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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

“ Transformations du monde du travail ”. (1990)
Texte intégral de l'article


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Mme Céline Saint-Pierre, sociologue, “ Transformations du monde du travail ”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand Dumont, La société québécoise après 30 ans de changement. (pages 67 à 79). Québec: Institut québécois de recherche sur la culture, 1990, 358 pages. [Autorisation accordée par Mme Saint-Pierre le 14 juillet 2003].

Texte intégral de l'article

Introduction
L'automatisation et l'informatisation : Un bond quantitatif mais surtout qualitatif dans la modernisation des entreprises
L'entreprise à la recherche de nouvelles formes de cohésion sociale
En guise de conclusion

Introduction

Tout récemment le ministre Claude Ryan annonçait que la réforme du programme d'enseignement au Secondaire IV allait comporter une augmentation du nombre d'heures de cours de mathématiques. Sur la question du fondement de cette réforme spécifique, plus d'un commentateur fit référence spontanément au « virage technologique ». Depuis quelques années déjà, ces mots tiennent lieu de formule magique et la métaphore meuble l'imaginaire québécois et canadien. Voilà qu'ils servent à légitimer des changements dans des sphères de plus en plus nombreuses de notre société, du macrosocial au microsocial.

Quant à nous, nous nous en servirons comme prétexte pour situer les transformations du travail et formuler notre question de départ: s'il y a lieu de parler des quinze dernières années, tout comme de la prochaine décennie, comme étant des périodes marquées par des changements importants dans les modes de fabrication des biens manufacturiers et des services, est-il juste cependant de renvoyer prioritairement, voire uniquement, comme c'est le cas de plusieurs intervenants, à l'unique examen des technologies nouvelles pour appréhender les processus de transformation du travail et pour définir les exigences de formation et de recyclage ?

Sans négliger le facteur des changements technologiques, et nous y consacrerons la première partie de ce texte, nous orienterons aussi notre réflexion sur les mutations en cours du côté de l'entreprise comme forme d'organisation sociale de la production, en mobilisant notre lecture des nouveaux modes de gestion et d'organisation, à partir des questions suivantes: l’appel à la responsabilisation des salariées et des salariés n'est-il que manipulation, tactique de diversion de la part de dirigeants machiavéliques ? La remise en question des modes autoritaires de gestion des entreprises et des formes de contrôle par les travailleurs et les travailleuses, n'est-elle que désinvolture et sabotage ? ou ne pourrait-on pas y voir des signes de transformations politico-culturelles des relations sociales et du rapport au travail manifestant non seulement une crise du travail taylorisé mais aussi une crise de l'usine de la fin du XIXe siècle et dont le modèle a perduré dans plusieurs de ses aspects jusque dans les années 1980 ?

L'automatisation et l'informatisation :
Un bond quantitatif mais surtout qualitatif dans la modernisation des entreprises

La modernisation des entreprises québécoises tant manufacturières que de services a pris le chemin depuis une dizaine d'années de l'introduction de nouveaux types de machines automatiques et d'outils informatiques et le mouvement va en s'accentuant [note 1]. Par ailleurs, l’implication des entreprises québécoises en informatique dans la conception des outils et des logiciels est croissante et source de compétition très forte étant donné la présence agressive des produits américains sur le marché. Récemment, monsieur Pierre E. Laporte, président de l'Office de la langue française émettait de sérieuses inquiétudes à ce sujet: « L'usage du français dans les milieux d'affaires est en progression, mais l'implantation des systèmes informatiques, pourrait bien à moyen terme, renverser les tendances [note 2].»

Cela confirme les propos tenus par un PDG d'une grande entreprise française lors du colloque «Informatique et Société», tenu à Paris en 1979. Il formulait les constatations suivantes: « L'informatique contrairement à l'électricité, n'est pas neutre. Elle est citoyenne du monde. Elle a une nationalité. Elle est américaine à 80 % [note 3].»

