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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Frère-lune (Taqqiq), soeur-soleil (Siqiniq) et l'intelligence du Monde (Sila)”. (1990)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Saladin d’Anglure [Anthropologue, Université Laval], “Frère-lune (Taqqiq), soeur-soleil (Siqiniq) et l'intelligence du Monde (Sila). Cosmologie inuit, cosmographie arctique et espace-temps chamanique”. Un article publié dans la revue ÉTUDES/INUIT/STUDIES, vol. 14, no 1-2, 1990, pp. 75-139. Québec: Département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle accordée conjointement par l’auteur et la directrice de la revue Etudes Inuit/Studies le 5 mai 2008.]

Introduction

 

C'est à Claude Lévi-Strauss que revient le mérite d'avoir fait ressortir, dans ses Mythologiques, l'importance de l'ethno-astronomie pour l'intelligibilité des mythes et des systèmes de représentations. Il y fait abondamment appel afin d'éclairer la logique des mythes, des rites et de la pensée « sauvage » des premiers habitants des Amériques ; encore que cet intéressant aspect de son grand oeuvre ait été quelque peu négligé par ses exégètes. 

La mythologie des Inuit est plusieurs fois citée dans cette remarquable somme d'anthropologie amérindienne, mais à titre d'exemple seulement et de façon marginale. On peut penser que la richesse des recueils de mythes inuit, publiés depuis plus d'un siècle, invitait à cette comparaison, mais aussi que l'absence d'études ethno-astronomiques, dans l'aire inuit, en limitait l'interprétation. Ce n'est pas que les particularités du ciel arctique (soleil de minuit, longue nuit polaire, fréquence des aurores boréales, des parhélies et des halos lunaires ou solaires) aient échappé à l'attention des voyageurs et soient restées en dehors des représentations de l'Arctique dans l'imaginaire occidental, mais l'absence d'observatoires astronomiques dans les régions arctiques, ajoutée au fait que les tables et éphémérides astronomiques sont souvent calculées pour des latitudes plus méridionales [1] - et sans doute aussi que les mouvements apparents d'un corps céleste aussi proche que la Lune, connaissent de complexes variations dans l'espace et dans le temps - a certainement découragé les anthropologues qui cherchaient à les prendre en compte [2]. 

Dans l'abondante littérature ethnographique consacrée aux Inuit on trouve bien, ça et là, le nom de quelques constellations, l'énumération des lunaisons ou des saisons, mélangés à des données d'ethno-science sur le milieu naturel, sur l'éclairement et la température, mais ils sont toujours présentés de façon fragmentaire et purement descriptive, sans interprétation. Il eût fallu une perspective plus globale et un intérêt plus particulier pour intégrer les données de l'astronomie arctique dans l'étude de la cosmologie, de la conception de l'espace-temps, du système calendaire, des représentations religieuses et des pratiques sociales inuit. 

Si nous passons brièvement en revue les travaux en cause, nous pouvons les regrouper en deux grandes catégories : ceux qui traitent des rapports entre l'environnement Arctique et la culture inuit, et ceux qui s'intéressent aux représentations cosmologiques inuit. Dans le premier groupe il faut citer l'oeuvre du géographe-anthropologue Franz Boas, précurseur de l'ethnographie inuit, qui étudia le déterminisme du milieu arctique sur la vie sociale des Inuit, mais sans vraiment tenir compte des données astronomiques. Dans sa foulée, avec une approche plus globale et plus sociologique, mentionnons ensuite Marcel Mauss (1906) et son brillant essai théorique sur le dualisme saisonnier de l'organisation sociale inuit. Bien qu'il s'appuye sur une vaste compilation de la littérature ethnographique et géographique, Mauss passe sous silence, lui aussi, l'astronomie. Son collaborateur et disciple, Henri Beuchat, aurait sans doute pu combler cette lacune sur le terrain, s'il n'avait perdu tragiquement la vie, au cours d'une expédition dans l'Arctique, en tentant de vérifier la thèse de Mauss [3]. 

Il faut attendre l'oeuvre d'Edward Weyer (1932), pour qu'à nouveau soit posée la question du rapport entre le milieu arctique et la vie sociale et religieuse des Inuit. En présentant les grandes figures du cosmos inuit, Weyer fait ressortir l'apparente contradiction exprimée par la survalorisation de la Lune, dans les rites et les croyances inuit, au détriment du Soleil, figure mineure de la cosmologie, alors que d'après lui cet astre joue un rôle essentiel en tant que dispensateur de lumière et de chaleur dans les régions arctiques. Plus systématique que ses prédécesseurs et disposant des résultats fraîchement publiés de la 5e Expédition de Thulé, Weyer va plus loin qu'eux dans l'interprétation, mais sans recourir lui non plus à l'astronomie [4]. 

