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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Francine Saillant, “Transformations des systèmes de santé et responsabilité des femmes”. Un chapitre publié dans l'ouvrage sous la direction de Bernard Hours, Systèmes et politiques de santé. De la santé publique à l'anthropologie. Chapitre 10, pp. 221-247. Paris: Les Éditions Karthala, 2001, 358 pp. Collection: Médecines du monde. [Autorisation formelle accordée par l’auteure le 4 novembre 2005 et autorisation reconfirmée le 14 août 2007 de diffuser tous ses travaux dans Les Classiques des sciences sociales.]

Francine Saillant

Anthropologue à École des sciences infirmières
et chercheure au Centre de recherche
sur les services communautaires Université Laval.

Transformations des systèmes de santé
et responsabilité des femmes
”.

Un chapitre publié dans l'ouvrage sous la direction de Bernard Hours, Systèmes et politiques de santé. De la santé publique à l'anthropologie. Chapitre 10, pp. 221-247. Paris : Les Éditions Karthala, 2001, 358 pp. Collection : Médecines du monde.

Introduction
La situation canadienne : le cas du Québec
Genre / pratiques de soins
Subjectivité /genre
La situation brésilienne : le cas de l'Amazonie côtière et riveraine
Genre / pratiques
Subjectivité /genre

Conclusion
Références bibliographiques

Introduction

Depuis une quinzaine d'années, de nombreuses recherches sont faites en Amérique du Nord et en Europe pour mieux comprendre les effets des transformations des systèmes de santé depuis le milieu des années 70 sur groupes et individus qui doivent prendre en charge des personnes malades et sur les malades eux-mêmes. Pensons par exemple aux malades chroniques, aux personnes âgées et handicapées dans le secteur plus particulier des soins à domicile. Les effets conjugués de : 1) la transformation des profils épidémiologiques (vieillissement, incidence des maladies chroniques, apparition du sida), 2) des progrès de la médecine ambulatoire (ex. : antibiothérapie à domicile, télémédecine), 3) du retrait progressif de l'État des programmes sociaux et de santé sous l'influence de l'idéologie néolibérale, viendraient en quelque sorte modifier une part des pratiques de prise en charge de nombreux malades, notamment dans la famille. On voit entre autres l'expérience de la maladie et du vieillissement s'allonger dans le temps, en même temps que la vision autonomiste de la santé et de la maladie gagne du terrain et que l'État délègue de plus en plus de services professionnels vers les communautés et les groupes domestiques (Gagnon 1996, Herzlich et Pierret 1984, Saillant 1992).

On a largement souligné la lourdeur et l'importance des tâches nouvelles et nombreuses qu'exigent maintenant les soins familiaux, surtout quand la maladie s'étend sur plusieurs années (pensons au cancer, au sida, aux suites d'un accident cérébro-vasculaire, à la maladie d'Alzheimer), mais on s'est moins arrêté sur la portée et la signification de ces pratiques de soins au sein de la communauté et des groupes domestiques, de façon plus générale, et pour les femmes, de façon plus particulière. Nous redécouvrons maintenant, dans les sociétés occidentales, l'importance qualitative et quantitative des soins, dans la mesure où la collectivisation de la préoccupation pour la maladie et des responsabilités des malades Paraît menacée, du moins sous les formes qu'a pu donner l'État-Providence à cette collectivisation.

La notion de prise en charge est trompeuse : employée dans des contextes administratifs ou de gestion, elle laisse peu voir la pratique des soins dans leur amplitude réelle. Les pratiques de soins, telles que nous les entendons (Saillant 1991, 1992) ne se réduisent pas au système de santé ou à un ensemble de techniques inspirées de la médecine « cosmopolite » ; elles sont plutôt un ensemble de pratiques et de savoirs, de gestes et de symboles liées à l'accompagnement de personnes fragilisées dans leur corps-esprit dans un contexte où la maladie et le handicap font problème et limitent pour un temps plus ou moins long leur autonomie. Insister sur l'accompagnement c'est mettre l'accent sur le temps, la présence constante, la préoccupation pour l'autre dont on se sent, à des degrés divers, responsable, mais aussi sur les gestes concrets qu'il faut faire et savoir pour maintenir la vie et préserver la survie des proches. C'est aussi orienter son regard vers le lien social et les diverses formes de solidarité qui traversent les pratiques d'accompagnement : pourquoi soigne-t-on, accompagne-t-on une personne donnée ? Qu'est-ce qui fait que l'on se sent ou non responsable de la vie et de la survie d'un autre, de sa qualité de vie ? Qu'en est-il du sentiment de responsabilité face à cet autre qui peut ou non être un proche ? Ces questions prennent une pertinence dans des sociétés que l'on dit marquées par l'individualisme, en même temps que les pratiques étatiques actuelles, dans le domaine de la santé et des services sociaux, invitent à un retour vers « les valeurs communautaires ». Les discours autour de services de proximité, sur l'économie sociale ou solidaire et sur leur capacité de faire renaître ces valeurs sont sur ce point révélateurs (Boivin et Fortier 1998, Causse et al. 1998, Ferrand-Bechman 1992, Robichaud 1998). Ces services nouveaux sont valorisés en ce qu'ils créeraient des gisements d'emplois à partir de secteurs inexplorés dans l'espace économique traditionnel, tels les soins à domicile, en même temps qu'ils permettraient à ceux qui les prodiguent, en principe des exclus ou des individus en voie de l'être, une émancipation économique et une occasion de valorisation personnelle par l'exercice de la solidarité communautaire.

Les pratiques de soin dans la famille se transformeraient actuellement. Mais, ne l'oublions pas, entre autres dans les pays euro-américains, on a tout fait pour faire des familles, depuis au moins le début du XXe siècle, des réceptacles de services plutôt que des agents actifs de soin, en même temps qu'on les a savamment exclues de l'avant-scène des savoirs et des pouvoirs de la sphère thérapeutique, au profit des experts du « socio-sanitaire ». Ceci s'ajoute au fait que le travail familial de soin, inscrit dans la continuité du travail de la reproduction, se trouve enchâssé dans la sphère du privé et de l'affectif Les pratiques familiales de soin se sont trouvées occultées et banalisées malgré leur importance dans la vie quotidienne (Delaisi de Parseval et Lallemand 1980, Ehrenreich 1982, Saillant 1998, Saillant 1999b).

