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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Stanley Bréhaut RYERSON, “Le pari québécois: de la nation/communauté au pouvoir étatique?” Un article publié dans la revue Politique aujourd’hui, Paris, no 7-8, 1978, pp. 23 à 28. Dossier: Québec: de l’indépendance au socialisme.

[23]

Stanley-Bréhaut Ryerson *

Le pari québécois:
de la nation/communauté
au pouvoir étatique ?


in revue Politique aujourd'hui, Paris, no 7-8, 1978, pp. 23 à28. [Dossier: Québec: de l'indépendance au socialisme]


« Nous sommes venus il y a trois cents ans, et nous sommes restés. Nous avions apporté d'outre-mer nos prières et nos chansons : elles sont toujours les mêmes. Au pays de Québec, rien n'a changé. Rien ne changera ... On est une race qui ne sait pas mourir ».



Ce refrain de Maria Chapdelaine a voulu traduire, au début du siècle, ce qu'il y avait de plus essentiel dans la réalité québécoise. L'immobilisme, trait marquant du Québec ? Quelle ironie ! Et pourtant... nonobstant le tout récent éclatement fracassant de l'image d'Epinal, l'effacement de la prétention idyllique, n'en demeure-t-il pas quand même comme un résidu obscur de continuité historique ? Ce peuple est toujours là. Ses chansons ont subi plus d'une mutation, ses prières se sont sécularisés. Mais sa langue est foncièrement [24] la même, ainsi que la conscience envahissante d'une altérité sourde et obstinée qui est celle d'une domination socio-économique externe, d'une Conquête qui n'en finit plus.

La dimension de la durée s'affirme donc, tout en prenant à son compte les changements internes profonds. En témoignent des sources plus que centenaires qui sont pourtant d'une actualité frappante :

« ... Il est facile de voir que les Français sont le peuple vaincu. Les classes riches appartiennent pour la plupart à la race anglaise... Les entreprises commerciales sont presque toutes entre leurs mains. C'est véritablement la classe dirigeante au Canada... ». (Alexis de Toqueville, Voyages en Sicile et aux États-Unis, note du 25 août 1831).

« La grande masse de la population ouvrière est d'origine française, mais elle est employée par des capitalistes anglais ». (Lord Durham, Rapport..., 1839).

Toujours aux prises, de nos jours encore, sont les forces opposées d'un État externe et allogène, et d'un peuple/nation. Ce fut l'appareil étatique depuis 1760 jusqu'en 1931, auquel depuis 1867 s'enchevêtre ce Dominion Canadian qui se veut « canadien » aussi, sans être capable de lever l'équivoque que comporte la domination anglophone.

De prime abord, on dirait, « Querelle de mots » ! Mais derrière celle-ci se profilent pourtant des conflits de classe, de culture, d'idéologie, L'État impérial-mercantile du conquérant parle anglais, et les « anciens sujets » de sa Majesté britannique vont s'offusquer de la lenteur que mettent les « nouveaux sujets » à oublier leur langue à eux. Que les Canadiens apprennent donc à parler anglais ! On l'a dit, fin XVIIIe et on n'a pas cessé de le dire, par moments, fin XXe. Une mutation s'annonçait, vers 1848, avec la concession du self-government colonial : les anglophones, devenus majoritaires dans les Canadas, purent désormais se montrer généreux. La formule de l'État Canadian, arrêtée de façon définitive par la Confédération de 1867, octroyait une modeste place à la langue minoritaire, à condition, bien sûr, qu'elle le demeure ! (Ce « Dominion » colonial préfigurait en quelque sorte le « Commonwealth » bénin, libéralisé, et tranquillement impérialiste de l'entre-deux-guerres).

Par tradition, les « Français du Canada » ou « Canadiens français » se dénomment « Canadiens » : pour eux, les autres, qu'ils viennent de Londres ou de Toronto, ce sont « les Anglais ». L'habitude persiste ; mais depuis les années 1960 (celles de la « Révolution tranquille ») de plus en plus nombreux sont ceux qui se disent des Québécois. Vers le même moment, on s'était mis timidement à parler de « l'État du Québec » pour désigner la province, l'ancien « Bas-Canada » (en aval du Haut-Canada ontarien) qui fut le terroir laurentien de Nouvelle-France.

