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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Stanley Bréhaut Ryerson, “Le camarade Bethune.” Un article publié dans l’ouvrage de Robert Comeau et Bernard Dionne, LE DROIT DE SE TAIRE. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, pp. 162-192. Montréal: VLB Éditeur, 1989, 545 pp. Collection : Études québécoises. [Autorisation formelle accordée par Robert Comeau le 4 novembre 2010 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Stanley Bréhaut RYERSON

Le camarade Bethune.” [1]

Un article publié dans l’ouvrage de Robert Comeau et Bernard Dionne, LE DROIT DE SE TAIRE. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, pp. 162-192. Montréal: VLB Éditeur, 1989, 545 pp. Collection : Études québécoises. [Autorisation formelle accordée par Robert Comeau le 4 novembre 2010 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

L'autre Montréal
Le choix de Bethune
« Une dialectique naturelle »
Une lutte, une victoire
L'enjeu : l'action


[85]

L'autre Montréal

Les « Années montréalaises » : un lieu, une époque. Ville située au confluent de l'Outaouais et du Saint-Laurent, les voies d'eau du commerce de la fourrure et du bois, en aval des Grands Lacs et des « pays d'en haut » du vaste Nord-ouest, Montréal, c'est la côte du Beaver Hall, surplombant le port, où les seigneurs de la fourrure se réunissent (et font la noce). Montréal, c'est également la rue du Fort, un peu plus haut sur le flanc du Mont-Royal, là où les tours du fort de pierre des Messieurs du Saint-Sulpice, seigneurs de l'île de Montréal, s'élèvent encore pour rappeler les craintes de « l'incursion iroquoise ». Ces rues du Beaver Hall et du Fort, dans la cité des commerçants anglais et écossais, le Montréal des ères victorienne et édouardienne avec ses somptueuses résidences le long des rues Dorchester et Sherbrooke, et le grandiose hôtel particulier de Sir Hugh Allan qui domine tout le reste, voilà, en partie, le milieu dans lequel Norman Bethune vécut et travailla : le Montréal des « Anglais »... McGill, le Royal Victoria et la Sun Life (l'un des rares édifices en hauteur de l'époque) ; le siège social du CPR ; Sir Herbert Holt, Sir William Van Horne, Lord Strathcona, Sir Edward Beatty et Lord Atholstan ; autant d'institutions et de personnalités évocatrices du pouvoir.

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Mais, en bas de la côte, vers le sud et loin vers l'est, se trouve « l'autre Montréal », cet autre monde de travailleurs canadiens-français et des « little people », les gagne-petit, qui travaillent dans les manufactures de la Macdonald Tobacco et de la Dominion Textile, dans les usines de la Vickers ou aux ateliers Angus du CPR ; qui conduisent les calèches et utilisent les « p'tits chars », ... et dont les élites, depuis l'Évêché jusqu'aux Dandurand, Beaubien, Béique et Rolland, réfugiés dans leurs grandes résidences d'Outremont et de Côte-des-Neiges, s'avèrent des alliées respectueuses des oligarches anglais. À Verdun et à Pointe Saint-Charles, s'entassent les ouvriers venus de la vieille Angleterre et les terrassiers irlandais. Dans le cœur de la ville, autour de la rue Saint-Laurent - « la Main » - se regroupent les immigrants venus d'Europe de l'Est, les travailleurs juifs de la confection, les Polonais, les Hongrois, les Ukrainiens. Dans les salles du Royal Victoria, du Women's General, du Sacré-Cœur, du Children's Memorial et de l'Hôpital Général, les statistiques québécoises des années 1930 sur la tuberculose, la malnutrition et la mortalité infantile traduisent le taux disproportionné de souffrance et de mort, qui est le lot des classes laborieuses démunies.

Montréal-la-métropole : carrefour de pouvoirs assis sur la richesse. Des rues portant le nom de gouverneurs coloniaux : Dorchester, Craig, Sherbrooke, Aylmer ; des sociétés nommées d'après leur propriétaire : Redpath, Ogilvy, Warden King, Bagg, Morgan.

Et tout près, juxtaposée, la présence de la majorité : l'Église Notre-Dame, la Cathédrale Saint-Jacques (aujourd'hui Marie Reine-du-Monde), l'Oratoire Saint-Joseph, l'Université de Montréal sur Saint-Denis au sud de Sainte-Catherine... et des rues honorant la mémoire de rebelles ! - Delorimier, Sanguinet, Papineau.

Dans les années trente, l'écho des révoltes passées se mêlait a de nouvelles voix dissidentes et à de nouveaux courants profonds de colère radicale. Chômage massif, coupures de salaire, insécurité généralisée : la crise économique frappait sévèrement les plus démunis. Cela incitait à une remise en question (comprendre : « la sédition ») et à la répression d'une telle remise en question (comprendre : « la protection de la loi et de l'ordre »). Travailleurs et agriculteurs, professionnels de la classe moyenne, [164] jeunes et vieux, - hommes et femmes, tous étaient plongés dans un temps de tumulte, de remise en cause des institutions politiques, de la propriété et du travail. Les « clients » assidus du travail social, les enfants des familles ouvrières, les patients, externes ou résidents des hôpitaux et des cliniques témoignaient tous de la cruauté d'un système débordant de richesse. Les Sir Herbert Holt, les Sir Edward Beatty, les Beaubien, les Bronfman et les Redpath continuaient, eux, à récolter en abondance les profits, scandale confirmé par les travaux de la Commission royale sur les écarts de prix (1935-1936) : les chiffres établis par cette commission relativement aux salaires ainsi qu'aux heures et conditions de travail ne laissaient aucun doute quant au lien étroit existant entre profits et rentes en surplus et exploitation du travail. À l'époque, comme de nos jours encore, le fragile équilibre du taux de profit déterminait les fluctuations de l'emploi. En fait, chômage et maladie, salaires de famine (quand salaire ou même travail il y avait), et conditions de vie misérables constituaient les termes de la brutale équation de la loi de l'accumulation du capital. C'est là que se trouvaient, enfouies, les racines des antagonismes sociaux et de classe, et les impératifs de la lutte. Rosemont et Verdun, Saint-Henri et Pointe Saint-Charles, Hochelaga et Park Extension : la géographie même des rapports sociaux dominée par les somptueuses résidences de Westmount et d'Outremont et des grandes sociétés et banques à charte de la rue Saint-Jacques, mettait à nu les connexions d'argent et de classe de la « libre entreprise ».