L'avènement des politiques néolibérales dans le domaine de la santé entraîne l'émergence de l'idéologie de la « compétence familiale ». Cette idéologie fait des familles des « compléments obligés du système de santé » et des « partenaires des services », ces familles sur qui l'on compte pour combler justement le vide créé par les déficits et lacunes de systèmes de santé devenus moins généreux et moins providentiels qu'ils ne le furent (Côté et al. 1998, Kaufmann 1995, Leseman et Chaume 1989, Saillant 1999a). Par ailleurs, le dénominatif de « famille » est aussi trompeur que celui de « prise en charge » : plusieurs études (Côté et al. 1998, Cresson 1991, Croff 1995, Guberman et al. 1991) ont montré que, dans l'ensemble des pays euro-américains, les pratiques familiales de soin se présentent comme une réalité surtout féminine, ce qui amène à la question de l'imputabilité des soins de santé aujourd'hui dans ces pays, mais aussi ailleurs dans le monde, en particulier dans les pays dits du Tiers-Monde. Dans la mesure où l'État fait moins par ses services publics et délègue davantage, les soins familiaux reviennent à l'avant-plan de la scène sociale. Mais, qui devient du coup vraiment responsable pour les soins de façon générale : l'État, la famille, la communauté ? Et au niveau de la famille, qui dans la famille ? Lorsque l'État incite à la délégation communautaire et familiale des soins, et que cela signifie le plus souvent que ce sont des femmes qui prennent à leur compte cette délégation, quelles réflexions pouvons-nous tirer de ce constat ?

Cette question se pose, certes, dans le contexte du système de santé canadien et québécois, mais aussi dans le contexte de la transformation des systèmes de santé dans le monde, quels que soient les modèles économiques, sociaux et culturels en place. Partout l'idéologie néolibérale fait son oeuvre et le rôle de l'État s'amoindrit quant aux services de santé. Les responsabilités de la vie et de la mort, qui dans un certain nombre de pays furent, après la seconde guerre mondiale, progressivement collectivisées sous une forme contractuelle, par une étatisation des services, prennent une forme différente, figurant le nouveau « partage » entre la sphère collective et contractuelle et la sphère privée et volontaire [1]. Dans d'autres pays, ceux du sud de façon générale, cette collectivisation a rarement eu lieu, et les services publics déjà limités le sont et le seront encore plus.

Les analyses faites à ce jour quant à ces questions ont été surtout le fait de pays du nord : bien entendu, dans les pays du sud, au premier regard tout au moins, on s'intéresse davantage à l'accessibilité aux soins, et l'importance des soins prodigués dans la communauté et les groupes domestiques paraît une évidence, car elle constitue ce qu'on appelle habituellement la base des soins de santé primaires. La restructuration des systèmes de santé dans les pays du sud conduit naturellement à la réflexion sur l'accessibilité des services publics, et de façon moins évidente à la question des soins familiaux, prodigués habituellement par les femmes. Pourtant, ces deux réalités sont liées : là où le système publie de santé est limité ou affaibli dans ses structures essentielles, les soins familiaux prennent une importance capitale. Pour les femmes pauvres, directement touchées par ces questions, les conséquences en termes d'intensification des tâches et des activités viennent s'ajouter à un fardeau déjà lourd dans le contexte de la mouvance socio-économique actuelle. Il vaut la peine selon nous d'examiner, dans des contextes forts différents, les conséquences variées de la transformation des systèmes de santé pour la population et pour les femmes, et de développer les réflexions anthropologiques qui peuvent être tirées de comparaisons.

En termes plus généraux :

  • À qui incombe, en dernière instance, la responsabilité morale de l'indigence et de la dépendance créées par la maladie dans nos sociétés et ailleurs, dans la mesure où aucune société ne peut échapper à ces réalités et où des réponses collectives variées existent ?

  • Quelles significations peut-on accorder aux pratiques de soin exercées par les femmes dans le contexte familial et domestique dans différentes sociétés ?

  • Comment s'articulent ces deux questions de la responsabilité morale et collective et de la part des femmes dans les soins de santé ?

Afin de répondre à ces questions, nous proposons l'étude de deux situations, l'une canadienne et l'autre brésilienne. Pour chacune, une étude exploratoire a été effectuée mettant en perspective l'expérience collective que font des femmes des transformations actuelles des systèmes publics de santé. Nous nous pencherons sur leurs pratiques de soins en relation avec le système publie de santé et les autres ressources existant dans les milieux de vie de ces personnes, et nous tenterons de voir comment se construit subjectivement et localement le sentiment de la responsabilité pour les soins.


La situation canadienne :
le cas du Québec

C'est à partir des années 1960 que se sont instaurés au Canada les régimes collectifs d'assurance-maladie et d'assurance-hospitalisation, dotant le pays d'un contrat social nouveau quant au partage des responsabilités liées à la santé, entre la famille, l'État et les milieux professionnels. La publication du Rapport Lalonde (1974) donnera par la suite au Canada une reconnaissance internationale pour l'adoption d'une vision élargie de la santé, donnant primauté aux facteurs sociaux et culturels et à l'environnement dans les mécanismes de production de la maladie. Ce rapport, et nombre d'autres qui suivirent, a eu une influence considérable sur le développement de l'idéologie autonomiste et communautariste de la santé, qui gagna, avec le temps, beaucoup de crédibilité auprès des technocrates, lesquels perçurent, par sa concrétisation, une façon d'amoindrir les coûts du système de santé. Au début des années 1990, le Canada entra dans une période de restructuration financière : aux prises avec un déficit et une dette extérieure importante, le gouvernement trouva une partie de la solution à son problème dans la diminution progressive des paiements de transferts aux provinces. Le gouvernement central décida de limiter le retour des impôts aux provinces, argent qui était habituellement destiné aux programmes sociaux (éducation, santé). Il s'en suivit un manque à gagner sans précédent pour l'administration locale des programmes sociaux, ce qui a provoqué dans plusieurs provinces canadiennes, entre autres effets, la restructuration des systèmes de santé. De cette façon, le gouvernement central a délégué ses problèmes aux provinces, en leur demandant de « faire plus avec moins ».

