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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Francine Saillant, Constructivismes, identités flexibles et communautés vulnérables”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Francine Saillant, Michè-le Clément et Charles Gaucher, IDENTITÉS, VULNÉRABILITÉS, COMMUNAUTÉS, pp. 19-42. Montréal: Les Éditions Nota Bene, 2004, 333 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteure le 4 novembre 2005 et autorisation reconfirmée l3 14 août 2007 de diffuser tous ses travaux dans Les Classiques des sciences sociales.]

Francine Saillant

anthropologue à École des sciences infirmières
et chercheure au Centre de recherche
sur les services communautaires, Université Laval.

Constructivismes, identités flexibles
et communautés vulnérables
”.

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Francine Saillant, Michèle Clément et Charles Gaucher, IDENTITÉS, VULNÉRABILITÉS, COMMUNAUTÉS, pp. 19-42. Montréal : Les Éditions Nota Bene, 2004, 333 pp.

Introduction
CONSTRUCTIVISME ET GROUPES VULNÉRABLES
LE CONSTRUCTIVISME ET SES ÉPISTÉMOLOGIES
LES PARADOXES DU CONSTRUCTIVISME : CIRCULARITÉ OU FABRICATION ?
ALTÉRITÉS, IDENTITÉS, VULNÉRABILITÉS
CONCLUSION

INTRODUCTION

La modernité contemporaine produit les conditions de la fragmentation des populations en fonction de leurs composantes identitaires électives, reconnues ou non dans la société globale. Elle produit aussi les conditions d'apparition des savoirs réflexifs sur les groupes porteurs de ces identités. L'État doit gérer et administrer ceux qui font problème, ceux qui, en raison de leur surcroît de dépendance (charge financière pour l'État) ou de leur trop grande autonomie (source de perturbation sociale) ramènent les pouvoirs publics à des impératifs, qui vont prendre des formes diverses : ordre, sécurité, bienveillance, prévention, soin, etc. Il doit alors faire appel à des experts et à diverses formes de savoir pour guider son action. Des groupes sociaux variés incarnant la différence, c'est-à-dire porteurs d'altérité pour la majorité, sont ainsi susceptibles de s'inscrire, contre leur gré ou non, au registre des « problèmes sociaux » qui deviennent, à des moments précis, le centre d'attention des politiques ; ils peuvent aussi être objet d'indifférence sociale, négligés par ces mêmes politiques. Pensons, par exemple aux toxicomanes ou aux jeunes de la rue. La vulnérabilité de certains peut s'avérer un trait identitaire imposé ou recherché, à éviter ou à reconnaître, mais sans cesse à négocier et à renégocier, faisant partie ou non de l'identité désirable ou projetée. Dans certaines circonstances, il peut être socialement désirable et avantageux d'être vulnérable, dans d'autres, la vulnérabilité se fait cause d'exclusion : elle apparaît en quelque sorte comme une composante virtuelle plus ou moins heureuse de l'identité, en particulier lorsqu'elle est associée à une étiquette stigmatisante ou à une entité administrative réifiante.

On ne peut pas dire que tous ont les mêmes pouvoirs de négociation quant à leurs identités et à la composante de vulnérabilité de cette identité. On ne peut pas dire, par exemple, que les victimes d'inceste composent un groupe identitaire et vulnérable fort, aux pouvoirs élevés de négociation, comme c'est le cas des enfants de Duplessis ; être cheffe de famille monoparentale aujourd'hui a plus de poids qu'être veuve à la fin du XIXe siècle ; être victime du sida suppose faire partie de réseaux et de lobbies puissants, mais ceux-ci sont-ils aussi puissants dans le cas des personnes ex-psychiatrisées ? Non seulement tous n'ont pas les mêmes pouvoirs de négociation quant à leur identité et à sa composante potentielle de vulnérabilité, mais tous n'ont pas le choix de leur vulnérabilité, ce qui pose la question des limites des notions modernes d'identités électives et négociées. Un paraplégique peut être confronté à certaines formes incontournables de vulnérabilité tout comme une personne malade de l'Alzheimer ; quel est le choix réel pour ces personnes et jusqu'où va ce choix ? une part de l'identité pourrait-elle ne pas être le produit de négociations ?

Il faut se demander comment des individus et des groupes, incarnant la différence, porteurs d'altérité en regard de d'autres groupes ou de la majorité dans une société comme la nôtre, sont désignés ou non comme vulnérables, et comment cette notion de vulnérabilité, une fois intégrée ou rejetée par des groupes particuliers, est manipulée de diverses manières et à diverses fins. Les différences se transforment et se construisent dans certains cas en entités administratives, en populations-cibles pour l'intervention, puis en individus « vulnérables » et, enfin, en « groupes vulnérables ». Il faut certes être convaincu des lieux de passage existant effectivement entre l'épistémologique et le politique, entre par exemple les savoirs édifiés sur des bases constructivistes (toute réalité est le produit de diverses médiations sociales) et la construction même des problèmes sociaux qui donnent une certaine forme d'existence aux groupes vulnérables. Toutefois, lorsque nous affirmons que des réalités aussi tragiques que la folie ou le sida, dont on dit qu'elles sont socialement construites, comme la société, la culture, les politiques, mais aussi les savoirs qui les créent, nous pouvons nous demander ce qu'il en est des effets d'une telle affirmation et de ce travail de dissolution du couple construction/déconstruction sur la société et les groupes directement concernés. Et ce, d'autant plus que les sciences sociales participent de ce mouvement à travers leurs savoirs constructivistes et réflexifs. [1]

Notre propos est justement d'interroger les savoirs qui participent d'une forte réflexivité sociale, en particulier les constructivismes, et dans lesquels tous les acteurs directement concernés par les questions de vulnérabilité sociale baignent, soit l'État et ses experts, les mouvements sociaux et les milieux associatifs et communautaires, les chercheurs en sciences sociales et les individus étiquetés comme vulnérables. Notre interrogation portera donc sur les savoirs qui participent de la construction des groupes vulnérables, de leurs identités incertaines, des communautés qui les reconnaissent ou non comme des leur. Le coeur de notre interrogation est périlleux : il suggère une sorte de mise à distance du constructivisme pour tenter d'en faire un meilleur usage et éviter l'illusion de sa circularité. Nous revenons, dans la dernière partie et en conclusion, sur les groupes dits vulnérables et sur les enjeux touchant les savoirs en circulation à leur sujet.


