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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Nouveaux modèles de production, nouvelles formes d'entreprise et nouvelles valeurs” (1992)
Texte intégral de l'article


Une édition numérique réalisée à partir de l’article de Céline Saint-Pierre, “ Nouveaux modèles de production, nouvelles formes d'entreprise et nouvelles valeurs ”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Daniel Mercure, La culture en mouvement. Nouvelles valeurs et organisations, (pages 137 à 150). Collection « Sociétés et mutations ». Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1992, 314 pages. [Autorisation accordée par Mme Saint-Pierre le 14 juillet 2003].

Texte intégral de l'article de Mme Saint-Pierre, sociologue

Introduction

1. L'entreprise fordiste en recomposition
2. D'un nouvel usage du travail vivant
3. De quelques valeurs et pratiques de l'entreprise responsable

Bibliographie


Introduction (1)

Dans les sociétés industrielles développées, I'entreprise apparaît de plus en plus comme un acteur social de premier plan, un acteur que l'on sollicite, mais aussi un acteur qui se met de l'avant. L'entreprise dans cette nouvelle forme en émergence devient presque une « affaire » de société. Elle est davantage interpellée en tant qu'institution productrice de valeurs et de référents identitaires, exerçant des fonctions spécifiques de régulation économique et sociale orientées par des paramètres éthiques explicites et non explicites. Elle demeure le lieu central et incontournable de la reproduction de la vie matérielle, de l'innovation technologique et sociale, tout en demeurant l'outil prioritaire du développement économique.

Dans cette analyse, nous nous proposons d'examiner les relations entre les modèles industriels, les formes d'entreprise et la production de valeurs. En ce sens, I'entreprise est envisagée comme espace d'organisation du travail de production de biens et de services, de gestion d'un ensemble de ressources humaines et techniques, puis comme structure de décision et enfin, comme acteur social dans la société globale. Nous intéresse tout particulièrement la place qu'occupe la « responsabilisation » comme nouvelle valeur et comme référent de légitimation dans l'orientation de l'agir des acteurs (2).

Notre argumentation se déroulera donc en trois temps. Dans un premier temps, nous ferons état de certaines des caractéristiques des transformations du modèle de production de l'entreprise et de ses rapports avec l'environnement externe. Ces changements nous intéressent par leurs répercussions sur la place et le rôle des ressources humaines dans l'entreprise. Dans un deuxième temps, notre réflexion sur les mutations récentes de l'entreprise nous conduira à examiner l'hypothèse du passage d'une éthique du travail, dominante dans les sociétés industrielles, à une éthique de l'entreprise, référent devenu significatif dans les sociétés dites de l'information. Le troisième moment de notre réflexion portera sur la responsabilité sociale de l'entreprise dans la société globale.

L'entreprise fordiste en recomposition

Sans revenir ici sur les caractéristiques de la crise du taylorisme et de la crise du fordisme, rappelons que celles-ci sont la manifestation d'un éclatement de règles et de principes d'un modèle de production et de certaines institutions socio-politiques qui ont assuré, pendant près de 50 ans, une productivité accrue du travail humain, une accumulation croissante du capital et un essor de la consommation de masse. Elles s'accompagnent depuis 1981 notamment, d'une mise au chômage d'une masse importante de travailleurs et de travailleuses obligeant ainsi les entreprises à repenser l'organisation des procès de travail ainsi que les modes de gestion des ressources matérielles et humaines, dans un contexte où les règles du jeu de la concurrence internationale entre firmes connaissent des changements majeurs. Le modèle japonais attire bien des dirigeants d'entreprises, et certains analystes, dont J. Henri Jacot, parleront de « toyotisme » pour désigner un « mouvement global de modernisation » drainant à la fois des innovations technologiques et des « changements industriels, organisationnels et sociaux » (Jacot, 1990).

Les années 80 et 90 voient donc apparaître une réorganisation majeure du procès techno-social de production et des rapports avec le marché et l'environnement social en réponse à la crise qui secoue fortement le marché du travail et entraîne sa segmentation en créant des inégalités croissantes entre les détenteurs d'emplois à temps plein, les précaires et les sans-emploi. La grève des Postes canadiennes en 1991 a bien montré que les « briseurs de grève » sont, en très grande majorité, des pauvres, des sans-emploi et des immigrants qui n'ont aucun autre choix que celui-là pour s'assurer un revenu, pour un temps imprévisible et en assumant beaucoup de risques pour leur personne. Les voies de sortie de cette crise se situent actuellement dans la modernisation technologique des entreprises et dans de nouvelles formes de mobilisation des ressources humaines. Nous aimerions discuter ici de certaines de ces nouvelles avenues qui se dessinent dans l'entreprise afin de mieux faire ressortir les relations qui existent entre les exigences du nouvel appareil productif et l'appel à la responsabilisation des personnels qui oeuvrent dans l'entreprise.