La nationalité renvoyait ici bien sûr à l'histoire de l'informatique mais surtout à son langage. Le lexique informatique étant à prédominance anglaise, les efforts de traduction se font lentement et demeurent encore aujourd'hui peu opérationnels. Il s'agit là d'un aspect très important à examiner dans notre contexte national et dans l'environnement nord-américain qui est le nôtre lorsque nous voulons intervenir sur le français comme langue de travail. L'amélioration de la compétence linguistique à l'école est une étape importante, certes, mais qui risque de se neutraliser si un suivi rigoureux n'est pas assuré au niveau de la langue de travail.

Examinons maintenant d'un peu plus près d'autres caractéristiques qui permettent de mieux situer certaines fonctions des technologies de l'information.

Dans les années 1975-1985 au Québec, les technologies de l'automatisation et de l'informatisation ont eu surtout une fonction de substitution du travail humain dans les tâches peu complexes de fabrication de biens matériels et de traitement de l'information; leur implantation s'est réalisée plus lentement que prévu [note 4]. Depuis quelques années cependant, soit depuis 1985 surtout, nous observons deux phénomènes: une expansion quantitative des outils informatiques due à une hétérogénéisation des produits et à un élargissement des secteurs d'implantation d'une part, et d'autre part, une transformation qualitative des fonctions et des usages de ces outils. Nous nous attarderons surtout sur la seconde puisqu'elle permet de relever des aspects très nouveaux des transformations du travail et de l'entreprise. En ce qui concerne l'expansion quantitative, rappelons qu'au Québec, étant donné la présence très forte de petites et moyennes entreprises, il est intéressant de noter que les usages de l'informatique se présentaient ainsi en 1985: 24 % de ces firmes possédaient un micro-ordinateur: 90 % d'entre elles l'utilisaient à des fins de comptabilité; 70 %, comme chiffriers et pour traitement de textes; 20 %, pour le courrier électronique [note 5]. Toujours selon les résultats de cette recherche, plus les entreprises sont de grande taille plus il y a de chances qu'elles utilisent du matériel informatique pour lés fonctions suivantes: fonctions comptables et financières: 71 %; traitement de textes: 49 %, gestion du personnel: 43 %. Au Québec, toujours en 1985, 20 % des commis de bureau utilisent le micro-ordinateur; 18 % des secrétaires et dactylos utilisent le traitement de textes, alors que le matériel informatique est très peu utilisé par le personnel cadre; environ 5 %. La diffusion quantitative des micro-ordinateurs va en s'accentuant et ceux-ci deviendront très bientôt l'outil de travail de la grande majorité des travailleurs et travailleuses de bureau, il n'y a pas de doute. Cependant nous n'avons pas de données globales sur le temps d'utilisation réel de ces outils qui varie beaucoup d'un poste de travail à l'autre et d'un service à l'autre. Ce sont là des données importantes dans l'évaluation du degré d'informatisation des entreprises et des postes de travail. Nous pouvons cependant affirmer que la tendance va dans le sens d'un usage quantitativement croissant et d'un élargissement constant des fonctions de ces outils.

L'informatisation touche et touchera de plus en plus les fonctions de gestion, de planification, d'organisation et d'administration tout en continuant de s'implanter dans les activités de production des entreprises de services et de biens manufacturiers. En ce sens, nous pouvons parler d'un bond qualitatif dans la conception, la mise au point et l'usage de cette technologie. Nous ferons état ici de certains aspects seulement, soit ceux qui permettent d'ouvrir la réflexion sur les transformations considérées par plusieurs analystes comme de véritables mutations non seulement dans les modes de produire et de travailler, mais aussi de l'entreprise comme forme d'expression culturelle.