Des divergences commençaient déjà à poindre entre point de vue réformistes et radicaux, et ce par-delà les différences de langue et d'origine. Il y en avait qui, confrontés au chômage, organisaient les chômeurs pour revendiquer « travail ou salaire » et l'assurance-chômage (sans contribution des travailleurs), demande mise de l'avant pour la première fois en avril 1931. Le Premier ministre conservateur R.B. Bennett répliqua à une telle audace en écrasant la subversion par ce qu'il appelait lui-même le « talon de fer de l'implacabilité ». Les communistes, qui formaient les éléments les plus actifs de la gauche pour avoir organisé le mouvement de protestation des chômeurs, se retrouvèrent rapidement en prison. Ce fut le sort réservé aux orateurs à une réunion tenue au Temple du travail de la rue Saint-Dominique : Leslie Morris, Philippe Richer, Fred Rose, T. Miller, condamnés pour « sédition » à purger des peines de deux ans à la [165] prison de Bordeaux ; aux dirigeants du Parti communiste du Canada, « les Huit » (y compris Tim Buck, Sam Carr, Tom Ewen et Matthew Popovich), tous condamnés à passer cinq ans derrière les murs du pénitencier de Kingston. Parmi leurs précurseurs, on dénombrera les militants socialistes qui avaient accueilli à Montréal Keir Hardie avant la Grande Guerre et fondé le premier Parti ouvrier au début du siècle. Parmi les pourchassés, se retrouvaient des militants venus de Grande-Bretagne, tels Alex Gauld et Michael Buhay, et d'autres d'Europe centrale ou de l'Est (dont plus d'un avaient participé à des luttes nationales et sociales ayant tourné en guerre civile) dont Sidney Sarkin, Fred Rose et plusieurs autres. Il y avait aussi des femmes, cadres, organisatrices et enseignantes telles que Bella Gauld, co-fondatrice avec Annie Buller et Beckie Buhay du Montreal Labour College, dont la contre-partie francophone était l'Université ouvrière dirigée par Albert Saint-Martin, Gaston Pilon, Abel et Émile Godin. On y retrouvait également des syndicalistes canadiens-français comme les débardeurs Charles Ouimet et Évariste Dubé, ainsi que les fondateurs-constructeurs du Parti communiste, Léo Lebrun, col bleu municipal, Bernadette Lebrun, Gervais, Paquette ainsi que Berthe Caron et Paul Delisle. Tous furent du nombre des Montréalais qui édifièrent la gauche que Bethune allait connaître. Déclarée illégale de 1931 à 1935, en vertu de l'Article 98 du Code criminel, bientôt proscrite et pourchassée sous la « loi du Cadenas » (1937 à 1957), bannie sous le coup de la Loi sur les mesures de guerre (1939-1940 à 1942), la gauche, communiste ou non, se voyait violemment mise à l'index de la « société respectable ». La gauche était perçue et se voyait presque, elle-même, comme une enclave révolution- naire européenne au sein de la société canadienne. Représentait-elle une poignée d'« agitateurs étrangers » ou, plutôt, la voix troublante de la conscience sociale ?

Le Québec (tout comme l'Espagne) avait subi la domination séculaire du pouvoir temporel de l'Église catholique romaine, le plus important propriétaire foncier de Nouvelle-France, et, encore à l'époque qui nous concerne, une force économique et socio-politique de taille. Corporatisme, répression et hystérie anticommuniste : cette formule de la droite se mit à l'unisson du chœur dominant clérico-conservateur québécois. Déjà, les voix des forces démocratiques pouvaient à peine se faire entendre lorsque Duplessis conduisit l'Union nationale au [166] pouvoir en 1936, avec la mission explicite « de mener une guerre sans merci » contre « tous les ennemis étrangers et les extrémistes qui menacent la démocratie, surtout ces communistes à la solde de Moscou qui tentent d'implanter dans notre province une idéologie politique contraire à notre foi, à nos traditions et à nos lois ». Un pamphlet de l'Union nationale devait, plus tard, affirmer : « Toutes les réalisations de Maurice Duplessis depuis 1936 ont visé à rapprocher les différentes classes de la société et à assurer le règne de la justice sociale, l'antidote contre le communisme recommandé par le Saint-Siège. »

Dans ce contexte, il n'était guère étonnant de voir des catholiques rejeter l'autorité des prêtres à mesure que leur questionnement sur les liens entre l'Église et les milieux d'affaires se transformait en opposition ouverte, qui revêtait souvent la forme d'un fervent anti-cléricalisme. Une Association humanitaire de ceux qui avaient renié la foi catholique se forma à Montréal sous l'influence du socialiste anti-clérical Albert Saint-Martin. Associée à l'Université ouvrière sise au coin des rues Montcalm et Sainte-Catherine, cette organisation put se vanter de regrouper jusqu'à quatre mille membres. Les communistes canadiens-français montréalais critiquaient volontiers cette tendance anti-cléricale. Ils opposaient aux diatribes anti-religieuses de Saint-Martin (conférences sur « l'Immaculée Conception » et autres sujets du même ordre), des propositions visant à l'unité d'action pour appuyer les revendications des chômeurs. Ce à quoi Saint-Martin répondait par des appels à une politique de résistance passive à la Gandhi.

Cependant, même parmi les militants radicaux francophones, subsistaient encore les traces d'une aversion ancienne contre les « soutanes noires ». Lors d'une promenade en voiture le long du tortueux boulevard Gouin, Roméo Duval, infatigable organisateur de la lutte des chômeurs et communiste dévoué, braqua violemment son véhicule, à la surprise (entre autres, comme on le verra) de son passager, pour foncer à tombeau ouvert sur un 'révérend père' qui traversait la rue devant nous. Celui-là eut à peine le temps de s'esquiver. Étonné, je lui demandai : « Non, mais pourquoi que t'as fait ça ? » Roméo me répondit, sans même y penser : « Je fais toujours ça. C'est plus fort que moi. » Et chaque fois qu'il en avait l'occasion, il répétait le même manège : c'était « irrésistible ». Je racontai plus tard cette anecdote à un visiteur d'Espagne, pilote dans l'aviation républi-

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Photo 11.

Paraskeva Clark (1898-), Petroushka, 1937.
Galerie nationale du Canada, Ottawa
.