CONSTRUCTIVISME
ET GROUPES VULNÉRABLES

Parmi les épistémologies les plus en vogue maintenant pour saisir les réalités des groupes dits vulnérables dans les sciences sociales, de leurs identités et de leurs relations aux communautés, il y a le constructivisme. Le constructivisme a été l'un des moyens de contestation des assises normatives du scientisme positiviste ; cette épistémologie permettait de proposer que l'histoire, le contexte, le langage, le politique, le culturel soient situés au coeur de la construction des normes et du réel et non plus perçus comme de simples facteurs venant « influencer » les normes et la réalité. Les constructivistes considèrent généralement, selon une formule bien connue, qu'il n'y a pas de réalité extérieure au sujet, ce qui est souvent confondu avec l'idée que toute réalité serait illusoire : c'est peut-être là confondre bouddhisme et herméneutique ! Le constructivisme insiste plutôt sur la contestation d'un réel figé doté d'un caractère de totale transparence, hors de la contingence. Le réel dans le constructivisme ne serait plus ce nunatak [2] à caractère mythique à atteindre absolument et dont il faudrait tracer la délimitation parfaite et définitive des contours. La réalité deviendrait contaminable par elle-même et l'objet de toute connaissance deviendrait, au fond, cette condition du réel que d'être contaminé. Les identités, les communautés, les vulnérabilités, deviennent du coup non plus des « états » ou des « territoires » fixes et repérables, mais des « processus en mouvement », « un travail de l'intérieur », des « entités polysémiques » que définissent des acteurs et qui les définissent à leur tour dans un processus réflexif généralisé. Mais surtout, le constructivisme a permis à bien des scientifiques des sciences sociales de remettre en question les nonnes de la construction des connaissances sur les groupes vulnérables, d'en faire voir la relativité, ce qui a donné des résultats importants dans des champs où des groupes se trouvaient très marginalisés, exclus, dévalués ou stigmatisés (ex. : sida, santé mentale, rapports hommes/femmes).

Le constructivisme est lui-même tant polymorphe dans les significations qu'il peut prendre qu'il devient de plus en plus difficile de le présenter en quelques lignes ; il traverse, certes, de façon plus ou moins explicite, la plupart des exposés des auteurs de cet ouvrage, qui l'évoquent plus ou moins fermement, sans nécessairement s'en réclamer. Tous seraient pourtant d'accord pour dire que les réalités des groupes « vulnérables » sont « socialement construites », ce qui pose le problème important qu'il faudrait ainsi énoncer : les réalités construites sont mouvantes par définition, mais si la lunette choisie pour examiner ces mouvances est elle-même également mouvante par définition, disons que l'exercice proposé devient alors aussi difficile que celui de tenter de voir le fond de la mer à travers le hublot d'un navire en pleine tempête.

Le constructivisme a donné lieu à des développements créant le mariage explosif de l'épistémologique et du politique. Les groupes vulnérables, par une sorte de réflexivité institutionnelle et socioculturelle, ont su tirer parti des avantages de ce mariage. Ils ont appris à devenir non seulement les véhicules, mais aussi les producteurs de leurs identités, et au besoin à rendre positif ou négatif la dimension de vulnérabilité de leurs identités. Ils ont de ce fait largement profité de la manne constructiviste. Les chercheurs des sciences sociales les ont inclus dans les processus de production des connaissances les concernant et ce, à différentes étapes de leurs recherches (orientations, définitions, outils, validation et usages), connaissances que ces mêmes sujets ont pu contester, réévaluer, redéfinir. Il n'est plus politiquement correct de faire un colloque ou un forum sur l'un de ces groupes sans en inviter l'un ou l'autre des représentants, qu'ils soient leaders, usagers, « membres de la communauté ». Les organisateurs de colloques savants invitent dorénavant selon leurs thématiques des groupes comme les prostituées, les schizophrènes, les autochtones, les sidéens pour un accès direct à leur point de vue et pour une représentation voulue adéquate de leurs relations avec ces groupes. Les chercheurs sont maintenant évalués selon leur capacité de communication et de concertation avec les groupes qu'ils étudient. Certains des tenants du constructivisme l'ont voulu ainsi, intégrant cette épistémologie à la politique de la recherche. Au risque d'une inquiétante circularité. C'est que l'objet transformé en sujet parle ! Cette forme de constructivisme (traduite dans les pratiques de recherche « utiles socialement » et utilisables par les groupes étudiés) a été tellement reprise, surtout au Québec et au Canada, qu'elle a influencé des pans entiers de nos programmes scientifiques, invitant les chercheurs à des alliances « avec les groupes », les « milieux », etc. (par exemple les équipes du Conseil québécois de la recherche sociale de type partenariat avec les milieux de pratique, les réseaux du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada de type ARUC [alliance recherche-communauté-université]) ; elle a été aussi le moteur du développement de la recherche qualitative [3] et nous en sommes maintenant à la troisième génération de chercheurs.

Les savoirs sur les groupes vulnérables sont donc devenus des savoirs instables, parce que potentiellement contestés et contestables par ceux que l'on appelle les « milieux », les « groupes », les « gens de la pratique », « la population », et la norme de la connaissance constructiviste s'est ainsi constituée comme une forme de déconstruction et de refiguration acceptable de l'identité. Une connaissance autre, celle qui viendrait par exemple d'une mauvaise science, parce qu'elle serait trop extérieure aux groupes vulnérables, celle que l'on soupçonne de trop se rapprocher du pouvoir et d'attribuer des identités indésirables aux groupes vulnérables, est devenue douteuse. Ceci peut conduire à une certaine forme de rectitude politique rendant la critique venue « de l'extérieur » très ardue, puisque l'extériorité est confondue avec le positivisme, la réification et la chosification. L'extériorité pose le problème de la violence de l'interprétation [4] pourtant inhérente au processus même de l'interprétation en anthropologie. En devenant les co-auteurs et les co-producteurs des connaissances à propos d'eux-mêmes, les groupes vulnérables modifient positivement leurs identités indésirables, sélectionnent des traits qui leur conviennent et ont le pouvoir d'en faire la promotion ; ils cherchent à choisir le type de communauté dans lequel ils veulent bien vivre, définie tantôt en termes de mode de vie, de qualité de vie, de citoyenneté ou d'autre chose. En bref, ils contribuent à l'édification-construction de nouvelles normes. Normes et contre-normes s'affrontent alors dans un jeu réflexif de fluctuations et d'influences réciproques ; voilà ce que le constructivisme fait fonctionner dans l'univers des groupes dits vulnérables.

Bourdieu, dans l'un des ouvrages publiés peu de temps avant sa mort, a bien cerné ce problème de la connaissance en sciences sociales et de la question du statut de la vérité.

