombreuses prestations que l'on appelait Qidlaquti (le prix du nœud) offertes par l'enfant ou sa famille à la « noueuse » en particulier lors des premières performances de l'enfant. Cela durait jusqu'à ce qu'il ait tué un gibier de chaque espèce pour un garçon ou cousu les principaux types de vêtements pour une fille.



Retour au texte de l'auteur: Bernard Saladin d'Anglure, anthropologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 2 mars 2008 15:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref