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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Francine Saillant, “Le cancer comme symbole de mort. Note de recherche”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 6 no 3, 1982, pp. 91-103. Numéro intitulé: Vieillir et mourir. Repères et repaires. Québec: Département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle accordée par l’auteure de diffuser tous ses travaux le 4 novembre 2005.]

Francine Saillant

Anthropologue à École des sciences infirmières et chercheure
au Centre de recherche sur les services communautaires Université Laval.
 

Le cancer comme symbole de mort.
Note de recherche”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 6 no 3, 1982, pp. 91-103. Numéro intitulé : Vieillir et mourir. Repères et repaires. Québec : Département d'anthropologie de l'Université Laval.
 

Introduction
 
L'anthropologie en contexte clinique
La mort en contexte social
Notes sur l'ethnographie d'un centre oncologique
La mort par ricochet
« Passer par quelque chose d'autre pour en parler »
L'âge des porteurs
Le contrôle du discours populaire
 
Conclusion
 
Bibliographie

 

Introduction

 

L'objet de cette note est de provoquer une réflexion sur la mort en contexte hospitalier québécois, en relation particulièrement avec certains phénomènes d'ordre symbolique que celle-ci génère. Cette préoccupation concernant la mort est demeurée périphérique durant les premiers mois de la cueillette des données, puisque le sujet principal de la thèse en préparation porte sur la construction bio-culturelle du cancer [1]. La population qui nous intéresse principalement est impliquée dans la phase curative du traitement et non dans la phase palliative. Cette distinction s'avère primordiale : elle explique ce souci qu'on avait au départ de ne pas concentrer l'attention sur l'aspect fatal de la maladie, dimension certes non négligeable, mais qu'on désirait garder en mémoire pour une étape ultérieure de la recherche. L'association, trop rapide, entre mort et cancer semble renforcer de fait l'occultation de la période de vie qui s'étend de la connaissance du diagnostic jusqu'à la phase des traitements palliatifs (dite période terminale). 

Porter une attention exagérée à la singularité du vécu du cancéreux dans sa prise de conscience de l'échéance possible de sa vie empêche une remise en question qu'on voulait plus large, en réduisant le contexte de vie du malade à l'attente d'une phase terminale tout en empêchant d'entendre son dire dans sa totalité. 

Par ailleurs, il est apparu nécessaire, après quelques mois de recherche, de rassembler un ensemble de faits davantage reliés à un discours sur la mort, et d'élaborer quelques voies d'interrogation possible pour la poursuite de l'enquête. Ce sujet s'est imposé à la lumière des données recueillies ; il faut donc lire ce travail comme le résultat d'un processus de réflexion en cours de terrain, et non comme la conclusion de cette réflexion. 

Cette note de recherche ouvre sur deux perspectives : la première situe l'anthropologie médicale en contexte clinique ; la deuxième, plus élaborée, propose une hypothèse sur la place symbolique du cancer dans le discours individuel du patient, de l'institution et de la société.

 

L'anthropologie en contexte clinique

 

L'insertion de l'anthropologue (ou du sociologue) en milieu clinique est un sujet controversé à l'intérieur des sciences sociales ; par ailleurs, les discours des sciences bio-médicales se constituent parallèlement à ceux des sciences humaines. L'histoire des collaborations entre la médecine et les sciences humaines est très courte comparée à la longue liste des refus, des exclusions, voire des dérisions mutuelles. Plus souvent qu'à leur tour, les anthropologues ont tenté de s'approcher des milieux cliniques dans le but d'analyser cette « culture hospitalière » qui représente un lieu privilégié de terrain anthropologique en contexte moderne : petite communauté, fermeture relative sur l'extérieur, etc., mais souvent en vain. Pourtant, comme l'a fait remarquer Comaroff (1978), la collaboration entre anthropologues et médecins fut, à l'origine de l'anthropologie, beaucoup plus fructueuse, mais le développement de ces deux sciences se fit par la suite de manière indépendante dès le début du XXe siècle. 