Ce récit onomastique a un sens : il s'agit de ce long trajet historique effectué par les descendants des quelque 10.000 Français émigrés au Canada aux 17e et 18e siècles ; devenus sujets britanniques en 1763, habitants du Dominion depuis la Confédération de 1867... et dont quelques uns, de nos [25] jours, ont l'audace de songer à se constituer en nation-état francophone et souverain. La velléité n'est pas nouvelle, on le constatera par la suite. Mais ce qui est nouveau, et radicalement, c'est le mouvement qui dans l'espace d'une dizaine d'années a pu faire élire à Québec le 15 novembre 1976, le premier gouvernement souverainiste de notre histoire.

Le Canada « bi-national » est donc un curieux sous-produit de l'interaction historique de plusieurs grandes puissances. La France et l'Angleterre, d'abord : d'où « le Canada français » et « le Canada anglais ». L'Angleterre et les États-Unis ensuite : ce fut la migration de plusieurs dizaines de milliers de « loyalistes » pro-britanniques, à la fin de la Révolution américaine, qui entraîna, dès 1791, la division de la colonie en « Haut-Canada » et « Bas-Canada ». Cette retombée du conflit anglo-américain de la fin du XVIIIe persistera, pour se consolider en État fédéré à l'heure de la Guerre civile américaine du XIXe, pour se retrouver au XXe, pays dépendant et privilégié, aire de choix pour les placements des « multinationales » américaines. Les ascendances successives de la France, de l'Angleterre et des U.S.A. ont façonné ce pays, canadien, canadian, incertain. Pensée en français, la vie canadienne gravite autour du Saint-Laurent francophone. Pensée en anglais, c'est Toronto, ou Ottawa, ou Vancouver qui lui sert de point de repère-, ou encore le Montréal anglophone, ce 40 pour cent de la population de la métropole qui récuse le statut de minorité québécoise, étant avant tout une enclave privilégiée de la majorité canadian.

L'acceptation, par les « Canadiens- français » de l'accommodement plutôt involontaire devait durer à peu près un siècle. Y concoururent à la fois le traumatisme de la deuxième défaite - celle des insurrections de 1837-1838, et la remise en place du « bloc historique » des milieux d'affaires anglo-canadiens avec l'Église catholique : prolongement de l'Acte de Québec de 1774, consolidé par le double maintien de la tenure seigneuriale jusqu'en 1854, et de l'hégémonie sociale de l'Église dans les domaines éducatifs, culturels et charitables (les futurs services sociaux), jusqu'au milieu du XXe siècle. À ce pattern socio-ecclésial correspondait l'existence « provinciale » du Québec dans le cadre de la Constitution fédérale. À quoi correspondait d'autre part l'amorce d'industrialisation et de construction ferrovaire sous contrôle de capitalistes anglo-canadiens, accompagnée d'un retard systématique de la modernisation économique du « Canada français ».

Le sentiment, d'identité existe, bien sûr, chez les Anglo-canadiens (Canadian), ne fut-ce que sous la forme d'une inquiétude à l'état chronique. C'est cela leur sentiment d'appartenance, évoqué en termes cartographiques (« Le voilà mon pays, from coast to coast » !), et chatouilleux surtout au chapitre de son intégrité territoriale. C'est 'l'aspect qu'a signalé récemment le politologue torontois A. Rotstein, dans une conférence prononcée à l'Université Laval de Québec (1). il y évoque la présence d'une « éthique territoriale » (« le mappisme ») qui se traduit, par une « seule grande préoccupation politique : l'intégrité, du territoire canadien d'un littoral à l'autre, et l'intégrité, de l'ordre juridique et social sur ce territoire ». Cet « ordre » a inspiré l'adoption, comme symbole national, du flic : homme de la Gendarmerie royale, chargé du « maintien de l'ordre et la revendication par le gouvernement central de la souveraineté territoriale ».

La ferveur « intégriste » qu'affichent bon nombre de Canadians s'est déjà manifestée à plusieurs. reprises face à des incursions ou empiètements de la [26] part d'expansionnistes américains. Mais c'est le spectre d'une remise en cause radicale de la structure même de l'État canadien, de la part des « séparatiste » québécois francophones, qui est en train de provoquer une levée de boucliers sans précédent au Canada anglais.