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caine loyaliste, qui venait solliciter des appuis au Canada. Nous passâmes devant l'Université de Montréal, sur le flanc nord du Mont-Royal, qui lui rappelait la cité universitaire de Madrid, alors assiégée et bombardée par les fascistes. Après avoir roulé devant l'Oratoire Saint-Joseph et quelques grands séminaires, notre hôte nous fit remarquer qu'il ne lui était pas difficile d'imaginer que, un jour de furie révolutionnaire, on voit, en ce Québec clérical, pendre des prêtres à chaque lampadaire ! Commentant les situations respectives de l'Espagne clérico-fasciste et du Québec clérico-conservateur, André Malraux avouait ne pas trouver le parallèle si farfelu. Par ailleurs, la droite, appuyée par le maire Adhémar Raynault, qui recula devant les menaces de violence proférées par les étudiants clérico-nationalistes, avait manoeuvré pour faire annuler une conférence à l'aréna Mont-Royal où Malraux devait prendre la parole. C'est un temple protestant de la rue Dorchester Ouest qui devait offrir une solution de rechange inespérée,... et trop exigu pour les besoins de la soirée. Plus d'une fois, des torches brandies par des étudiants manifestant aux cris de « À bas les Juifs », « À bas le communisme », illuminèrent les rues de Montréal. (Trente ans plus tard, des manifestations de masse regroupant des étudiants tant francophones qu'anglophones défilaient sous des bannières clamant : « Étudiants et ouvriers, solidarité ! »)

Durant les années 1930, les quelques centaines de communistes québécois étaient très affairés. Leurs activités comprenaient l'organisation des chômeurs, l'appui aux grèves menées contre les coupures de salaire, la syndicalisation des non-syndiqués, la lutte pour les libertés civiles et la « défense ouvrière ». Ils travaillaient aussi à mieux faire comprendre la nature de la menace fasciste et en quoi elle risquait de mener à une nouvelle guerre mondiale. Tout cela se faisait non seulement sous la menace de la répression politique, mais aussi en dépit du conservatisme officiel de l'American Federation of Labour, qui refusait d'approuver les grèves sous prétexte qu'elles ne pouvaient aboutir dans des conditions de dépression économique - argument maintes fois réfuté dans les faits par la militante Ligue d'unité ouvrière, dirigée par des éléments de gauche.

Durant ces années de crise économique que seul un conflit mondial devait finalement « résorber », l'organisation de la lutte des ouvriers contre le chômage, la dépossession et l'humiliation, [169] contre la soupe populaire et la « soupane » et contre le matraquage policier se confondaient avec les efforts déployés en vue de construire l'unité contre le fascisme et la guerre. Telle était, du moins, la perception que la gauche avait du sens historique des événements qu'elle traversait.

L'histoire peut progresser à un rythme inconcevablement lent ou, tout à coup, se transformer en ouragan. La deuxième moitié de la décennie 1930 fut une de ces dernières époques. La menace d'une guerre imminente et la folie bestiale du fascisme hitlérien contribuaient à aiguiser la conscience sociale et politique au Canada, et à conférer à la période une atmosphère quasi intenable d'urgence. L'agonie tumultueuse de ce monde balayait tout sur sa lancée, atteignait hommes et femmes de tous les milieux dans le tissu même de leur vie quotidienne, mais donnait aussi parfois, à certains, une orientation et une détermination toutes nouvelles, et souvent même un courage peu commun.

Embourbé dans la plus profonde de ses crises, le capitalisme mondial engendrait la guerre. L'invasion de la Mandchourie (1931) par le Japon impérial et militariste ; l'accession au pouvoir du nazisme en Allemagne (1933) ; la guerre menée par l'Italie fasciste contre l'Abyssinie (1935) ; l'invasion de la Chine entière par les armées japonaises (1937) ; et, enfin, l'assaut nazi-faciste contre l'Espagne républicaine (1936-1939) ; tout cela ne pouvait mener le monde qu'au bord du gouffre. Confronté à l'imminence d'un désastre global, le Congrès du Komintern, tenu en août 1935, mit de l'avant la politique du front uni de la classe ouvrière et du peuple. L'application de cette politique à la situation prévalant alors au Canada fut expliquée dans une brochure du Parti communiste intitulée Toward a Canadian People's Front. L'exemplaire de Bethune portait l'inscription suivante : « Ce livre appartient à Norman Bethune et à ses amis. »

Afin de contrer l'assaut du fascisme et conjurer la menace d'une Deuxième Guerre mondiale, des mouvements d'action unifiée prirent forme, pour aboutir, en France et en Espagne, à des gouvernements de Front populaire (1936), et à des regroupements antifascistes, anti-impérialistes et pacifistes dans plusieurs pays, dont le nôtre. À partir de 1936-1937, le déclenchement de guerres nationales populaires, en Espagne et en Chine, posa un défi concret aux sentiments de solidarité de tous les antifascistes. Le système de sécurité collective contre l'agression fasciste proposé par l'U.R.S.S. aux démocraties capitalistes [170] occidentales ne devait jamais voir le jour. L'impérialisme monopoliste occidental, qui cherchait à faire bloc avec les forces de l'Axe contre « le bolchevisme », réussit encore à imposer ses intérêts. Donc, pas de sécurité collective. Au contraire, c'est la guerre qui éclata. En 1939, les pays impérialistes s'affrontèrent pour régler la question de l'hégémonie au sein du monde capitaliste, et c'est en 1941 seulement que les É.-U. et l'U.R.S.S., attaqués directement par les puissances de l'Axe, furent contraints d'entrer dans la guerre. Aussi, dès lors, un nouvel alignement stratégique émergea-t-il, dont, on s'en rendait maintenant compte, les champs de bataille espagnol et chinois n'avaient été que le prélude.

Après coup, il est facile, à une certaine partie de l'extrême-gauche, de critiquer la politique des années trente de front uni contre le fascisme et d'y voir, comme elle, un abandon de la position de classe révolutionnaire : l'antifascisme serait une liquidation opportuniste de la lutte de classe. Nous voyions alors les choses d'un œil bien différent. La véritable lutte de classe dans les conditions concrètes de l'époque, c'était l'édification de l'unité ouvrière dans l'action, pour en faire le point de ralliement d'une large alliance dont la raison d'être serait la résistance au fascisme et à la guerre. L'Axe fasciste Berlin-Rome-Tokyo constituait le cœur même de la contre-révolution du monde des affaires à l'échelle internationale, le pôle des éléments les plus réactionnaires dans le monde. Son but avoué, détruire le bolchevisme, que partageait l'extrême-droite réactionnaire des pays occidentaux, attestait bien les objectifs et le caractère de classe des puissances de l'Axe.

Lorsque l'Allemagne nazie attaqua l'Union soviétique à l'été 1941, le point de vue du Premier ministre canadien se résuma à cette simple déclaration : « Laissons-les donc se détruire ! » Pourtant, le rapport de forces sous-jacent força l'adoption tardive de l'alliance Occident-U.R.S.S. Les contradictions inter-impérialistes avaient éclaté en 1939 ; le nouvel alignement des forces ne signifiait nullement qu'elles se fussent volatilisées. Elles devaient, en effet, réapparaître durant et après la guerre froide, confirmer à nouveau la nature réactionnaire du pouvoir capitaliste.