En anthropologie, l'intérêt pour les sciences biologiques est constitutive de l'histoire même de la pensée. Presque tous les grands débats ont été marqués par le biologisme [2] qui semble, en quelque sorte, poser à la fois une limite au savoir anthropologique et fonder sa pertinence. Connaître les bases de la diversité, trouver des universaux, découvrir en quelque sorte cette « chaîne de la vie sociale », comme on a pu déceler une « chaîne du vivant » en génétique, fait partie de cet arrière-fond ou de cet inconscient à l'œuvre dans cette recherche anthropologique. Bien qu'on ait largement dépassé cette ambition qu'avaient les ethnologues du début du siècle de trouver dans la vie sociale les formes dupliquées du vivant (thèses organicistes) ou leur finalité (darwinisme social), l'anthropologie contemporaine est toutefois traversée par l'explosion des sciences biologiques - ne serait-ce que dans la spécification toujours plus poussée de la discipline vis-à-vis des autres domaines du savoir ou encore dans sa tradition holistique et écologique, qui la pose comme savoir « d'articulation des ensembles » de savoirs et/ou des niveaux de l'organisation humaine. 

Depuis une vingtaine d'années, les développements récents de l'anthropologie médicale semblent faire pression sur le dialogue difficile entre médecine et anthropologie, laissant de plus en plus place à une inter-disciplinarité potentielle, sinon d'équipe, au moins de préoccupation.  

Malgré les progrès réalisés, la collaboration entre anthropologues et médecins en milieu clinique reste extrêmement limitée. Dans la pratique, les anthropologues sociaux négligent bien souvent le point de vue médical, la spécificité biologique de la maladie, et s'enferment dans un sociologisme qui a peu de chance de favoriser le dialogue. De leur côté, les médecins interviennent avec une connaissance très pauvre du contexte social du patient, et de l'apparition même de ses symptômes. L'ésotérisme et l'esprit de chapelle sont la règle dans les deux camps [3]. 

La médicalisation de la mort, refoulée vers l'hôpital moderne, fait également d'un centre hospitalier un laboratoire social de premier plan pour observer les comportements et saisir les discours propres aux phénomènes entourant la mort.

 

La mort en contexte social

 

La littérature sur la mort est abondante et extrêmement bien documentée. La médecine, la théologie, l'anthropologie, la psychologie, la philosophie s'y sont intéressées sous différents aspects, tels que la définition bio-somatique de la mort, les questions d'euthanasie et de prolongation artificielle de la vie (impliquant les notions de choix et d'éthique), les variations culturelles de comportements face à la mort ainsi que les questions phénoménologiques et existentielles qui y sont reliées, l'approche d'aide et d'assistance au mourant et, bien sûr, les questions ontologiques relatives à la mort. 

Du point de vue anthropologique, la réflexion sur les phénomènes entourant la mort converge vers deux points. Premièrement la diversité des habitudes, des comportements adoptés devant l'être-mourant, le mort et la sépulture -telle que décrite, par exemple, par L.V. Thomas (1975) dans son Anthropologie de la mort - donc la variabilité des structures de médiation face à un phénomène biologique universel ; deuxièmement une réflexion qui s'inscrit plutôt dans le sens de l'évolution des pratiques entourant la mort depuis les sociétés traditionnelles jusqu'aux sociétés modernes. Cette deuxième tendance discute entre autres de la place de la mort qui s'enracine également dans un devenir historique et non seulement dans une variabilité spatiale, devenir qui, en Occident, sera marqué par une évacuation et un déni de plus en plus manifeste. C'est du moins ce que confirment Thomas, mais aussi Morin (1970), Ariès (1975) et Ziegler (1975). Cette évacuation entraîna une médicalisation des mourants [4], leur éloignement et leur refoulement par rapport à leur lieu d'insertion sociale antérieur (la famille notamment). La communauté se déclare de plus en plus inapte à prendre en charge ses mourants, au profit de la médecine et de la thanatologie. 