Comment est-il possible qu'une activité historique inscrite dans l'histoire, comme l'activité scientifique, produise des vérités transhistoriques, indépendantes de l'histoire, détachées de tous liens et avec le lieu et le moment, donc valables éternellement et universellement ? [...] Est-ce que la vérité peut survivre à une historicisation radicale ? Est-ce que l'historicisme radical qui est une forme radicale de la mort de Dieu et de tous ses avatars ne conduit pas à détruire l'idée même de vérité, se détruisant ainsi lui-même ? [5]

Cette citation, qui ne concerne pas directement les groupes vulnérables, pose toutefois le problème que nous cernons ici : le constructivisme a contribué à transformer radicalement la connaissances sur les groupes vulnérables, en introduisant le doute sur toute science créatrice de normes préjudiciables à ces groupes. L'entreprise complète des sciences sociales est devenue douteuse parce que potentiellement trop policée, ainsi nous le rappellent sans cesse les foucaldiens. Le constructivisme a créé, dans les sillons du postmodernisme dont il est l'un des apparentés, les conditions d'une subjectivation [6] spécifique en même temps que d'un certain contrôle des groupes sur leur historicité. Il a ouvert la voie, par l'intermédiaire même des intellectuels, sociologues, anthropologues, historiens et autres, à l'usage social conscient et délibéré de l'identité de groupe vulnérable à des fins politiques venant transformer en profondeur l'idée que nous nous faisons de la société et des communautés différentes qui la composent, d'une part, et de la relation que la société et les individus entretiennent avec ces groupes, d'autre part.

Du coup, par l'ouverture constructiviste, nous serions condamnés à interroger sur un mode écholalique le sens même des identités des groupes vulnérables et des communautés qu'ils formeraient, le terme vulnérabilité prenant tantôt des connotations négatives, tantôt des connotations positives, chez un même groupe ou entre les groupes. Les sciences sociales seraient-elles alors devenues des moyens, et seulement des moyens instrumentaux, pour accompagner des processus identitaires en mouvement, leurs promoteurs se faisant activistes circonstanciels, ou pourraient-elles encore apporter quelque chose au débat du « tout est construit » et servir de dehors à la circularité qui nous guette ? N'y a-t-il pas quelque chose de circulaire à dire que tout est construit ? Les souffrances sociales reliées aux revendications des groupes vulnérables, les refus, les oppositions et les résistances, sont-elles si construites, se trouvent-elles parfois diluées, tombant en certaines circonstances dans l'insignifiance morale ? « Choisit-on » finalement à ce point son identité et sa vulnérabilité ?


LE CONSTRUCTIVISME
ET SES ÉPISTÉMOLOGIES

Le constructivisme est un métaparadigme théorique et méthodologique qui s'impose depuis les années 1980. Mais le constructivisme a d'abord été celui de Piaget [7] qui, on l'oublie souvent, fut le premier à avoir utilisé le terme de constructivisme dans le contexte de son épistémologie génétique.

L'épistémologie constructiviste puise à divers courants théoriques et interroge la nature même de la connaissance : les auteurs de ce courant cherchent à re-fonder les relations entre nature, culture et connaissance, entre sujet et objet, objectivité et subjectivité, et surtout est questionnée et posée la nature même du réel, en principe autrement que dans les approches positiviste et post-positiviste de la science. Reconnaissons dans le constructivisme quatre caractéristiques fondamentales : l'action se fait dans le temps, et l'instantanéité absolue est inconcevable ; le réel serait connaissable uniquement de manière interactive et dialectique ; la connaissance serait entièrement récursive ; il y aurait interdépendance entre le perçu et la connaissance construite qui, elle-même, influence le perçu. Le constructivisme « travaille » la question de la connaissance à travers les interrogations qu'il porte sur le langage et la réflexivité (le sujet qui connaît, qui se représente le réel, qui produit de la connaissance et n'est pas seulement objet de la connaissance, il la produit en même temps qu'il en est l'objet), sur l'histoire (il n'y aurait pas de réalité qui ne subisse l'épreuve du temps et du changement), puis sur la société et la culture (les individus co-créent la réalité par leurs interactions et leurs interprétations). L'ouverture constructiviste s'est faite à peu près dans toutes les disciplines des sciences sociales et humaines : celle que fit d'abord Piaget qui affirmait : « La position constructiviste ou dialectique consiste [...] à considérer la connaissance comme liée à l'action qui modifie l'objet et qui ne l'atteint donc qu'à travers les transformations introduites par cette action » [8]. Hier Piaget et, aujourd'hui Le Moigne [9], placent tous deux l'action et la connaissance comme des réalités indissociables ; Morin et Bateson [10] interrogent pour leur part la nature de la pensée comme « structure structurante », le réel devenant le reflet de la pensée conçue comme système ouvert de percepts ; celle de l'École de Palo-Alto et de son représentant Watzlawick [11] avec la communication (nous communiquons sur la communication) ; celle de G.H. Mead et surtout de Berger et Luckman [12] avec la sociologie de la connaissance et l'interactionnisme symbolique (la réalité serait le produit de la structuration des interactions et des attributions dans le contexte des interactions de face à face) et, enfin, celle de l'anthropologie avec les tenants de l'interprétativisme, Clifford Geertz [13] et à sa suite les post-modernistes avec tout le domaine de la culture (la culture est interprétation ; toute l'anthropologie est herméneutique, donc interprétation ; en corollaire, l'anthropologie est interprétation de l'interprétation de l'interprétation). Dans chaque courant du constructivisme, la nature même du réel est interrogée, lequel est mis en abîme, avec le danger concomitant de la tautologie et de l'insignifiance.

En sociologie, l'ouvrage de Berger et Luckman [14] a fait école leurs auteurs ont mis en place une approche faisant du sens commun l'objet même de la sociologie, sens commun décrit lui-même comme réalité construite, notamment par le langage qui crée de l'ordre. La réalité est vue comme un monde intersubjectif et partagé dans le sens commun, dans lequel le face-à-face prend un sens particulier au fil des interactions. À force de répétitions de formes d'interactions négociées, d'intériorisation et d'extériorisation, l'ordre social se créerait sous forme de typifications de modèles récurrents.

Les auteurs constructivistes de la dernière génération nous ont habitué à une version radicalisée de ce courant : pensons ici au constructivisme de Von Glaserfeld [15] (qualifié de constructivisme radical) de l'école de Palo Alto des dernières années, très influencé par l'anthropologie batesonnienne ; pensons aussi à une certaine anthropologie qui fait équivaloir l'ordre du langage au social lui-même. Dans ce courant, né avec Clifford Geertz [16] pour qui l'anthropologie est équivalente à la recherche du point de vue des « natives », selon la célèbre expression « from the native point of view », mais aujourd'hui poursuivi par nombre d'autres, des cultural studies [17] et des postcolonial studies [18], il y a aussi une priorité donnée à l'expérience subjective du monde, au monde local (le singulier, le culturel, le local) et à son interprétation, dans la mesure où l'on affirme la primauté du langage et de la traduction de l'expérience humaine sous forme de récits (narratives). L'anthropologie se fait alors étude des interprétations et la mise en récit ne serait qu'interprétation. L'anthropologie devient alors une sorte d'herméneutique des mondes locaux, nécessairement polyphoniques. La diversité prime avec la singularité, s'opposant à la structure comme à l'universel. Ce n'est plus alors l'unité du genre humain qui hante les chercheurs, mais la diversité et la reconnaissance de la diversité. Cela va si loin que des anthropologues ont développé tout un courant de recherches plaçant non plus l'expérience de l'autre au cœur de leur objet, mais celle de la relation entre le soi et l'autre, donnant une valeur majorée au soi-anthropologue, parfois au détriment de l'autre-de-l'anthropologue. Le post-colonialisme et le post-féminisme [19] sur-radicalisent ce point de vue, déligitimant les interprétations externes sur les groupes minoritaires (dont sont les groupes vulnérables), les populations traditionnelles étudiées par les anthropologues se devant devenir les auteurs et les interprètes les plus légitimes, et parfois les seuls, de leur « réalité ». Qui peut alors parler de qui et au nom de qui ?