Les technologies de production assistée par ordinateur les plus connues dans les entreprises manufacturières sont la CAO (conception assistée par ordinateur) et la FAO (fabrication assistée par ordinateur) que nous ne développerons pas ici. Nous voudrions cependant attirer l'attention sur des technologies qui commencent à être développées et utilisées dans les entreprises sous le nom de GPAO (gestion de la production assistée par ordinateur) et PBC (planification des besoins en composants ou « material requirements planning»). Le GPAO comprend un ensemble de méthodes informatiques permettant d'adapter les capacités de fabrication des entreprises à la demande [note 6]. Le PBC est un système qui permet de déterminer les besoins en composants pour la production à partir de la compilation de données sur la production et les commandes extérieures [note 7]. Ces technologies tout comme l'atelier flexible permettent une automatisation de la production fondée sur une intégration de plusieurs fonctions auparavant discontinues et organisées sur la base d'une division poussée du travail et des postes de travail. La combinaison de l'automatisation de la production et de ces technologies d'informatisation trace le passage de la production de masse fondée sur une organisation rigide du travail à une production orientée sur la qualité du produit et sur un ajustement rapide à la demande (« juste à temps ») fondée sur une organisation flexible du travail. Si le « juste à temps» UIT) repose sur une rentabilisation des temps de production, le concept de «qualité totale » qui l'accompagne la plupart du temps, renvoie à l'objectif d'une réponse adaptée aux besoins du client et circonscrit l'un des enjeux majeurs de la compétition entre entreprises. Cette intégration et cette flexibilité représentent la double direction des nouvelles trajectoires technologiques que nous retrouvons dans les entreprises de pointe et qui prendront plus d'ampleur dans les années 1990. Si celles-ci constituent sans aucun doute, de nouvelles bases d'accumulation du capital et d'augmentation de la productivité, elles sont aussi accompagnées de transformations majeures de l'organisation du travail, et de formes nouvelles de mobilisation des compétences des travailleurs et des travailleuses, des cadres, et des gestionnaires. L'entreprise comme entité de production se transforme mais apparaissent aussi de nouvelles conceptions de la gestion et de l'organisation du travail, en relation avec les transformations technologiques, mais aussi indépendantes de celles-ci. C'est ce dont nous traiterons maintenant.


L'entreprise à la recherche
de nouvelles formes de cohésion sociale



Certains chercheurs ont avancé l'hypothèse voulant que l'automatisation des entreprises dans les années 1960 et 1970 n'ait pas été que modernisation technique des entreprises mais aussi réponse à une « crise du travail » dans sa forme taylorienne [note 8]. La mise au travail des individus tout comme leur stabilité et leur fiabilité devenant problématiques pour les entreprises manufacturières, l’automatisation allait permettre de leur substituer des machines. La machine humaine flanchait, elle devenait contre-productive. Les nouvelles technologies de l'informatique allaient permettre de renvoyer la productivité de plus en plus du côté des outils et des techniques de production et de moins en moins du côté du travail vivant, comme cela était le cas depuis les cent dernières années. Cette vision et ces pratiques traversées par le paradigme du déterminisme technologique vont connaître à leur tour, dans les années 1980 et au tournant des années 1990, une profonde remise en question. Les technologies si sophistiquées soient-elles, ne peuvent résoudre tous les problèmes de production et de rendement. Elles ne peuvent être un facteur de productivité, indépendamment d'une implication des différents groupes professionnels et des individus oeuvrant dans l'entreprise.

À la crise du travail taylorisé, s'ajouterait donc la crise de l'entreprise industrielle. Faut-il y voir une manifestation de l'éclatement des formes traditionnelles des rapports sociaux de pouvoir fondées sur l'autoritarisme et le dirigisme centralisé ?

Nous allons examiner ici quelques-unes de ces nouvelles formes qui retiennent l'attention des analystes de l'entreprise et du travail dans les sociétés industrielles développées, en tant que signes, non seulement de transformations des relations sociales, mais aussi comme expression d'une nouvelle culture en émergence dans l'entreprise [note 9]. Par exemple au Québec, la traduction locale de ces nouvelles formes laisse entrevoir l'expression d'un nationalisme économique sur lequel nous reviendrons.