Dans le second groupe il y a E. Lot-Falck (1962), et son intéressant travail sur les représentations de la Lune dans les croyances religieuses sibériennes et inuit, où ne figure malheureusement aucune référence astronomique. Citons aussi R. Savard (1966) qui le premier tenta d'appliquer la méthode d'analyse structurale de C. Lévi-Strauss à la mythologie inuit, àpartir des mythes publiés par E. Holtved sur les Inuit de Thulé, au Groenland. Savard prête beaucoup d'attention au mythe d'origine du Soleil et de la Lune, et à la place de ces deux corps célestes dans les représentations inuit, mais il ne fait aucune mention de l'astronomie. 

R. Gessain (1978) dans un article entièrement consacré à la figure de l'Homme-Lune chez les Inuit d'Ammassalik, au Groenland, a pensé solliciter l'astronomie pour déterminer historiquement à quelles phases de la Lune correspondent les grandes cérémonies collectives décrites par Gustav Holm à la fin du siècle dernier. Mais là s'arrêtent ses emprunts à cette science [5]. J. Oosten (1983), qui s'est aussi intéressé au mythe d'origine du Soleil et de la Lune et à ses implications cosmologiques, en s'inspirant également de C. Lévi-Strauss, ne prête lui non plus aucune attention à l'astronomie arctique ; il faut citer enfin l'analyse iconographique faite par B. Sonne (1988) sur les masques yupik rapportés par K. Rasmussen lors de la 5e Expédition de Thulé ; elle y présente d'intéressantes hypothèses dans sa lecture cosmologique des motifs, sans référence cependant à l'astronomie. 

Il apparaît donc qu'en dépit d'une abondante littérature anthropologique sur les Inuit, les données de l'astronomie n'aient jamais été mises en rapport avec les représentations du cosmos et des corps célestes, ni avec les rites collectifs ou individuels évoquant les esprits et mouvements célestes [6]. 

Nous tenterons, dans les lignes qui suivent, de combler partiellement cette lacune en ouvrant la voie à une ethno-astronomie de l'Arctique inuit [7]. Pour ce faire, nous présenterons les résultats des nouvelles recherches que nous poursuivons dans ce sens avec l'aide de programmes informatiques. Nous ne renonçons pour autant à notre approche globale du social par le biais de l'anthropologie symbolique, ce qui nous permettra d'utiliser les nombreuses données sur l'espace-temps social et culturel recueillies depuis 1971 chez les Inuit d'Igloolik [8] (Arctique Central canadien). Il nous faudra cependant surmonter plusieurs importants obstacles résultant des travaux de certains de nos prédécesseurs, à savoir notamment l'affirmation qu'il n'existe pas de discours cohérent sur les origines du Monde chez les Inuit, que le concept englobant l'atmosphère, le cosmos, et la raison, Sila (comparé par certains à celui de Mana [9]), est contradictoire, polysémique, ou manque de cohérence, et de toute façon a peu d'importance pour les Inuit, et enfin que la survalorisation symbolique de l'esprit lunaire, par rapport à l'esprit solaire, constatée dans les rites et pratiques, est en contradiction avec la dominante solaire effective dans le cycle annuel des régions arctiques. Après avoir déconstruit ces obstacles, nous proposerons de revaloriser la cosmogonie des Inuit, de redonner à Sila la place qui lui revient dans leur cosmologie, et de reconnaître à la Lune le rôle majeur qu'elle remplit dans le ciel hivernal des Inuit et dans leur espace-temps chamanique.


[1] Certaines éphémérides spécialisées vont cependant jusqu'au 70˚ de lat. nord, comme les Éphémérides nautiques, éditées par le Bureau des Longitudes (Paris), ou plus au nord encore comme les Smithsonian Meteorological Tables (Washington).

[2] La seule monographie anthropologique dans laquelle nous avons trouvé, des données journalières sur la Lune et le Soleil pendant une longue période incluant un hiver, est celle de J.-F. Le Mouël (1978), malheureusement il n'indique pour la Lune que la phase et la visibilité, sans préciser la trajectoire et la durée de présence.

[3] Ann Fienup-Riordan (1983) est une des premières à avoir mis en rapport pratiques sociales et cosmologie, dans son étude sur les Yupik d'Alaska, avec une approche inspirée de M. Mauss, mais sans référence à l'astronomie arctique.