LES PARADOXES DU CONSTRUCTIVISME :
CIRCULARITÉ OU FABRICATION ?

Revenons maintenant au problème de la construction des groupes vulnérables et de leurs identités. Comme on vient de le voir, il y a plusieurs constructivismes. Plusieurs constructivismes, et plusieurs modes de déconstruction [20] d'une vision unitaire du monde et de ses essentialismes. Dire qu'une réalité et un groupe sont socialement construits pose le problème des assises même du constructivisme. De quel constructivisme parlons-nous ? N'y a-t-il pas un risque à statuer sur un domaine de la réalité comme construit et à se rapporter ensuite à une sorte de tout informe, de béance théorique, d'évidence ou de tautologie ? Il faut se demander pour chaque jugement de construit à quel constructivisme on se réfère, et ne pas éviter l'économie du modèle de référence qui permet de baliser cette idée de construction, devenue trop courante et se transformant, du coup, en dogme ou en vérité. Au-delà d'une certaine position par rapport au statut de la vérité et de la connaissance, ne faut-il pas se poser des questions de ce type : pour un constructivisme donné, s'agit-il d'un constructivisme de nature épistémologique, sociologique, psycho-sociologique, anthropologique, historique ? Ne faut-il pas mesurer les différences entre la boucle récursive d'un Edgar Morin et le déconstructionnisme d'un Derrida [21] ? Par rapport à ce qui est construit, place-t-on davantage l'accent sur le temps, sur la parole, sur l'interaction ? Ce qui est jugé construit suppose-t-il, en aval comme en amont du phénomène, un travail de déconstruction ? Quels sont les conséquences du choix d'un angle particulier d'un phénomène pour l'analyse d'un processus de construction donné ? Par exemple, en mettant l'accent sur le temps, tous les autres aspects du réel se trouvent-ils également construits, au même degré et avec la même intensité ? Y a-t-il des morceaux du « réel » plus construits que d'autres ? Quels enjeux suppose le fait d'affirmer qu'un morceau du réel est plus sujet à construction que tel autre, par exemple l'identité ou le marketing des identités ? Des identités et des vulnérabilités peuvent-elles être plus construites que d'autres ? Y a-t-il des différences de degré dans la construction d'une réalité sociale ?

Dans un récent ouvrage paru sur les problèmes sociaux, celui de Dorvil et Mayer [22], le constructivisme occupe une place de choix. Disons qu'il s'agit du fil conducteur dominant de cet ouvrage de 24 chapitres constitués en deux tomes et qui passent en revue, comme avant lui l'avaient fait Dumont, Langlois et Martin [23], la panoplie des situations impliquant ce que nous considérons, dans plusieurs sociétés occidentales, comme des populations ou des groupes vulnérables. Dans l'un des chapitres justement consacré au constructivisme, préparé par Mayer [24], on s'appuie sur deux auteurs, Spector et Kitsuse [25], spécialistes de la lecture constructiviste des problèmes sociaux. Notons d'abord que pour Mayer [26] citant Ouellet [27], une approche constructiviste des problèmes sociaux devrait s'appuyer sur l'abandon de toute idée d'objectivité (et des conditions objectives de création des problèmes sociaux), pour s'attarder plutôt : « à mieux comprendre le processus de définition collective des problèmes sociaux, particulièrement 1) l'émergence de l'attention publique à l'égard d'une situation problématique, 2) la légitimation des problèmes, 3) la mobilisation pour l'action collective, 4) la formulation d'un plan d'action (institutionnel) et 5) la transformation du plan officiel lors de la mise en œuvre [28] ». Adopter une perspective constructiviste serait considérer que ce sont les acteurs eux-mêmes qui sont les agents de la transformation de leurs conditions en problème social et ce, quels que soient les ordres de causalité en cause et quels que soient les acteurs concernés. Spector et Kitsuse suggèrent qu'il faudrait plutôt considérer à la fois les conditions objectives et les conditions subjectives (on reconnaît ici Bourdieu), mais aussi prêter attention au problème de l'acceptation (ou de la non-acceptation) de l'imputabilité d'un problème social. « Ce concept d'imputation, ou processus de définition à caractère subjectif de ce qu'est un problème social, est au cœur de l'analyse constructiviste, puisqu'il permet de remettre en question le statut même de sa réalité [29] ». Ajoutons que « statut de la réalité » n'est sans doute pas équivalent à « réalité [30] ». On peut donc voir que l'approche constructiviste contribue effectivement à dénaturaliser et à désessentialiser un problème social, mais aussi sans doute à lui donner un statut. Le même raisonnement peut probablement être appliqué à l'étiquette et à l'identité de vulnérabilité, en faisant ici un simple exercice de substitution de termes.

Dans un ouvrage récent, Hacking [31] interroge, comme nous le faisons maintenant, la multiplicité des acceptations et variations internes du paradigme constructiviste. Cet ouvrage porte un titre éloquent : Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ? En anglais il se résumait à The Social Construction of What ? Hacking, épistémologue canadien très en vue maintenant, considère l'approche constructiviste (qu'il nomme d'ailleurs constructionisme) [32] comme généralisante, lassante et ennuyeuse. Hacking en analysant une très vaste littérature dans laquelle des auteurs font usage du constructivisme de façon explicite, a montré comment ce terme suppose une multiplicité de métaphores et de relations susceptibles de décrire le réel. Commentons ici quelques aspects de son point de vue.

L'expression « construction sociale » renvoie d'abord souvent à celui de construction sociale d'un problème social. « L'ennui est que la construction sociale est devenue une partie du discours même qu'elle prétendait vouloir défaire [33] ». S'exprimant ainsi, il se rapporte alors au discours sur les problèmes sociaux, ou à la manière dont le constructivisme contribue lui-même à créer des problèmes sociaux en leur donnant un statut, ne serait-ce que celui de construction, lequel a des effets sur la construction des identités, vulnérables ou non. Ce même terme de construction sociale renvoie également à l'historicité d'une réalité donnée, mais l'histoire, où les conditions de création d'une réalité dans le passé, est-elle susceptible de décrire une situation présente ? Un fait historiquement construit nous renseigne-t-il sur sa construction présente ? Hacking note, du coup, tout le problème de la confusion entre le processus et le produit, entre la manière dont on atteint un but et un résultat. La construction est-elle le processus ou le produit ? Il note aussi la confusion entre les éléments constitutifs d'une réalité (de quoi elle est faite, construite, avec ses matériaux, comme une maison ou un objet) et l'interprétation de ce dont elle est faite (ce que l'on en dit et comment on le dit). Ce qui est construit relève-t-il d'un assemblage de blocs ou de ce que l'on pense de cet assemblage ? Pour Hacking, bien que les deux sens soient acceptables et co-existants dans les écrits associés au constructivisme, c'est celui de l'interprétation qui dominerait actuellement dans le constructivisme social, sans doute en relation avec l'influence du post-modernisme et des études post-coloniales.