L'approche médicale de la mort a été de plus en plus critiquée. Si on laisse de côté un mouvement de reprise en charge communautaire de la mort qui demeure relativement marginal, l'aspect déshumanisant de l'hôpital moderne, tant pour le principal intéressé que pour son entourage, a favorisé l'émergence d'une critique du professionnalisme de la mort. La solitude et l'isolement des personnes et, surtout, les attitudes de fuite et les difficultés de communication entre soignants et soignés sont des problèmes qui prennent une place de plus en plus significative lorsque des individus, professionnels ou non, décident de modifier ou de réorienter leurs pratiques et attitudes ; au début des années soixante-dix, l'ouvrage de Kübler-Ross (1970), un classique sur le sujet, servait de livre de chevet à tous ceux qui s'intéressaient à une réévaluation des approches du mourant. On y critique les comportements d'évitement des médecins et du personnel soignant en général. De fait, la médecine a pris en charge l'évacuation pure et simple du corps, que ce soit par le biais de l'euthanasie douce, ou au contraire par celui de la prolongation technique des signes de la vie, qui permet une agonie contrôlée perçue comme moins traumatisante pour tous. Elle s'est par ailleurs moins intéressée au vécu de la mort, tant chez le mourant lui-même que chez les familles du moribond. Elle s'est écartée de cette dimension, alors qu'elle a participé activement à la création des formes actuelles de la mort, tant par son développement technologique que par ses réussites thérapeutiques. 

Plus près de nous, l'évolution de la société québécoise et l'incidence élevée des maladies chroniques, incluant le cancer, de même que l'étalement de ce que l'on pourrait appeler le « temps de mourir », posent un certain nombre de problèmes quant à la place occupée par ces personnes dans la production et dans les institutions ; des lieux pour vivre et des lieux pour mourir « autrement », comme humains à part entière, ne semblent pas avoir été prévus. Seuls un encadrement technique du corps mourant et un marchandage du corps mort sont les réponses connues de la société québécoise pour pallier à la fin de la vie sociale, psychologique, biologique et culturelle de la personne [5]. 

Par ailleurs, une question épistémologique pourrait être posée concernant l'ethnographie du mourir : est-ce que dans un univers culturel caractérisé par l'évacuation et l'effacement de toutes les traces possibles des effets de Thanatos, il est pensable, d'un point de vue méthodologique, de collecter entièrement ces pratiques et discours, d'en épuiser les formes identifiables, uniquement en questionnant directement les personnes sur leurs pratiques, discours et vécus face à la mort ? [6] Posée autrement, est-ce que par exemple les rituels du mourir, les pratiques funéraires, les sépultures, les croyances par rapport à l'au-delà sont les seuls lieux où se produisent et s'investissent les discours sur la mort dans la société québécoise ou est-ce que, en raison du tabou de mort postulé par l'ensemble des auteurs contemporains qui ont réfléchi sur le sujet, c'est sur d'autres objets que porteront ces discours ? Ne pourrait-on pas penser que les discours sur la pollution, sur le cancer sont en fait des discours détournés, motivés par le refus du mortifère dans les sociétés modernes ? C'est vers ce type d'interrogation que l'ethnographie de ma recherche m'a conduite.

 

Notes sur l'ethnographie d'un centre oncologique

 

La recherche a lieu dans un pavillon d'un hôpital québécois francophone organisé en hôtellerie hospitalière (se situant entre l'hôpital traditionnel et le centre d'accueil) qui reçoit en moyenne 1 500 patients cancéreux par année, dont l'âge moyen est de 5 ans. Ce pavillon a été créé en 1971 dans le but de donner accès aux services spécialisés de l'oncologie (principalement la radiothérapie et la chimiothérapie) à des populations éloignées résidant à l'extérieur du centre où se situe l'hôpital. On voulait ainsi répondre de manière plus humanitaire (tout en rationalisant les services) à la population cancéreuse des régions éloignées qui devait, avant la création de ce pavillon, séjourner un mois et plus dans l'hôpital pour recevoir un traitement qui dure au plus de 5 à 15 minutes par jour. Ce pavillon est doté d'un centre de traitements de radiothérapie, d'un centre de recherche et de consultations et d'une hôtellerie hospitalière. L'hôtellerie est dotée de personnel bénévole, de personnel de secrétariat, de travailleuses sociales et d'un directeur administratif. 

Ce milieu présentait un intérêt particulier en raison de la problématique de recherche : on voulait initialement étudier le cancer comme une production symbolique articulée à partir d'une réalité biologique. Ce centre, où résident assez longuement des patients cancéreux en contact les uns avec les autres et avec la culture scientifique, s'avérait un contexte idéal pour cette étude. 