Les « nouvelles philosophies de gestion », et les « nouvelles approches de management des ressources humaines », renvoient à un discours idéologique et à des pratiques de relations de travail qui se veulent des réponses à ce que les théoriciens de la régulation ont diagnostiqué comme « crise du fordisme [note 10] » ; elles se veulent aussi des propositions de reconstitution de la cohésion idéologique et politique de l'entreprise. Ajoutons à cela que ces politiques de gestion accompagnées de nouvelles formes d'organisation du travail et de division des tâches prennent aussi ancrage dans des entreprises connaissant des transformations technologiques importantes des modes de produire. Nous faisons l'hypothèse qu'avec l'automatisation et l'informatisation de la production industrielle, le procès de travail et les activités de travail deviennent de plus en plus abstraites pour les travailleurs; la disparition croissante du travail direct caractérisée par la séparation du travailleur et de la tâche s'accompagnant d'une perte de l'identification de type professionnel, conduisent à la recherche de nouvelles bases de rattachement et de responsabilisation des travailleurs, ainsi qu'à la création de nouveaux fondements à une mise en forme de leur identité sociale dans l'entreprise [note 11]. C'est l'un des rôles que jouent les nouvelles philosophies de gestion fondées sur la responsabilisation, la recherche du consensus par la participation à divers comités et la mise sur pied de cercles de qualité. Brièvement dit, on pourrait qualifier le travail de ces idéologies et de ces nouvelles pratiques de gestion, de recherche d'une voie de passage d'une gestion par le conflit, à une gestion par le consensus, d'une part, et d'autre part d'opération de transfert de l'identité du travailleur et de la travailleuse, du métier vers l'entreprise.

À ce titre, une sociologie de l'entreprise fait apparaître celle-ci sous un autre visage, c'est-à-dire comme lieu de production de sens et de nouvelles valeurs et autorise à parler « d'une nouvelle culture d'entreprise en émergence ». Nous trouvons très intéressantes, les propositions de deux sociologues français, Ferréol et Jousselme [note 12], voulant que la modernisation des années 1980 soit un moment caractérisé par le « passage d'une gestion par la structure», où ce qui compte est la place occupée dans l'organisation et la tâche exercée dans un poste donné, à une «gestion par la culture» fondée sur le degré d'adhésion aux valeurs du groupe, aux valeurs de l'entreprise et où la non-conformité peut s'accompagner d'une perte de statut dans l'entreprise. La gestion fondée sur un pouvoir distribué hiérarchiquement fera-t-elle place à une gestion communautaire ? Mises à part les entreprises de type coopératif, les signes qui permettraient de répondre par l'affirmative à cette question, se font rares pour l'instant.

Cependant, il est possible de parler d'une nouvelle division du travail entre les fonctions de gestion. Si certaines fonctions de gestion sont de plus en plus distribuées et réparties entre les services, les groupes et les individus qui composent l'entreprise, il n'en va pas de même pour toutes les fonctions de gestion. En effet, celles qui relèvent de la gestion économique demeurent très centralisées (financement, investissements, développement de l'entreprise) alors que celles qui relèvent à plus proprement parler de la production des biens matériels et des services, sont de plus en plus décentralisées, et les salariés appelés à prendre de plus en plus de décisions dans leurs activités de production et de contrôle du produit. Nous ne pouvons entrer ici dans l'analyse des nouvelles tâches et surtout des nouvelles conditions d'exercice de ces tâches par les travailleurs des entreprises automatisées et informatisées, mais nous voudrions mentionner que ces technologies et les procès de travail dans lesquels elles s'inscrivent, requièrent de nouvelles qualifications qui ont beaucoup à voir avec ce que notamment Philippe Zarifian [note 13], a appelé la « dimension gestionnaire de la qualification ». Ainsi les nouvelles caractéristiques de l'environnement technologique et social dans l'entreprise exigeraient des travailleurs des capacités de s'inscrire non plus dans l'exécution d'une tâche donnée, mais dans la gestion d'un procès de production. C'est donc aussi dans ce contexte que doivent s'interpréter ces appels à la responsabilisation, à l'autonomie, à la participation et à l'adhésion aux objectifs de production et de compétitivité de l'entreprise [note 14]. Ce cas de figure nous permet de mettre en relief la relation qui existe entre l'innovation technologique et l'innovation sociale, relation qui n'est pas souvent discutée lorsqu'il est question des objectifs de ces nouveaux modes de gestion, entrevus la plupart du temps comme moyen de récupération politique par les dirigeants d'entreprises.