Hacking, avec qui on pourrait se sentir en accord, considère toutefois que l'expression « construction sociale » a quelque chose de tautologique. Que dire par exemple de la construction sociale d'une politique sociale ? « La plupart des éléments dont on dit qu'ils sont socialement construits ne pourraient être construits que socialement » (p. 63) ; il rejoint ici exactement le point de vue de Bourdieu dans son ouvrage Science de la science et réflexivité [34]. Si un objet est essentiellement social (par exemple, par opposition à biologique) pourquoi  parler de sa construction sociale ? Par contre, quand un objet est habituellement pensé comme non social (par exemple un laboratoire, ou un hybride comme chez Latour [35]), il pourrait être censé de parler de sa construction. Les travaux de Latour représentent un bon exemple de ce point de vue dans le constructivisme, moins tautologique : le problème est que, si ainsi appliqué, le constructivisme devient utile et ne le devient qu'à chaque fois qu'un problème a d'abord été biologisé (par exemple, l'homosexualité) puis déplacé au chapitre des problèmes sociaux ou que, sociologisé, on voudrait le biologiser (par exemple, la schizophrénie). Tout un pan des vulnérabilités sociales échappant à la boucle biologie   social deviendrait du coup hors champ pour ce constructivisme (par exemple, l'ethnicité dans le cas des réfugiés). La biologie, la génétique, la neurologie et la médecine ne sont pas les seules disciplines à essentialiser les groupes, les identités et les vulnérabilités. À leurs heures, l'anthropologie, la science politique, la sociologie, l'économie l'ont aussi fait. Il faut quand même retenir de toute cette discussion de Hacking les précautions et distinctions à établir entre les différentes formes de constructivisme, leurs significations et leur portée heuristique.

Au-delà des formes de constructivismes et de leurs significations virtuelles, Hacking finit heureusement par définir le constructivisme, et plus encore le constructivisme social, de la façon suivante : « différents projets sociologiques, historiques et philosophiques ayant pour but de montrer ou d'analyser des interactions sociales ou des chaînes de causalités réelles, historiquement situées, ayant conduit, ou ayant été impliquées, dans la mise en évidence ou l'établissement de quelque entité ou fait présent [36] ». Hacking tient à l'idée de construction comme « acte de bâtir et assemblage d'éléments ». Il insiste pour dire que les constructivismes sociaux devraient revenir au sens premier de la racine même du terme construction : « Tout ce qui vaut d'être nommé construction a été ou est construit par étapes bien distinctes, les étapes ultérieures étant construites sur, ou à partir du résultat des étapes antérieures. Tout ce qui vaut d'être appelé construction a une histoire. Mais pas simplement n'importe quelle histoire. Cela doit être l'histoire d'une construction [37] ». Plus précisément, la métaphore de la construction correspondrait à « une construction historique, étape par étape, de techniques spécifiques, d'institutions et de problèmes, chaque étape se servant des étapes antérieures et les assemblant pour former un stade plus avancé dans la production de nouvelles techniques, institutions et problèmes [38] ». Hacking plaide au fond pour une forme de matérialisme constructiviste, dépassant la tendance interprétativiste des dernières années.

Une autre métaphore associée à l'idée de constructivisme proposée par Hacking serait celle du dévoilement. Dans ce cas, ce sont les présupposés théoriques ou idéologiques de la réalité qui sont remis en question, par exemple le genre. Il y aurait alors une distinction à faire entre réfuter et dévoiler : réfuter se passerait sur la thèse elle-même (par exemple l'attribution d'une vulnérabilité), dévoiler démolirait la thèse en en montrant ses fonctionnalités extra-théoriques (par exemple, les usages sociopolitiques de la notion de vulnérabilité). Hacking se demande enfin jusqu'à quel point le constructivisme doit être différent lorsqu'on a affaire à des personnes ou à des entités : il y a quand même une différence entre des réfugiés et des quarks ! Il fait remarquer que les constructivistes sociaux sont très obsédés par le pouvoir qui met en évidence la « fabrication » des faits sociaux. Mais il ajoute aussi que la différence entre les quarks et les personnes, c'est que les personnes sont dotées de réflexivité (elles ont le pouvoir de se définir) et sont des agents moraux. De là l'idée que le constructivisme social devrait être d'abord et avant tout moral.

Cette double posture de Hacking est surprenante : à la fois revenir à la matérialité de l'acte de construire, et insérer cet acte dans l'histoire et dans l'horizon moral des sociétés, donc sur le plan des valeurs fortes et de leur hiérarchisation. Elle a l'avantage de ne pas tout amalgamer à du même et de dégager le constructivisme de ses excès relativistes. Ces propositions prennent un sens particulier pour notre thème de réflexion.

Revenons maintenant au problème des liens entre le constructivisme comme forme de savoir et épistémologie, et l'idée de construction d'un problème social, problème social dans lequel sont inclus, plus ou moins fortement, et au gré des circonstances culturelle et politiques, les groupes qui incarnent, dans la modernité, la différence. La différence, rappelons-le, peut prendre plusieurs chemins, dont celui d'être amalgamée à la vulnérabilité et à ses étiquettes et d'être transformée en problème social.


ALTÉRITÉS, IDENTITÉS,
VULNÉRABILITÉS

L'anthropologie de la modernité s'est donné un programme d'une difficulté immense, en remettant en cause la construction de l'altérité qui lui donnait sa justification académique et morale : l'autre n'est plus seulement l'étrange étranger de ces îles imaginaires de Marshall Sahlins [39], puisque cet autre imaginé par l'anthropologie et l'Occident ne fut que le produit de la machine coloniale, perverse et destructrice. L'autre de l'anthropologie maintenant est ce sujet de la différence, celui et ceux par qui se créent et se projettent la différence, et qui en quelque sorte l'incarnent, dans toutes ses variations potentielles. Appadurai et Kilani [40] font d'ailleurs de la création de la différence et non de la différence elle-même l'objet de l'anthropologie. L'autre peut être aussi ce scientiste ou cet agent des politiques « sociales » qui créent, par ses outils de connaissance ou de pouvoir, des différences abstraites, qui prendront sens dans la société en se traduisant dans les pratiques et discours de groupes sociaux divers. L'autre l'est par rapport à quelqu'un ou à un groupe. L'autre, c'est aussi bien le producteur de différences que celui qui la revendique ; ainsi vue, la distinction si répandue entre le soi et l'autre, lorsqu'elle est trop radicalisée, interroge. Pour qu'il y ait de la différence, il faut qu'un autre la crée, la considère comme telle, en tant que différence [41]. La différence est essentiellement relationnelle, comme l'identité d'ailleurs, à l'instar de ces identités des groupes « vulnérables », qui se constituent partiellement en « communautés » conscientes, « identités » que des sujets « vulnérables » adoptent ou rejettent, négocient, composent ou recomposent, recréent pour leur donner un lustre positif, ou déconstruisent pour leurs inexactitudes ou ce qu'elles portent d'étiquetage et de stéréotype, de souffrance sociale. Ainsi le voient tout au moins nos contemporains.