En témoigne la raideur du premier ministre fédéral Pierre Trudeau : plus qu'un trait de caractère, c'est l'expression du refus irréductible de la grande bourgeoisie anglo-canadienne et américaine, d'accepter qu'on touche à son appareil d'état au Canada. Ce mécanisme, bien rodé aux processus d'extorsion et de décantage de plus-value, fonctionne à merveille : non seulement rapporte-t-il aux investisseurs un profit direct fort intéressant, mais il a permis l'extension au moyen de réinvestissement des surplus, de la mainmise américaine sur l'économie canadienne. Contrôle de 60 pour cent de l'industrie manufacturière (dont surtout les secteurs de pointe), placement total de cinquante milliards de dollars environ : c'est là un fief d'envergure, comparable à ceux d'Europe ou d'Amérique latine.

L'émergence pendant les années 1960 d'un mouvement indépendantiste francophone, petit-bourgeois par sa direction mais jouissant d'un appui ouvrier important, présageait une mutation significative du climat canadien et québécois, A Ottawa dès 1963 le gouvernement Pearson mettrait sur pied une « Commission d'enquête sur le bilinguisme et le bi-culturalisme », reconnaissant par le fait même une dualité canadienne que récuse catégoriquement la conception unitaire traditionnelle. Au Canada anglais on constatait l'amorce d'un ressac chauvin, francophone. A Washington un scandale éclata : la mise au jour d'un projet de recherche ultra-secrète menée par la American University qui scrutait le potentiel en troubles socio-politiques de cinq régions de l'hémisphère, en vue de l'adoption éventuelle de mesures « anti-insurgency » : il y était question de quatre pays latino-américains et du Québec. Le commanditaire de ce projet, que désignait le nom de code « Projet Camelot » : le Ministère de la Guerre des États-Unis. Le président Johnson dut le désavouer. Au demeurant, des groupuscules terroristes du « Front de libération du Québec » prirent en quelque sorte la relève en termes de menées servant de prétexte aux pouvoirs paranoïdes. Le rapt d'un diplomate anglais et d'un ministre québécois (celui-ci mis à mort) permit au gouvernement Trudeau, en octobre 1970, d'invoquer d'un soi-disant « état d'insurrection appréhendée », la Loi des Mesures de Guerre et de faire occuper le Québec par les forces armées canadiennes.

Cette réaction de panique de la part du pouvoir central ne s'explique qu'en partie par la percée, aux élections provinciales du printemps 1970, du Parti québécois comme force d'opposition sérieuse. (L'arrestation « préventive » en octobre de près de 500 de ses adhérents s'avéra un geste d'intimidation futile). Ce qu'Ottawa craignait et craint toujours, c'est le regroupement des mouvements nationalistes et syndicaux sur la base d'un programme d'action commune.

L'État fédéral canadien de 1867, fortement centralisé, est issu du recoupement de deux processus à l'œuvre dans les colonies britanniques de l'Amérique du Nord. D'une part ce fut la mise en place d'une économie capitaliste, dépendante, centrée sur l'extraction des produits de base, mais en voie de démarrer dans l'étroites limites comme pays industriel. D'autre part ce fut la lente structuration de deux nations-communautés, anglophone et francophone, sur des bases fort inégales. À la Conquête anglaise, avait succédé [27] la révolution industrielle, anglaise elle aussi : il en résultat un pattern colonialiste asymétrique, fait de la prédominance anglo-canadienne et de la subordination de francophones. Loin de surmonter le clivage, l'état fédératif de 1867 le perpétua, tout en masquant l'inégalité nationale au moyen d'un échafaudage « fédéral-provincial » fait d'unités territoriales qui ne correspondent point à la dualité nationale réelle.

S'il existe un potentiel explosif dans la structure socio-politique canadienne, c'est bien dans l'imbrication complexe des contradictions de classe et nationalitaires. Le cauchemar de « l'insurrection appréhendée » d'octobre 1970, tout fantaisiste qu'il fut en termes concrets, n'en recelait pas moins un brin de vérisimilitude : la hantise d'une éventuelle confluence du nationalisme québécois avec un radicalisme militant de la classe ouvrière. Déjà en 1848, lors de l'octroi d'une mesure de self-gouvemment à la colonie canadienne (le « gouvernement responsable »), le gouverneur-général britannique, lord Elgin, a fait part au Colonial Office de ses inquiétudes devant la menace d'une mutinerie convergente possible venant des manœuvres irlandais immigrés, mécontents et portés à l'action gréviste (dès 1843-44) et des « rouges » canadiens-français, démocrates et républicains. Dix ans plus tôt, l'enquêteur sur les causes des soulèvements coloniaux de 1837, lord Durham, avait fait la remarque que nous avons déjà citée, pour enchaîner tout de suite avec l'admonestation que voici :


« Je ne doute pas que les Français, dès qu'ils seraient placés dans une situation minoritaire, abandonneraient leurs vains espoirs de nationalité. Les maux de la pauvreté et de la dépendance ne seraient que décuplés par un esprit de nationalité jaloux et rancunier qui sépareraient la classe ouvrière des employeurs, possédants de richesses ».


