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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Saladin d’Anglure et Françoise Morin, “Construire le territoire (II). Amérique arctique: le nouveau-monde politique inuit.” Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Jérôme Monnet, Espace, Temps et Pouvoir dans le Nouveau Monde, chapitre 17, pp. 405-440. Paris: Les Éditions Anthropos, 1996, 460 pp. Collection Géographie. [Autorisation formelle accordée conjointement par les deux auteurs le 10 avril 2008.]

Bernard Saladin D’Anglure et Françoise Morin [1] 

Construire le territoire (II). Amérique arctique :
le nouveau-monde politique inuit
”. 

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Jérôme Monnet, Espace, Temps et Pouvoir dans le Nouveau Monde, chapitre 17, pp. 405-440. Paris : Les Éditions Anthropos, 1996, 460 pp. Collection Géographie.
 

L'Arctique, marge de l'oekoumène ou marche de l'Extrême-Orient ?
L'Amérique arctique: un non-lieu géographique
 
Des Tartares, des Samoyèdes ou des Pygmées dans l'Arctique américain ?
"Mer de Verrazzano", "mer de l'Ouest" et faux "Passages du nord-ouest"
 
L'Amérique arctique: un non-lieu politique
 
Le "Grand Jeu" américain et le morcellement de l'Arctique
 
L'Amérique arctique: Un "Nouveau-Monde" politique inuit
 
De l'autochtonie pan-arctique à l'identité inuit
La "Conférence Inuit Circumpolaire": une ONG inuit transnationale
 
Bibliographie
 
 
Carte 17. Carte des nouvelles découvertes au nord de la mer du Sud (redessinée d'après De L'Isle, 1750)
Carte 18. Revendications territoriales européennes au milieu du XVIIIe siècle
Carte 19. Revendications territoriales européennes à la fin du XVIIIe siècle
Carte 20. "Le Grand Jeu politique" en Amérique du Nord entre les États-Unis, l'Espagne, la Russie et la Grande-Bretagne, dans le premier tiers du XIXe siècle
Carte 21. L'Amérique arctique dans les années 1950, une zone militaire stratégique
Carte 22. La Conférence Inuit Circumpolaire et ses composantes nationales et régionales

 

L'Arctique, marge de l'œkoumène
ou marche de l'Extrême-Orient ?

 

L'Arctique a toujours eu une connotation quelque peu irréelle. Avant de s'appliquer à une région géographique et aux peuples qui l'habitent, le terme a eu, chez les Grecs de l'antiquité (l'ours se dit arctos en grec), un sens astronomique. Il servait à qualifier le parcours apparent de la Grande Ourse autour du pôle Nord céleste (66˚ Nord de latitude céleste), c'est-à-dire le cercle polaire arctique de la sphère céleste (vu de la Méditerranée, ce parcours est en effet visible dans son entier car il reste au-dessus de l'horizon durant toute l'année ; cf. Kish, 1980). C'est par la suite que ce repère céleste a été projeté sur la sphère terrestre et a servi à tracer le cercle polaire correspondant au parallèle de Thulé, nom d'une terre hypothétique, située à l'extrême limite nordique du monde habité (cf. la carte d'Eratosthène au Ille siècle av. J.C.) 

À l'instar des peuples des Indes, qui dans l'antiquité gréco-romaine constituaient l'image fantastique de l'altérité humaine pour le monde classique, les peuples arctiques, appelés parfois aussi hyperboréens (de boreas le vent du Nord en grec) ou septentrionaux (de septentrio, les sept bœufs, qui désignent la Grande Ourse en latin), ont alimenté l'imaginaire occidental depuis des siècles, à travers mythes, légendes et récits de voyageurs, avant de devenir un objet de curiosité et d'étude. 

Mais l'image de l'Orient pays du soleil levant a toujours été beaucoup plus forte que celle de l'Arctique, dans l'imaginaire collectif de l'Occident, même si l'on est passé du premier au second comme référence pour l'orientation des cartes géographiques. La tradition chrétienne ne situait-elle pas le Paradis Terrestre "au bout de l'Orient" ? Cette représentation des origines traversera tout le Moyen Age avec son bagage de mythes et de croyances, telle la fontaine de jouvence située au Paradis Terrestre, les quatre grands fleuves qui s'en écoulent la nature luxuriante, les richesses fabuleuses... Les récits de Marco Polo, ravivés par le développement de l'imprimerie, renforceront ce mixage de l'Orient extrême. D'autant plus qu'il était maintenant hors d'atteinte des Occidentaux, depuis que les routes de commerce classiques qui y conduisaient étaient passées sous contrôle arabe et turc. 

Ce sont paradoxalement les premiers globes terrestres de la Renaissance qui susciteront un intérêt nouveau pour l'Arctique, en montrant à l'évidence que le plus court chemin pour se rendre à "Cathay", était une hypothétique route nordique. Lorsque l'Espagne et le Portugal auront procédé au partage du Monde, avec la sanction du Pape, et qu'ils se seront approprié les routes méridionales vers les Indes, l'une par le sud-est et l'autre par le sud-ouest, leurs concurrents évincés tenteront désespérément de trouver d'autres routes, passant par l'Arctique, pour rejoindre Cathay, avant de s'attaquer aux routes ibériques. 

Cette recherche d'un raccourci nordique vers la Chine poussa de nombreux navigateurs occidentaux à explorer les mers arctiques, tant à l'ouest (au nord de l'Amérique), qu'à l'est (aux confins de la Sibérie), ou encore plein nord, par le pôle, en longeant les côtes du Groenland (Saladin d'Anglure, 1984a) ; et ce, pendant quatre siècles ; c'est ainsi qu'ils sont entrés en contact avec ses habitants, en particulier ceux de l'Amérique arctique (Dès le XIe siècle de notre ère, une première colonie viking norvégienne s'était bien implantée au Groenland - la "Terre verte" -, mais elle avait peu contribué au progrès des connaissances sur les autochtones ; l'interruption des communications avec l'Europe, les conflits avec les autochtones, les épidémies et d'autres causes obscures entraînèrent la disparition de cette colonie.)

 

L'Amérique arctique :
un non-lieu géographique

 

Nous mettrons en relief, dans cette première partie, le caractère fantasmatique de l'Amérique arctique et de ses habitants tels que décrits par les récits de voyage, par les représentations cartographiques et par le discours scientifique, entre la Renaissance et l'aube du XIXe siècle. Les représentations classiques ou médiévales de l'Arctique, les souvenirs de la colonisation du Groenland, restèrent sans doute longtemps présents et influents comme en témoigne l'oeuvre de Mercator, sur laquelle nous nous attarderons plus loin, mais ils avaient peu de pouvoir mobilisateur, en regard de la fascination que suscita la recherche d'un raccourci nordique vers la Chine à partir du moment où la sphéricité de la terre devint un fait établi. L'Amérique arctique fut alors perçue comme un espace mystérieux où la moindre baie (Inlet) pouvait receler un passage ; puis, au fur et à mesure de l'exploration, comme un obstacle à surmonter ou à contourner. Elle prit en ce sens le relais des côtes atlantiques plus méridionales des Amériques qui avaient suscité les mêmes attentes et les mêmes déceptions.

 

Des Tartares, des Samoyèdes ou des Pygmées
dans l'Arctique américain ?
 

 

C'est à partir du début du XVIe siècle que les premières informations sur les peuples arctiques ont été diffusées en Europe, par les voyageurs et par les cartographes qui compilaient les récits des premiers. On parlait alors de peuples sauvages et cannibales, de Pygmées ou d'Indiens arctiques, pour les indigènes vivant dans les régions situées au nord-ouest de l'Atlantique, bien qu'on ait eu très peu de contacts avec eux. 

Aussi, lorsque la publication du Rerum moscoviticarum commentarii de Herberstein, en 1549, apporta des informations très précises sur la géographie de la Moscovie et sur les peuples qui vivaient à ses frontières orientales et nordiques : les Tartares et les Samoyèdes... les Anglais lui portèrent le plus vif intérêt, car ils se passionnaient pour la recherche d'un raccourci nordique vers la Chine. Sébastien Cabot, revenu offrir ses services à l'Angleterre, participa alors activement à la création de ce qui allait devenir la "Compagnie de Moscovie" (1555). Elle avait comme objectif la découverte et l'exploration d'un passage par le nord-est ou par le nord-ouest vers Cathay. C'est ainsi que Chancelor, mandaté par la Compagnie, partit vers le nord-est et se rendit jusqu'à l'embouchure de la Dvina, en mer Blanche ; de là, il redescendit à Moscou où il fut reçu par le Tsar Ivan le Terrible, inaugurant de longues et profitables relations commerciales avec les Russes. 