Nous évoquons de nouveau les groupes sociaux qui élaborent des formes rationnelles et conscientes à propos de ce que d'autres sont ou devraient être, mais aussi de ce que certains groupes sociaux sont, seraient ou voudraient être aux yeux des autres, de la société, de la « communauté ». Les identités ethniques, sexuelles, raciales, liées à un stigmate ou à une maladie entrent dans ce paysage des identités mouvantes auxquelles nous ont habitués les mouvements sociaux, les politiques sociales, mais aussi les chartes des droits et libertés et les appareils juridiques des États modernes. Les identités créées par tout un chacun ne peuvent aujourd'hui être appréhendées que comme des projets instables, des identité(s) « à la carte », jamais pleines et complètes, assurées une fois pour toute. Il y a d'ailleurs soudainement tant d'« autres » au sein de cette modernité contemporaine, c'est-à-dire tant de porteurs de différences, qu'il en devient ardu de saisir ce qu'il en serait d'un soi réflecteur de l'« autre », d'un soi autonomisé et circonscrit, saisissable, véritablement extérieur à l'autre : tous peuvent prétendre incarner une forme ou une autre d'altérité, ou l'altérité elle-même, c'est-à-dire hypertrophier sa différence. Et peut-on avec le moindre sérieux limiter le soi (l'encercler ?) à une entité extérieure et objectivable (vs autre), une expression iconique (et iconoclaste ?) du pouvoir : l'homme blanc, occidental, hétérosexuel des classes moyennes et aisées ? La différence ne se constitue plus seulement par la relation à des frontières externes représentées par l'étrangeté ou l'exotisme et traduites par le nous/eux, mais elle se constitue maintenant par une relation à des frontières internes, constituées en différences, intériorisées ou projetées, planifiées ou revendiquées et traduisibles par le nous avec eux.


CONCLUSION

Ainsi, que voulons-nous donc dire quand nous parlons des groupes vulnérables et de leurs constructions identitaires au sein des communautés qu'ils seraient censés former, en les considérant comme socialement construits ? Qu'est-ce que le constructivisme dit et ne dit pas à propos d'eux ? Quelques brèves remarques serviront de conclusion en retour sur le propos de départ.

Vulnérabilités, identités. La modernité contemporaine a créé les conditions historiques d'émergence des groupes identitaires en donnant une valeur positive à l'autonomie. Les découpages médicaux-sociaux des systèmes experts, en particulier ceux du champ de la santé (clinique ou communautaire et publique), ont donné naissance à des groupes distincts dans la population qui, par leur âge, leur sexe, une incapacité, une maladie, une exposition à un risque ou un mode de vie, sont devenus des sujets porteurs de types nouveaux de dangerosité sociale : à un pôle, la trop grande dépendance qu'ils pourraient accuser face à l'État ou à leurs proches, et à l'autre, la trop grande autonomie. La modernité contemporaine cherche des sujets autonomes, c'est-à-dire libérés de la dépendance et surtout de l'interdépendance, donc pas trop vulnérables, mais l'autonomie ne doit pas toujours conduire à l'émancipation (à trop s'écarter de la norme, l'émancipation crée des brèches dans l'ordre social). Il faudrait idéalement des sujets ni trop dépendants ni trop autonomes. Il y a là un espace pour la souplesse et la négociation des identités des groupes qualifiés aujourd'hui de vulnérables, car il devient pensable de tenter d'échapper à l'un ou à l'autre de ces pôles pour entrer dans une normativité différente de ce que nous avions déjà connu : celle de l'indéterminable politique. Toute définition de vulnérabilité associée à une condition qui se fait aussi identité devient potentiellement utilisable par les groupes qui cherchent leur place et surtout leur reconnaissance. Il faut lui échapper si elle est indésirable ou au contraire la reconnaître comme un fait, une positivité si elle suppose des gains. C'est ce jeu d'indétermination qui produit la souplesse, la négociation et qui permet d'échapper aux durcissement des polarités.

Vulnérabilités, communautés. Les groupes vulnérables forment-ils vraiment des communautés ? D'abord, il faut rappeler le caractère problématique de cette notion, utilisée de façon idéologique ou a-théorique dans le domaine de la santé dite communautaire et publique.

Les communautés sont supposées existantes et perçues comme entités bienfaisantes ; elles sont trop souvent, comme les identités et les vulnérabilités, essentialisées. Les communautés de la santé communautaire n'existent pas vraiment, elles sont des territoires idéalisés et romantisés, des enclos pour parquer les dépendants et des geysers de ressources.

La modernité, dont les conditions historiques d'existence sont, entre autres, la rupture avec toute idée de « communauté naturelle », de « tradition », a aussi contribué à créer, comme on le sait, les conditions d'apparition de groupes créateurs de leur identité, l'identité devenant en sus une composante plus ou moins explicite de l'action politique, une arme. Comme la vulnérabilité, elle n'est jamais naturelle ou pure, elle est travaillée, c'est-à-dire fabriquée. Les communautés formées par ces groupes identitaires sont d'ailleurs plutôt rarement formées sur le modèle que décrivaient Tönnies [42] et à sa suite Durkheim [43] (les communautés organiques) et qui constitue l'implicite de la santé publique et communautaire, mais elles prennent plutôt la forme de réseaux, d'association [44] ou de diasporas. Elles sont ouvertes plutôt que refermées sur elles-mêmes, plus ou moins territoriales, allant jusqu'à être déterritorialisées ; elles ne sont plus seulement organisées sur la base d'un face-à-face, elles peuvent aussi être virtuelles. On peut se demander si parler de communauté fait encore sens tant la notion a perdu de son sens originel même en sol nord-américain.