Au Québec, la restructuration des services publics de santé était déjà en marche depuis le milieu des années 1980, dans le contexte de la mise sur pied d'une commission d'évaluation nationale, la Commission Rochon (en 1985), qui a conduit à l'actuelle Politique de santé Bien-être (Gouvernement du Québec, 1992).

En conséquence de la restructuration financière canadienne et de la lutte contre le déficit de l'État canadien et celui de son propre gouvernement, le Québec, en 1996, a instauré un vaste programme qualifié de virage ambulatoire. Le virage ambulatoire se caractérise par un certain nombre de phénomènes structurels et institutionnels : fusion et réorientation d'établissements, déplacement de personnel et affection à de nouvelles tâches, valorisation de l'auto-prise en charge communautaire et familiale dans les orientations gouvernementales officielles, développement du modèle partenarial entre les divers niveaux du système de santé, incluant les malades eux-mêmes, privatisation en douceur avec tout de même recherche de la préservation des acquis, mise en place de programmes d'économie sociale (services de proximité) dans le domaine des soins à domicile. Le virage ambulatoire, pour certains, signifie l'actualisation de la vision communautariste de la santé, tant attendue par ceux qui privilégient la vision préventive à la vision curative ; pour d'autres il ne s'agit que du moyen, retenu par l'État québécois, pour « pelleter la neige dans la cour du voisin », c'est-à-dire déléguer la responsabilité vers « la communauté » et tous ceux qu'elle inclut. Les associations de malades, les associations d'hôpitaux, les groupes de femmes, les groupes communautaires, les associations professionnelles sont nombreux à critiquer de toutes parts cette vision, qui à première vue ne satisfait pas tout le monde. Toutes ces restructurations sont donc l'occasion d'un questionnement sans précédent sur l'imputabilité des soins dans le contexte de l'État minimaliste et néolibéral.

Ajoutons à cela que l'époque actuelle contraste de façon importante avec celle qui prévalait avant les années 1990 : après que le Québec ait adopté, dans les années 1970, un modèle où le système de santé officiel était dominant, on a vu naître, dans les années 1980, une pluralité de pratiques thérapeutiques, liées à des paradigmes autres que celui du modèle biomédical, dominant dans le système public (Saillant, Rousseau et Desjardins 1990). Dans les années 1990, on agit plutôt comme si ce pluralisme était déjà chose du passé, en donnant aux services publics toute l'attention et en jetant dans l'ombre le pluralisme thérapeutique.

Une étude conduite en 1996-1997 par une équipe de recherche dont j'étais membre (Côté et al.)  [2], portait sur les incidences de la restructuration du système de santé au Québec, en particulier du virage ambulatoire, sur les femmes. Dans ce contexte, nous avons pu rencontrer 68 personnes, des femmes pour la plupart, ayant été récemment touchées directement par le virage ambulatoire. Cette étude exploratoire se basait sur des groupes de discussion effectués auprès de femmes non-professionnelles (N = 31) organisés dans cinq régions du Québec, rurales et urbaines, et sur des entretiens individuels avec des femmes professionnelles et semi-professionnelles (N = 37). C'est principalement à travers les expériences de soin à des proches que des récits ont été obtenus dans les entretiens de groupe concernant la transformation des soins familiaux, récits par lesquels les femmes ont relaté les difficultés et dilemmes nouveaux qui se posent pour elles. Pour les chercheurs, une question se posait, devenue le titre même du rapport : Qui donnera les soins ?

Selon les femmes rencontrées [3], et à partir de leurs expériences personnelles, les effets des délégations successives dont nous avons fait état pourraient se résumer selon deux axes : les pratiques de soin elles-mêmes, et les dimensions subjectives des procès de responsabilisation des soins. Pour chacun de ces deux axes, il nous faut aussi considérer le caractère sexué des réalités étudiées.


Genre / pratiques de soins

De façon générale, les frontières des soins professionnels, semi-professionnels et profanes se brouillent de plus en plus ; en relation avec l'introduction de nouveaux processus de travail, on déqualifie certaines tâches sous couvert de démocratisation, de déprofessionnalisation et de rationalisation. On a vu le cas de préposées (aides-soignantes) devant donner des soins plus techniques, plus spécialisés (tâches d'aides malades transférées à des auxiliaires de CLSC), on voit aussi plus de professionnels effectuant des tâches autrefois effectuées par un corps d'emploi différent du leur, comme si les tâches de soins étaient infiniment interchangeables (ex. : infirmière de soins à domicile devant donner des soins hospitaliers tels qu'antibiothérapie, intraveineuse, jugulaire, sous-clavière, pompes à perfusion) ou ne pouvant plus effectuer leur tâche (ex. : travailleurs sociaux réduits à être des gestionnaires de ressources). Enfin, on voit aussi le cas de familles devant apprendre des soins autrefois dispensés par des professionnels (ex. : soins aux colostomisées, pose de cathéter). Se multiplient ainsi, sur le plan local, les phénomènes de délégation et de substitution des rôles et des pratiques, tendant à rendre les soins équivalents quelle qu'en soit la nature.

Les femmes sont, dans les familles, les principales actrices de la réforme des services de santé et des services sociaux. Avant cette réforme, elles assumaient déjà une part importante des tâches de soin, dans la continuité de la place historique et culturelle des femmes dans ce domaine. Aujourd'hui, elles assument (de nouveau) une grande part des soins familiaux nouveaux (délégués par l'État, comme certaines tâches techniques autrefois réservées aux professionnels et aux infirmières) et anciens (hygiène du corps, alimentation). Leur travail implique l'accompagnement des malades dans les divers points du réseau des services, étatiques ou non, les soins directs aux personnes dans la maisonnée, notamment les personnes âgées, handicapées, les personnes souffrant de problèmes de santé mentale, les soins aux malades post-hospitalisés. Elles effectuent également plusieurs tâches liées à la communication avec les services publics, devenue plus complexe dans une organisation qui apparaît aux yeux des usagers de plus en plus abstraite. La réforme s'appuie de toute évidence sur la qualification et la disponibilité « naturelle » des femmes dans la famille à donner les soins. On s'attend en fait à ce que les discontinuités et les manques entraînés par les réorganisations soient comblés par la disponibilité de la famille, c'est-à-dire des femmes de façon implicite, selon une vision assez figée des rôles et statuts liés au genre dans la société actuelle. Il faut dire ici implicite car il n'est jamais écrit que la personne au bout de l'itinéraire et dans la maisonnée sera le plus souvent une femme. Mais on qualifie de plus en plus facilement les femmes « d'aidantes naturelles » ; certaines institutions (centres locaux de services communautaires) dispensent des cours « d'aide naturelle » et il existe une association nationale des « aidantes naturelles ».