[4] Vingt-cinq ans plus tard Weyer (1956) publiera pourtant un intéressant article sur les particularités astronomiques des mouvements apparents du Soleil et de la Lune, dans l'Arctique, mais cette fois-ci sans les mettre en rapport avec les rites et les croyances inuit. Nous sommes redevable à J. MacDonald de nous avoir fait découvrir cet intéressant article.

[5] Gessain constate, grâce aux données astronomiques, que ces fêtes avaient lieu lors de la pleine lune ou de la nouvelle lune ; hypothèse que Hansêrak avait déjà formulée dans son journal (cf. W. Thalbitzer, 1941 : 667).

[6] Ce qui étonne, c'est que les anthropologues, à la suite de D. Crantz (1767), aient porté au compte de l'européanocentrisme (cf. W.H. Oswalt, 1979 : 49), les observations des premiers explorateurs sur des rites solaires pratiqués traditionnellement par les Inuit, alors que nos données les confirment indubitablement. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion de cet article.

[7] L'ethno-astronomie est une sous-discipline récente de l'anthropologie ; elle est née dans le sillage de l'archéo-astronomie qui est un peu plus ancienne. Le premier congrès international d'ethno-astronomie eut lieu en 1983 à la Smithsonian Institution de Washington. À notre connaissance, il n'existe encore aucune publication en ethno-astronomie inuit. Signalons cependant les recherches de J. MacDonald, directeur du Laboratoire de recherches de l'Arctique de l'Est, à Igloolik, et passionné de navigation et d'astronomie, qui a commencé depuis deux ans à faire des observations astronomiques sur le ciel d'Igloolik et à faire parler les vieux Inuit sur le sujet. Nous avons eu d'intéressants échanges avec lui à ce propos, en 1990 et 1991.

[8] Ces recherches commencées en 1971, dans le cadre du Laboratoire d'Anthropologie Sociale (Collège de France, CNRS, Paris) dirigé alors par le Professeur C. Lévi-Strauss, ont été poursuivies ensuite à l'Université Laval (Québec) grâce à l'aide du Musée National du Canada, du Fonds québécois d'aide à la recherche (FCAR), de la Fondation Killam, et du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, que nous remercions ici pour leur généreux support financier. Sur le terrain nous avons bénéficié de l'aide très appréciée du Laboratoire de recherches de l'Arctique de l'Est et de la Mission catholique, d'igloolik ; tous nos remerciements vont à leurs responsables J. MacDonald et le R.P.R. Lechat, sans oublier bien sûr nos vieux amis et maîtres inuit, les Iqallijuq, Ujaraq, Kupaq, Piugaattuq, Ijituuq, Aagiaq, pour ne citer que ceux dont les témoignages étayent le texte qui suit, et enfin R. Imaruittuq, L. Utaq et L. Tapaarjuk qui nous ont aidé dans les transcriptions et traductions inuit lors de nos dernières missions (1990-91). Notre collègue L.-J. Dorais a bien voulu vérifier nos transcriptions et traductions de l'inuit, F. Morin nous a apporté sa précieuse assistance sur le terrain et ses conseils pour le contenu et la forme de cet article, et C. Lévi-Strauss ses encouragements critiques pour l'ensemble de notre approche. Enfin nous sommes très reconnaissant à Madame Chapront-Touzé, du Bureau des Longitudes de l'Observatoire de Paris, de nous avoir fourni le calcul des cycles de déclinaison lunaire pendant deux siècles, aux latitude et longitude d'Igloolik (cf. fig. 22) et à J.-R. Roy, professeur d'astronomie à l'Université Laval, de nous avoir éclairé sur les particularités du mouvement apparent des corps célestes dans l'Arctique. J. Lesage, archéo-astronome, Le Bosc (France), nous a amicalement apporté le soutien de son expérience de recherche. Qu'ils en soient tous et toutes remerciés ici vivement. Sans oublier J. Levesque qui a réalisé avec beaucoup de patience l'ensemble des illustrations, cartes et tableaux.

[9] Voir notamment W. Thalbitzer (1928), E. Weyer (1932) ; nous avions fait une première mise au point sur ce sujet (cf. B. Saladin d'Anglure, 1986) qui a été l'objet depuis d'une discussion détaillée par J. Oosten (1989).



Retour au texte de l'auteur: Bernard Saladin d'Anglure, anthropologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mercredi 9 juillet 2008 18:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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