[171]


Le choix de Bethune

Bethune adhéra au Parti communiste à Montréal en novembre 1935. Sa visite en Union soviétique, le mois d'août précédent, et les intenses discussions qu'il eut à son retour avec des amis, tant anciens que nouveaux, sur le socialisme et le communisme, servirent de catalyseur à sa décision. Il est vrai que, depuis quelque temps déjà, se préparait une transformation importante de ses points de vue, issue du conflit, longtemps pressenti et maintenant perçu plus clairement que jamais, entre, d'une part, la signification profonde de son métier de médecin et, d'autre part, la nature même d'une société dominée par l'entreprise privée assoiffée de profit, société dans laquelle santé et vies humaines n'étaient que des biens accessoires et tout progrès, impossible.

La date précise (et même le lieu) de l'adhésion formelle de Bethune au Parti communiste fut longtemps incertaine. Ses biographes l'ont située par erreur soit au printemps 1936 (Roderick Stewart), soit en 1937, lors de son passage à Toronto (Allan et Gordon), entre ses séjours en Espagne et en Chine. Dans son édition du 21 décembre 1939, la Gazette de Montréal faisait état d'une assemblée commémorative pendant laquelle :


On lut une lettre d'hommage de Stanley Ryerson, secrétaire de la section québécoise du parti communiste. Le Dr Bethune, selon cette lettre, avait adhéré au parti communiste en 1935.


La date exacte de cette adhésion est novembre 1935. Ce fait m'a été reconfirmé récemment par une communication d'un membre du parti ayant appartenu au même club que Bethune.

Pour un professionnel canadien-anglais de la classe moyenne, adhérer à la gauche à Montréal en 1930 signifiait une rupture radicale avec ses relations récentes et passées et avec les structures d'autorité. Cela signifiait aussi faire un choix politique entre deux principales tendances : d'une part, l'aile social-démocrate, modérée et réformiste -représentée par la Cooperative Commonwealth Federation - et, d'autre part, le Parti communiste. Bethune avait connu certains membres de la [172] C.C.F. actifs au sein de la League for Social Reconstruction, un groupe de recherche et d'éducation socialiste-réformiste d'inspiration fabienne, où se retrouvaient entre autres, les professeurs Leonard Marsh et Frank Scott de l'université McGill.

Marsh, un sociologue, était l'auteur de Canadians in and out of work, ainsi que d'une étude sur les conditions sociales et la santé. Quant à Scott, il enseignait le droit constitutionnel et était, avec Marsh, l'un des directeurs de Social Planning for Canada, livre qui jouit à juste titre d'une grande influence. Plusieurs militants de la C.C.F., y compris les syndicalistes Jack Cuppello et Bill Long, jouèrent un rôle actif au sein de mouvements en faveur de la paix et des libertés civiles. Mais la plupart des principaux porte-parole de la C.C.F. démontraient beaucoup de répugnance à être associés à toute action ouvrière militante. En réponse aux propositions d'action unifiée avec le mouvement de chômeurs et les groupes de gauche, ils soutenaient que leur petit groupe parlementaire pourrait faire adopter les réformes nécessaires. Les manifestations, prétendaient-ils, n'entraînaient que violence, ce qu'ils ne pouvaient endosser.

Pour Bethune, à la fois horrifié et furieux lorsqu'il fut témoin par hasard, d'une attaque brutale dirigée par la police de Montréal contre des chômeurs lors d'une manifestation, le choix entre l'étapisme réformiste et la lutte révolutionnaire ne pouvait faire de doute. Les contradictions de classes ne devenaient que trop claires. Il décida, conformément à son tempérament et à son instinct politique, de se rallier aux communistes.

Composé traditionnellement d'éléments surtout ouvriers, le Parti communiste du Canada ne comptait alors que très peu d'intellectuels. Mais dès 1935, son influence graduelle parmi les chômeurs et travailleurs industriels militants, dont la Workers Unity League dirigeait les luttes, commençait à s'étendre à d'autres milieux. Le recrutement touchait maintenant des employés professionnels et de bureau, et surtout les jeunes, de plus en plus sensibles au mouvement. Les Canadiens de souche commençaient à adhérer en plus grand nombre que les ouvriers immigrants qui, depuis le début, constituaient le cœur des effectifs du Parti. Ainsi, à la fin de 1935, de nouvelles sections de l'organisation du Parti virent le jour à Montréal, dont une composée de cellules de travailleurs de bureau et une autre de professionnels. Le regroupement de ces cellules sur une base territoriale et, [173] parfois, d'entreprise, formait les sections, au nombre d'une douzaine environ, dont un comité de district ou de ville coordonnait les activités. Mis à part de petits groupes à Québec et à Trois-Rivières, l'organisation provinciale du Québec était presque entièrement confinée à Montréal.

Anglophones et membres des diverses minorités nationales représentaient peut-être les trois quarts des effectifs. Les quelque deux cents membres canadiens-français constituaient une minorité, jeune certes, mais active et qui détenait des positions de direction dans le mouvement de chômeurs et au sein de l'Université ouvrière. Le décès, l'année précédente, de Paul Delisle, organisateur ouvrier exceptionnel et directeur de La Vie ouvrière, fut une lourde perte. C'est aussi à cette époque que de jeunes militants, tels Évariste Dubé, Lucien Dufour, Berthe Caron, Jean Bourget, Philippe Richer, Bernadette Lebrun et Henri Gagnon commencèrent à se faire remarquer. Fred Rose, l'organisateur du district, et Sidney Sarkin, leader de l'aile gauche au sein du syndicat des Travailleurs unis du vêtement (Amalgamated Clothing Workers) et directeur de l'intervention du Parti au sein des syndicats, étaient les dirigeants comptant le plus d'expérience. J'étais alors directeur de l'éducation et directeur-adjoint du nouveau journal Clarté dont Paul Moisan, puis Jean Péron, furent directeur. Au printemps 1936, je fus élu au poste de secrétaire du comité provincial.

Lors de l'étude de la demande d'adhésion de Norman Bethune, on envisagea de l'assigner à une cellule au sein de la section « fermée » des professionnels. Cette pratique avait pour but d'éviter que certains membres du Parti ne soient inscrits sur une liste noire et perdent leur emploi, ce qui non seulement représentait tout un drame pour l'individu et sa famille, mais constituait aussi une entrave importante à la poursuite d'un travail politique efficace dans le cadre de leur profession et dans leur milieu. Pour les mêmes raisons, de telles cellules existaient aussi dans les grandes entreprises industrielles contrôlées par les monopoles et, dans certains cas, dans les organisations de front uni telles que le mouvement contre la guerre.

Là, comme dans tout travail à la base, le fait de ne pas divulguer l'appartenance au parti pouvait prêter flanc à des accusations de fausse représentation. Mais cela s'avérait souvent, face à une virulente chasse aux communistes et à des

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Photo 12.

Marian Scott, Fire Escape. Photographie Musée du Québec.