Les sociologues ne s'entendent pas sur la manière de nommer cette nouvelle société en émergence, mais tous retiennent les changements dans les modes de produire et dans les types de produits, comme indicateurs importants de la terminologie qu'ils empruntent. Les sociétés industrielles vivent le passage d'une économie axée sur la transformation de la matière à une économie où le travail d'émission, de saisie, de traitement et d'analyse de l'information occupe une place de plus en plus importante; mais aussi une économie dans laquelle la valeur de la production des services augmente continuellement, de même que le volume de la main-d’œuvre employée et celui des activités de production, la production des biens matériels étant assurée, en grande partie, par des ensembles automatisés et informatisés. Selon le sociologue Daniel Bell ( 1976), la valeur-savoir remplace la valeur-travail comme principe régulateur de la vie économique et sociale. De nouvelles couches sociales porteuses d'un savoir professionnel et spécialisé, soit les ingénieurs, les designers industriels et les informaticiens, de même que des techniciens et des opérateurs, se substituent aux ouvriers des chaînes de montage.

La chaîne de production connaît aussi des bouleversements importants. Le travail de conception du produit et la mise au point des chaînes de production doivent s'ajuster aux demandes des clients de l'entreprise et au marché, dans des délais très courts. Les concepteurs de produits, les informaticiens et les ingénieurs de la production, chargés de traduire, d'ordonnancer et d'opérationnaliser les activités de production deviennent les pivots de la chaîne de production. Ils sont interpellés directement par le processus d'innovation de produit, fer de lance de la concurrence entre les firmes. Ne travaillant plus très loin des ateliers de production et des services de marketing et de vente, les concepteurs ne sont plus appelés à travailler en fonction des seules règles de l'art et de la profession. Ils doivent aussi savoir réajuster leurs idées rapidement, en fonction des demandes du marché et des décisions prises par les dirigeants de l'entreprise, en concertation avec les services de vente et de marketing. Les conditions d'exercice de ces métiers varient fortement selon les politiques de l'entreprise à l'égard de l'organisation du travail et de la gestion de la main-d’œuvre. Deux options se dégagent actuellement : soit que l'entreprise opte pour la taylorisation du travail et subdivise les tâches en spécialisant les professionnels dans l'une ou l'autre des fonctions de leur métier et, dans ce cas, ils se retrouveront dans des conditions analogues à celles des O.S. de la chaîne de montage; soit que l'entreprise opte pour une organisation du travail fondée sur la professionnalité et le recours aux capacités d'innovation et de création des professionnels, en faisant appel à leur responsabilisation vis-à-vis de leur production, des autres unités de services de l'entreprise et des clients. Les ateliers de production et les départements de services sont alors imbriqués à l'interne dans des relations similaires à celles de producteurs de services aux clients à l'externe. Cette approche caractérise davantage les nouvelles formes d'organisation des entreprises qui s'orientent vers une intégration de plus en plus poussée des tâches de conception, de gestion et d'organisation de la production, et des tâches de fabrication.