Ces nouvelles relations auront comme effet imprévu d'accroître la confusion quant à la configuration de l'Amérique arctique et de ses habitants. Ainsi, quand Martin Frobisher, envoyé par la même compagnie, pour rejoindre Cathay, cette fois-ci par l'Arctique de l'Ouest, crut avoir découvert sur l'île de Baffin le fameux passage vers l'Orient, il fut persuadé qu'il était parvenu en Asie et il voulut en ramener quelques indigènes à Londres, en 1576, comme preuve de sa découverte (Saladin d'Anglure, 1980). Là on prit ces derniers, selon son chroniqueur, pour "des Tartares ou... des Samoyèdes". C'étaient en fait des Inuit qui ne survécurent pas au voyage. La confusion fut complète quand l'Ambassadeur d'Ivan le Terrible adressa, quelque temps plus tard, une vive protestation à la Reine Elisabeth 1re, contre l'enlèvement par Frobisher de sujets du Tsar de Russie (Kirwan, 1961). 

L'Asie de Marco Polo (Cathay et Cipangu), redécouverte grâce à l'imprimerie, fascinait au plus haut point l'Europe de l'Ouest et restait la référence ultime de l'altérité, tant géographique que culturelle. On ne s'intéressait pas vraiment à l'Amérique arctique, si ce n'est comme une région pouvant receler un raccourci vers la Chine. Quant à ses habitants, certains cartographes s'inspirèrent de croyances scandinaves du Moyen Age, diffusées vers 1360 dans l'Inventio Fortunatae, à savoir que des Pygmées vivaient sur une des grandes îles entourant le pôle ; ces îles étaient séparées entre elles par des courants marins libres de glaces (en raison du long ensoleillement estival, pensa-t-on au XVIe siècle), confluant vers le nord où elles se rejoignaient en un maelström polaire tourbillonnant autour du Pôle, matérialisé, lui, par un piton rocheux. Cette représentation fantasmatique figure en bonne place sur la carte de l'Arctique de Mercator, parue pour la première fois dans l'édition posthume de son Atlas, en 1595 (Saladin d'Anglure, 1979). Il s'agit d'une des premières cartes à projection polaire stéréographique, consacrée spécifiquement à l'Arctique. 

Mercator instaurait, on le comprit plus tard, une nouvelle cartographie scientifique qui allait influencer des générations de cartographes, mais elle comportait aussi des éléments d'une extrême fantaisie. La projection polaire permettait certes d'éviter, pour les hautes latitudes, les grandes distorsions inhérentes aux planisphères terrestres qui utilisaient des projections cylindriques, ou coniques, mais, en concentrant l'attention sur l'Arctique, elle en amplifiait la méconnaissance et les fausses représentations, et en accentuait par le fait même l'étrangeté. 

Le mythe des Pygmées arctiques fut sans doute conforté par la petite taille des Inuit, engoncés dans leurs vêtements de fourrure et souvent vus de loin par les premiers navigateurs ; par la présence aussi de "grues" (en fait des grands hérons) aperçues le long des côtes, un oiseau dont les œufs sont la nourriture de choix des Pygmées selon le mythe grec. C'est ainsi que du vivant de Mercator, et environ cinquante ans avant la publication de sa carte polaire, le cartographe français Descellier, en rendant compte des découvertes de Jacques Cartier au Canada, illustra une carte du continent nord-américain (1550) avec un groupe de Pygmées livrant bataille à un troupeau de grues, sous l'œil indifférent de licornes ; la scène se passe non loin d'habitations en forme d'iglous et figure dans la partie nord, nord-ouest de sa mappemonde, la partie qui laisse le plus à désirer en précision géographique (Saladin d'Anglure, 1992b). Fidèle aux pratiques de son temps, il remplissait de textes et d'images plus ou moins fantaisistes les zones les moins certaines de ses cartes. La croyance en l'existence de Pygmées arctiques aura longue vie, puisque Corneille de Pauw, dans les Suppléments de la Grande Encyclopédie parus en 1768, parle encore de Pygmées septentrionaux, à propos des Inuit (Esquimaux).

 

"Mer de Verrazzano". "mer de l'Ouest"
et faux "Passages du nord-ouest"

 

Plus la connaissance de la façade atlantique de l'Amérique du Nord gagnait en précision, à partir du milieu du XVIe siècle, sans que l'on y découvre le passage recherché, plus le désir de connaître la configuration de sa façade arctique et pacifique, croissait en intensité. Trouver une voie, au nord des colonies espagnoles, pour rejoindre l'ouest ou le nord-ouest du continent, devint un objectif mis à prix par plusieurs États européens. 

Ce mythe de l'Ouest que l'on croyait proche de l'Extrême-Orient et de ses richesses, était alimenté par toutes sortes de fausses représentations ou de malentendus. À commencer par une carte dressée par Verrazzano, envoyé par François Ier pour découvrir de nouvelles terres en Amérique, au nord de celles déjà découvertes par les Espagnols. Sur cette carte figure à la hauteur du Cap Hatteras, entre la Floride et le Cap Cod, sur la côte atlantique de l'Amérique, un isthme, semblable à celui de Panama, qui coupe le continent nord-américain en deux. De l'autre côté de cet isthme figure une mer que l'on nomma "mer de Verrazzano" et que l'on croyait communiquer avec la mer de Chine, ou mer du Sud, ou océan Pacifique, selon les époques (julien, 1979). 

Plusieurs tentatives d'établissement par les Français, les Espagnols et les Anglais sur cette côte, à proximité de l'isthme présumé, ont été influencées par cette carte, aux XVIe et XVIIe siècles, en particulier la première colonie anglaise de Virginie (Broc, 1980). Elle fut reprise et vulgarisée par le grand cartographe Sébastien Münster (1540), par Battista Agnese (1540), par Descellier (1544), puis par Lok (1582) et par John Farer dont la carte de Virginie indique la mer de Chine juste de l'autre côté de la chaîne des monts Appalaches. Cette carte de Farer sera reproduite jusqu'au milieu du XVIle siècle dans plusieurs ouvrages anglais sur la Virginie (Bersani & al., 1991 ; 115). 

Un peu plus au nord, dans la colonie française de Nouvelle-France, où la recherche d'un passage navigable vers l'Orient Motiva les premières explorations, se développa un autre mythe géographique, à savoir qu'il existait au cœur des terres qui constituent le Canada actuel, une mer accessible par le nord-ouest ou par l'ouest, la "mer de l'Ouest", communiquant avec la mer du Sud (l'océan Pacifique). Transposition de la mer de Verrazzano, mauvaise interprétation des réponses d'informateurs amérindiens, confusion avec les grands lacs, avec la baie James ou la Baie d'Hudson, ou désinformation entretenue par les concurrents de la France, sans doute toutes ces causes ont-elles dû se combiner. Mais cette fausse représentation allait se propager à travers les rapports de voyageurs, de missionnaires jésuites ou de Gouverneurs du Canada et perdurer à travers les siècles (Emmanuel, 1959), avec plus ou moins de force, jusqu'à ce que l'on parvienne à traverser et à cartographier le continent d'est en ouest, à la fin du XVIIIe siècle. 

Entre 1736 et 1751, des explorateurs français, comme Pierre de la Vérendrye et ses fils, ou Boucher de Niverville, avaient bien poussé la recherche de cette mer de l'Ouest, depuis les Grands Lacs jusqu'aux contreforts des Montagnes Rocheuses, mais la guerre avec l'Angleterre qui reprit en 1754 et s'acheva avec la perte du Canada par la France mit fin aux explorations terrestres françaises dans l'ouest et le nord-ouest canadien. 

La survivance, en France, d'un tel mythe jusqu'à la fin du XVIIIe siècle a de quoi surprendre, mais on la doit surtout à deux géographes, Buache et Delisle, qui présentèrent à l'Académie des Sciences de Paris leur "Carte des nouvelles découvertes au nord de la mer du Sud, tant à l'est de la Sibérie et du Kamtchatka qu'à l'ouest de la Nouvelle France" en 1750 (Carte 17). Carte qui fut suivie quelques années plus tard par d'importants commentaires écrits, publiés par les mêmes auteurs, sur le raccourci nordique vers la Chine représenté sur la carte (Saladin d'Anglure, 1984a). 