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préjugés profondément ancrés, la seule alternative viable à l'isolement politique, et même souvent la seule façon d'assurer un réel débat sur les problèmes les plus urgents.

Aussi contestable que cette approche ait pu être, elle doit aussi être replacée dans le contexte de la répression politique qui s'abattait sur nous en vertu de l'Article 98 du Code criminel et de la loi du Cadenas. (Le fait que, quarante ans plus tard, des personnes ayant déjà appartenu au Parti refusent encore aujourd'hui d'être citées nommément est des plus significatif à cet égard.)

La question de l'intégration d'un nouveau membre au sein de tel ou tel groupe du Parti était un corollaire de cet aspect de la sécurité. Les responsables considéraient que le tempérament de Bethune, bien connu pour son franc-parler, aurait rendu difficile son intégration dans un groupe fermé. Il fut donc décidé, dans un premier temps, de l'intégrer individuellement, sans attache à un groupe du Parti. Au début, son travail au sein du projet de défense de la santé publique (The Montreal Group for the Security of the People's Health) dont il était l'un des principaux instigateurs, combiné à sa participation à un groupe d'étude marxiste, constituèrent ses tâches de membre.

Bethune lia de nouvelles amitiés parmi la gauche. Ces liens furent différents de ceux qu'il avait entretenus jusque-là, car ces personnes partageaient une même conception du monde et une même motivation. En outre, elles étaient liées par cette intimité qui naît souvent d'activités communes menées sous la menace de la répression, à une époque de tensions historiques à l'échelle mondiale. Je n'en nommerai ici que quelques-unes. Il y eut celles qui œuvraient au sein du Groupe pour la santé du peuple dont Libbie Park, et celles qu'elle mentionne dans ses écrits ; la famille Kon et d'autres, actifs au sein des Amis de l'Union soviétique ; Rosalind et Gordon McCutcheon et autres membres de la Ligue contre la guerre et le fascisme, dont Miriam Kennedy, Donna et Norman Lee, qui devaient bientôt devenir les initiateurs et les militants, aussi infatigables qu'efficaces, du Comité d'aide à la démocratie espagnole ; le peintre Allan Harrison, créateur de superbes affiches et autres messages visuels ; les membres de sa cellule et de son groupe d'étude, et combien d'autres encore... Inspirées, mais aussi parfois exaspérées par Bethune, elles lui procurèrent la chaleur humaine et la compréhension qui, à n'en [176] pas douter, jouèrent un rôle important dans les dernières brèves mais combien cruciales années de sa nouvelle vie politique à Montréal.

Sidney Sarkin, un leader ouvrier du Parti, rappelle en ces termes l'impression que le nouveau membre Bethune fit sur lui :


Quel regard intense lorsque vous le rencontriez pour la première fois. Vous jaugeant d'un seul coup d'œil. Je me disais, voici un homme qui marche droit... En le connaissant davantage, je découvris qu'il y avait deux côtés à sa personnalité, - une gentillesse et une douce sollicitude - et, parfois une impatience qui pouvait tourner à la colère la plus vive. Par-dessus tout, il était habile à se concentrer sur les questions majeures. Le diagnostic posé, il jetait toutes ses forces dans la bataille. Quel bagarreur !


L'engagement de ce professionnel de classe moyenne dans le mouvement ouvrier illustrait la rencontre entre un intellectuel et des travailleurs sur une base radicalement nouvelle. De part et d'autre, il en naquit un profond respect. C'est ce nouveau rapport qui peut être pressenti au niveau du « changement de mentalité » qu'impliquait l'adhésion au marxisme, tout comme il peut être ressenti à travers la résolution de la tension qui existe entre l'affirmation de l'individu et l'action collective dans le cadre de la lutte.

J'ai eu le privilège, en tant que directeur de l'éducation au sein du Parti et associé à sa section professionnelle, d'être témoin, dans une certaine mesure, de cette rencontre. J'enseignais alors au Sir George Williams College et je découvris que nous partagions un certain nombre de préoccupations.


« Une dialectique naturelle »

Si ma mémoire est fidèle, ce fut à l'automne 1935, chez des amis habitant à Côte-des-Neiges, que je rencontrai Norman Bethune pour la première fois. Si notre principale préoccupation commune était liée aux questions à la fois pratiques et théoriques du marxisme, il existait un facteur personnel qui a contribué [177] à approfondir ma compréhension du genre d'homme qu'il était. Mon père aussi était un chirurgien pour lequel la médecine était avant tout un service social : il détestait le côté « entreprise privée » de la profession médicale, qu'il avait d'ailleurs assez tôt échangé pour l'enseignement et le travail en hôpital. En outre, il avait également servi outre-mer dans les forces armées pendant la Grande Guerre.

Dans le groupe d'étude que je dirigeais pendant l'hiver 1935-1936, auquel participait Bethune, ce qui m'impressionna tout particulièrement chez lui était sa grande capacité à saisir le rapport entre théorie et pratique. Il s'agissait presque d'une compréhension spontanée, d'une « dialectique naturelle ». Interrelations, interaction, volonté de « voir la vie clairement et dans son intégralité », empressement à franchir les barrières établies, tout cela me rappelait l'impatience de mon père devant le cloisonnement existant dans et entre les différentes disciplines académiques. Dans l'enseignement de la médecine, mon père s'insurgeait contre la manie des spécialistes (en histologie, en endocrinologie, en pathologie, pour ne nommer que celles-là) de surcharger leurs étudiants de travaux comme si aucune autre matière n'avait d'importance, voire même n'existait pas. (Par cette insistance sur les liens d'intégralité unissant l'ensemble de la réalité et l'étude de celle-ci, mon père, un homme par ailleurs conservateur et conventionnel, démontrait qu'il possédait un sens inné de la dialectique. Cela devait d'ailleurs le conduire à adopter une conception de santé positive et de médecine sociale qui le fit s'opposer vivement au statu quo socio-médical de son époque.)