Mais il y a plus. Dans cette société dite de service, un nouveau rapport social est en émergence. Au stade fordien de l'économie industrielle, la production de biens oriente les formes de la consommation; la mesure de la productivité est fondée sur le volume de la production et celui-ci se traduit par une quantité donnée de produits à écouler sur le marché. Le consommateur est ici un sujet passif, négligé par le producteur et objet à séduire par les promoteurs et vendeurs des produits. Il achète (en esclave, dira Abraham Moles) ce qu'il trouve sur le marché, en fonction de l'argent dont il dispose. Si l'enjeu de l'économie fordiste est le « pouvoir d'achat » de biens matériels des salariés/consommateurs, I'enjeu actuel de la société néo-fordiste serait marqué par le passage du pouvoir d'achat au pouvoir d'usage des biens et services, non plus par des clients-consommateurs, mais par des clients-usagers. Ce nouveau pouvoir d'usage s'accompagne de pratiques sociales d'évaluation de la qualité des biens et des services produits; dans ce contexte, le consommateur devient un acteur de ce rapport social, un acteur qui s'ingère dans le procès de production en intervenant directement dans la définition des caractéristiques des biens produits. Nous retenons ici le concept de « rapport social de service » proposé par un économiste français, Jean Gadrey ( 1990). Ce concept nous permet de discuter de certaines des transformations de l'entreprise et d'y intégrer une réflexion sur la techno-éthique et la responsabilité dans l'entreprise. Selon Gadrey, ce nouvel acteur joue le rôle de ressource humaine externe pour l'entreprise. L'espace productif est donc profondément modifié tant sur le plan du procès de travail, que sur celui de ses rapports avec le marché externe. Dans ce cas, la demande du marché et des consommateurs exerce une pression sur la production et oblige l'entreprise à s'adapter à une demande définie non plus seulement en fonction de la quantité, mais en fonction de la qualité. La concurrence entre firmes se construit de plus en plus autour de la qualité du produit et des services à la clientèle, ainsi que sur de nouveaux rapports à l'environnement naturel et social. Conséquemment, la qualité requiert le déploiement d'une capacité d'innovation technologique et sociale qui réponde à ces nouveaux impératifs. Cette conjoncture joue un rôle particulièrement important dans l'intégration des notions de responsabilité et de responsabilisation dans le discours de l'entreprise. Ce contexte jette une nouvelle lumière sur le passage d'une éthique fondée sur le travail à une éthique de l'entreprise, ce dont nous allons discuter maintenant.

D'un nouvel usage du travail vivant

Les sociétés industrielles sont porteuses d'une culture et d'une éthique fondées sur le travail. Le sens de l'action et de la vie humaine de ces sociétés s'est construit autour du travail et de la productivité tant de la société globale que de l'individu.

Parmi les voies de sorties de crise qui semblent se dessiner à la fin des années 80, la « nouvelle culture d'entreprise » apparaît comme l'un des changements les plus significatifs de l'appareil productif. Plusieurs analystes s'entendent sur cette constatation. La nouvelle culture d'entreprise fait appel à une éthique de la responsabilité des acteurs intervenant directement ou indirectement dans la production (ateliers de production et services administratifs). Elle agit comme « ciment » (dans le sens où l'entend Gramsci) des nouvelles formes d'organisation du travail de même que des pratiques nouvelles de gestion axées sur la participation et la communication. Il y a lieu de parler ici d'un nouveau « design » de l'entreprise qui n'est pas sans ambiguïtés, voire sans paradoxes. On observe une désynchronisation de l'activité humaine et de l'activité de production. Cette dernière étant automatisée dans la majorité des cas, elle n'est donc plus le résultat d'une intervention humaine directe. La nécessité de créer de nouvelles bases de rattachement social et de revoir ce qui fait sens pour les individus oeuvrant dans les ateliers de production et dans les services à la production se ferait donc ressentir.

Par ailleurs, la nature du travail change profondément. La forme des activités devient de plus en plus abstraite et homogène en apparence : surveillance du fonctionnement de machines automatiques au moyen de cadrans et d'écrans d'ordinateurs, et manipulation d'informations codifiées. L'individu se retrouve souvent seul sur le plancher de la production comparativement au coude à coude qu'il a connu (cela varie cependant selon les générations) sur la chaîne de montage. D'ouvrier il devient opérateur ou surveillant de machines. En même temps qu'il se retrouve souvent seul à son poste, il lui est de plus en plus nécessaire, et cela fait aussi partie des exigences et des nouvelles dimensions de son travail, de communiquer et d'échanger l'information pertinente, au moment voulu, avec les autres intervenants dans la production, à savoir les ingénieurs et les autres professionnels, les superviseurs ou les chefs d'atelier. On attend de lui une nouvelle fidélité qui signifie une responsabilisation non seulement vis-à-vis de ses tâches, mais aussi à l'égard de la qualité du produit et envers l'entreprise. Sa gratification provient non plus seulement de l'accomplissement de son travail, mais beaucoup de son sentiment d'appartenance à une entreprise qui réussit et de son identification à un produit de qualité. Le rôle des cercles de qualité, inspirés des traditions de la dynamique de groupe, vise à briser les résistances anciennes et la méfiance traditionnelle des ouvriers envers l'autorité, pour les convaincre de présenter leurs idées et suggestions sur les conditions et les objectifs de la production, de faire valoir leurs récriminations par une autre voie que la procédure syndicale du grief, etc. Les cercles de qualité et autres collectifs de même nature traduisent aussi une nouvelle orientation de la gestion de l'entreprise reposant sur une recherche du consensus, plutôt que sur la voie traditionnelle de gestion par le conflit. Cette orientation répondrait aussi, selon Zarifian et Palloix ( 1988 : 106), à la nécessité de renforcer « la personnalité, la singularité, I'individualité, non seulement pour des raisons tenant à la mise en oeuvre des compétences dans l'activité productrice, mais à cause de toutes les évolutions de la société et de tous les mouvements sociaux qui, depuis la fin des années 60, ont fait ressortir avec force cette nouvelle dynamique de l'individualité sociale ».