C'est là le noyau historique des « problèmes canadiens ». Avec un million de chômeurs au pays à l'hiver 1978, ce capitalisme de monopoles dépendant de l'Empire USA ne s'inquiète pas sans raison. Des restructurations en profondeur tant au niveau étatique qu'à celui des structures de classe sont à prévoir - éventuellement. Mais pas pour le moment 1 Le poids lourd de très vieilles habitudes de compromis et d'accommodement est toujours loin de se dissiper. L'« unité nationale » confectionnée par un Laurier, un Mackenzie King, un Lester Pearson, a des assises qu'on doit pas négliger. Elles comprennent, entre autres, trois composantes : 1. un sentiment d'appartenance au Canada (il y a bien des Québécois qui se sentent encore « Canadiens ») ; 2. le renforcement de ce « canadianisme » par le fait même des pressions expansionnistes américaines ; et 3. le conservatisme politique du mouvement syndical et ouvrier,

Ce troisième élément joue un rôle clé. Quoi de plus précieux pour le maintien du « système » que ce service qui consiste à amarrer solidement le Travail organisé aux piliers de l'édifice des grands monopoles 1 Depuis Gompers et William Green jusqu'à George Meaney, c'est la servitude institutionnalisée de la marque AFL, puis AFL-CIO. Et le Canada, le seul pays industriel au monde dont le mouvement syndical fait partie intégrante de celui d'un autre pays, fournit encore une illustration des « avantages » de ce genre d'encadrement impérial. Certes on constate des signes de vieillissement : les pressions [28] autonomistes se font sentir... Mais que Messieurs des multinationales se rassurent ! Un renfort inattendu vient de se présenter : un gauchisme pro-fédérafiste. Les yeux résolument fermés sur tout potentiel de lutte que puisse receler le mouvement national, ce courant prête main-forte au pouvoir central contre le « séparatisme ». A force de désigner comme « ennemi principal » le gouvernement péquiste, on conclut que, ce n'est pas Trudeau, mais René Lévesque qui incarnerait la réaction capitaliste. Façon de retarder pour un bon bout de temps le regroupement majoritaire des forces populaires au Québec que craint comme la peste le gouvernement d'Ottawa inféodé à Washington.

Face à ce pouvoir anti-national, profondément hostile à toute démocratisation, l'alternative unique que permet la conjoncture ainsi que le long terme historique, c'est le rapprochement des mouvements ouvriers et démocratiques des « deux Canadas »sur la base d'une reconnaissance, pour les deux nations-communautés du Canada/Québec, du droit à l'autodétermination nationale, à l'égalité nationale, au niveau tant étatique que linguistique et socio-économique.

Le marxisme traditionnel sous-estime depuis longtemps la portée de la question nationale. L'enchevêtrement historique des oppressions de classe sociale et de nation-communauté nous incite au dépassement de cette inhibition paralysante. Une quinzaine d'années avant la réunion londonnienne de solidarité avec la Pologne opprimée, où Frédéric Engels affirme : « Un peuple qui en opprime un autre ne saurait lui même être libre », le journal montréalais des Patriotes, La Minerve, dans son numéro du 16 février 1832, énonça en ces termes le même principe :


« Nulle nation ne veut obéir à une autre par la raison toute simple qu'aucune nation ne saurait commander à une autre ».


On est lent à s'en rendre compte, au Canada. Mais à l'heure où nos deux anciennes métropoles impériales, (le « Royaume désuni » ainsi que l'État français) sont elles-mêmes tiraillées de l'intérieur par des mouvements de renouveau nationalitaire de peuples très anciens, on trouvera peut-être moins difficile de discerner, chez nous comme ailleurs, l'expression de la crise du système impérialiste, et une incitation à agir en conséquence.



* Professeur d'histoire à l'Université du Québec à Montréal.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mars 2012 7:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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