Certaines occupations se trouvent placées en plein cœur des expériences humaines fondamentales que sont la naissance, la vie et la croissance, la mort. Les professions de médecin, de travailleur de la santé et d'enseignant sont du nombre. L'apprentissage et la pratique de ces métiers impliquent un rapport spécial privilégié avec les gens. D'une part, pris individuellement, tant l'élève que le patient sont uniques tout en étant génériques, c'est-à-dire qu'ils sont l'expression d'un certain dénominateur social commun. Bethune, que ce soit à titre d'enseignant ou de médecin, d'organisateur de protection de la santé ou d'iconoclaste, comprit rapidement la nature des points de convergence et d'interaction de toutes ces relations. Il devint très tôt [178] conscient de la pathologie sociétale, laquelle fait naître la maladie physique et mentale. Son expérience concrète avait approfondi sa compréhension de la contradiction intolérable existant entre, d'une part, l'essor continu de la science et de la technologie médicales et, d'autre part, la pauvreté persistante des masses laborieuses ; contradiction qui annulait tous les efforts déployés par les travailleurs de la santé : la société recréant constamment les mêmes maladies et conditions d'insalubrité que la science avait appris à combattre au sein de l'hôpital et de la clinique. La colère qu'il ressentait devant ce paradoxe aussi futile que frustrant, ainsi que devant l'absurde cruauté d'une telle situation, allait devenir partie prenante de sa personne. Aussi, attaquant les arguments et l'aveuglement complaisants de l'establishment médical, se fit-il l'avocat d'une « médecine socialisée ». C'est ainsi que, lorsque la dialectique lui fut présentée comme la « science des interrelations » (Engels), lutte et unité des contraires, à la fois processus et structure en mouvement, sa joie fut grande de voir ses intuitions longtemps pressenties intégrer maintenant un cadre conceptuel plus large et plus significatif : cadre qui englobait le monde et clarifiait l'immédiateté dynamique de la pensée et de l'action qui convenait si bien à son caractère.

Une autre facette de la pensée et de l'action de Bethune que j'ai fortement appréciée, fut son intérêt poussé tant pour les sciences que pour les arts. Sa créativité tenait des deux. Le caractère et le tempérament de Bethune illustraient bien le souci d'universalité dont traite Friedrich Engels dans la très belle introduction à son livre Dialectique de la nature. Face aux platitudes complaisantes et philistines, l'esprit créateur est Porté à réagir en rebelle, à vouloir sur-le-champ scandaliser « le bourgeois ». Mais c'est par une juste fureur que l'artiste scientifique éclairé donne la réplique à une société dont la vulgarité de surface cache un intérieur complètement gangrené, voué à l'étouffement de toute créativité, à l'engendrement de la souffrance.

Aux yeux de Béthune, là reposait toute la distinction entre un radicalisme de gesticulation théâtrale et le dévouement authentiquement révolutionnaire, affirmation de la vie réelle.

Il aimait l'essai du philosophe russe Georges Plékhanov sur l'artiste et la société du XIXe siècle, qui explique la révolte du bohémien et la nécessité de son dépassement. Il aimait aussi, du même auteur (premier mentor de Lénine), son étude du rôle de [179] l'individu dans l'histoire. Un Bethune intensément conscient de son individualité apprenait, par ses lectures en philosophie sociale marxiste, à entrevoir de nouveaux rapports avec l'histoire vivante, rapports que le cours des événements allait le défier rapidement d'assumer pour les quelques années à venir.

Le groupe d'étude auquel Bethune participait à l'occasion pendant l'hiver 1936 fonctionnait de manière quelque peu informelle et n'était pas, comme tel, une organisation du Parti bien qu'il regroupât plusieurs des membres de la « section 13 » (la section fermée). On y retrouvait des travailleurs sociaux de la santé, des médecins et des enseignants, des comptables et des artistes. Les réunions avaient lieu à tour de rôle chez l'un des participants et n'étaient pas annoncées. Rappelons que le Parti fut déclaré illégal de 1931 à 1936 (en vertu de l'article 98 du Code criminel), puis de 1937 à 1956 (Québec, « Loi à propos de la propagande communiste ») et enfin de 1939 à 1942 (Loi sur les mesures de guerre).

Quelle période de découverte pour les membres du groupe d'étude ! Les lignes écrites par le bon vieux Karl Marx dans le Livre premier du Capital, publié en 1867 (la « belle année ! »), contenaient une chronique et un diagnostic pénétrants de notre société malade où l'alternance des refroidissements et des fièvres semblait, dans le contexte de la grande dépression, avoir emprunté une persistance chronique, voire même incurable. Rien, semblait-il, ne pouvait « remédier » à la situation, sinon une saignée digne du Moyen-Âge et opérée sur une terrifiante échelle cosmique ; et les sangsues qui se repaissaient de la guerre faisant rage sur trois continents étaient connues : Vickers, Nobel, Thyssen, Dupont et Schneider-Creusot, et, en Espagne, Juan March, l'appui multimillionnaire des phalanges fascistes.

À certaines occasions, les sessions étaient dirigées par Fred Rose, organisateur provincial du Parti, ou par Emery Samuel, organisateur de la section canadienne-française, autrefois bûcheron et gaspésien de naissance. Tous deux étaient des maîtres à la fois pittoresques et vigoureux, dont la force résidait tout particulièrement dans cette expérience pratique de la lutte, sans laquelle la « théorie demeure stérile ». Dans le cadre de cette initiation au marxisme, nous tentions de combiner les éléments d'une compréhension du matérialisme dialectique - comprendre l'histoire comme processus de transformation des structures, saisir le mouvement et les processus comme se développant [180] et se transformant dans la lutte, ainsi que l'interaction, de la nature et de la société (le « métabolisme » des deux, comme le disait Marx) - avec des illustrations tirées de la situation concrète « ici et maintenant », c'est-à-dire des luttes de la classe ouvrière au Québec, au Canada et de par le monde.

Les discussions au sein du groupe gravitaient invariablement autour du thème de la solidarité internationale contre le fascisme, du spectre menaçant d'une nouvelle guerre mondiale et par conséquent, de la lutte contre l'impérialisme qui engendrait l'un et l'autre. Selon nous, l'internationalisme prolétarien, mis de l'avant comme principe fondamental par le Manifeste du parti communiste en 1848, loin de la remettre en question, présupposait, au contraire, une conscience nationale profondément démocratique. Expression d'une solidarité fraternelle avec les combattants d'autres pays luttant pour une même cause, ce principe n'entrait pas nécessairement en contradiction avec la défense des véritables intérêts nationaux de son pays. L'internationalisme, compris non pas comme négation de l'identité nationale mais plutôt comme son complément dans le cadre des luttes des peuples du monde partageant des intérêts communs, s'inscrivait pour nous dans une longue tradition : l'appui apporté aux Patriotes canadiens par les Chartistes ; l'action du docteur Alexander Ross de Brockville (Ontario), au sein du « Chemin de fer clandestin » dans la lutte anti-esclavagiste aux É.-U., ou encore l'exemple d'Arthur Buies, le poète-journaliste qui s'engagea dans l'armée de libération de Garibaldi.

Deux questions en particulier nous posaient problème : d'une part, le rapport à établir entre la lutte de classes pour le socialisme et la lutte pour la paix et la démocratie et, d'autre part, dans ce contexte, la question nationale. La révolution d'Octobre de 1917, événement historique qui avait ouvert la voie à la toute première tentative héroïque d'édification, dans des conditions incroyablement difficiles, d'une société socialiste, nous incitait à concentrer toute notre attention sur ces deux problèmes.