Le taylorisme a nié les capacités individuelles des personnes et neutralisé leurs savoirs et savoir-faire, ainsi que leurs droits de participation aux décisions. Pour répondre à la fois aux exigences technologiques, aux nouveaux rapports avec le marché et à la concurrence internationale (flexibilité, juste-à-temps, polyvalence, qualité totale, circulation et transparence de l'information, nouveaux rapports de service à l'intérieur de l'entreprise et entre l'entreprise et les consommateurs), ainsi qu'aux demandes de cette nouvelle figure du travailleur salarié, plus scolarisé, porteur d'une culture professionnelle comportant de nouvelles attentes vis-à-vis du travail, I'entreprise d'aujourd'hui doit donc se transformer dans sa structure et dans sa culture. Beaucoup d'incertitudes et d'ambiguïtés apparaissent sous le vocable de cette nouvelle culture d'entreprise qui nécessite une nouvelle éthique de la responsabilité. Certains analystes ont parlé de la culture d'entreprise comme d'une nouvelle idéologie managériale qu'ils ont qualifiée de « culture sauvage » (Le Goff, 1990 : 127), marquée surtout par la confusion et la manipulation. Pour Le Goff, il y a risque de confondre l'éthique avec une culture d'entreprise fondée sur le management par les valeurs. « Le contrat juridique se trouve doublé», selon lui, « par un contrat moral » (1990 :132). Cette confusion se vérifie dans l'élaboration des modes et des outils de sélection de la main-d’œuvre où se côtoient des critères de divers ordres : les uns renvoient à la vérification des compétences professionnelles alors que d'autres permettent de procéder à l'examen de certaines attitudes et visions de la vie collective, ainsi que du degré d'adhésion aux valeurs de l'entreprise qui recrute cette main-d’œuvre.

À l'opposé, d'autres analystes et intervenants (Coriat, 1990) verront dans ces nouvelles formes organisationnelles et décisionnelles, une occasion à saisir pour instaurer une véritable démocratie industrielle et permettre une mobilisation proactive des compétences multiples des acteurs qui la composent. Ainsi, plutôt que de chercher à uniformiser les comportements autour d'une culture plus souvent managériale qu'autre chose, les entreprises devraient reconnaître les différences entre les cultures des acteurs qui oeuvrent dans l'entreprise. L'entreprise post-fordiste doit pouvoir prendre en compte les divergences, mais aussi reconnaître les convergences d'intérêts, instaurer un processus de démocratisation de la gestion de l'entreprise pouvant s'élargir à la région et au pays, et permettre l'ouverture d'un véritable processus de décision démocratique sur les enjeux du développement économique et sa finalité.

En tant qu'acteur social, comment l'entreprise joue-t-elle ce rôle de rassembleur ? Comment traduit-elle, dans ses pratiques, cette responsabilité dont elle fait tant état ? Nous examinerons ces questionnements dans la dernière partie de notre propos.