La famille Delisle s'était illustrée au service du Roi de France dès la fin du XVIIe siècle, avec Guillaume Delisle devenu premier géographe du Roi (1718), après que son père eut enseigné la géographie au Régent ; l'un de ses frères mourut au cours de la grande expédition russe envoyée dans le nord du Pacifique sous la direction de Bering qui y perdit aussi la vie. C'est un autre de ses frères, Joseph Nicolas Delisle, chargé de l'organisation de la seconde expédition dirigée par Bering, qui produisit cette carte avec Philippe Buache, gendre de Guillaume Delisle. Buache, devenu à son tour premier géographe du Roi (1729), puis précepteur des enfants royaux de France et membre de l'Académie des Sciences, est considéré comme un des fondateurs de la géographie physique à cause de sa théorie des bassins hydrographiques. 

Carte 17.
Carte des nouvelles découvertes au nord de la mer du Sud
(redessinée d'après De L'Isle, 1750)

 

Leur carte représente, comme celle de Mercator cent cinquante ans plus tôt, un sommet quant à la qualité technique du tracé, de la projection et des coordonnées ; et pourtant, la partie nord-ouest de l'Amérique et la partie orientale du Détroit de Bering y sont traités de façon tout à fait fantaisiste, avec une "mer de l'Ouest" située entre les Montagnes Rocheuses et la côte du Pacifique, véritable mirage français, ravivé par la remise à jour des pseudo-découvertes du navigateur de Fuca. La famille Delisle avait très tôt prêté foi à la prétendue découverte faite au début du XVIIe siècle par deux Espagnols, Jean de Fuca (1592) et Martin d'Aguilar (1603), à partir des côtes californiennes, de deux détroits conduisant à la fameuse "mer de l'Ouest" (Kish, 1980). Cette découverte aurait été tenue secrète pour ne pas en faire profiter les pays compétiteurs de l'Espagne. 

En plus de la représentation fantaisiste de la mer de l'Ouest, cette carte décrit de façon très explicite un "Passage du Nord-Ouest", en s'appuyant sur la redécouverte d'une lettre (apocryphe) de l'Amiral de Fonte. Ce dernier qui était parti du Pérou en 1640, y affirmait avoir trouvé sur la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord un passage navigable conduisant dans les eaux arctiques, au nord de la Baie d'Hudson. Il est prouvé que cette lettre était un faux. Mais comme ces données fantaisistes, qui figuraient au nord-ouest de l'Amérique sur la carte de Buache et Delisle, faisaient pendant aux authentiques données nouvelles recueillies au nord-est de la Sibérie par l'expédition de Bering à laquelle avait été associé Delisle, elles se trouvaient par le fait même fortement accréditées par les deux savants reconnus (Kish, 1980). 

Elles figureront ainsi dans la Grande Encyclopédie, ce qui n'est pas surprenant quand on sait que le cartographe de l'Encyclopédie était un disciple de Buache. D'Alembert entretenait de son côté une correspondance suivie avec Phipps, à propos de la route polaire vers la Chine, et Malesherbes, le protecteur des Encyclopédistes, aida Chateaubriand à préparer son voyage en Amérique dans le but de rechercher le "Passage du Nord-Ouest". Avec de tels supporters de ces fausses représentations, il était très difficile d'en faire ouvertement la critique (Saladin d'Anglure, 1984a). 

Après la mort de Buache (1773), son neveu et disciple, J.N. Buache de la Neuville, se fera le plus ardent défenseur des idées et de l'œuvre de son oncle, jusqu'à sa mort en 1825. Titulaire d'une chaire à l'École Normale Supérieure (1794) et membre de l'Institut, c'est lui qui rédigera en 1785 les instructions nautiques géographiques pour l'expédition de La Pérouse, en tant que premier hydrographe de la Marine. Dans ces instructions il fait encore référence à de Fuca et à de Fonte, comme sources dignes de foi. La Pérouse rejoindra donc en 1786 les côtes de l'Alaska, aux environs du 60' de latitude Nord, là-même où la carte de Buache et Delisle situait le débouché dans l'océan Pacifique (la mer du Sud), du Passage du Nord-Ouest. Puis, ne l'ayant pas trouvé, il longera la côte en descendant vers la Californie, jusqu'aux environs du 40' de latitude Nord, sans avoir trouvé les détroits conduisant à la mer de l'Ouest qu'elle indiquait (Bersani, 1991). 

Après la disparition de La Pérouse, en 1788, ce fut au tour de l'Espagne d'envoyer, sans plus de succès, des expéditions (1788-1792) pour reconnaître cette même côte qu'elle disputait aux Anglais, avec le même objectif d'y découvrir le passage et les détroits. L'Angleterre, enfin, y enverra une expédition dirigée par George Vancouver. Ce dernier en arrivera à la même conclusion que ses prédécesseurs. La mer de l'Ouest n'existait pas, et le Passage du Nord-Ouest ne pouvait se trouver qu'à des latitudes beaucoup plus élevées. 

Toutes ces expéditions, depuis celle, pionnière, de Cook dans la région, en 1778, étaient équipées du nouveau chronomètre portatif mis au point en Angleterre pour le calcul de la longitude en mer, ou de la nouvelle horloge marine mise au point en France. Toutes rapportèrent des cartes au tracé scientifique et définitif. Elles marquèrent la fin des deux mythes géographiques. La recherche d'un raccourci maritime se poursuivrait néanmoins pendant tout le XIXe siècle, à travers les îles du haut-arctique et celle d'un raccourci terrestre, à travers les Montagnes Rocheuses, dans la première moitié du siècle. Mais les moyens scientifiques et techniques qui seront alors mis en jeu seront sans commune mesure avec ceux des siècles précédents. Une certitude était néanmoins maintenant acquise, l'existence d'un détroit (Bering) séparant l'Asie de l'Amérique, le détroit d'Anian des anciennes cartes. On savait aussi que s'il existait un passage du Nord-Ouest, il aboutissait forcément au détroit de Bering. 

Si nous avons accordé beaucoup d'importance aux fausses représentations du passage du Nord-Ouest attribuées à l'Amiral de Fonte, c'est qu'elles sont parmi les plus aberrantes, et sans doute celles qui ont suscité pendant le plus longtemps des recherches appuyées par d'importants moyens scientifiques. De nombreuses autres fausses représentations du "passage" ont également vu le jour, au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Elles émanent de navigateurs venus de l'Atlantique qui crurent le découvrir, le temps d'une expédition, sur les côtes du Labrador, de la Terre de Baffin ou de la Baie d'Hudson. Pratiquement toutes les baies qui portent sur les cartes anglaises le nom d'Inlet, dans ces régions, furent à un moment ou l'autre, prises pour le fameux passage.

 

L'Amérique arctique : un non-lieu politique

 

Après avoir été longtemps un non-lieu géographique, l'Amérique arctique est ensuite devenue un non-lieu politique au sein des régions arctiques, et ce, pour plusieurs raisons : tout d'abord parce qu'elle ne fut explorée systématiquement, appropriée et colonisée par les Européens qu'assez tardivement, comparativement à l'Arctique européen et sibérien ; ensuite parce que son appropriation fut l'objet d'une très vive compétition entre les divers pays de l'Atlantique Nord, ce qui explique son morcellement actuel. Il contraste singulièrement avec l'unification politique de la Sibérie sous l'autorité russe. Enfin, ce non-lieu se reflète dans la diversité de sa désignation (Groenland, Labrador, Québec arctique, Arctique canadien, Alaska) résultat de son morcellement politique et de la méconnaissance de son unité culturelle, à savoir qu'un même peuple, les Inuit, occupe ses zones de toundra et ses côtes, sur des milliers de kilomètres. Plusieurs groupes amérindiens (athapascans et algonkiens) y côtoient cependant les Inuit, mais ce sont tous des peuples de la forêt boréale, à la différence des Inuit, peuple de la toundra. 

À cette diversité et à ce morcellement, s'oppose par contraste l'unicité du terme "Sibérie", qui désigne pratiquement l'ensemble de l'empire colonial asiatique russe, au-delà de l'Oural. Ce terme comporte néanmoins une profonde ambiguïté, lui qui, dans notre imaginaire, a une forte connotation arctique, alors qu'il recouvre en fait une très vaste étendue territoriale allant de la latitude 45˚ Nord (celle de Vladivostok, comparable à celle de Bordeaux), dans sa partie méridionale, jusqu'au delà du cercle polaire, au 75˚ Nord (Péninsule de Taïmyr), et qu'il comprend donc des zones arctiques, subarctiques et tempérées, habitées par une multitude d'ethnies d'origines fort diverses. Du côté de l'Arctique européen aussi, un terme unique "Laponie", désigne un territoire beaucoup moins étendu que les deux premiers, mais qui exprime clairement l'unité culturelle de ses habitants, en dépit de leur division par les frontières politiques de quatre États (Russie, Finlande, Suède et Norvège).