L'accueil favorable réservé au projet, qui fut préalablement présenté aux responsables administratifs et médicaux, fut la source de plusieurs avantages, tant sur le plan technique que structurel. 

Les contacts très positifs avec le personnel et la clientèle favorisent entre autres l'insertion et la participation dans le milieu. 

Trois médecins collaborent à la recherche en nous permettant de contacter dans leur clientèle un certain nombre de personnes dans le but de réaliser une partie spécifique de l'enquête. Il s'agit là d'un fait notable dans un domaine médical hautement spécialisé, protégé et entouré de mystère comme celui de l'oncologie, et dans un milieu institutionnel, l'hôpital, réputé pour être méfiant à l'endroit des chercheurs des sciences sociales et humaines. 

Du côté des patients de l'hôtellerie, la structure de l'espace et l'organisation communautaire facilitent également la présence et l'implication d'une observatrice. Chaque étage de « l'hôtel » a son salon communautaire où les clients sont fortement incités à se regrouper. Cette suggestion, sur laquelle insistent le gérant et les membres de l'équipe, est généralement suivie par les résidents, ce qui crée dans le centre plusieurs petites « places publiques » qui rendent possible l'échange et la communication entre les gens. Les contacts avec les patients sont ainsi relativement facilités. 

Le statut de chercheuse semble assez bien toléré, particulièrement quand on précise que l'intérêt du travail concerne surtout « ce qui se passe dans la tête » (par opposition aux manifestations bio-somatiques). Plusieurs manifestent ouvertement leur contentement en raison du caractère crucial qu'implique pour certains le fait de vivre un cancer. On nous répliquera par exemple : « c'est bien que quelqu'un s'occupe de ça ... pour qu'on nous aide aussi dans nos émotions ». Sans se confier outre mesure, les patients se montrent finalement assez ouverts aux étrangers, mais c'est toutefois entre eux, quand le sens est affaire publique, que le cancer comme trait allusif culturel émerge le plus facilement.

 

La mort par ricochet

 

L'ethnographie amorcée depuis mars 1982 dans ce pavillon d'un centre hospitalier québécois francophone et urbain a pour but, entre autres, de faire l'exploration sémantique du discours sur le cancer dans les cultures savantes et populaires. En raison du choix de ne pas faire l'ethnographie d'un milieu thérapeutique avec des patients en phase terminale, mais bien avec des patients en phase active de la cure et pour qui il y a (encore) espoir de guérison, le questionnement sur la mort devait se faire par « ricochet » ou indirectement. En effet, questionner à brûle-pourpoint sur la mort, chez des personnes pour qui l'espoir de guérison est matière de survie et de sens, s'avère extrêmement délicat ; non pas qu'à priori la question de la mort soit inintéressante mais, et ce fut un parti-pris théorique, trop concentrer sur cet aspect de la maladie, déjà très bien documenté d'ailleurs, viendrait obscurcir et masquer d'autres voies de recherche, soupçonnées tout aussi fructueuses. On pouvait supposer que l'association cancer-mort ne reflète que le contenu manifeste du discours, modulé par la structure profonde (deep structure) qu'on tente de découvrir. 

Ainsi, sur le terrain, la question tabou de la mort n'est jamais abordée directement avec les soignés, à moins qu'ils ne le fassent, ce qui est rare. On observe par ailleurs une série de phénomènes qui attestent que si la mort est interdite comme objet manifeste du discours, elle lui est omniprésente par une série de déplacements et de procédés rhétoriques, c'est-à-dire « qu'on passe toujours par quelque chose d'autre pour en parler » ; en outre la morphologie des discours varie selon l'âge du malade, sa région de résidence, son sexe et, bien sûr, le contexte de l'énonciation [7].

 

« Passer par quelque chose d'autre pour en parler »

 

C'est dans le contexte de l'analyse de discours que la critique de l'association mort-cancer se confirme empiriquement et que l'exploration du réseau sémantique débordant le champ de la mort se justifie méthodologiquement. L'étiologie inconnue du cancer incite la personne atteinte à s'interroger sur le sens de sa maladie, donc sur sa cause, son traitement, son pronostic. Se référant à l'axe étiologique, la personne est amenée à rechercher dans sa biographie ou dans son environnement les causes possibles de la maladie (au sens de milieu de vie et de mode de vie, voir Comaroff et Maguire 1981). 