Pour la famille et les femmes, de nouveaux savoirs sont requis en relation avec la délégation des pratiques professionnelles et institutionnelles, savoirs qui ne sont pas immédiatement accessibles. D'abord, la réforme se fait très rapidement, ne laissant pas de place aux apprentissages des nouveaux savoirs ; ensuite, plusieurs des anciens savoirs de la médecine populaire ont été abandonnés par les générations précédentes ou ne sont plus pertinents. On assume pourtant que les savoirs de soin sont naturels à la famille et aux femmes, qu'ils vont de soi ; or les soins familiaux actuels nécessitent des formations que les membres des groupes domestiques et les femmes n'ont pas. Les soins familiaux actuels dépassent largement les soins anciens, hérités et transmis par les réseaux familiaux et communautaires. Les tâches de soins domestiques nouvelles, quand elles sont requises, augmentent ainsi quantitativement, mais aussi qualitativement, en ce sens que la charge morale des proches devient de plus en plus importante. De fait, les femmes déclarent être le plus souvent les dernières sur qui l'on compte lorsque par leur présence et leur disponibilité les autres membres du réseau du malade ne peuvent donner des soins, et quand les services publics sont absents. Il n'est pas rare qu'elles se retrouvent en bout de l'itinéraire des soins. Les hommes jouent quand même un rôle, mais il est généralement plus limité dans le temps, et réservé à des tâches ponctuelles, tels que transport et achat de matériel.


Subjectivité /genre

Les nouvelles responsabilités familiales de soins, que nous devrions qualifier d'obligations déléguées, viennent facilement en conflit pour les femmes avec les idéaux d'affranchissement des anciens rôles et d'égalité des sexes. Il y a souvent conflit pour les femmes à introduire de nouvelles tâches qui cumulent les tâches anciennes et le travail salarié. Chez un certain nombre de femmes, on observe des phénomènes d'épuisement et d'essoufflement, en conséquence des difficultés à choisir entre « soi et l'autre ». Aussi, la charge de cette responsabilité a-t-elle un prix : l'augmentation de la charge mentale et physique avec son lot de conséquences sur le bien-être et la santé. Par ailleurs, plusieurs femmes n'acceptent pas d'emblée les conséquences des délégations et interrogent publiquement le partage des tâches, peut-être moins au sein de la famille que dans les relations entre la sphère publique et la sphère privée. Que la résistance soit silencieuse ou non, que le conflit entre l'altruisme et l'affranchissement soit clairement perçu ou non, il est clair que les femmes dispensent, « malgré tout » et au-delà de tout, les « soins familiaux ». On se sent responsable pour les proches, et l'investissement émotif, physique et temporel tend à être assez intense.

Enfin, disons qu'on observe aussi un important débat public mené par les associations de femmes sur l'avenir des services publics de santé et sur les mesures qui aideraient les familles à effectuer « le virage », débat qui implique aussi un questionnement et des critiques sur la féminisation accrue du « fardeau des soins » qu'impose la réforme (COCES 1996).

Pour résumer la situation québécoise, qui illustre la situation canadienne, disons que les différents niveaux de gouvernements accomplissent actuellement des délégations sérielles qui tendent à aboutir localement dans la famille et entre les mains des femmes. Passant par une idéologie qui se veut communautariste, participative, valorisant la compétence des profanes, l'État individualise et féminise dans les faits des responsabilités collectives qu'il réserve dorénavant à la : sphère privée, marchande et non marchande [4].


La situation brésilienne :
le cas de l'Amazonie côtière et riveraine

En 1997, j'ai amorcé un projet de recherche sur les incidences de la transformation du système de santé sur les femmes au Brésil, dans une région qui est celle de l'Amazonie côtière et riveraine [5], chez les populations côtières qualifiées de caboclos (métis). Si dans les pays euro-américains on prend conscience de la part des familles et des femmes dans les soins un peu par défaut (alors que l'État-Providence se retire), dans les pays du sud cette question est encore bien embryonnaire. C'est que, comme on l'a dit plus haut, ces soins vont de soi, dans un système public de santé qui n'a jamais été consolidé.

Au Brésil, l'introduction du plan réal en 1996, qui a suivi de près l'implantation de la nouvelle constitution de 1988, a orienté définitivement le pays sur la voie du néolibéralisme et de ses politiques socio-sanitaires caractéristiques (Borzutzky 1993, Draibe 1993). Le pays était déjà doté, suivant la nouvelle constitution, d'un sistema unico de saúde (système unique de santé) très centralisateur (Kisil et Tancredi 1996). Depuis 1996, on a commencé à réorganiser ce système, afin d'encourager la décentralisation, la régionalisation et la municipalisation des services de santé, ce qui a aussi donné au pays une privatisation très grande des services, médicaux en particulier. L'État central de Brasilia les délègue aux États fédéraux, et les États fédéraux, tel que celui du Pará, où l'étude a été effectuée, aux municipalités, sans que - le plus souvent - les sommes nécessaires pour ces nouvelles responsabilités ne soient distribuées aux nouvelles instances responsables (Wealand 1995). Et lorsqu'elles sont distribuées, la corruption qui marque le fonctionnariat brésilien fait fondre ces subsides. Ces processus de délégations sérielles s'appuient, comme au Canada, sur une l'idéologie autonomiste, traduite ici sous la forme de la décentralisation et du rapprochement des communautés locales et de « l'habilitation communautaire ».