De quelques valeurs
et pratiques de l'entreprise responsable


Les entreprises industrielles et de services font figure d'acteurs sociaux importants dans les sociétés industrielles en réorganisation. Les « nouveaux patrons » sont de plus en plus considérés comme des interlocuteurs privilégiés dans la définition des enjeux globaux, en même temps qu'ils continuent à se montrer réticents et peu enclins à assumer une partie des coûts sociaux engendrés par les formes dominantes du développement industriel de l'après-guerre. Celles-ci ont conduit à une croissance économique certes, mais elles ont aussi donné naissance à des problèmes sociaux se manifestant aujourd'hui à l'échelle de la planète : pollution de l'atmosphère, maladies industrielles, chômage et pauvreté à l'intérieur des pays développés, en même temps que sous-développement de plusieurs régions du globe. Plusieurs diront que face au désengagement de l'État, face aux difficultés de l'école de former adéquatement les futurs travailleurs et travailleuses, et face à l'éclatement de la famille comme lieu d'appartenance et de production de l'identité sociale, I'entreprise se transforme en institution de relais et de régulation de la vie économique et sociale. Ce n'est plus à un palmarès de succès auquel on a droit, mais à un constat d'échec de ce mode de développement industriel qui n'a pas réussi et ne réussit toujours pas à régler les problèmes de disparité économique et d'exclusion de couches sociales de plus en plus nombreuses. On en arrive à ne plus pouvoir penser les autres possibles, à exprimer ce qui est souhaitable et souhaité. La redéfinition de nouveaux critères du nécessaire et de l'utile devient une entreprise hasardeuse. Cet ensemble de faits a conduit plusieurs acteurs sociaux, dont l'État, à interpeller l'entreprise dans ses fonctions de développeur, de producteur de richesses et d'organisateur de la vie sociale. Le repérage et l'analyse du discours et des pratiques des groupes sociaux qui composent l'entreprise à propos de ce qu'ils considèrent être de l'ordre de leurs responsabilités, permettent de décoder ce qui pourrait renvoyer à la présence ou non d'une éthique de la responsabilité, ainsi qu'à sa pertinence.

Quelques exemples tirés d'entreprises québécoises permettent de constater que discours et pratiques répondent davantage à l'application de normes juridiques qu'à des référents qui pourraient signifier la présence d'une éthique de la responsabilité:

Premier exemple. La responsabilité en matière de santé et de sécurité au travail et de qualité de vie au travail au Québec, s'exprime encore davantage sur la base d'une approche de réparation des dommages que sur celle d'une approche de prévention des accidents. Actuellement, on note la place plus importante qu'occupe la qualité de vie au travail tant dans ses conditions matérielles que dans ses conditions psychiques; mais les controverses ne manquent pas au sujet des définitions et de la reconnaissance de ce qui est désigné comme maladie industrielle. La gestion des controverses sur la classification des maladies et sur la détermination des procédures de recours représente une bonne partie des activités de la Commission de santé et de sécurité au travail du Québec. Les référents de ces pratiques de gestion sont essentiellement d'ordre juridique et les décisions qui viennent clore les débats font peu ou pas de place à une éthique de la responsabilité, même s'il est souvent fait appel dans ce processus à la prise en charge par les parties de leurs responsabilités respectives.

Deuxième exemple. Les ambiguïtés des politiques de l'emploi et la priorité accordée au développement technologique considéré comme source première de productivité soulèvent aussi des interrogations qui témoignent de la faiblesse de l'éthique de la responsabilité dans le processus décisionnel en cette matière. Les programmes de formation professionnelle et de recyclage, tout comme les contrats d'embauche, reposent trop souvent sur des visions à court terme mais aussi sur une absence de vision qui ont conduit à l'impasse où se trouvent le Canada et le Québec actuellement. Celle-ci fait apparaître de manière flagrante l'inadéquation entre les exigences de l'appareil productif et de la concurrence internationale, et les qualifications de la main-d’œuvre disponible. Les entreprises manufacturières ont longtemps considéré leurs personnels comme un moyen de production à peine différent des autres facteurs d'ordre matériel, et cet état de fait pourrait expliquer que les appels à la responsabilisation qu'elles formulent pour mobiliser ces mêmes ressources humaines rencontrent résistance et scepticisme. Il y a cependant un élément nouveau qui apparaît dans le « nouveau contrat social » mis de l'avant par le ministre de l'Industrie, du Commerce et de la Technologie, Gérald Tremblay, à l'usine des Aciers inoxydables. Ce contrat social est le résultat d'un compromis entre l'assurance d'une sécurité d'emploi à moyen terme en retour d'une paix sociale de six ans; il constitue une première qui rompt avec la tradition conflictuelle des relations de travail au Québec au bénéfice d'un consensus à moyen terme. La responsabilité mutuelle tient ici une place centrale dans la réalisation des objectifs.