 

Le "Grand Jeu" américain
et le morcellement de l'Arctique

 

Avec l'éviction de la France du Canada (Traité de Paris, 1763) et donc de toute prétention sur l'Amérique arctique, comme aussi de toute recherche, Par l'est du continent, du passage du Nord-Ouest, l'Angleterre semblait avoir éliminé tous les concurrents qui lui disputaient la recherche et l'appropriation du passage tant convoité depuis deux siècles et demi. L'Espagne cantonnée à la Floride sur l'Atlantique Nord, restait active en Nouvelle-Espagne (Mexique) et, de sa province de Californie, faisait des explorations le long des côtes de l'Orégon, que commençaient à revendiquer l'Angleterre et la Russie. Le Portugal avait abandonné toute visée nordique ; la Hollande aussi qui avait mis la main sur une partie de l'empire colonial portugais. Le Danemark avec sa colonie du Groenland était plutôt considéré comme un partenaire par l'Angleterre. Cette dernière, appuyée sur ses colonies américaines et sa Compagnie de la Baie d'Hudson, contrôlait toute la côte atlantique de l'Amérique du Nord, depuis le nord de la Floride jusqu'à la Baie d'Hudson. Restait la Russie, seule autre puissance arctique, qui s'était approprié la Sibérie orientale et avait commencé, en 1741, l'exploration des deux rives du détroit de Béring (le détroit d'Anian des cartes anciennes) et la côte pacifique de l'Amérique. 

Cette suprématie britannique s'était imposée progressivement depuis le traité d'Utrecht (1713) qui transférait à l'Angleterre les droits sur les terres arctiques de la Baie d'Hudson que la France avait jusque là revendiqués (Carte 18). Mais la Révolution américaine et l'Indépendance des treize colonies britanniques, réalisées avec la complicité de la France, allaient infliger à l'Angleterre une des pires humiliations de son histoire. L'Indépendance des États-Unis aurait aussi d'importantes répercussions sur l'appropriation et le redécoupage des territoires arctiques. 

Carte 18.
Revendications territoriales européennes au milieu du XVIIIe siècle 

Source : B. Saladin d'Anglure & F. Morin. D'après Wexler A., 1995,
Atlas of Westward Expansion, Facts on File Inc. New York
 

Carte 19.
Revendications territoriales européennes à la fin du XVIIIe siècle 

Source : B. Saladin d'Anglure & F. Morin D'après Wexler A., 1995,
Atlas of Westward Expansion, Facts on File Inc. New York.

Les États-Unis d'Amérique, implantés sur les côtes de l'Atlantique avaient en effet hérité des mêmes rêves d'enrichissement par le commerce avec l'Asie, des mêmes fantasmes géographiques sur le Nouveau Monde et sur les raccourcis nordiques vers la Chine, qui prévalaient en Angleterre. Ces rêves, fantasmes et représentations s'exprimaient alors par une direction, l'ouest, par une frontière, celle de l'océan Pacifique, par un passage, celui du nord-ouest. Le chemin était long néanmoins pour ces nouveaux challengers des Anglais, s'ils tentaient eux aussi de réaliser ces rêves, entourés qu'ils étaient par des territoires anglais (Canada), espagnols (Floride, Louisiane et Nouveau-Mexique) et français (Louisiane rétrocédée par l'Espagne en 1800) (Carte 19). 

L'achat par les États-Unis de la Louisiane à la France, en 1803, marqua le point de départ de leur grande aventure vers le nord-ouest, à partir du "Territoire du Nord-Ouest" « ancien territoire promis aux Indiens par la Grande Bretagne en 1763), qui leur avait été concédé par la Grande Bretagne au Traité de Versailles (1783). La même année Jefferson envoya une expédition pour reconnaître une route vers le Pacifique. Une partie de bras de fer commençait entre les États-Unis et l'Angleterre pour le contrôle des régions nord-ouest et arctiques de l'Amérique du Nord ; nous l'appellerons le Grand leu américain. (L'expression "Grand jeu", en anglais "Great Game", fait partie du vocabulaire politique britannique pour désigner l'antagonisme anglo-russe en Asie, aux XIXe et XXe siècles. Il s'agissait pour les Anglais d'empêcher à tout prix les Russes d'atteindre les mer chaudes d'Asie. Nous en étendons ici l'usage à l'Amérique, par analogie.) 

Le Grand leu américain fut mené par l'Angleterre pour contrer l'expansionnisme des États-Unis vers l'ouest, le nord-ouest et l'Asie, à l'instar du Grand leu asiatique, mené aussi par l'Angleterre, pour contrer l'expansionnisme russe vers la Chine, le nord-est et les mers chaudes. Grands jeux qui auront de part et d'autre leur prolongement arctique. 

La reprise de la guerre (1812-1814) entre les États-Unis et l'Angleterre s'acheva par la reconnaissance des extensions territoriales américaines à l'ouest (Louisiane) et la rectification de la frontière USA/Canada, à l'ouest des grands lacs, avec quelques gains pour les premiers ; les parties s'entendirent pour retenir le 49˚ parallèle comme limite nord des États-Unis, entre les Grands Lacs et les Montagnes Rocheuses. Mais la rivalité se déplaça vers l'ouest, "sur le territoire de l'Orégon, objet d'une concurrence entre les Russes (présents en pleine Californie depuis le début du XIXe siècle), Américains (établis à Astoria, au débouché de la Snake River) et Britanniques (installés à Vancouver et Victoria) (Foucher, 1988 ; 370). Quant aux Espagnols, ils avaient abandonné toute revendication territoriale au nord de la Californie (42' parallèle Nord), par le Traité de Florida Blanca, signé avec les États-Unis en 1819. 

Le Tsar ayant publié, en 1821, un oukaze étendant la frontière méridionale du territoire russe d'Amérique (l'Alaska) jusqu'au 51˚ parallèle, les États-Unis firent rectifier, en 1824, cette frontière au 54˚ degré de latitude Nord. Et en 1825, l'Angleterre imposa à son tour aux Russes le 141˚ degré de longitude comme limite orientale de l'Alaska, et, pour la côte méridionale, la première chaîne de montagne en partant de la côte (Carte 20). 

Américains et Anglais s'entendirent alors pour exploiter ensemble le territoire de l'Oregon. Cette exploitation conjointe dura jusqu'en 1846, lorsque, par le Traité d'Oregon, les deux parties décidèrent de partager tout simplement en deux le territoire convoité, l'Angleterre s'appropriant la partie nord et les États-Unis la partie sud. Ainsi des frontières reconnues délimiteraient dorénavant de l'Atlantique au Pacifique, l'Amérique du Nord britannique et les États-Unis, entre une Amérique du Nord espagnole, au sud-ouest et une Amérique du Nord russe, au nord-ouest. 

La Grande-Bretagne, au sommet de sa puissance après sa victoire sur Napoléon, avait reconverti une part de ses activités et de ses ressources navales, militaires et commerciales de l'aire européenne à celle des Amériques, notamment dans les régions circumpolaires avec la reprise systématique par l'Amirauté britannique de l'exploration arctique et de la recherche du "Passage du Nord-Ouest" (entre autres les Expéditions de John Ross, d'Edward Parry et de John Franklin à partir de 1818). Elle utilisera, à la fin du siècle, cette implication dans l'exploration pour justifier sa mainmise unilatérale sur l'Archipel arctique. 

La guerre civile américaine marqua une nouvelle phase dans le "Grand jeu américain", en suscitant de nouvelles alliances extérieures, comme celle de la Russie avec les Nordistes, qui bénéficièrent de l'aide et de la protection de la flotte russe, et celle de l'Angleterre avec les Sudistes. Ainsi se trouvait transposé dans l'aire nord-américaine, l'antagonisme anglo-russe asiatique. 

La victoire des Nordiste en 1865 eut des répercussions dans l'Arctique puisque qu'en 1867, la Russie vendit l'Alaska aux États-Unis, avant que la Grande Bretagne ne tente de le lui enlever par la force. Il s'agissait en effet d'un territoire d'où l'on pourrait contrôler le trafic maritime passant par le Détroit de Béring, le jour où l'on découvrirait le passage du Nord-Ouest. La guerre de Crimée avait démontré la faiblesse de la flotte russe et son incapacité à défendre une contrée aussi éloignée de ses bases que l'Alaska. 