En Amazonie, où déjà les services publics sont beaucoup moins importants qu'au sud du Brésil, plus développé, les populations pauvres doivent compter sur les postos de saúde (postes de santé), qui offrent les services de première ligne. Ceux-ci sont inefficaces : le personnel professionnel est mal payé ou l'est irrégulièrement, les équipements sont faibles, souvent les remèdes inadéquats ou inexistants, les listes d'attente interminables et il faut avoir une carte de citoyen ou d'identité, ce que beaucoup d'individus habitant les quartiers pauvres n'ont pas, pour se prévaloir des services. Les plus riches, bien entendu, ont accès aux services privés et à des programmes d'assurance. Le poste de santé, dans les baixadas de l'Amazonie, c'est le miroir aux alouettes de l'État : l'illusion de la modernité, la présence d'un État qui ne rend pas aux citoyens leurs droits, la Terre Promise d'une citoyenneté encore à venir.

Par ailleurs, en Amazonie, on ne compte pas que sur la médecine cosmopolite et les services publics de santé pour se soigner : l'espace thérapeutique y est riche et diversifié par la présence des -religions afro-brésiliennes, du kardécisme, des médecines des populations indigenistas, des héritages de la culture portugaise, sans compter la place de l'Église catholique, et celle, grandissante, des Églises protestantes, anciennes et nouvelles. Enfin, pajés, parteiras, benzadeiras, rezadeiras, pae et mae dos santos, et autres prêtres sont là pour soulager les maux des uns et des autres (Boyer-Araújo 1994, Loyola 1983). Malgré cela, les femmes paraissent préférer les services publics, lesquels, bien qu'inadéquats, sont gratuits et donnent accès à une vision « moderne » de la santé.

Lors d'un séjour sur le terrain, à l'hiver 1998, j'ai pu organiser, avec l'aide de collègues brésiliennes [6] comme on l'avait fait au Québec en 1997, des groupes de discussion avec des femmes de milieux urbains et ruraux pauvres de l'Amazonie côtière et riveraine et des baixadas. Au total huit groupes réunissant une soixantaine de femmes caboclas ont été réalisés, avec qui j'ai pu discuter sur les problèmes vécus dans leur milieu de vie, sur les problèmes de santé, sur les soins prodigués. Comme au Québec, c'est à partir de l'expérience des services de santé actuels, en mouvance, que nous avons pu collecter des récits faisant appel aux pratiques et aux responsabilités de soin [7].

Voyons de façon synthétique les résultats principaux obtenus lors de l'analyse de ces groupes de discussion [8].


Genre / pratiques

De grandes catégories de préoccupations sont ressorties clairement des entrevues de groupe :

1. Sans se référer explicitement à la municipalisation des services, les femmes ont fait une critique sévère des politiques de santé de leur pays, de la corruption des fonctionnaires et du manque d'équipement en tous genres des postes de santé ; elles ont fait valoir à leur façon l'importance de la question de la santé en relation avec d'autres préoccupations (violence, mauvaise qualité de l'environnement, chômage), et avec la détérioration constante de leurs conditions de vie.

2. Elles ont montré leur contribution personnelle à la vie et au maintien de la vie dans leur famille, en raison du rôle central qu'elles jouent dans le contexte du manque de ressources socio-sanitaires qu'elles expérimentent quotidiennement et en relation avec les itinéraires thérapeutiques qu'elles effectuent.

3. Malgré toutes leurs critiques envers les services publics, elles ont aussi exprimé clairement leur 'préférence pour ces derniers, les autres ressources apparaissant souvent à leurs yeux comme des « moyens qui aident » mais qui « ne guérissent pas vraiment » (à moins d'avoir la foi), quoique bien sûr, elles les utilisent.

Les femmes sont les principales responsables des soins dans les groupes domestiques des baixadas. Sans exception, les femmes de tous les groupes rencontrés ont insisté sur la part importante de leur travail pour la protection de la santé des leurs. Dans la mesure des ressources limitées, elles doivent justement pallier, de diverses façons, les lacunes et insuffisances du système public de santé, y compris les programmes de prévention. En ville comme à la campagne, elles déclarent être les principales responsables de la santé dans la maisonnée. Ceci va du travail domestique le plus simple à l'accompagnement de personnes malades, et au côtoiement de la mort des proches. Fréquemment, lorsqu'on demande aux femmes ce qu'elles font pour résoudre chez elles les problèmes de santé qu'elles ne peuvent résoudre par les moyens des services publics, les réponses spontanées qu'elles fournissent renvoient à leur manière d'utiliser les ressources thérapeutiques et aux articulations diverses entre espaces domestique et extra-domestique. Le plus souvent, elles combinent les ressources de la maisonnée, c'est-à-dire les soins familiaux, (incluant les remedios caseiros) et une visite au poste de santé ou au poste de secours (pronto secorro) dans les situations plus graves, souvent assez éloignés du milieu de vie habituel, et elles associent à ces deux pôles, une combinaison d'autres possibilités liées aux ressources thérapeutiques locales à caractère « traditionnel » (par exemple, pajé, benzadeira) et à leurs croyances religieuses (par exemple, umbanda, Église universelle pentecôtiste).

Les soins familiaux consistent principalement en la fabrication de remèdes à partir d'herbes tirées du quintal (jardin derrière la maison), servant à faire des thés, des bains, des enveloppements divers. Ils consistent aussi en des massages, en des préparation de nourriture particulière, donnant des forces (le milgau, surtout). À souligner qu'en milieu rural et en milieu urbain beaucoup entretiennent le quintal derrière la maison, contenant les plantes médicinales (plantais medicinais) nécessaires à la vie et à la guérison. Très réduit en milieu urbain, il peut être extraordinairement élaboré en milieu rural. Les jardins ruraux reprennent dans certains cas l'architecture des maisons sur pilotis, et contiennent des plantes utilitaires et des plantes ornementales aux valeurs symboliques de protection des maisons et des personnes. Les jardins urbains ne contiennent que quelques plantes, souvent ramenées « do interior » (de la campagne).

