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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

“Médiateurs et médiations sociales constitutives de l'epistemè de la connaissance économique
au Québec dans la première moitié du XXe siècle
(2005)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Paul Sabourin, “Médiateurs et médiations sociales constitutives de l'epistemè de la connaissance économique au Québec dans la première moitié du XXe siècle”. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 37, no 2, automne 2005, pp. 119-152. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation formelle de diffuser cette oeuvre accordée le 11 décembre 2006 par l’auteur].

Introduction

Le travail de décantation et d'épuration en sciences sociales tend à gommer l'hétérogénéité des œuvres pour une lecture du passé confortant la cohérence d'une perspective présente (Berthelot, 1998 ; Ramognino, 2000, p. 154). Dans le cas des sciences sociales au Québec, parler en termes d'épuration et de décantation serait employer un euphémisme pour qualifier le rapport entre savoirs « traditionnels » et savoirs « modernes » : il ne s'agit pas tant d'épuration ou de décantation que d'invalidation des savoirs traditionnels par les modernes, et aujourd'hui, par ceux qui se définissent comme post-modernes. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sur la base de la constitution d'un savoir « moderne » en science économique comme en sciences sociales, l'invalidation de ce savoir a pris le sens de l'opposition de la « science » à l'idéologie traditionnelle « catholique ». De nos jours, où ces prétentions à une scientificité acquise des sciences économiques et sociales ont été radicalement remises en question et apparaissent même puériles, l'interprétation post-moderne reconduit cette invalidation sur la base de l'opposition entre une pensée pluraliste et une pensée monolithique, c'est-à-dire totalisante, gommant tout autant cette hétérogénéité des oeuvres. Il faut dire que dans la pensée occidentale, il a fallu plusieurs décennies et des penseurs remarquables, telle H. Arendt, pour proposer une analyse plus lucide des prétentions des « modernes » :

 

Chez Marx, comme dans le cas de nombreux grands auteurs du siècle dernier (XIXe), un ton apparemment enjoué, provoquant et paradoxal, dissimule l'embarras d'avoir à traiter des phénomènes nouveaux dans les termes d'une vieille tradition sans la charpente conceptuelle de laquelle la moindre pensée semblait impossible. (Arendt, 1972, p. 37)

 

Dans ses révoltes contre les savoirs traditionnels et ses déclarations universalisantes, la sociologie contemporaine au Québec ne présente-t-elle pas de nouveaux contenus en recourant à d'anciens cadres conceptuels ? Nous avancerons à la suite de H. Arendt que les conditions de la pensée « moderne »nécessitent une objectivation et une prise en compte des médiations dont procèdent de façon implicite les sciences sociales afin que soient substantiellement renouvelés leurs cadres de connaissance. 

Dans une première partie théorique, nous verrons que l'analyse de cette auteure met au jour le rôle central des médiations sociales de la pensée permettant d'appréhender l'hétérogénéité des oeuvres comme traces de processus de connaissance : traces d'« expériences de pensées ». Nous étudierons celles-ci sous l'angle de leur construction sociale dans le cadre d'une sociologie de la connaissance afin de montrer que la réduction de l'activité intellectuelle à une position idéologique West pas satisfaisante parce qu'elle efface le travail qui s'effectue en prenant comme point d'appui le relevé des déclarations normatives du chercheur à des moments de son travail qui figurent comme synthèse de « sa pensée » [1]. Or, comme nous allons le voir, même quand les intellectuels prétendent arriver à cette cohérence, la synthèse logique de la pensée n'existe précisément pas parce que l'organisation de leur travail répond à plusieurs logiques sociales mises en jeu dans un travail intellectuel qui est pluriel. 

Notre démarche vise à proposer une voie d'analyse de ce travail à partir des notions de médiation et de localisation sociale (Halbwachs, 1952). Le cheminement consiste à appréhender la pluralité des expériences sociales de pensées dues aux médiations tout en esquissant une morphologie sociale de celles-ci qui se différencie des conceptions des catégories de l'histoire intellectuelle classique : « La pensée », « Le penseur », « La cohérence logique ». Pour nous, il s'agit de donner corps à la conceptualisation de la distribution sociale du savoir (Munck, 1999) à travers des formes sociales de connaissance (Houle, 1979) issues de l'activité en réseaux qui sont l'échelle et le lieu de l'effectivité de la pensée (Descombes, 1996). 