La réaction anglaise à cette transaction ne se fit pas attendre, et quelques mois plus tard était mise sur pied la première Confédération canadienne, avec l'Acte de l’Amérique du Nord Britannique, regroupant les colonies anglaises depuis l'Atlantique (à l'exclusion de Terre-Neuve qui n'y entra qu'en 1949, et de l'Île du Prince Edouard qui entra en 1873) jusqu'aux Grands Lacs. Au nord et à l'ouest du nouveau Dominion s'étendait le territoire alloué par la Couronne britannique, deux siècles plus tôt, à la Compagnie de la Baie d'Hudson. La Couronne le lui racheta en 1869 pour l'offrir à la Confédération canadienne en 1870 qui l'intégra à ses Territoires du Nord-Ouest de la Baie d'Hudson ; puis elle fit de fortes pressions sur la Colombie Britannique qui avait choisi de se joindre aux États-Unis, pour qu'elle rejoignit plutôt la Confédération canadienne. Dans ce grand jeu géo-politique dont le prochain acte sera, en 1880, l'appropriation unilatérale par la Grande Bretagne de l'Archipel arctique et sa cession au Canada, les Anglais reconstituaient peu à peu un nouvel Empire nord-américain, un siècle après leur déconvenue face à l'indépendance des États-Unis qui leur opposaient depuis une concurrence impitoyable. 

Le passage du Nord-Ouest ne sera véritablement ouvert -c'est-à-dire une liaison maritime entre l'Atlantique Nord et le Pacifique, en passant par le détroit de Béring - qu'au début du XXe siècle, par le navigateur Amundsen, après trois hivernages dans l'Arctique. Il démontra par là l'illusion d'un raccourci navigable par l'Arctique pour passer d'un océan à l'autre avec les moyens techniques disponibles à l'époque.  

Carte 20.
"Le Grand Jeu politique" en Amérique du Nord entre les États-Unis, l'Espagne,
la Russie et la Grande-Bretagne, dans le premier tiers du XIXe siècle

Source : B. Saladin d'Anglure & F. Morin. D'après Wixler A., 1955,
Atlas of Westward Expansion, Facts on File Inc., New York.

Au début des années 1930, les Russes démontrèrent cependant qu'il était possible avec des brise-glaces d'ouvrir le passage du Nord-Est, au large de la Sibérie. Toute la Sibérie du Nord est maintenant ravitaillée par des brise-glaces atomiques. Le manque d'unité politique dans l'Amérique arctique et les dissensions qui subsistent entre les États-Unis et le Canada quand à la souveraineté des eaux arctiques, où se trouve le passage, ont jusqu'à présent fait échouer tous les projets qui allaient dans ce sens. Les États-Unis et plusieurs autres états prétendent en effet que le passage du Nord-Ouest est une voie internationale, ce que dénie le Canada. 

En fait le percement du canal de Suez et de celui de Panama, ainsi que la construction de chemins de fer transcontinentaux en Amérique du Nord, avaient ouvert de nouvelles perspectives, plus méridionales, dans les communications entre l'Occident et l'Extrême Orient. Par contre les liaisons aériennes intercontinentales récentes et la navigation avec sous-marins atomiques, ont remis à l'honneur les voies polaires comme étant le plus court chemin entre ces deux régions stratégiques du Monde. 

C'est ainsi que quatre siècles après l'appropriation de l'Amérique du Sud par les pays ibériques, les terres circumpolaires de l'Amérique du Nord furent, elles aussi, partagées, vendues, découpées par des Européens du Nord ou leurs descendants. La colonisation et l'exploitation de ces territoires éloignés se traduisirent par la fragmentation territoriale d'un écosystème relativement homogène avec une population assez uniforme en dépit de sa dispersion. 

L'Amérique arctique a été colonisée, comme nous l'avons dit plus haut, par les Russes (Sibérie orientale et Alaska), par les Dano-norvégiens (Groenland), par les Américains (Alaska) par les Anglais (nord-canadien) et temporairement par les Français (côte du Labrador). Ses habitants, les Inuit ont été évangélisés par plusieurs confessions chrétiennes (Moraves, Luthériens, Anglicans, Catholiques, Orthodoxes...) dans des langues différentes (allemand, danois, anglais, russe, français...). Face à l'immense défi du non-lieu politique résultant des frontières qui divisent leur pays :frontières nationales, linguistiques, religieuses et économiques nées de l'appropriation et de la colonisation par des États-Nations de souche européenne, les Inuit ont réagi, et nous allons voir comment. 

 

L'Amérique arctique :
Un "Nouveau-Monde" politique inuit

 

Avec la seconde guerre mondiale, l'Amérique arctique va prendre une importance stratégique qu'elle n'avait encore jamais eue auparavant, tant dans l'Atlantique Nord, que dans le Pacifique Nord. Les Allemands avaient, dès le début de la guerre, occupé le Danemark, et tentaient d'établir des bases de sous-marins au Groenland, colonie danoise, dans le but d'entraver le trafic maritime des alliés dans l'Atlantique Nord. Pour faire face à cette menace, les Américains décidèrent, avec la collaboration de l'Ambassadeur du Danemark à Washington, de prendre en charge le contrôle du Groenland et d'y construire des bases militaires. Ils s'entendirent aussi avec les autorités canadiennes pour construire et opérer des bases aériennes dans l'Arctique canadien, comme ce fut le cas à Chimo (Kuujjuaq), qui devint plus tard la capitale régionale du Québec arctique. 

A l'autre extrémité de l'Amérique du Nord, les Japonais s'emparèrent en juin 1942, de l'île de Kiska, dans les Aléoutiennes, qui sera reprise un an plus tard, par les Américains à partir de leur base de Dutch Harbour, située sur une autre île de l'archipel, aux confins de l'aire inuit. 

En dépit de la fermeture des bases, à la fin de la guerre, la militarisation reprit de plus belle, au début des années cinquante, en raison de la guerre froide entre l'URSS et les États Unis ; elle allait faire de l'Arctique américain une zone militaire stratégique, et, partant, un enjeu géo-politique et scientifique. Compte tenu du fait que la route polaire était le plus court chemin aérien entre les États Unis et l'Union Soviétique, et que cette dernière avait la capacité d'attaquer des cibles, en territoire américain, avec des bombardiers à long rayon d'action et dotés d'un armement nucléaire, les États Unis et le Canada élaborèrent une nouvelle Politique militaire en Amérique du Nord (Halstead, 1989), notamment l'installation d'une ligne de radars, la Dew Line (Distant Early Warning), dans le Haut Arctique (69e parallèle Latitude Nord), véritable épine dorsale d'un vaste système de défense antiaérien, appuyé par des bases réparties entre l'Alaska et l'Arctique canadien (Carroll, 1968 ; Poniatowski, 1958). 

Par ailleurs, le Danemark conclut en 1951 avec les États-Unis, dans le cadre de l'OTAN, un accord bilatéral sur la défense du Groenland qui permettait la réorganisation des bases militaires américaines, et l'installation de nouvelles bases. C'est ainsi que fut établie, en plein territoire inuit, la base aérienne de Thulé (cf. Carte 21). 

L'Amérique arctique se voyait ainsi assigner le rôle de bouclier des États-Unis, face à l'Arctique soviétique devenu une des zones les plus militarisées de l'URSS (Young, 1992). Le détroit de Bering, d'antique voie de passage qu'il était entre l'Asie et l'Amérique, fut transformé en une zone frontière sans doute la mieux gardée du monde, par les Russes d'un côté et par les Américains de l'autre. 

Deux événements majeurs, en rapport avec cette évolution, vont marquer la période, le premier est la fin du statut de colonie pour le Groenland (1953) qui, de plus ancienne colonie européenne du monde circumpolaire inuit, devint partie intégrante du Danemark, par un amendement à la Constitution de ce pays. L'objectif de l'opération, d'ailleurs souhaitée par l'intelligentsia groenlandaise, était l'intégration de la population autochtone dans le système juridique, administratif et politique danois. 

Le second événement, survenu six ans plus tard (1959), est le passage de l'Alaska, du statut de territoire fédéral, à celui de 49e État des États-Unis. Avec l'afflux de personnels militaires et de leurs dépendants, d'industries nouvelles et de nouveaux colons, la population non-autochtone était devenue pour la première fois majoritaire (Chance, 1984). Cette transformation marquait la fin du long processus de transformation des anciens Territoires autochtones, en des États, dominés par les intérêts euro-américains, processus entamé dès les lendemains de la guerre d'indépendance américaine.
 

Carte 21.
L'Amérique arctique dans les années 1950, une zone militaire stratégique

Source : D'après M. Poniatowski, 1958,
Histoire de la Russie d’Amérique
et de l'Alaska, Paris.