Une alliée de la maisonnée est la benzadeira, une guérisseuse qui se situe au point de rencontre entre la religion et la médecine populaire, et dont les références puisent culturellement dans le catholicisme populaire brésilien. Les mères lui font grandement confiance ; sous-étudiée par les chercheurs brésiliens, elle est pourtant une aide précieuse et un complément direct des soins familiaux et domestiques. C'est à elle que les femmes confient les enfants malades du quebranto (faiblesse des enfants) et du mal olhado (mauvais oeil) : la benzadeira les bénit et leur donne à l'occasion des remèdes qui sont de la même catégorie que les remèdes domestiques. Il n'est pas rare qu'une visite au poste de santé par la mère et son enfant soit complétée par une visite chez la benzadeira. Il n'est pas rare non plus qu'aucun remède n'ait été disponible au poste de santé, alors que la benzadeira a toujours à sa disposition le pouvoir de bénir l'enfant malade et connaît les plantes efficaces. La mère pourra ensuite donner des herbes sous forme de chá (thés, infusions) ou de garrafadas (plantes cuites et macérées dans la caçaca).

Pour les soins aux adultes, et en relation avec les ressources locales et « traditionnelles » les femmes se réfèrent plutôt à d'autres ressources que la benzadeira, quand le poste de santé et la biomédecine ne donnent pas satisfaction : les pajés (guérisseurs influencés par la cosmologie indigenista) ou les mãe ou pãe dos santos des terreiros umbandistes, mais aussi, de plus en plus souvent, les cultes pentecôtistes en pleine extension au Brésil qui offrent aussi leurs rituels de guérison, tels l'Église universelle et l’Assemblée de Dieu. La plupart des guérisseurs demandent actuellement de l'argent pour leurs services, y compris les pasteurs des Églises pentecôtistes.

Or, les ressources gratuites, du point de vue des femmes qui ne contrôlent pas les ressources financières de la maisonnée lorsqu'elles vivent en situation maritale, sont d'une grande importance. Les femmes ont ainsi insisté sur la gratuité des remedios caseiros, que toutes connaissent et jusqu'à un certain point peuvent utiliser avec facilité.

Les savoirs concernant ces remedios caseiros sont souvent échangés et partagés entre les femmes. Lorsque le savoir disponible paraît manquant aux yeux de l'une, c'est une voisine et souvent une parente qui viendra combler par son geste ou son savoir l'absence ou l'oubli des connaissances de l'autre. Les époux et autres personnes de sexe masculin sont considérés comme « non-connaissants », et on considère que ce sont les femmes qui généralement « savent quoi faire ». En ville, il est moins question qu'à la campagne de l'entraide entre voisins et surtout entre voisines, quoique cette entraide existe dans les faits. Il faut dire qu'en milieu rural, on retrouve en général des rues-familles : c'est-à-dire des rues complètes où une même famille cohabite selon un mode villageois : plusieurs maisons sont connectées les unes aux autres par des chemins de traverse, côté cour, et les familles nucléaires ou étendues qui les habitent sont parentes. Le voisinage est donc familial et lorsque la maladie se présente, des personnes de ces familles, des femmes le plus souvent, se mobilisent à la demande de la dona de casa (maîtresse de maison), de celle qui a la responsabilité des soins familiaux.

La grande popularité des postes de santé, en ville comme à la campagne, est liée également à la gratuité des services, malgré leur inefficience. Lors des entrevues de groupe, par exemple, les femmes ont ri lorsqu'il a été question du pajé, et ont été unanimes : « Il coûte trop cher. » C'est ainsi que, au-delà de l'existence de toutes les ressources « traditionnelles » et malgré les changements drastiques que vit le système de santé brésilien, le poste de santé demeure partie obligée de l'itinéraire de soins. La gratuité des services paraît déterminante et explique sans doute la combinaison remedios caseiros / posto de saúde.

Mais ce choix est souvent décevant car il implique des files d'attente de plusieurs heures devant un poste de santé le plus souvent bondé (de 80% à 90% de femmes et d'enfants). L'appauvrissement constant depuis le plan réal et les politiques néolibérales [9], l'entassement des ruraux dans des baixadas urbaines marquées par une très grande violence, font que l'itinéraire vers le poste de santé devient souvent en soi un défi. Des informatrices ont souvent dit avoir peur de s'y rendre même à 5 heures du matin, craignant les agressions et le vol. De plus, comme les femmes n'ont que des emplois de mauvaise qualité (emplois précaires du marché informel), les longues heures d'attente au poste de santé sont chaque fois pour elles une perte de revenu et une pression supplémentaire sur la vie quotidienne. Il n'est pas rare qu'elles doivent marcher plusieurs heures avec un enfant sur les bras avant d'accéder à ces lieux. Les femmes supportent ainsi la plus grande part du fardeau des soins dans la famille. Dans la mesure où les services publics de santé sont chroniquement lacunaires dans cette région du Brésil, on peut se demander jusqu'à quel point le fardeau des soins familiaux a aussi augmenté pour elles dans le contexte de l'actuelle municipalisation : il est en tout cas certain que le fardeau de la survie devient chaque jour de plus en plus important, et que ce qui est désiré est quasi-inaccessible. Dans cette perspective, les femmes sont souvent là, en bout d'itinéraire, et il n'est pas rare qu'elles soient témoins de la mort de leurs proches, impuissantes et sans recours. C'est là aussi leur peur.

Dans la communauté, les réseaux d'aide autres que familiaux sont toutefois importants, entre autres à travers les diverses associations de femmes de diverses tendances, (ex : les clubs de mères qui sont souvent liés aux crèches et aux écoles) soutenues par le clergé ou par les ONG. Certaines femmes de ces milieux ont des rôles pivots dans la communauté et effectuent un travail de soutien aux mères. Conduire quelqu'un à l'hôpital, aller chercher des médicaments, donner des conseils, sont des fonctions que s'attribuent beaucoup de ces femmes dont le travail complète le travail de soin effectué à l'échelle familiale. Dans un quartier urbain ou au cœur du village, où il y a école, crèche et associations de femmes, dans la rue de l'école, de cette crèche, de cette association un véritable réseau de soutien se crée entre les femmes qui luttent pour la vie et la survie de la communauté, et les donas de casa.