Le but avoué d'Hitler (avec la collusion de ses fauteurs réactionnaires occidentaux) de détruire l'Union soviétique rendait impérative la politique de front uni adoptée par la gauche à partir de 1935. La cause du socialisme puisait sa force et sa conviction dans la présence aguerrie d'une réalité socialiste. En [181] effet, face à l'irrationalité dominante du système de profits en crise profonde chez nous, se dressaient la propriété collective et l'économie planifiée de la société soviétique telles que les percevait alors la gauche canadienne. C'est l'impact de ce contraste qui fit que la visite de Bethune à Leningrad en 1935 fut des plus significatives pour lui en tant que progressiste canadien, l'éclairant précisément sur ce contraste.

Vue depuis le monde capitaliste de la « libre entreprise » sombrant dans la plus sévère de ses crises, l'Union soviétique des premiers plans quinquennaux - lutte victorieuse contre le chômage, introduction de la médecine sociale, poursuite d'une « révolution culturelle » qui amena littéralement des dizaines de millions de personnes à participer et à prendre goût aux activités artistiques - laissait sans conteste entrevoir des horizons prometteurs d'un monde futur. (Les procès de Moscou et les purges ne faisaient alors que commencer et le XXe Congrès du P.C.U.S. ne devait avoir lieu que vingt ans plus tard.)

Le point nodal de l'internationalisme, sur la question des intérêts nationaux, réside dans la conception de la nature même de ces intérêts en termes de classes sociales et de communauté nationale. À cette époque, nous nous préparions à reconnaître, tardivement certes, la réalité nationale du Québec francophone et à appuyer sa lutte pour l'égalité nationale. (Un pamphlet que nous avions publié cette année-là, intitulé Le Réveil du Canada français, témoigne de cette reconnaissance de même que de ses limites : la force envahissante de la droite clérico-nationaliste nous empêchait toujours de reconnaître le potentiel progressiste d'une gauche démocrate-nationaliste.)

Norman Bethune, en compagnie du montréalais Hazen Sise, devait fournir, au sein de l'unité mobile de transfusion sanguine en Espagne républicaine, un exemple vivant d'internationalisme, à l'instar de tous les combattants du bataillon MacKenzie-Papineau. Parmi les « Mac-Pap » morts sur le champ de bataille, on retrouvait des douzaines de membres des « groupes ethniques » et anglophones du Parti en provenance de Montréal aux côtés de volontaires francophones tels que François Morin, Joseph Campbell et Émile Gosselin.

Aux yeux de plusieurs ouvriers montréalais, Bethune poursuivait en Espagne la tradition de dévouement et de solidarité que le Groupe pour la santé du peuple avait commencé à établir

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Photo 13.

Paraskeva Clark (1898-), Les monteuses de parachutes, 1946.


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dans les quartiers ouvriers. Les milliers de personnes qui devaient venir l'acclamer à la gare Windsor et à une assemblée à l'aréna Mont-Royal à son retour d'Espagne, cristallisaient le profond sentiment de solidarité qu'évoquait la lutte antifasciste.


Une lutte, une victoire

« Mon nom se prononce BETHune, pas BethUNE », lança-t-il d'une voix cassante et quelque peu âpre. Pris au milieu d'une réception organisée en son honneur lors de son retour d'Espagne, l'interlocuteur continua en faisant allusion à une vague descendance normande et écossaise, puis abandonna le sujet. (J'ignore pourquoi ce souvenir persiste alors que tant d'autres événements sont irrémédiablement perdus. Le nom de chacun est particulièrement important, bien sûr. L'entendre falsifié constitue un appel, voire un défi : en fait, notre nom signe notre identité.)

Une forte personnalité se caractérise rarement par un faible ego. La personnalité rebelle de Bethune laissait présager une difficile intégration au sein d'une organisation à la discipline collective. Cette prédiction, quoique exacte, fut mal comprise. L'affirmation de soi, dans notre société mécaniquement homogénéisée, est devenue une question de survie. Poussée à l'extrême cependant, elle devient porteuse de l'« individualisme possessif »caractéristique de l'entreprise privée. Par contre, si cette affirmation fait défaut, l'individu devient le complice apathique de l'oppression.

La plus grande qualité du caractère de Bethune consistait en la faculté qu'il avait de faire don de sa personne. Il avait plus à offrir que la plupart, et tout sacrifice signifiait, pour lui non moins que pour les autres, une dure lutte contre l'individualisme et la complaisance. Pourtant, d'une façon ou d'une autre, vouer toutes ses énergies à une cause transforme la volonté en une puissante affirmation de soi. « Celui qui gagne sa vie la perd » : cette dialectique est une vérité ancienne, aux racines à la fois religieuses et sociales.


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À l'instar de plusieurs autres révolutionnaires issus d'un milieu familial religieux, Bethune y puisa un certain sens de l'altruisme et du dévouement. Il s'agissait là de ce que l'on pourrait qualifier de la religiosité résiduelle de l'apostat : elle se caractérise par la dévotion, l'intense sentiment de fraternité et de camaraderie qui animent ceux qui s'engagent dans une cause transcendant leurs propres intérêts individuels. L'on a pu, dès son enfance, voir les signes avant-coureurs de cet état d'âme.

Il n'y a pas si longtemps, le docteur William Bailey, réputé traducteur de la Bible, se remémorait son amitié avec la famille Bethune et leur jeune fils Norman, habitant alors un presbytère dans une petite ville ontarienne. Autant ce garçon pouvait-il démontrer une intense ferveur religieuse, autant il pouvait se rebeller avec véhémence, ce qui ne manqua pas d'impressionner le docteur Bailey. De toute évidence, il y avait là un potentiel que la crise capitaliste devait révéler plus tard de manière tout à fait imprévue. Dans les années trente, plusieurs tentèrent de concilier la doctrine sociale du christianisme et le marxisme. Parmi ceux-là, on retrouvait, en Angleterre, le docteur Hewlett Johnston, doyen de la cathédrale de Cantorbéry, et, au Canada, Mary et James Endicott. D'autres, bien que rejetant les dogmes de la religion chrétienne (avec plus de colère que de tristesse, je pense) n'en conservaient pas moins la position et la substance spirituelles d'une sorte d'éthique chrétienne, malgré tout laïque.

Ernest Renan, exégète du XIXe siècle de la bible et auteur d'une célèbre Vie de Jésus, est cité avec approbation par Friedrich Engels lorsqu'il dit : « Pour comprendre la véritable nature des premières communautés chrétiennes, ne les comparez pas à nos congrégations paroissiales contemporaines : elles ressemblaient plus aux sections locales de l'Association internationale ouvrière » ; et Engels de poursuivre : « Le christianisme gagne les masses tout comme le socialisme moderne, sous la forme d'une variété de sectes, et, encore davantage, de points de vue individuels divergents... mais tous en opposition au système dominant, aux « pouvoirs en place. » Plus tard, dans son essai sur l'Histoire du christianisme primitif, Engels écrivit que « cette religion allait devenir l'un des éléments les plus révolutionnaires de la pensée humaine » et que « le christianisme, comme tout autre grand mouvement révolutionnaire, avait été forgé par les masses ».