Ces événements entraînèrent, tant chez les Inuit du Groenland que chez ceux d'Alaska, une prise de conscience nouvelle, des dangers inhérents à une normalisation définie à partir du modèle occidental. En Alaska, les besoins de la défense militaire, les découvertes de gisements miniers, et certains mégaprojets comme le projet Chariot (il s'agissait de construire un port sur la côte nord-ouest de l'Alaska, en procédant à une série d'explosions atomiques souterraines ; cf. Burch, 1984) de la Commission de l'Énergie atomique U.S. (1959), ne furent sans doute pas étrangers à ces changements de structures qui permettaient d'exproprier facilement les habitants de la plus grande part de leurs terres. Bien que l'Organic Act de 1884 spécifiait que les indigènes d'Alaska ne seraient pas dérangés dans l'utilisation et l'occupation de leur territoire, la détermination de leurs droits fonciers avait été laissée à la discrétion du Congrès ; or, l'Acte établissant le nouvel État spécifiait que ce dernier pourrait s'approprier le quart du territoire alaskien (100 millions d'acres sur 375 millions). 

La réaction des autochtones fut lente à s'exprimer ; il fallut des crises, comme celle provoquée par le projet Chariot évoque plus haut, puis celle suscitée en 1961 par l'interdiction de la chasse au canard sauvage (traditionnellement très importante dans l'économie saisonnière indigène), en vertu d'ententes internationales (le traité protégeant les oiseaux aquatiques migrateurs, signe par le Mexique, les États-Unis et le Canada, sans que les autochtones aient été consulté ; cf. Burch, 1984), pour qu'enfin un mouvement collectif autochtone voit le jour.

 

De l'autochtonie pan-arctique à l'identité inuit

 

Pour la première fois depuis la colonisation, des Inuit allaient s'associer à des revendications en s'appuyant sur des critères ethniques et en se prévalant de leurs droits en tant qu'autochtones. Mais dans une première phase, ces revendications respecteraient le cadre étatique et aucune ne se référerait à une réalité pan-inuit (Dahl, 1988). 

En 1967, huit associations autochtones formèrent l'Alaska Federation of Natives et présentèrent une revendication de trois cent soixante dix millions d'acres de terres auprès du Gouvernement fédéral. C'était la revendication la plus importante de toute l'histoire des États-Unis (Burch, 1979). L'Alaska Native Claims Settlement Act (ANCSA), de 1971, proposa une solution aux autochtones sous la forme d'une répartition à leur profit de 40 millions d'acres de terres et de près d'un milliard de dollars, en compensation de l'extinction de leurs droits fonciers ancestraux. Ils acceptèrent. Ce fut la première d'une série d'ententes réglant la question des droits territoriaux en pays inuit où le boum du pétrole et du gaz était en train, depuis 1968, de provoquer bien des bouleversements. Cette entente allait influencer les Inuit des États-Nations voisins, à commencer par ceux du Canada, notamment ceux du Québec arctique. 

À la même époque (1971), en effet, fut annoncé par le Premier Ministre du Québec un mégaprojet hydroélectrique dans le Nouveau-Québec, destiné à alimenter en électricité le sud de la Province. Quand le projet débuta, l'Association Inuit du Québec nordique et le Grand Conseil des Cris, dont les territoires étaient directement mis en cause, y firent opposition en justice et, dans un premier temps, obtinrent gain de cause. Par la suite une entente fut conclue entre ces associations et les deux paliers de Gouvernements (provincial en 1976, et fédéral en 1977), entente qui éteignait, moyennant compensation financière (soixante millions de dollars), les droits de propriété des autochtones sur leurs terres, à l'exception de zones spécifiques attribuées à chacune des corporations villageoises, créées en vertu de l'entente. Connue sous le nom d'"Entente de la Baie James", cet accord fut entériné par la majorité de la population autochtone, mais un tiers environ des Inuit du Québec, ceux qui animaient le mouvement coopératif, refusèrent l'extinction de leurs droits ancestraux (Saladin d'Anglure, 1984b) et firent dissidence en créant leur propre association, l'Inuit Tungavingat Nunamini. 

Comme dans le cas de l'Alaska, l'entente entraîna un bouleversement administratif, juridique et politique dans la région ; mais à la différence de la première, elle toucha des domaines beaucoup plus étendus comme l'éducation, la culture etc. Au Groenland pendant ce temps, de jeunes leaders politiques, éduqués pour la plupart au Danemark, avaient commencé, dès les années 1970, à se radicaliser et à vouloir se démarquer des Danois, en réclamant plus de pouvoir et la possibilité de trouver des solutions groenlandaises à leurs problèmes. 

Alors que les discussions, négociations et revendications avaient pour les divers groupes inuit de l'Arctique été jusque là conduites à l'intérieur de chaque État, entre habitants d'une même région, qu'il s'agisse d'Inuit, d'Indiens et de Blancs, une rencontre internationale sur l'impact des récentes découvertes de pétrole et de gaz dans l'Arctique (Petersen, 1984) rassembla en France, au printemps 1973, des délégués autochtones provenant de divers États (Nord canadien, Groenland). Après avoir échangé leurs expériences et découvert qu'ils partageaient les mêmes problèmes, les délégués autochtones prirent la décision d'organiser eux-mêmes, six mois plus tard, un Congrès des Peuples Arctiques. 

Ce congrès se tint à Copenhague en novembre 1973 ; ce fut la première rencontre internationale organisée par des peuples autochtones pour discuter de leurs problèmes. Il y avait là des représentants des associations sami (de la Norvège, de la Suède et de la Finlande), des associations indiennes (du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest) et des associations inuit (du Groenland et du Canada) ; les délégations d'Alaska et les représentants politiques du Groenland n'avaient pas pu venir (Petersen, 1984). On s'aperçut très vite au cours des présentations et des discussions que les participants s'exprimaient de façons très différentes. Beaucoup manifestaient avec émotion leurs frustrations et se présentaient comme des victimes. Les Groenlandais, par contre, étaient très déterminés et exprimaient avec force leur volonté d'obtenir l'autonomie politique ("Home Rule") pour le Groenland, même si les négociations avec le gouvernement danois n'avaient Pas encore réellement commencé (Kleivan, 1992). Un groupe de travail fut constitué afin de donner suite à cette première rencontre internationale entre autochtones de l'Arctique, mais pour diverses raisons, dont le manque de fonds, les problèmes de distance et de communication et les implications des délégués dans leurs propres pays, elle n'eut pas de lendemain. 

L'autochtonie arctique avait provoqué l'étincelle de la coopération transnationale, mais c'est l'ethnicité inuit qui allait fournir le nouveau cadre pour la poursuite et le développement de ces efforts. L'initiative vint des Inuit d'Alaska et en particulier d'Eben Hopson, premier maire du North Slope Borough, circonscription la plus au nord de l'Amérique et la seule en Alaska qui possédait une population en majorité inuit. Après avoir pris connaissance des rapports scientifiques sur les risques de pollution des prospections pétrolières off-shore au large des côtes canadiennes, dans la mer de Beaufort, et sur les dommages catastrophiques qui pouvaient en résulter pour les côtes alaskiennes, Eben Hopson décida de faire pression sur différentes personnalités politiques afin que soient élaborées des normes internationales pour la gestion des côtes arctiques (Brower & Stotts, 1984). 

Comme les compagnies multinationales et les agences de développement américaines étaient réticentes à répondre à son cri d'alarme et que seule l'exploitation des ressources énergétiques nouvelles semblait les intéresser, Eben Hopson comprit qu'il était temps pour les Inuit de prendre conscience qu'ils ne formaient qu'un seul peuple, et que là était leur force. Pour cela il fallait se concerter et agir ensemble. Il fallait mettre sur pied une organisation pan-inuit qui permettrait de promouvoir les intérêts propres des Inuit, de faire connaître au reste du monde leur identité, leur culture, étroitement reliée à l'environnement arctique, ainsi que leurs besoins (Rosing, 1985).

 

La "Conférence Inuit Circumpolaire" :
une ONG inuit transnationale

 

Pressé d'agir dans le sens d'une concertation internationale inuit et soucieux de promouvoir l'unité d'action des diverses organisations inuit, Eben Hopson organisa en juillet 1977 une rencontre à Barrow (Alaska) sur le thème "Les Inuit sous quatre drapeaux". Cinquante quatre délégués inuit et Yupik (dix-huit pour chacun des pays qui répondirent favorablement, le Groenland, le Canada et l'Alaska) se rendirent à son invitation, seuls les délégués sibériens manquaient à cette première assemblée Inuit circumpolaire. 

Ils adoptèrent le terme "Inuit" comme terme générique, au lieu d"'Esquimau", ethnonyme d'origine indienne rejeté par les Inuit du Canada, même si la majorité des Esquimaux d'Alaska ne se reconnaissaient pas vraiment sous le terme "Inuit" puisqu'ils se désignaient eux-mêmes comme Yupiit (une variante linguistique du terme inuit). Leur acceptation de se ranger sous la même bannière ethnique que les Inuit, leurs frères linguistiques et culturels du Nord et de l'Est (partageant la même grande culture et la même grande langue qu'eux, mais sans intercompréhension mutuelle), permit la construction, pour la première fois, d'un front commun ethnique inuit, qui se distinguait, et des autres peuples circumpolaires avec lesquels ils avaient pourtant pris pour la première fois conscience de leurs problèmes communs, et des organisations ethniques indiennes déjà très avancées dans leur prise de conscience politique en Amérique du Nord (Morin & Saladin d'Anglure, 1995). 