Communauté et politique. Si la vulnérabilité et l'identité sont des catégories d'abord marquées par l'histoire de la modernité contemporaine et par la flexibilité et l'usage conscient que l'on en fait à des fins politiques, il en est de même de la notion de communauté. On vient de dire qu'il semble étrange de parler de communauté désormais tant le sens que ce mot prend s'éloigne de ce qui en justifiait le sens originel. Mais les fabricants de politiques et de programmes, eux, ne l'ont pas oublié. La communauté, c'est l'idéal thérapeutique pour les vulnérabilités, c'est ce qui soigne naturellement, c'est le réservoir des solutions autonomistes. C'est le génie du sens commun transfiguré en collectivité. La communauté, c'est ce qui donne à la dépendance toutes les conditions de son contraire : l'autonomie, mais elle produit ses surprises, comme l'émancipation des catégories imposées et la politisation radicale des identités.

La flexibilité et l'usage sociopolitique des notions de vulnérabilité, de communauté et d'identité, donc de leur fabrication de toute pièce, rendent ultra-transparentes leur caractère construit. Même dans les cas où ces catégories sont utilisées de façon essentialiste, par exemple la vulnérabilité chez certains groupes d'immigrants-refugiés, la communauté par les politiques, l'identité chez des groupes autochtones traditionalistes, c'est malgré tout le caractère construit de ces notions qui finit par ressortir, car les essences côtoient inévitablement les fluides, si on me permet cette figure, même si la contamination n'est pas toujours facile. Dans les milieux qui tiennent le plus à la vision essentialisée de ces notions, ce qui frappe, c'est d'abord et avant tout que ces notions, parce qu'elles sont mises en circulation dans le contexte de la modernité poreuse, sont soumises à l'épreuve des différentes formes de réflexivité. Elles échappent à toute forme d'enfermement qui ne peut que se faire furtif, de par leur imbrication dans la modernité contemporaine et dans une historicisation radicalisée. La juxtaposition, le mélange, la surimposition, voire la surexposition (comme en photographie) des construits et leur mise en relation de par le regard anthropologique qu'il faut leur porter permet de comprendre l'irréalité de toutes les essences. Cela ne signifie pas pour autant qu'un groupe donné ne puisse être pris dans une forme ou l'autre d'essentialisation ; il faut éviter de prêter attention à un groupe en négligeant les explorations des autres identités concomitantes dans un même lieu et une même époque et pour ce même groupe. De suivre ce principe permettrait de saisir les emboîtements, les enchevêtrements, les interrelations et les modes de fabrication d'une identité jamais close sur elle-même, mais insérée dans un réseau de relations sociales et de sens inscrits dans la socialité et dans l'histoire. Le même principe s'applique aux notions de vulnérabilité et de communauté.

On oublie trop souvent que ces luttes pour une identité, vulnérable ou non, sont susceptibles d'être liées à des souffrances, à des refus, à des révoltes. C'est ici que la question de l'horizon moral dans lequel se vivent les identités revient en mémoire. L'ultra-relativisme du constructivisme épistémologique qui permet de désessentialiser crée un problème crucial : celui de l'évitement et de la banalisation des souffrances sociales à la base de certaines expressions de la vulnérabilité, des révoltes devant le refus des différences et leur réification, des résistances à l'enfermement dans des catégories et, enfin, des manipulations de la différence conduisant au non-accès aux droits et à l'égalité. Le constructivisme produit alors le contraire de ce qu'il cherchait à faire et, comme le dit Hacking, il est alors apolitique et immoral. Il n'est pas incarné et situé. Peut-être faut-il alors distinguer les constructivismes épistémologiques (cognitivistes et mentalistes) de ceux qui nous ramènent vers la matérialité des construits, leurs matériaux, comme ceux de Latour, Foucault, Bourdieu et Hacking lui-même, ceux-là nettement plus historicistes et supposant une externalité qui n'évite toutefois pas la contingence : l'historicité, le politique, la culture, l'épistémè, par exemple. Mais qui dit contingence ne dit pas refus de tout positionnement historique et localisé. Par ailleurs, la fabrication des existences et des catégories organisatrices de l'existence ne finit pas aussi facilement avec l'existence. Par exemple, la vulnérabilité, quoique construite, ne doit pas faire perdre de vue ses figures plus extrêmes nous permettant de mieux comprendre que la fabrication peut être, oui, une machine à illusion, mais oui aussi, une machine à douleur. Les difficiles expériences par lesquelles passent les personnes réfugiées durant leur parcours vers une nouvelle terre et les recompositions de leur identité non exemptes de souffrance, les actions des militants de Act-Up jugées violentes, mais servant à l'éveil devant le drame collectif des victimes du sida, la résistance de certaines organisations de femmes autochtones devant les pouvoirs masculins blancs et autochtones sont tous des exemples de situations de vulnérabilité appelant, d'une part, à un au-delà de l'interprétation des catégories identitaires et de leur seule interprétation, mais aussi à un au-delà de la démonstration des processus de fabrication, intellectuellement séduisants, mais qui laissent en plan le problème du relativisme et de sa suffisance morale. Cela appelle non seulement à déconstruire ou à montrer ce qui est construit par l'histoire, les structures sociales, le politique, le culturel, l'épistémè, mais aussi à faire voir « ce qui fait mal » dans la fabrication de l'identité quelle que soit le sens qu'elle prenne, pour ouvrir sur des espaces nouveaux de signification des expériences construites. Ces espaces nouveaux de sens exigent de nous, en tant que chercheurs, que nous ouvrions des pistes théoriques pour nommer ce que serait peut-être un retour vers l'acceptation de références externes, références qui ne nous renverraient pas seulement au brouillage des références cher aux post-modernes ou encore au confort de l'entre-soi de la communauté des communautaristes, et au mode gestionnaire de l'État à qui il est demandé de reconnaître chaque « soi » qui se réfléchit à ce point comme « autre », jusqu'à se croire « Autre », érigeant du coup la différence en super-essence.



[1] Chacune de ces notions : identité, vulnérabilité, communauté, mériterait une présentation théorique que nous avons choisi d'exclure dans ce texte puisque elle sera abordée directement par d'autres auteurs tout au long de cet ouvrage. Les notions de communauté et de vulnérabilité sont l'objet des textes de VIBERT, puis de CLÉMENT et BOLDUC ; diverses positions quant à l'identité traversent par ailleurs l'ensemble des présentations. Toutefois, nous nous référons définitivement au courant constructiviste pour aborder ces notions en tant que produits de la société, de l'histoire et de la culture, et non comme entités fermées et essentialisées.

[2] Pointe rocheuse émergeant d'une calotte glaciaire.

[3] Nous pensons ici au cycle de la recherche-action avec son implication obligée des acteurs et sujets/objets de la recherche àdes comités de suivi et à des processus de validation.

[4] BIBEAU, G. et E. CORIN (1995), Beyond Textuality : Asceticism and Violence in Anthropological Interpretation. New York, Mouton de Gruyter.

[5] BOURDIEU, (2001), Science de la science et réflexivité. Paris, Raisons d'agir : 10-11.

[6] Au sens de TOURAINE, A. (1992), Critique de la modernité. Paris, Fayard.

[7] PIAGET, J. (1970), L'épistémologie génétique. Paris, PUF.