Ces nouvelles formes d'organisation du travail et ces nouvelles philosophies de gestion de la production représenteront-elles des alternatives pertinentes au travail taylorisé ? Les appels à l'autonomie, à la flexibilité, à la responsabilité, à la décision et au contrôle seront-ils mobilisateurs dans la mise au travail de nouvelles générations de travailleurs et de travailleuses tant dans les entreprises de production de biens matériels que de services ? S’il est difficile de répondre à ces questions dans l'immédiat [note 15], des constatations sont cependant possibles et ouvrent à une réflexion plus large. L'entreprise est en mutation tant technologique que sociale. Des revendications d'intervention dans la gestion et dans le contrôle du travail et de la production apparaissent chez les salariés, en même temps que des pratiques de décentralisation de la gestion et d'ouverture à la participation sont observées dans certaines entreprises. La division parcellaire du travail et le travail répétitif soumis à la cadence des chaînes de montage font place à une recomposition des tâches axées surtout sur le contrôle et la surveillance du travail des machines; le travail concret fait une place croissante au travail abstrait. La nature du travail se transforme tout comme son organisation tant sociale (statuts professionnels et titres d'emplois), que politique: les hiérarchies se modifient et plusieurs fonctions traditionnelles exercées par la hiérarchie verticale (staff) sont renvoyées aux tâches d'exécution (line).

Mutation de l'entreprise, certes; mutation du travail, sans aucun doute. Mais il y a plus, voilà que l'entreprise sort dans la rue, l'entreprise s'affiche et occupe de plus en plus de place dans l'espace culturel et social. Le langage de l'entreprise devient le langage de la société. La langue de la gestion et de l'organisation pénètre partout, dans toutes les sphères de la société et dans toutes ses instances, voire jusque dans la manière dont les individus entrevoient et analysent les moindres recoins de leur vie privée.

Si le concept de culture nous est apparu très utile pour comprendre les transformations de l'entreprise et du travail depuis les années 1970, et pour entrevoir celles qui s'annoncent dans les années 1990, il nous apparaît nécessaire de faire ressortir ici jusqu'à quel point cette culture d'entreprise a pénétré (depuis 1980 surtout au Québec) toute la vie sociale et a fourni des contenus aux valeurs culturelles des sociétés industrielles développées.

Si dans les années 1970, l’entreprise industrielle type des sociétés capitalistes développées étaient en déficit de valeurs et à la recherche de nouvelles bases de cohésion culturelle et sociale, les années 1980 ont vu ces mêmes sociétés en déficit de projet global. Ne voyons-nous pas à l'heure actuelle cette "nouvelle entreprise" venir à la rescousse d'une société à la recherche de grands objectifs et de nouvelles valeurs, aidée en cela par un état néo-libéral en position de retraite vis-à-vis de son rôle d'orientation, de prise en charge et de réalisation d'objectifs de développement économique et social ? L'entreprise définie traditionnellement comme agent économique, devient acteur social de premier plan. La relance de l'économie, la création d'emplois, le développement de programme de formation et de recyclage, pour n'en nommer que quelques-unes, sont autant de demandes adressées à l'entreprise. Celle-ci se voit confier une mission publique qui déborde largement sa vocation économique. Les dirigeants de ces entreprises deviennent les nouveaux gourous, les nouveaux leaders idéologiques. Au Québec, ils dirigent des entreprises telles que Cascades, Provigo, Shermag, les Caisses populaires Desjardins, les Coopérants, etc. Ils sont appelés à se prononcer sur les grandes orientations de notre société et leurs paramètres d'évaluation sont repris par les institutions étatiques et para-étatiques. Nous pensons ici aux critères d'évaluation d'une bonne gestion financière dans des institutions comme les hôpitaux, à qui on demande de performer comme s'il s'agissait d'entreprises privées de production de biens manufacturiers. Nous pensons au mode de financement de la recherche universitaire dont l'évaluation repose de plus en plus sur ses liens avec l'entreprise privée et sur les retombées socio-économiques de ses résultats.

Par ailleurs, l’entrepreneurship est aussi devenu au Québec une valeur de mobilisation de catégories jadis exclues du marché du travail et de certains secteurs d'activités: nous nous référons ici à l'entrepreneurship au féminin, à l'accession des femmes aux postes de cadres et de direction, à leur place croissante à la tête de petites entreprises ainsi qu'à leur prépondérance numérique croissante dans les facultés universitaires de gestion et d'administration.