Dans la biographie de la personne cancéreuse, le mode de vie peut être interrogé comme cause possible et supposée du cancer, à beaucoup de plans comme ceux de l'alimentation, du stress, ou de l'habitude de fumer, pour ne citer que ces exemples ; se référant au milieu de vie, on aborde entre autres la question du lieu de travail ou de la qualité de l'environnement (pollution). Les deux exemples suivants illustrent les deux perspectives :

 

Cas 1: Monsieur X a 64 ans, il travaille à Trois-Rivières depuis 40 ans dans la même usine. Il y a trois ans, la machine sur laquelle il était opérateur depuis 37 ans s'est montrée défectueuse. On lui a signalé qu'il devrait changer de travail puisqu'on ne remplacerait pas la machine. On lui a offert un petit emploi comme limeur.
 
               « Quand ils m'ont changé de travail, j'étais très malheureux. Ma machine, je la connaissais. C'était un travail dur, ça demandait un bon contrôle des nerfs, de tout mon système. Maintenant, on est deux vieux à limer des outils. Au bout d'un an à limer et à me bercer, tu penses ben que j'étais écoeuré. Je suis devenu très fatigué. C'est là qu'ils ont dit que j'avais un lymphôme. Maintenant, je suis vieux pour vrai, je ne fais plus rien. Je pense que je suis tombé malade de ça. Puis, dans cette usine, on respire n'importe quoi. Dans la salle de ma machine - c'était très chaud. Penses-tu que mon sang peut avoir été changé comme ça » ?
 
 
Cas 2: Monsieur Y a 62 ans. Il a été boucher durant toute sa vie. « Vous savez, j'ai vu toutes les transformations de la viande depuis que j'ai 17 ans. Toutes les coupes, les méthodes, tout. Mais c'est incroyable ce qu'on ne voit pas. Vous savez, j'ai vendu des poulets qui étaient nourris au papier-journal et à la mélasse. Où pensez-vous que l'encre va ? J'étais un gros amateur de viande - je peux pas penser que ça va pas quelque part dans le corps, que ça fait pas des maladies. C'est sûr que comment les animaux sont nourris vous affecte. Mon cancer, j'ai dû le prendre comme ça - en mangeant ce que j'ai toujours vendu ».
 
Cette critique des modes et des lieux de vie laisse croire à une mise en ordre, à un ordonnancement du sens des faits de la maladie, à une réinterprétation de l'expérience du sujet. Une codification préalable est implicite a cette activité (le discours « déjà-là » sur le cancer, dans les mass-media) [8], qui s'avère repris, recréé, activé par la réalité du cancer vécu à médiatiser. L'individu marque ainsi les faits de sa vie, son expérience sociale, sa façon de vivre, de travailler, de manger, des signes et des associations relatives au cancer, que la mort ne comble pas entièrement. D'autres qualités distinctes peuvent devenir effectives (radioactivité, pourriture, par exemple) et ne pas signifier directement la mort. Ils mettent en route un processus critique (par l'attribution de caractères négatifs à des éléments de la vie passée). L'ambiguïté et la faillibilité des thérapeutiques médicales, la méconnaissance d'un traitement entièrement efficace et de l'étiologie précise de la maladie, incitent possiblement à ce processus de symbolisation, du fait que la « guérison » est rare (on parlera de rémission ou de survie de 5 ans) ; d'ailleurs, assez souvent, les patients en phase de rémission rappellent comment la crainte du retour de la maladie tourne souvent à la hantise. La question de la maladie perçue comme « jamais terminée » exige ainsi du patient qu'il développe des mécanismes adaptatifs puissants.