Troisième exemple. Le journal Le Devoir (dans son édition du 7 mai 1991) rapporte, sous le titre « Mieux payés, les ingénieurs se tairaient sur les gaspillages de l'État », les propos du président de l'Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec qui, dans une conférence de presse, dénonce les gaspillages des fonds publics dans des projets de voirie et de travaux publics. Dans cette conférence, il avoue d'un même élan que « si les ingénieurs voyaient les aberrations dans ces projets (qu'ils dénoncent), ils préféraient s'en tenir à leur besogne et s'abstenir d'aller s'amuser dans les médias ». En un mot, si les ingénieurs parlent aujourd'hui, c'est pour défendre leurs intérêts immédiats, soit leurs emplois et leurs salaires. Je cite leurs propos : « Le gaspillage ne s'accepte plus dans un contexte où le gouvernement leur dit qu'il n'y a pas d'argent pour améliorer leurs conditions de travail. » Le président poursuit en disant que les ingénieurs doivent être écoutés puisqu'ils sont « à la base de la viabilité du Québec ». Ces déclarations font réfléchir sur l'absence d'une éthique de la responsabilité sociale dans l'exercice de la profession d'ingénieur ou du moins dans le discours véhiculé par la corporation qui les regroupe et les représente.

Quatrième exemple. La finalité de la production exige la prise de décisions sur ce que les entreprises produisent : types de produit, qualité et finalité du produit. Mais qui est habilité à définir les paramètres qui orientent les choix de ce qui doit être produit, ainsi que ceux de l'allocation correspondante des ressources ? Les entreprises et leurs porte-parole (dirigeants et syndicats) taisent trop souvent la question de l'utilité sociale du produit et de la hiérarchisation des besoins sociaux : le premier protégeant les sources de production du capital et le second, les sources de production de l'emploi.

Ce sont les mouvements de conscientisation écologiste et pacifiste qui ont porté ces questions et déclenché le débat dans la société civile. L'appel des entreprises lancé aux clients potentiels dans la définition de la demande (qualité et types de produits) et les objectifs des entreprises voulant satisfaire les besoins de leurs clients, se traduiront-ils par des référents à une éthique plus explicite de la finalité de la production ?

Ainsi, il nous semble que tout ce discours très à la mode sur la « qualité totale » est davantage, du moins pour le moment, une méthode d'organisation de la production pour réduire les coûts économiques de production en misant notamment sur la « responsabilité totale » des producteurs pour assurer une production sans erreur, et ce, du premier coup. La responsabilité dont il est question dans cette approche demeure rattachée à la tâche. La culture d'entreprise la traduit sous le mode de la participation des producteurs à la gestion et à la décision dans l'entreprise. Or celle-ci prend plusieurs formes et ne renvoie que rarement à une participation à toutes les instances de décision et à un accès à l'information non réglementé. La division du travail se recrée dans le contrôle des portes d'accès à l'information. Les questions qui font l'objet de la concertation situent la forme de pouvoir exercée dans l'entreprise : consultation sur les horaires de vacances, les investissements ou l'organisation de la production.

Cinquième exemple. La responsabilité de l'entreprise face à l'environnement. Le projet de loi 65 (Loi sur la qualité de l'environnement) a suscité des objections de la part du Conseil du patronat qui trouve « extrêmement coercitives » les mesures de ce projet (Conseil du patronat du Québec, 1990 : 1). Ses arguments et ceux d'autres organismes renvoient essentiellement à la question des coûts engendrés par les mesures d'assainissement et de prévention qui, en se répercutant sur les prix des biens et services, grèveront ainsi les capacités concurrentielles des entreprises québécoises. Dans ce cas, I'appel des entreprises à l'État et à ses subsides se fait pressant et, selon le CPQ, celles-ci s'engageront dans un processus de modernisation et de dépollution en autant que l'État leur accorde des subventions pour ce faire. Dans le cas contraire, la mise en application de programmes de dépollution et d'assainissement de l'air dans l'espace interne et dans l'environnement externe de l'entreprise sera beaucoup plus lente. Il aura donc fallu une réglementation stricte (et encore, il semble qu'elle soit moins stricte qu'aux États-Unis), doublée de programmes de soutien à la modernisation technique de l'appareil productif, pour faire en sorte que les dirigeants des entreprises, et notamment des grandes entreprises, assument leurs responsabilités vis-à-vis d'un environnement que notre mode d'industrialisation a contribué à détruire.