On observe aussi la création de « groupes de remèdes » (grupos de remedios caseiros), créés pour développer des alternatives aux médicaments coûteux et inaccessibles et pour favoriser un revenu pour les femmes. Dans ce cas, les savoirs traditionnels des femmes en matière de santé et de remedios caseiros servent de porte d'entrée à la fois pour la citoyenneté et pour la santé. À Maruda, petite municipalité côtière à 3 heures de Belém, dans le groupe Erva Vida, des femmes se sont donné un espace à partir de leur savoir commun, et ont su développer des liens sur leur condition et aussi découvrir des alternatives économiques pour elles et leurs familles. Leurs remèdes sont vendus sur les marchés publics de Belém. A Bengui, l'une des baixadas les plus grande de Belém, dont la réputation est la pire pour sa violence et ses mauvaises conditions de vie, s'est créée une pharmacie communautaire, moderne, élaborée, basée sur des produits et savoirs locaux, dont la culture des herbes est attenante au bâtiment de la pharmacie. Là aussi les savoirs locaux sont mis en valeur, les produits de la pharmacie sont vendus à des prix dérisoires comparativement à ceux des pharmacies privées dont plusieurs disent qu'à Belém, elles sont le lieu de l'écoulement de l'argent des cartels de la drogue. Ce projet est soutenu par l'Université fédérale de Pará, et les médicaments alternatifs sont testés « scientifiquement » comme des substituts valables aux produits de l'industrie pharmaceutique internationale.


Subjectivité /genre

Nous avons demandé aux femmes ce qu'il en est des responsabilités qu'elles perçoivent au niveau de la communauté. Qui est responsable pour les problèmes de la communauté, y compris ceux qui sont relatifs à la santé ? Qui devrait finalement contribuer à la résolution des problèmes interdépendants de l'environnement, de la santé, de l'éducation, de la sécurité, de l'économie et de la mauvaise politique ?

Toutes, sans exception, en ville comme à la campagne, ont identifié la responsabilité du gouvernement (o governo) comme la responsabilité ultime, particulièrement en ce qui a trait au contrôle environnemental, à l'éducation, à la santé, à la situation socio-économique. L'État dont il est question ici, c'est l'État paternel et thérapeute. Le gouvernement est le plus souvent identifié au niveau municipal, incarné dans le personnage du préfet, ce pouvoir qui en principe* est le plus près (physiquement) des gens, mais dont la transparence et l'efficacité sont le plus loin de la réalité. Il est à noter que c'est à ce même niveau de gouvernement à qu'incombe dorénavant la gestion de la santé publique, dans le contexte de la transformation du système public de santé et de la municipalisation.

Lorsqu'il est question de la maisonnée, les réponses diffèrent quelque peu. Les femmes expliquent qu'elles ont le devoir et la responsabilité de leurs maisons et de la santé des leurs. Il y a une séparation importante entre ce qu'elles voient à l'échelle publique et ce qui relève de leur responsabilité, à l'échelle privée. Bien que les distinctions privé/ public ne soient pas très adéquates dans le cas brésilien (Da Matta 1997), les femmes dans leur discours opèrent une sorte de clivage entre le monde politique et le monde de la maison. On est loin du slogan « le privé est politique ».

Elles reconnaissent ainsi collectivement leur devoir de garder la maison propre, de veiller à l'hygiène, de se préoccuper quotidiennement de la santé des leurs pour éviter la maladie. Leurs tâches sont toutefois compliquées par les conditions de vie : absence d'installations socio-sanitaires adéquates, d'argent pour une alimentation complète et pour des médicaments, etc.

Elles distinguent en fait ce qui est de leur contrôle qui concerne plus un sentiment de responsabilité qu'un contrôle effectif, et ce qui n'est pas en principe de leur contrôle. La maison est perçue comme un espace que l'on contrôle par opposition à l'environnement de la maison, qui ne l'est pas.

Dans la famille, ce sont les femmes, selon les participantes, qui doivent veiller à la santé, par l'hygiène, l'alimentation, les soins. Elles mentionnent une responsabilité partagée dans le couple, mais cette responsabilité en reste parfois au niveau d'une décision que l'on prend ensemble. Elle exclut l'exécution de la plupart des tâches, la continuité, la préoccupation constante. Le partage réel des responsabilités est plus une question qui se vit entre les femmes et les filles de la maisonnée et de la famille élargie présente dans le voisinage.

Nous avons demandé aux femmes si elles se sentaient responsables de la santé des leurs et pourquoi elles se sentaient responsables. Elles ont alors insisté sur l'importance de ce rôle pour les femmes, que l'on peut interpréter en termes d'identité féminine liée au schéma altruiste du don de soi. Ici, la mère et la femmes ne font qu'un. Mais aussi en termes de culpabilité. Si quelque chose survient, elles pourraient facilement être accusées. Les femmes doivent savoir se débrouiller. Le poids de cette responsabilité est grand et jugé sérieux. Cette responsabilité est celle de la vie elle-même. Le plus important est surtout ceci : « Si on ne le faisait pas », disent-elles, « personne ne le ferait. »

Ainsi, malgré des conditions socio-économiques et culturelles fort différentes de celles du Canada, les femmes brésiliennes de cette région de l’Amazonie vivent des réalités qui sous certains aspects ressemblent à celles des Québécoises. Car, on l'a noté, l'État brésilien adopte des politiques semblables à celles l'État canadien, sous l'effet du néolibéralisme, lesquelles ont pour effet principal pour les femmes, à travers l'idéologie de la participation et de la responsabilisation « communautaire », la féminisation et l'individualisation des responsabilités de la santé, c'est-à-dire de la vie et de la mort. Les réponses collectives eu égard à cette individualisation varient bien sûr d'un pays à l'autre, compte tenu des constructions socioculturelles et historiques liées au genre, à la personne, à la citoyenneté et à l'espace thérapeutique.