 

L'âge des porteurs

 

Les réactions face à la maladie varient selon l'âge des porteurs ; les personnes plus âgées, ayant atteint ou dépassé l'âge de la retraite, seront beaucoup moins portées à interroger ce passé tel que décrit ci-dessus ; le processus naturel de vieillissement rendrait sinon la mort plus acceptable, au moins plus « naturelle ». « Il faut bien mourir de quelque chose », dira-t-on. On ne doit pas oublier cependant que cette population est probablement moins touchée que la génération précédente par la « culture du cancer », c'est-à-dire par toute la réaction d'alarme (animée par les media) [9] face à la maladie, qui est pourtant beaucoup mains mortelle que les maladies cardiaques [10]. Non seulement sont-ils moins atteints par la « culture du cancer », mais aussi par la « culture thérapeutique »décrite par Lasch (1979) [11]. Ils semblent donc plus à l'abri des messages contradictoires en matière de conduite de santé, et se montrent généralement plus passifs à l'annonce d'un diagnostic de cancer, considéré comme une « maladie comme une autre » bien qu'on s'interroge souvent sur l'importance actuelle de cette maladie moins connue dans le passé. On se reportera davantage à une faute morale (acte répréhensible moralement) qu'à une erreur de conduite en matière de santé (comportement erroné dû à une mauvaise intégration des informations disponibles sur le sujet). Le cancer est bien sûr synonyme de mort, mais d'une mort comme les autres. 

Les personnes n'ayant pas atteint l'âge de la retraite souffrent moralement d'une manière différente que les plus âgées. Le sens de l'existence est débattu très vivement ; fréquemment, on invoquera l'absurdité d'avoir payé toute sa vie pour arriver devant rien (ex. : on trouvera injuste de ne pas avoir accès aux régimes d'allocation). La crainte de la maladie, son caractère traumatisant, l'idée d'une mort lente, douloureuse, de l'abandon par les thérapeutes et de la famille, de la stigmatisation, hantent l'imaginaire. Ce n'est pas tant la mort qui préoccupe (question sur l'au-delà, sur la continuité de l'existence,_) que les conséquences physiques et psychosociales de la maladie, c'est-à-dire les conditions concrètes dans lesquelles la personne va se retrouver : les questions de revenu, d'aide et de soutien physique et moral, de diminution potentielle de la capacité physique, etc... priment manifestement sur les préoccupations relatives à la mort comme telle. 

L'avenir, qui est source de tension, est difficilement concevable. C'est pourquoi parler de soi, de sa mort peut-être proche, c'est viser à organiser ou à ordonner les conditions du passage vie-mort concrètement et symboliquement.

 

Le contrôle du discours populaire

 

L'attitude des médecins et des intervenants envers la clientèle du pavillon pourrait se résumer brièvement de la manière suivante : une crainte qui s'exerce à tous les niveaux de la vie sociale du pavillon, relative à toute collectivisation des informations détenues sur la maladie (surtout les informations non sanctionnées par le corps médical), qu'elles soient véhiculées par les intervenants eux-mêmes ou par les patients. Différentes situations peuvent illustrer cette affirmation. 

Bien qu'un groupe d'information aux mastectomisées existe déjà depuis quatre ans, les médecins demeurent encore sceptiques devant le bien-fondé d'un tel regroupement. Le contre-argument le plus souvent cité consiste en ceci : les patientes ne sont pas toutes au même stade de la maladie, elles se disent n'importe quoi et répandent des informations fausses. On croit que les patientes se font plus peur qu'autre chose. Le groupe, en ce sens, peut être perçu comme antithérapeutique. 

La consigne de la maison est de taire la maladie : « Il y a des lieux pour parler de ça » - affirme-t-on. Pourtant, le médecin dispose de peu de temps d'écoute, les travailleuses sociales doivent concentrer leurs interventions sur les personnes les plus démunies et, dans les familles, le silence est souvent la règle d'or. Où donc est-il alors possible d'en parler ? 

L'un des aspects les plus critiqués de la vie communautaire par les patients est celui du repas collectif : on se plaint le plus souvent d'être en contact avec « des gens plus malades que soi » (certains handicaps visibles sont mal tolérés par la plupart des résidents, v.g, les laryngectomisés) et « d'entendre parler de la maladie » (alors qu'à d'autres moments on réclamera de pouvoir en parler). Les intervenants conviennent que c'est un dur moment pour le client. Signalons que le repas est la seule période où tous les patients doivent se rassembler. On déplore de ne pouvoir contrôler davantage « ce qui se dit », « ce qui se répand », « ce qui déborde » de l'oreille médicale en fait, puisque, il faut le dire, toute la vie du pavillon s'organise en fonction des traitements radiothérapeutiques, et cela très souvent au détriment de tout autre type d'intervention, médicale ou non. 