L'entrepreneurship mobilise aussi les jeunes qui, face à un taux de chômage important, tentent de créer leur propre emploi, voire leur entreprise.
Nous n'ajouterons à cela que des indicateurs tels que la popularité des prix décernés aux entreprises performantes, les tirages importants de journaux spécialisés en affaires et en finances, le financement d'activités sportives mais aussi culturelles par les entreprises. L'État s'étant retiré, on se retourne vers les entreprises qui, à leur tour, endossent de nouveaux rôles et de nouvelles valeurs. Si ces phénomènes se vérifient dans plusieurs pays industriels occidentaux, ils n'en prennent pas moins des formes locales. Au Québec, le nationalisme francophone y joue un rôle important et explique, à notre avis, le ralliement consensuel de groupes d'intérêts différents voire opposés. La valorisation du québécois et de la québécoise capables de réussir en affaires, l’importance accordée au sens des responsabilités des salariés québécois, à l'innovation dans la mise sur pied de nouvelles entreprises, à la mobilisation des ressources financières et humaines pour former des hommes et des femmes compétents en gestion ou professionnellement solides, sont entendus comme autant d'appels à la nation de se prendre en main et d'assurer son développement dans un contexte où la concurrence internationale est très forte.

C'est pour cela, à notre avis, que les discours critiques face à un tel virage technologique et social ont de la difficulté à se faire entendre et à être efficaces. Le nationalisme embrouille parfois lorsque l'on essaie de clarifier les voies de développement d'une société. Toute réflexion critique devient obstacle plutôt qu'opportunité de solidifier ou de corriger les chemins empruntés.


En guise de conclusion


À notre avis, les perspectives actuelles de développement de notre société québécoise sont habitées par la trop forte prépondérance d'une vision techniciste, en même temps qu'une trop grande insistance est mise sur le rôle de «l’entrepreneur-nouveau patron» qui fait figure ici de jeune premier dans cette oeuvre magistrale qu'est la prise en charge collective de notre devenir national. Nous croyons impératif de réévaluer ces visions et les objectifs de notre développement; il faut aussi distribuer les rôles plus largement, notamment parmi ceux et celles qui n'ont même plus les moyens de s'acheter un billet pour participer, voire même, pour assister au spectacle. L'appel à la responsabilisation des salarié(e)s doit se transformer en appel à la responsabilisation des citoyens et des citoyennes. Cette remise en question des modes autoritaires de gestion des entreprises et des formes des rapports sociaux qui y correspondent sont des opportunités à saisir pour assurer une démocratie réelle des entreprises, repenser les formes du travail, l’usage des technologies, les finalités de la production mais aussi notre mode de développement économico-social à l'échelle de la société.

Les préoccupations sur l'environnement ont commencé avec une conscientisation provenant notamment de la pollution industrielle et des problèmes de santé et de sécurité au travail liés aux conditions d'exercice du travail. Les problèmes de l'environnement occuperont le devant de la scène des années 1990. Les solutions à ces graves problèmes doivent passer par des transformations radicales de nos modes de produire/polluer et aussi de nos modes de consommation/gaspillage. L'amorce de ces solutions se trouve dans une remise en question drastique de la forme industrielle de production et de la forme fordienne de consommation comme sources privilégiées d'accumulation de richesses individuelles et collectives.

En ce sens, l’entreprise des années 1990, ainsi reconstituée sur de nouvelles bases technologiques et politiques, peut-elle être désignée comme opportunité à saisir pour enclencher un processus de démocratisation de nos institutions économiques et politiques ? Si cette piste s'avérait pertinente, cela nécessitera une réflexion rigoureuse sur la formation et le développement des compétences des travailleurs et travailleuses actuels et futurs, non seulement comme producteurs, mais aussi comme consommateurs et plus largement comme citoyens et citoyennes. Cette formation devra déborder largement les cours de mathématiques envisagés dans la réforme des jeunes du secondaire et s'orienter vers l'acquisition de compétences sociales axées sur une compréhension globale des processus de développement économique, technologique, politique et culturel. C'est donc d'une acquisition et d'une mise à jour continue de connaissances en sciences humaines, en sciences naturelles et en sciences de l'ingénierie qu'il s'agit pour non seulement comprendre, mais pour pouvoir transformer notre relève en acteur social dans l'entreprise et dans la société des années 1990.