[8] PIAGET, J. (1967), Logique et connaissance scientifique. Paris, Gallimard : 1244.

[9] LE MOIGNE, J.L. (1995), Les épistémologies constructivistes. Paris, PUF.

[10] MORIN, E. (1994), La complexité humaine. Paris, Flammarion ; BATESON, G. (1988), Mind and Nature : a Necessary Unity. Toronto, Bantam Books.

[11] WATZLAWICK, P. (1991), L'invention de la réalité, Contributions au constructivisme. Paris.

[12] MEAD, G.H. (1962), Mind, Self & Society. Chicago, University of Chicago Press ; BERGER, P. et T. LUCKMANN (1992), La construction sociale de la réalité. Paris, Klincksieck.

[13] CLIFFORD, G. (1973), The Interpretation of Cultures, New York, Base Books.

[14] BERGER, P. et T. LUCKMAN (1992), La construction sociale de la réalité.

[15] VON GLASERFELD, E. (1991), « Introduction à un constructivisme radical », in WATZLAWICK, P. (dir.), L'invention de la réalité, Contributions au constructivisme. Paris, Seuil : 19-43.

[16] CLIFFORD, G. (1973), op. cit.

[17] DURING, S. (1993), « Introduction », in The Cultural Studies Reader. London, Routledge ; DAVIS, I. (1995), Cultural Studies and Beyond, Fragments of Empire. London, Routledge ; HOWELL, S. (1997), « Cultural Studies and Social Anthropology : Contesting or Complementary Discourses ? », in NUGENT, S. et C. SHORE (dir.), Anthropology and Cultural Studies. London, Pluto Press : 103-125.

[18] ASCROFT, B., GRIFFITHS, G. et H. TIFFIN (1995), The Post-Colonial Studies Reader. Routledge, Londres, New York.

[19] GAMBLE, S. (1999), « Postfeminisme », in GAMBLE, S. (dir.), Feminisme and Postmodernism. Cambridge, Icon Books : 29-42.

[20] Il nous faut aussi distinguer le constructivisme radical comme épistémologie anti-positivisme et le déconstructionnisme comme méthode philosophique proposée par Derrida, lesquels pourraient se croiser sur certains aspects, mais se dissocier sur d'autres. Le déconstructionnisme est d'abord une théorie de la signification vue comme un ensemble qui n'est ouvert à aucune interprétation définitive : la déconstruction du terme vulnérabilité, par exemple, permettrait de saisir les différents échos que ce terme a reçu dans l'histoire de la pensée, ses paradoxes, ses failles, ses prétentions à définir justement des sujets dits vulnérables, de passer de la catégorie à l'existence. Le déconstructionnisme situe d'abord et avant tout son travail dans et sur le langage. Par la méthode dialogique à laquelle il donne aussi accès, le déconstructionnisme donne à penser le caractère construit et à déconstruire de manière critique une ou des catégories. De ce strict point de vue, le déconstructionnisme pourrait être considéré comme une forme de constructivisme. Toutefois, le constructivisme, comme on a pu le voir, puise à une diversité de courants qui ne prennent pas à chaque fois le langage comme mode d'entrée. DERRIDA, J. (1979), L'écriture et la différence. Paris, Éditions du Seuil.

[21] DERRIDA, J. (1979), ibid. Voir aussi MORIN, E. (2001), L'identité humaine. Paris, Gallimard, Seuil.

[22] DORVIL, H. et R. MAYER (2001), Problèmes sociaux. Sainte-Foy, Presses de l'Université du Québec.

[23] DUMONT, F., LANGLOIS, S. et Y. MARTIN (1994), Traité des problèmes sociaux. Québec, Institut québécois de recherche sur la culture.

[24] MAYER, R. (2001), « Le constructivisme et les problèmes sociaux », in DORVIL, H. et R. MAYER (dir.), Problèmes sociaux. Sainte-Foy, Presses de l'Université du Québec : 111-134.

[25] SPECTOR, M. et J. KITSUSE (1987), Constructing Social Problems. New York, Aldine de Gruyter.

[26] MAYER, R. (2001), « Le constructivisme et les problèmes sociaux ».

[27] OUELLET, P. (1998), Matériaux pour une théorie générale des problèmes sociaux. Thèse doctorale, Université de Montréal, Sciences humaines appliquées.

[28] Ibid, cité par MEYER, R. (2001), op. cit. : 114.

[29] SPECTOR, M. et J. KITSUSE (1987), Constructing Social Problems. New York, Aldine de Gruyter : 116.

[30] L'idée de conférer à la réalité un statut symbolique permet de la détacher de la physicalité du positivisme, mais ne rend pas son attachement à l'ordre symbolique si évident : par exemple, entre le naturalisme de GUBA et LINCOLN et l'herméneutique de RICOEUR, des différences de degré apparaissent malgré le fait que chacun de ces auteurs confère au réel une « dimension symbolique ». Le naturalisme passe par la physique des interactions créatrices de symbole, alors que l'herméneutique nous situe hors de l'interaction, dans le jeu infini des interprétations proprement dites, au cœur de l'historicité et des structures profondes du langage et du symbole. LINCOLN, Y. et G.E. GUBA (1985), Naturalistic Inquiry. Beverly Hills, California, Sage ; RICOEUR, P. (1975), La métaphore vive. Paris, Seuil.

[31] HACKING, I. (2001), Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ? Paris, La Découverte.

[32] Terme qu'il préfère à constructiviste parce qu'il est issu de la philosophie analytique de RUSSEL, CARNAP, GOODMAN et qui renvoie à l'idée de « faire des mondes » et non à celle de les interpréter seulement. Nous conserverons malgré tout le terme plus courant en sciences sociales de constructivisme.

[33] HACKING, I. (2001), op. cit. : 58.

[34] BOURDIEU, P. (2001), Science de la science et réflexivité. Paris, Raisons d'agir.

[35] LATOUR, B. (1991), Nous n'avons jamais été modernes. Paris.

[36] HACKING, I. (2001), Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ? : 74.

[37] Ibid : 76.

[38] Ibid : 79.

[39] SAHLINS, M.D. (1985), Islands of History. Chicago, University of Chicago Press.

[40] APPADURAI, A. (1992), Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisation. Paris, Payot ; KILANI, M. (1992), Introduction à l'anthropologie. Lausanne, Payot.

[41] La création de la différence ne suppose pas nécessairement sa reconnaissance au sens de Charles Taylor. TAYLOR, C. (1994), Multiculturalisme, différence et démocratie. Paris, Flammarion, Champs.

[42] TÖNNIES, F. (1977), Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie pure. Paris, Retz-CEPL.

[43] DURKHEIM, É. (1975), « Communauté et société selon Tönnies » (18 89), in Textes - 1. Éléments d'une théorie sociale. Paris, Édition de Minuit (1975) : 383-390. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[44] Au sens québécois ; au sens français : en partie services de proximité.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 18 mai 2009 18:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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