Le contrôle du discours populaire, bien qu'il ne soit pas entièrement efficace, représente un arrière-fond, l'une des motivations (inconsciente ?) des intervenants qui oriente ainsi le sens des activités du milieu. Les patients apprennent très tôt à leur arrivée qu'il n'est pas souhaitable de parier aux autres de leurs symptômes, de leur vécu, qu'on doit faire attention aux effets de ce qu'on dit. Le mot cancer identifie les porteurs, mais invite simultanément ces derniers à ne pas en dévoiler les significations potentielles. Il semble donc que le mot soit porteur d'un pouvoir symbolique extrêmement puissant en agissant possiblement comme un symbole analytique clef, tel que le définit Ortner (1973). 

Le symbole, dans son acception traditionnelle, représente quelque chose à la place d'une autre chose (« stands for something else »). Il est, comme le dit Turner, polysémique, et fonctionne comme un opérateur de sens qui possède des propriétés de condensation et unifie des « significata » différents, lesquels polarisent le sens en action. Le symbole est « ... a thing regarded by general consent as naturally typifying or representing or recalling something by possession of analogous qualities or by association in fact or thought ... » (Turner 1977 : 19). Il connecte plusieurs significations simultanément et possède par le fait même une fonction nodale. Certains symboles se révèlent plus chargés que d'autres : un symbole lourd est partagé par un très grand nombre d'individus et comprend une variété imposante de référents qu'il fait communiquer les uns avec les autres (Ortner 1973). 

Le cancer apparaît ici comme un symbole lourd caractérisé entre autres par une série de marqueurs sémantiques négatifs qui qualifient l'expérience concrète du sujet malade et de son entourage. Des mois comme mort, pourriture, laideur, souffrance, radioactivité, lui sont implicitement reliés (Sontag 1978), Ces mots peuvent s'associer à des « causes perçues » et ainsi ordonner et situer, par l'attribution de propriétés analogues, des éléments de la vie passée du cancéreux (par exemple sur le plan alimentaire) [12]. 

La personne cancéreuse porte un mai symbolique qui cristallise peut-être une grande partie du déni culturel de la mort ; dans les sociétés modernes elle devient par le fait même désignée par son groupe en condensant en quelque sorte cette négation de la mort. N'y a-t-il pas ainsi marquage nécessaire (par un procédé de déplacement) de l'univers culturel qui s'oblige en quelque sorte à investir la mort quelque part tout en gardant silence sur elle ? C'est ainsi que la personne cancéreuse remplit une fonction symbolique dont elle ignore la portée, la plupart du temps ; le silence qu'elle supporte la concerne, mais la dépasse aussi.
 

Conclusion

 

Dans les pays industrialisés, le cancer et les maladies chroniques ont remplacé les grandes épidémies des siècles derniers. Les nouvelles formes pathologiques de l'inadaptation à l'environnement, sans cesse dégradé, auront peut-être aussi des conséquences insoupçonnées, notamment au plan des solutions thérapeutiques. On sait que les maladies infectieuses, caractérisées généralement par leur limitation dans le temps, ont favorisé entre autres la naissance de l'hôpital moderne et de son système médical. Des approches renouvelées en matière de santé émergent, comme on le sait, dans ce contexte où les maladies chroniques, reliées au mode de vie et au stress, nécessitent une transformation de tout l'appareil de santé. 

Cette modification de niveau épidémiologique est survenue pendant le processus d'évacuation graduelle des signes de la mort ; il semble alors plausible que la mort soit pensable et projetée de manière privilégiée par le biais des représentations rattachées à une maladie perçue comme incurable, surtout en raison du vide symbolique laissé par la sécularisation rapide des sociétés occidentales, où le pouvoir médical demeure extrêmement puissant. 

Par ailleurs, on est en droit de se demander jusqu'à quel point le discours des cancéreux sur les causes perçues de leur maladie, tout en reliant fortement l'apparition des symptômes à un contexte subjectif, ne livre pas aussi des éléments de culpabilité concernant leurs responsabilités personnelles face à leur situation ? 