Notes:

Note 1: Pierre-André Julien et Jean-Claude Thibodeau, « Bilan et impact des nouvelles technologies sur la structure industrielle du Québec, 1985, 1991 et 1996 », Sommet québécois de la technologie, 12-13-14 octobre 1988. (Rapport).
Note 2: Jean-Pierre Bonhomme, « L'informatisation des entreprises pourrait défavoriser le français», La Presse, 28 septembre 1989, p. A 10.
Note 3: Propos cités dans Le Monde, le 30 septembre 1979.
Note 4: Céline Saint-Pierre, « Le tertiaire en mouvement: bureautique et organisation du travail —Itinéraire d'une recherche» dans D. Tremblay, (sous la direction de) Diffusion des nouvelles technologies, Interventions économiques, Saint-Martin, 1987, p. 185 à 198.
Note 5: Paul-André. Julien et L. Hébert, « Le rythme de pénétration des nouvelles technologies dans les PME manufacturières québécoises », Journal of small Business and Entrepreneurship, vol. 3, n° 4, p. 424-436.
Note 6: Cette technologie (GPAO) permet de gérer les inventaires, de prendre à temps les décisions nécessaires à la compétitivité de l'entreprise, de saisir les opportunités du marché, d'optimiser les investissements et d'utiliser avec efficacité les moyens de production (informations tirées d'une brochure technique).
Note 7: Cette technologie (PBC) est un système utilisant la nomenclature de production, l’inventaire, le traitement des commandes et de la cédule de production pour déterminer les besoins en composant (informations tirées d'une brochure technique).
Note 8: Sur la crise du travail, voir les travaux d'Yves Baron, Benjamin Coriat et de Robert Linhart en France. Pour le Québec, voir les travaux de Marc Lesage et de Paul Grell.
Note 9: Il s'agit d'hypothèses qui demandent à être renforcées par des études plus nombreuses mais qui n'en tracent pas moins des pistes pertinentes pour une lecture des transformations en cours dans plusieurs entreprises. Pas question ici d'entériner le « miracle japonais ».
Note 10: Voir à ce sujet les travaux de l'école française de la régulation dont les principaux représentants sont Michel Aglietta, Robert Boyer, Benjamin Coriat et Alain Lipietz; chez les Américains, voir entre autres les travaux de Michael Piore, Charles Sabel, David Gordon et de Richard Edward qui rejoignent avec des nuances les propositions de l'école française.
Note 11: Voir à ce sujet les travaux de Renaud Sainsaulieu et de son équipe et plus particulièrement, son livre « L'identité au travail. Les effets culturels de l'organisation », Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977, 486 p.; 2e édition revue et augmentée, 1985. Voir aussi Sainsaulieu, R., Pierre Eric Tixier, Marie-Odile Marty, « La démocratie en organisation », Paris, Méridiens-Klincksieck, 1983.
Note 12: G. Ferréol, «. Culture d'entreprise et gestion des ressources humaines une première approche », communication présentée aux 11e journées de Sociologie du travail organisées par le PIRTTEM, 12-13 mars 1987 et reproduite dans les Cahiers du LASTREE, Lille, 1988; G. Jousselme, « Crise et mutations de l'entreprise sur quelques enjeux soulevés par la transformation culturelle des rapports sociaux de travail », idem.
Note 13: P Zarifian, « Le développement gestionnaire de la qualification ouvrière: portée et contradiction » in: Recherches économiques et sociales, nouvelle série, n" 8, 1983.
Note 14: Il est important de souligner que ces nouvelles philosophies de gestion et d'organisation du travail ne se rencontrent pas que dans des entreprises automatisées et informatisées. On les retrouve aussi dans plusieurs entreprises non automatisées. L'objet de notre réflexion nous amène dans ce passage précis à tenter de voir ce qu'elles recouvrent plus particulièrement dans les entreprises sous informatisation et automatisation.
Note 15: Sur cette question, voir les actes du colloque du département des Relations industrielles de l'Université Laval, « La mobilisation des ressources humaines, tendances et impact », sous la direction de M. Audet, L. Bélanger et a/., Québec, P.U.L., 1986, 199 p.

Retour au texte de l'auteur: Céline Saint-Pierre, sociologue Dernière mise à jour de cette page le samedi 3 février 2007 13:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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