C'est lors de cette rencontre que fut décidée la création sur une base permanente de la "Conférence Inuit Circumpolaire" (CIC). Eben Hopson en fut élu président. Le projet de Charte présenté ne put cependant pas être adopté en raison du voeu exprimé par de nombreux délégués inuit d'en discuter d'abord avec les groupes régionaux qui les avaient élus. Un comité fut donc chargé du projet de charte et des consultations nécessaires, avant qu'il ne soit soumis à l'approbation d'une assemblée générale. Il ne fallut pas moins de trois ans pour que le projet aboutisse et soit présenté à l'Assemblée générale suivante de la Conférence Inuit Circumpolaire, à Nuuk, au Groenland (1980). 

Les Inuit du Groenland, qui venaient d'obtenir l'autonomie politique de leur territoire et un Gouvernement régional, donnèrent une impulsion nouvelle à l'organisation circumpolaire inuit. Ils avaient tenu à rendre conforme à leur "Home Rule" la nouvelle charte dont les grands principes furent adoptés à l'unanimité par l'Assemblée :

 

  • renforcer l'unité des Inuit de la région circumpolaire ;
  • promouvoir les droits et intérêts inuit au niveau international ;

  • assurer une participation inuit adéquate dans les institutions politiques, économiques et sociales que les Inuit eux-mêmes estiment importantes ;
  • promouvoir une plus grande auto-suffisance des Inuit dans la région circumpolaire ;

  • assurer la consolidation et le développement de la culture et des sociétés inuit pour les générations présentes et futures ;

  • promouvoir la gestion et la protection à long terme de la faune arctique et subarctique, de l'environnement et de la productivité biologique ;

  • promouvoir la gestion et l'usage raisonnés des ressources non-renouvelables dans la région circumpolaire et intégrer ces ressources dans le développement actuel et futur de l'économie inuit en tenant compte des autres intérêts inuit.

 

Le Maire Eben Hopson, gravement malade, n'avait pas pu se rendre à Nuuk ; il mourut durant la Conférence après que le vote eut entériné le projet qui lui tenait tellement à coeur. Un grande aventure commençait pour les Inuit qui élirent un nouveau Président le Groenlandais Hans-Pavia Rosing, et choisirent Nuuk au Groenland comme siège du secrétariat pour les trois ans de son mandat. 

Ainsi, après avoir été successivement des Pygmées arctiques, des Tartares, des Indiens septentrionaux, puis des Esquimaux pour les Occidentaux, ces groupes (Yupik, Inupiat, Inuvialuit Inuit Kalaallit) représentés à Nuuk se rassemblaient maintenant sous une nouvelle identité transnationale, celle d"'Inuit circumpolaires". Les résolutions adoptées par leur Assemblée stipulaient qu'ils formaient un peuple indivisible avec une langue et une culture commune, un même environnement et des intérêts communs et qu'ils n'étaient divisés qu'en raison des frontières que s'étaient attribuées certains États-Nations. 

Cette prise de conscience circonstancielle d'une identité, d'une culture, d'une langue, d'un territoire et d'un destin communs - influencée en grande partie par la conception européenne, quelque peu réductionniste, du monde esquimau et par le discours scientifique, encore très lacunaire, sur l'unité de la culture inuit - prenait sens, en autant que des intérêts communs avaient été définis après le constat collectif de problèmes communs résultant d'un interventionnisme croissant des États-Nations euro-américains dans les territoires inuit. 

La référence à un environnement commun (le milieu arctique), pour exacte qu'elle fut dans l'ensemble, n'en masquait pas moins de grandes différences de climat de ressources et de latitudes d'un bout à l'autre de l'aire inuit. Elle servait peut-être plus à démarquer les Inuit de leurs voisins amérindiens avec lesquels une longue tradition d'antagonisme historique subsistait. D'autant plus que des organisations amérindiennes existaient depuis plus longtemps et possédaient déjà leur propre bureaucratie. Les Inuit avaient préféré développer leurs organisations propres et asseoir le pouvoir de ces dernières sur des bases larges et consensuelles. 

Le caractère transnational de la nouvelle organisation inuit devenait évident dès lors que l'on acceptait le concept d'identité inuit circumpolaire ; il permettait d'établir des liens formels entre les membres de groupes qui avaient été séparés par les frontières de quatre États-Nations et de construire peu à peu des liens est-ouest à l'encontre des relations centralistes et concurrentielles nord-sud ; il permettait ensuite de transcender les différences résultant de la colonisation de l'Arctique par des pays européens de langue, de religion et de traditions différentes. Il permettait aussi, au nom de l'intérêt collectif, de faire des pressions sur les gouvernements particuliers avec plus de poids que les organisations inuit locales. 

Le combat que la CIC mena dès 1980 contre l'Arctic Pilot Project en est un exemple frappant. Ce projet qui visait à transporter par des brise-glaces atomiques, véritables pétroliers géants, le gaz naturel de la mer de Beaufort, à travers le passage du Nord-Ouest jusqu'à la côte Est du Canada ne tenait aucun compte des risques écologiques encourus par les Inuit du Canada et du Groenland. En mobilisant les Inuit des différents pays, en organisant une vaste campagne médiatique et en participant aux audiences de la National Energy Board du Canada, à laquelle ce projet avait été soumis, la CIC réussit à mettre sur pied un vaste groupe de pression international et à bloquer, en 1982, l'Arctic Pilot Project. 

Fort de son expérience au sein du Conseil Mondial des Peuples Autochtones dont il avait été le délégué des pays nordiques, le nouveau président de la Conférence Inuit Circumpolaire (CIC), Hans-Pavia Rosing, fit des relations avec l'ONU une de ses priorités (Saladin d'Anglure, 1992a). S'appuyant sur le caractère transnational de cette nouvelle organisation, il oeuvra avec différents membres de la CIC pour que le Conseil Économique et Social (ECOSOC) lui reconnaisse en 1982 un statut consultatif comme organisation non gouvernementale. Ce statut lui permit dès lors de jouer un rôle très actif au sein du Groupe de Travail sur les Populations Autochtones de l'ONU, à Genève (Rosing, 1985). 

Sans empiéter sur les responsabilités des organisations inuit nationales ou régionales, la Conférence Inuit Circumpolaire utilisa le poids que lui conférait son caractère transnational pour soutenir des décisions politiques ou tenter de réviser certains accords territoriaux. Ce fut l'un des objectifs du second mandat d'Hans-Pavia Rosing comme président de la CIC. Dès 1983, il confia au juge Berger, qui s'était illustré au Canada dans la défense des droits autochtones, la présidence d'une commission de révision de l'accord qui avait réglé en 1971 la question des droits territoriaux autochtones en Alaska (ANCSA). Celui-ci apparaissait, douze ans plus tard, tout à fait insatisfaisant et désuet, par rapport aux ententes signées ultérieurement par les Inuit d'autres régions de l'Arctique (Saladin d'Anglure, 1992a). Ainsi la Convention de la Baie James de 1975, qui comportait comme l'ANCSA une renonciation, moyennant compensation financière, aux droits ancestraux sur le territoire (tout en préservant un droit de propriété sur une portion et un droit d'usage sur une autre plus large), avait un volet culturel et social absent dans l'entente alaskienne (Saladin d'Anglure et Morin, 1992). 

Un autre exemple d'intervention de la CIC au niveau national fut son soutien aux Groenlandais lorsqu'ils décidèrent par référendum en 1984 de se retirer de la Communauté Économique Européenne. Faisant parti du Danemark au moment où celui-ci avait adhéré à cette instance européenne, le Groenland avait acquis avec l'obtention du Home Rule la possibilité de se retirer d'une institution à laquelle il avait été forcé d'adhérer et dont il craignait les éventuelles contraintes, notamment en terme de quota de pêche. 

Le droit au développement et à l'autonomie politique vont d'ailleurs devenir l'une des priorités de Mary Simon, leader inuit du Canada, et nouvelle présidente de la CIC en 1986. En s'appuyant sur les effets bénéfiques du Home Rule groenlandais, la CIC s'opposera aux politiques conservatrices du Canada qui refusaient l'autonomie politique aux Inuit. Elle participera aux débats des années 1990 sur les changements constitutionnels au Canada et demandera la reconnaissance pour les autochtones du droit inhérent à l'autonomie politique (Simon, 1992b). Elle appuiera par ailleurs toutes les négociations en cours avec le gouvernement fédéral, dans les différentes territoires inuit en particulier celles concernant le projet du "Nunavut". 