CONCLUSION

De l'étude de ces deux situations découle un certain nombre de remarques :

1. Les restructurations socio-sanitaires en cours ont pour origine les globalisations socio-économiques, les politiques néolibérales et les politiques sociales qu'elles entraînent. Ces politiques sociales s'appuient sur l'implication « familiale » et « communautaire », par l'intermédiaire d'idéologies de la participation et de la décentralisation. L'univers domestique se transforme alors en instance locale fonctionnant sur la base de l'engagement des femmes (et de leur relation affective avec les proches dont elles se sentent responsables et qu'elles ne veulent pas abandonner). La délégation étatique des soins constitue à un niveau structurel une abstraction du système technocratique qui applique les orientations néolibérales sous forme de métaprogrammes dans les localités les plus diverses (Giddens 1990), par exemple aussi éloignées l'une de l'autre que celles du Québec et de l'Amazonie ; elle constitue au niveau le plus élémentaire, une subjectivisation au féminin de l'imputabilité des soins à la collectivité. Cette subjectivisation au féminin de l'imputabilité des soins ne saurait s'effectuer en l'absence de cette identification à l'autre dans la proximité qui est intériorisée chez les femmes des deux milieux étudiés (Saillant 2000). La naturalisation du travail de la reproduction (transposition des capacités « naturelles » des femmes à prendre soin des enfants à l'ensemble de la communauté) sur lesquelles s'appuient les milieux politique et économique est également intériorisée par les femmes qui ressentent effectivement cette responsabilité pour l'autre proche.

2. On peut ramener ici, sur le plan philosophique, à l'éthique de la responsabilité, au sens d'Emmanuel Levinas, un aspect de la compréhension de ce processus de subjectivisation. Levinas rappelle que l'éveil à la responsabilité est lié à la présence constante. C'est dans la rencontre qu'existe la responsabilité. La proximité de ceux qui font partie de la famille, du groupe domestique, exacerberait en quelque sorte, dans le cas présent, l'émotion. Au sein des groupes domestiques, il y a en effet cette fusion de la rencontre et de la relation au quotidien et du souci envers les proches. Dans le contexte des responsabilités familiales, les femmes occupent concrètement cette posture de proximité au quotidien.

3. La responsabilité déléguée est abstraite, mais entraînée sur le chemin du domestique, elle trouve un creuset fécond et un écho chez les femmes dont l'expérience personnelle et culturelle est ancrée dans le travail de la reproduction et le souci de l'autre. Vont à l'encontre de cette tendance les nouvelles formes de citoyenneté pour les femmes, créées par le mouvement international des femmes, et les formes les plus extrêmes de pauvreté : dans un cas comme dans l'autre, les femmes peuvent être amenées à refuser certaines responsabilités, et à déplacer le sentiment d'obligation. Par exemple, à propos des nouvelles formes de citoyenneté, des femmes du nord, au Québec par exemple, s'organisent politiquement pour refuser cette délégation à l'aveugle, jugée « retour en arrière » (Rochette 1996). À propos des situations d'extrême pauvreté, au sud, au Brésil par exemple, Sheper-Hugues (1992) a bien montré que des femmes peuvent, dans certaines circonstances, laisser mourir des enfants lorsqu'elles les jugent inaptes à survivre. L'existence de ces réalités, pour ne nommer que ces dernières, montre que les politiques actuelles ne peuvent en toutes circonstances « fonctionner »comme on s'y attendrait. Des ratés dans le méta-programme peuvent survenir, et surviennent déjà.

4. En dernier lieu, il faut insister sur un autre aspect du phénomène : l'attrait des femmes pour les services publics, et ce, dans des contextes aussi éloignés que ceux que nous avons pu explorer. C'est peut-être dans cet attrait qu'il faut comprendre le désir de changement qui passe moins par un recul face à l'engagement envers les proches et par les négociations de rôles et de tâches entre les hommes et les femmes (il n'en fut jamais vraiment question), que par la recherche de modes de prise en charge collectivisant en quelque sorte la responsabilité morale. l'État thérapeute et paternel de l’Amazonie, l'État-Providence du Québec, constituent une garantie, peut-être idéalisée, de ce partage, sans interférer avec l'ordre domestique et sexuel. Les femmes ne veulent peut-être pas négocier dans le privé le partage de cette responsabilité, et les sentiments qu'elles éprouvent envers ceux et celles qu'elles soignent, mais plutôt s'assurer que le fardeau sera partagé par une autre instance, moins affective et plus neutre que celle d'un conjoint ou d'un autre parent, et surtout plus certaine.

Car dans les milieux québécois et amazoniens auxquels nous avons eu accès, c'est moins le travail de soins et son augmentation en termes de tâches qui fait problème, aux yeux de celles qui ont partagé avec nous leurs expériences, que le poids de cette responsabilité morale, c'est-à-dire le sentiment qu'après soi, il n'y a plus rien, et peut-être la mort.


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[1] Il ne s'agit pas nécessairement d'un partage égal, ou encore d'un partage volontaire, loin de là.

[2] Cette étude exploratoire a conduit au développement de deux projets complémentaires visant à approfondir les effets de cette restructuration sur les pratiques professionnelles (équipe de É. Gagnon) et sur les pratiques familiales (équipe de F. Saillant).

[3] Les résultats discutés ici concernent particulièrement les entrevues de groupe conduites auprès des femmes non-professionnelles. Au besoin nous nous référerons aux autres entrevues.

[4] Non-marchande dans la famille, marchande dans les services privés et dans une certaine mesure dans l'économie sociale, où les femmes dominent partout en nombre dans les soins à domicile.

[5] Exclut les populations indigènes.

[6] Luzia Alvarez, Groupe de recherche Eneida Morses, Université fédérale du Pará (UFPA), Marlia Cuelho, Centre de recherche du Museu Geoldi (CPMG), Lourdes Furtado, (CPMG), Cristina Maneschy, (UFPA), Támara Porto (UFPA).

[7] Ces premiers travaux ont été suivis d'une deuxième phase (hiver 1999) amenant à l'approfondissement de cette problématique dans une communauté urbaine (une baixada de Belém) et une communauté côtière rurale (Maruda).

[8] Ces résultats ne constituent en aucun cas les résultats définitifs de l'étude en cours.

[9] Que l'effondrement du real, au moment où nous écrivons ces lignes, augmentera sans doute.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 18 mai 2009 19:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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