Ces exemples rendent pertinente l'interrogation de Jacques Le Goff qui se demande si, dans nos sociétés néo-libérales, il n'y a pas de fortes chances que les entreprises se constituent en forteresses menaçantes et menacées, et que leurs dirigeants agissent tels des seigneurs féodaux (Le Goff, 1990 :133 ).

Il nous faut conclure en disant que si l'entreprise néo-fordiste doit revoir et mieux définir ses droits et ses devoirs, il faudrait éviter qu'elle ne devienne le paravent d'un État qui se déresponsabilise, et que la culture de la société post-industrielle ne se réduise à la « culture d'entreprise ». Les sources de production de l'identité et de l'appartenance sociales canalisées vers l'identification aux seules valeurs de l'entreprise, d'où sont exclues des couches importantes de la société civile, risquent fort de se tarir.

Pierre Naville a parlé de la division croissante entre la société technique et la société humaine, et de la domination possible de la première sur la seconde, comme source d'aliénation; André Gorz a montré comment le nouveau modèle industriel de production consacrait la segmentation de la société et du marché du travail, et l'aliénation d'une bonne partie des individus face à une élite qui en tire profit. Par contre, Kern et Schumann (1989) voient dans le nouveau modèle industriel un potentiel de libération et d'humanisation du travail; de la même manière, pour les théoriciens de l'école française de la régulation, Boyer, Coriat et Lipietz, « le modèle de la production qualifiée et de qualité » (Coriat, 1990 : 284) représente une occasion de repenser la forme politique de l'entreprise en la faisant reposer sur de « nouvelles formes de coopération et de démocratie salariale » (1990 : 270).
Il est difficile de prévoir quels modèles industriels émergeront des transformations en cours. Mais il semble certain qu'il y aura place pour une éthique de la responsabilité sociale (Jonas, 1990) dont les orientations relèvent d'acteurs parmi lesquels certains sont tentés par la répétition du déjà vu et d'autres, prêts à s'engager dans une interprétation différente et nouvelle de leurs rôles. L'interrogation première demeure celle de savoir quelles seront les composantes du nouveau contrat social, si tant est que sa définition constitue une préoccupation des sociétés en transformation à l'échelle planétaire.


Bibliographie

BELL, Daniel, 1976, Vers la société post-industrielle, Paris, Laffont.
CONSEIL DU PATRONAT DU QUÉBEC, 1990, « Mémoire présenté à la Commission parlementaire de l'aménagement et des équipements », Québec.
CORIAT, B., 1990, L'atelier et le robot, Paris, Christian Bourgois.
GADREY, Jean, 1990, « Rapports sociaux de service : une autre régulation », Revue économique, 41 (1, janvier) : 49-69.
JACOT, J.H. (dir.),1990, « Du fordisme au toyotisme ? Les voies de la modernisation du système automobile en France et au Japon », La Documentation française, 7-8 (février), 438 p.
JONAS, H., 1990, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf.
KERN, H. et M. SCHUMANN, 1989, La fin de la division d u travail ? La rationalisation dans la production industrielle (trad. de l'allemand), Paris, Maison des sciences de l'homme, 417 p.
LE GOFF, J., 1990, « Le sacre de l'entreprise », Esprit, septembre : 127.
SAINT-PIERRE, Céline, 1987, « Après la crise de l'engagement, la responsabilisation sociale », Relations, décembre : 311 - 313.
SAINT-PlERRE, Céline, 1992, « L'entreprise et les défis de la technoéthique : promesses et paradoxes », dans A. FINDELI (dir.), Actes du Symposium international sur la technoéthique et la responsabilité en design, Montréal, Informel, Université de Montréal.
ZARIFIAN, Philippe et Christian PALLOIX, 1988, La société post-économique, Paris, L'Harmattan.

Notes:

(1) Ce texte reprend en partie l'argumentation de ma communication présentée au Symposium international sur la techno-éthique et la responsabilité en design, qui s'est déroulé à l'Université de Montréal du 8 au 11 mai 1991.

(2) Voir l'argumentation que j'ai développée sur cette notion dans mon texte « Après la crise de l'engagement, la responsabilisation sociale » ( 1987).

Retour au texte de l'auteur: Céline Saint-Pierre, sociologue Dernière mise à jour de cette page le samedi 3 février 2007 13:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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