Carte 22.
La Conférence Inuit Circumpolaire et ses composantes
nationales et régionales

Source : B. Saladin d'Anglure & F. Morin.

 

Commencées en 1976, ces négociations aboutiront grâce à la ténacité et la patience des dirigeants inuit en 1992 à l'entente du Nunavut qui réglait la question des droits fonciers inuit dans les Territoires du Nord Ouest et confirmait pour 1999, la création d'un nouveau territoire, le "Nunavut". Celui-ci, qui modifiera pour la première fois depuis plus de cinquante ans la carte politique du Canada, englobera la majeure partie de l'Arctique de l'Est canadien et sera composé d'une majorité d'Inuit qui obtiendront une forme d'autonomie gouvernementale (Fenge, 1992 ; Légaré, 1993). Il marquera la fin des Territoires du Nord-Ouest qui depuis leur création, au XVIIIe siècle, s'étaient constamment rétrécis au profit de nouvelles provinces, et toujours au détriment des droits autochtones. Pour la première fois, depuis deux siècles et demi, un territoire à majorité autochtone va accéder à l'autonomie politique (Carte 22). 

Plus globalement la CIC a travaillé depuis sa création à l'élaboration d'une Politique Arctique qui doit servir de guide pour le développement futur de tous les Inuit, refléter leur idéologie, leur volonté de préserver leur environnement, leur culture et leur société. En un mot montrer qu'ils ne sont plus des objets de l'histoire mais des sujets qui veulent forger leur propre histoire de l'Arctique (Rosing, 1985). En travaillant ensemble sur cette Politique Arctique, ils expriment leur nouvelle conscience pan-inuit, se donnent des objectifs communs et en parlent d'une même voix. 

Une autre initiative importante concerne le volet environnemental. Les préoccupations écologiques avaient présidé à la création de la CIC et constituaient depuis lors un des enjeux les plus importants pour la sauvegarde de la société inuit. Pour y répondre, la CIC a, consacré depuis sa création beaucoup de ressources au développement d'un programme environnemental, l'Inuit Regional Conservation Strategy (IRCS). En s'appuyant sur le programme défini par l'ONU à propos de l'environnement, l'IRCS a deux objectifs qui traduisent les besoins et les valeurs inuit : La protection de l'environnement arctique et son développement durable et équitable. 

Cette politique environnementale, qui concerne l'immense région allant du Détroit de Béring jusqu'au Groenland, a conduit la CIC à participer à différents forums internationaux pour y défendre les droits inuit. Par exemple, face au moratoire sur la chasse à la baleine signé par tous les pays dont dépendent les Inuit (États-Unis, Canada, Danemark), à l'exception de la Russie (CEI), ils ont réclamé, dans le cadre de la Commission Internationale sur la Chasse à la Baleine, le droit de continuer cette chasse traditionnelle qui pour eux relève de la subsistance et ont réussi à obtenir un quota annuel satisfaisant. L'implication active de la CIC dans le domaine de la protection de l'environnement lui a valu, en 1988, le Prix "Global 500" décerné par le Programme sur l'Environnement des Nations Unies. 

Les six années du mandat de Mary Simon, à la présidence de la CIC, ont été marquées par une intervention très active dans deux autres grands dossiers internationaux, les Droits de l'Homme et la participation des autochtones aux discussions politiques entre les États-Nations qui se partagent l'Arctique. Les avancées dans ces deux dossiers ont été telles que le nouveau président alaskien de la CIC, Caleb Pungowiyi, a demandé à la section canadienne de l'Organisation de continuer de s'en occuper. C'est ainsi que la CIC est devenue à Genève l'une des ONG autochtone les plus impliquées dans les travaux du Groupe de Travail sur les Populations Autochtones de l'ONU, notamment en ce qui concerne la prise en charge des délégations autochtones lors de la semaine préparatoire annuelle aux Sessions du Groupe de Travail. Elle a été directement impliquée dans l'organisation à Nuuk (Groenland) de la réunion d'un groupe d'experts internationaux sur le thème de l'autonomie politique autochtone, et a participé à toutes les rencontres thématiques de l'ONU sur les droits de l'Homme, comme la Conférence Mondiale sur les Droits de l'Homme de Vienne, ou celle de Khabarosk (Sibérie) sur la participation autochtone aux travaux de l'ONU. 

Dans l'autre dossier, l'avancée la plus spectaculaire est venue du côté russe avec l'intégration des Inuit de Sibérie dans la CIC et leur participation au Conseil de direction. Depuis l'automne 1994 cette organisation possède même un bureau régional à Provideniya (Tchoukotka). Ce sont là les résultats d'efforts répétés. A la fin des années 1980, Mary Simon avait pu rencontrer Gorbatchev et faire valoir l'intérêt de cette participation. Elle avait aussi plaidé en faveur de l'ouverture du détroit de Béring aux autochtones des deux rives, cause qui fut entendue et qui déboucha sur la signature d'une entente USA/URSS dans ce sens. Gorbatchev avait compris toute l'importance de l'appui d'une organisation comme la CIC qui réclamait la démilitarisation de l'Arctique (Simon 1992a), ce qui allait dans le même sens que la politique qu'il préconisait et qui fut rendue publique dans son fameux discours de Mourmansk. 

Après la dissolution de l'URSS et l'instauration d'une politique de détente entre l'Est et l'Ouest, les divers États qui se partagent l'Arctique décidèrent de constituer un Conseil de l'Arctique, auquel la CIC et les autres organisations autochtones de l'Arctique obtinrent de participer comme observateurs. Parallèlement ces organisations mirent sur pied un Sommet des Leaders Autochtones de l’Arctique, ce qui leur permit de se concerter régulièrement et d'élaborer un front commun autochtone sur les grands problèmes les concernant parmi lesquels l'environnement n'est pas le moindre. A l'initiative de la Finlande d'ailleurs les huit pays de l'Arctique ont accepté de collaborer en ce qui concerne la protection de l'environnement, et ont mis sur pied une organisation spécifique en acceptant la participation des autochtones. 

Forts de leurs acquis politiques récents dans le domaine des droits fonciers, dans celui de l'autonomie politique régionale, et dans celui de la reconnaissance et de la participation internationale, les Inuit ont décidé d'ouvrir un nouveau chapitre à leur action collective, celui de l'économie et du libre échange. Décidée lors de l'Assemblée Générale de 1992, cette action a donné lieu à une importante réunion de délégués inuit de toutes les régions, en 1993, en vue d'instaurer une zone de fibre circulation des biens et des services dans tout leur territoire, c'est à dire depuis la Sibérie orientale jusqu'au Groenland de l'Est. Il s'agit là d'un nouveau défi qu'il ne sera pas facile de faire valoir auprès des États dont ils relèvent. Mais l'avenir du peuple inuit dépendra très certainement de sa capacité à surmonter les frontières historiques qui lui ont été imposées et qui divisent son territoire ; à multiplier les liaisons Est/Ouest, tout en utilisant au maximum l'outil politique qu'il s'est forgé, la CIC, dont le pouvoir et l'efficacité ont fait leur preuve. 

Chacun des États qui contrôlent l'Arctique semble avoir compris que ses intérêts particuliers allaient dans ce sens, et que cette organisation non-gouvernementale transnationale était sans doute en train de réussir à faire de l'Amérique arctique ce qu'aucun d'entre eux n'avait pu réaliser jusqu'à présent, un lieu de pouvoir politique, pacifique, fondé sur une politique de développement durable et équitable (Jull, 1989). Et ce, au moment même où le seul autre grand projet récent d'unification de cette région, celui de la Dew Line, issu du complexe militaro-industriel des États-Unis, était devenu désuet, en raison de la détente Est-Ouest. 

Déjà d'autres organisations autochtones dans les Amériques et ailleurs dans le monde, s'intéressent à l'exemple de la CIC ; plusieurs lui ont demandé de les aider à s'organiser dans le même sens. Des sessions de formation ont été commencées à Bélize... mais seul l'avenir dira si le modèle inuit est un modèle applicable à d'autre régions, à d'autres contextes, à d'autres peuples autochtones.

 

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[1]    Les recherches qui ont permis la rédaction de ce chapitre ont été subventionnées par le Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada (1987-1995), que les auteurs tiennent à remercier vivement pour son aide.



Retour au texte de l'auteur: Bernard Saladin d'Anglure, anthropologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le jeudi 24 juillet 2008 19:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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