Cette question, laissée en suspens, ouvre sur une perspective différente des hypothèses suggérées jusqu'ici, puisqu'on sait que les mesures préventives reliées au cancer sont encore des plus minces ; la population cancéreuse est d'ailleurs très sceptique quant à la possibilité même d'une prévention. Malgré ce doute, il reste que l'idéologie religieuse, faisant du malade l'unique responsable de son mal, reste présente chez ce groupe d'individus, dont la plupart sont d'origine rurale et furent socialisés dans la tradition québécoise francophone. 

Il est à se demander si le discours actuel sur la prévention et sur la responsabilité des individus à conserver leur santé ne contribue pas, à un autre niveau, à cette culpabilisation de la personne cancéreuse : bien qu'elle soit membre d'une société peu soucieuse de protéger la qualité de son environnement, elle est amenée à interroger non seulement son environnement global avec raison, mais aussi à douter de son mode d'insertion et de sa pratique à l'intérieur dudit environnement, faute de ressources communautaires adéquates pour canaliser cette angoisse d'une expérience de vie souvent profondément aliénante.

 

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SONTAG S.

1978 Illness as Metaphor. New York : Farrar, Strauss and Giroux.

STEPHEN L. L. et al.

1982 « The Public Knowledge About Cancer », Cancer Nursing, April : 109-116.

THOMAS L.V.

1976 Anthropologie de la mort. Paris : Payot.

TURNER V.W.

1977 The Forest of Symbols : Aspects of Ndembu Ritual. New York : Cornell University Press (4e édition).

ZIEGLER J.

1975 Les vivants et la mort. Paris : Éditions du Seuil.



[1]    Deux autres recherches ont abordé le même sujet : Carol Germain (1979) et Jean Comaroff et Peter Maguire (1981).

[2]    Dans l'anthropologie contemporaine on s'en voudrait de ne pas mentionner les efforts de synthèse d'Edgar Morin dans le deuxième tome de La méthode.

[3]    À ce sujet, voir Linda Alexander, « Clinical Anthropology : Morals and Methods », Medical Anthropology, 3, 1979.

[4]    Voir à ce sujet le dossier spécial préparé par Carrefour des Affaires sociales, (III, 3, septembre 1981), sur le thème « Pour une mort plus humaine ».

[5]    Il faudrait toutefois souligner ici certaines expériences récentes (l'équipe spéciale d'écoute des mourants à l'unité de soins palliatifs de l'Hôpital Notre-Dame de Montréal) et à venir (la maison Michel Sarrazin de Québec, mouroir dont l'ouverture est prévue pour cette année).

[6]    Soulignons que les propos de Jeanne Favret-Saada allaient dans le même sens lorsqu'elle commentait la difficulté qu'elle rencontrait en voulant recueillir des informations concernant le phénomène de sorcellerie dans le bocage français, phénomène amplement nié par les ethnographies.

[7]    Nous n'aborderons ici que les aspects concernant les déplacements du discours sur la mort et celui de l'âge des porteurs de cancer.

[8]    Soit le discours populaire sur le cancer dans les milieux autres que ceux de l'oncologie. Sur les sources de connaissances déclarées dans la population sur le cancer, voir l'excellente revue de littérature de Stephen et al (1982).

[9]    À propos du discours alarmiste sur le cancer, voir Geelhoed (1975).

[10]   En effet, selon St-Arneault (1978 : 33) : « Une personne sur quatre vivant en 1978 sera éventuellement atteinte d'un cancer et deux personnes sur trois parmi celles qui seront touchées n'y survivront pas. Le cancer, qui constitue, après les maladies du cœur, la seconde cause de décès dans les pays industrialisés, est responsable de 16,8 pour cent de tous les décès ». Par ailleurs, en 1950, une seule personne sur quatre survivait à la maladie contrairement à une sur trois aujourd'hui.

[11]   Il y a peut-être contradiction lorsqu'on affirme que les personnes âgées sont moins atteintes par la « culture thérapeutique » alors qu'elles sont parmi les couches de la population les plus médicalisées. On doit toutefois tenir compte que cette prise en charge n'est pas nécessairement désirée et souhaitée par ces personnes à qui on enlève tout pouvoir de décision sur leur vie et qui ont donc plus ou moins le choix de participer à cette culture médico-savante.

[12]   Sur le réseau sémantique propre au domaine médical, voir les travaux de Good (1977).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 31 mai 2008 16:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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