Pour ce faire, la genèse de la pensée économique « moderne », et particulièrement le cas de figure que représente sa genèse hétérodoxe [2] au Québec [3], est un terrain des plus fertiles pour saisir ce caractère hétérogène du travail de connaissance qui s'accentue lors d'une période de transition. L'émergence de ce savoir met en jeu des con­frontations entre formes de connaissance, types de travail intellectuel, qui provoquent des mouvements de distanciation [4], résultats de ces confrontations. Ces mouvements de distanciation suscitent à leur tour des tentatives de remaniement ou de réorganisation implicites ou explicites de ces savoirs, comme dans le cas des perspectives critiques de l'économie politique au XIXe siècle, ceci afin de constituer un espace de pensée, c’est-à-dire une épistémè. La transition ne se définit plus alors comme un simple passage, mais comme une temporalité spécifique où apparaissent des traces dans l'analyse du fondement et de la relativité des formes sociales vécues notamment à travers ces moments et lieux de confrontation entre formes de connaissance. 

Du point de vue théorique, nous allons donc nous inspirer de l'analyse remarquable de cette transition faite par H. Arendt. Son approche critique, tant des savoirs traditionnels que modernes, dont celui de l'économique, permet de problématiser le travail intellectuel non seulement comme connaissance du monde, mais aussi comme rapport au monde. Suivant cette auteure, l'apport de ces grands penseurs du XIXe n'est plus donc à rechercher dans une cohérence idéologique, mais bien dans leurs « contradictions fondamentales et flagrantes ». En ce sens, elle propose une nouvelle approche théorique des processus de la connaissance à la lumière de l'expérience de la modernité. Cet espace entre formes de connaissance, qu'elle désigne comme une « brèche [5] » entre savoirs « traditionnels » et « modernes », constitue une situation sociale particulière à ces « grands » penseurs du XIXe siècle qui se généralisera à tous au XXe siècle. Cette situation permet des opérations de pensée à travers différents savoirs dont l'origine sociale est différenciée : les fameuses déclarations de retournement, de remise sur ces pieds des savoirs religieux et philosophique, tout comme les affirmations d'un rapport critique à l'économie politique. Pour H. Arendt, ces médiations sociales de la connaissance l'amènent à conclure à une dégradation des valeurs traditionnelles et plus généralement de la connaissance dans la modernité sous la forme d'une idéologie relativiste qui traverse le sens commun comme les sciences sociales. 

Pour notre part, cette dégradation relativiste ne représente qu'une des voies possibles qu'ouvre la nouvelle morphologie sociale de la connaissance propre à la modernité. Nous montrerons que ces opérations, parce qu'elles sont à la mesure des médiations internationales qui vont présider à l'élaboration d'une connaissance de l'économie au Québec, peuvent donner lieu à l'identification de ses dimensions sociales et ouvrir la possibilité d'un savoir dont le statut peut se poser dès lors comme général plutôt que dans les anciens cadres de pensée du local et de l'universel. 

Mais pourquoi cette hétérogénéité des savoirs a-t-elle commencé à être pensée au XIXe siècle, notamment dans le domaine de la pensée économique, et seulement dans les approches critiques de l'économie politique ?


[1] Pour prendre les termes de M. Granovetter (1985), il y a une production d'un modèle « sursocialisé » de la vie sociale lorsque les inférences du chercheur induisent le contenu des interactions sociales à partir des seuls constats de proximité entre personnes (adhésion à un mouvement politique, fréquentation d'une personne, présence dans un même espace conçu comme une totalité sociale qui surdétermine, etc.).

[2] Nous allons définir un peu plus loin dans cet article notre usage des termes économique, économie, orthodoxe et hétérodoxe.

[3] Avant les années 1960, l'espace national du Québec correspond à l'espace social du Canada français.

[4] L'engagement normatif, c'est-à-dire la position idéologique, ne saurait résumer le travail de connaissance comme le souligne Élias (1993, pp. 10-11) : « Les concepts d'engagement et de distanciation seraient donc fort inadéquats en tant qu'outils de pensée si on leur associait la représentation de deux tendances humaines indépendantes l'une de l'autre. Ils ne se rapportent pas à deux groupes séparés de phénomènes psychiques. Employés comme catégories, ce sont en tout cas des notions limites. En règle générale, nous observons des êtres humains et leurs manifestations - par exemple, des types de langage, de pensée et autres activités - dont certains sont marqués par une assez forte distanciation alors que d'autres se caractérisent par un assez fort engagement. Entre ces deux pôles s'étend un continuum et c'est lui qui constitue le véritable problème. »

[5] L'image de la brèche par H. Arendt (1972) est évocatrice du fait que les normes idéologiques qui s'affrontent provoquent une distanciation de celles-ci. Nous pensons, comme l'avançait H. Arendt, que cette « brèche » entre les savoirs du passé et ceux du futur a toujours existé, conditions existentielles de l'être humain dirait la philosophe, mais de notre point de vue, elle relève de la matérialité sociale de la pensée humaine qui devient perçue, comme celle-ci l'affirme, dans la modernité.


Retour au texte de l'auteur: Paul Sabourin, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 février 2007 12:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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