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Accepter les implications du rôle dirigeant de la classe ouvrière dans la lutte sociale exige, de la part d'un professionnel de la classe moyenne, une volonté de remise en question radicale de tous les snobismes et doctrines de la société soi-disant « respectable ». Cela ne pouvait manquer de plaire à l'esprit révolté de Bethune. Or, la discipline constante qu'exigent le comportement et les réactions d'un révolutionnaire devait s'avérer à la fois plus difficile et plus exigeante. Bethune allait devoir relever successivement ce défi à travers deux guerres pour, à la fin, en sortir vainqueur.

Toute révolte contre les orthodoxies et le conformisme s'accompagne généralement du rejet de toute convention sexuelle. « Il est intéressant de remarquer, soulignait Engels, que la question de l’’amour libre' se pose immanquablement à l'occasion de tout grand mouvement révolutionnaire. » Pour notre part, dans la gauche des années trente, nos réactions face à cette question différaient quelque peu. Pour nous, à ce moment-là, le chauvinisme mâle et l'inégalité entre hommes et femmes s'expliquaient par l'existence d'une société de classes fondée sur l'exploitation, et nous opposions à l'hypocrisie bourgeoise l'honnêteté et la réciprocité d'une relation libre entre deux égaux. Mais le type d'existence marginale « en exil », qui est celle de petits groupes sectaires se voulant révolutionnaires dans un contexte non révolutionnaire, peut engendrer une attitude toute autre : une indifférence à l'égard de l'individu et ce, au nom de la révolution.

Je me souviens d'un groupe de la Ligue des jeunesses communistes à Toronto, en 1932 ou 1933, qui s'était fait rappeler avec sévérité par le secrétaire du parti, qu'un révolutionnaire « n'a pas de vie privée ». Ce dictat pouvait paraître justifié, compte tenu des conditions dans lesquelles la gauche clandestine devait alors œuvrer. Mais, ce qui était moins évident, c'était la manière avec laquelle cette règle servait souvent à justifier l'irresponsabilité dans les rapports interpersonnels. Un vide éthique, menant au cynisme, tendait à s'installer entre la moralité bourgeoise rejetée et la nouvelle moralité communiste d'une société encore à venir. À long terme, cette action corrosive devait s'étendre de la sexualité à la lutte politique. Le résultat : l'opportunisme. Or, Bethune ne fut ni cynique, ni opportuniste. Libbie Park, commentant les rapports de Bethune avec les [186] femmes, a dit l'essentiel : il les considérait comme ses égales et les traitait comme telles.

Si le bonheur consiste à ressentir que sa vie vaut la peine d'être vécue, alors Bethune fut heureux. Toute la souffrance et toute la solitude n'ont pu l'emporter sur le sens profond de l'action et des rapports humains, de même que sur le sentiment d'atteindre la beauté et la vérité. Les écrits de Bethune l'attestent bien.

« Je suis 'le camarade Bethune' ... » écrivit-il à Montréal en 1935. Plus tard, à Hopei, en 1939, il notait : « Je suis traité comme un camarade royal. » Il y avait aussi l'amour de collègues, tous animés d'une même conviction, avec qui l'on partage sa vie consacrée à un travail impliquant des dangers. Cela comportait des risques, non seulement de la part de l'ennemi, mais aussi de l'intérieur. On pouvait en effet évacuer l'esprit critique, tant à son égard propre qu'à celui des autres (ce qui ne peut qu'alimenter la tentation du culte de la personnalité).

Dans la lutte que se livraient sans répit égoïsme et générosité plus grande, individualisme et dévouement, il ne peut y avoir de doute quant aux aspects qui dominèrent chez lui. Malgré la contrariété bien humaine des impulsions et des attitudes que l'on retrouve dans la personne en continuelle évolution qu'était Bethune, celui-là n'a cessé de grandir, de mûrir, de se dépasser et de se rapprocher de l'être intégral qui correspondait à sa conception, et à la nôtre, de ce qu'est un communiste. Pas plus que quiconque Bethune n'était monolithique.

Les images contradictoires que tous ont conservées de lui, qu'ils l'aient ou non aimé, mêlent des appréciations à la fois intensément personnelles et des considérations (plus ou moins) idéologiques. « Cet homme fut un communiste ! » « Il était une personne belle et rare ; une extraordinaire rage de vivre dans tous ses aspects ! » « Il était insupportable, je ne pouvais pas le sentir. » « Il était un véritable camarade. »

L'effet déformant de la mort et de la renommée posthume rend encore plus insaisissable la personne que fut Bethune, déjà difficile à décrire ou à définir de son vivant. Et s'il avait encore vécu ? Question vaine, impossible, et dont le seul mérite est de nous ramener à un aspect plus prosaïque et quotidien de l'existence ordinaire qu'il a « aussi » connue. Un aspect qui interdit toute vérité absolue et toute suffisance : ces choses mêmes qui [187] ont déclenché sa lutte acharnée pour transcender le mal, pour dépasser le réel. Praticien de la science et de l'art de la médecine, mais aussi peintre et poète, et avant tout homme d'action, Bethune était attiré par une vision du monde qui conférait une rafraîchissante cohérence à toutes les manifestions de l'être et à leurs rapports.

Mais devons-nous chercher à le comprendre en tant que personne ? Ne nous suffit-il pas de savoir qu'il a vécu, généreusement, et qu'il a assumé sa contradiction comme une lutte, jusqu'à la fin ?


L'enjeu : l'action

Rétrospectivement, l'affirmation véhémente de l'individualité semble, chez Bethune, s'être transformée en un dévouement désintéressé. Paradoxe ? Une simplification, plutôt. D'une part, toute lutte intérieure est passée sous silence : l'eau se transforme en vin, crions au miracle ! Alors que la fièvre de la fermentation amène une transformation qui relève d'un processus gouverné par une loi fondamentale de la nature : le changement qualitatif par la lutte des contraires. Et nous savons que fièvre et bouillonnement ont agi sur Bethune jusqu'à la fin.

Politiquement, la lutte entre « l'individuel et le collectif » pose à l'intellectuel bourgeois un défi qui s'exprime en termes de démocratie radicale. Tout élitisme, qu'il soit conféré par la lignée (aristocrate-féodal), par la richesse (capitaliste), l'éducation et la culture (intellectuel au service de l'une ou de l'autre de ces classes), implique nécessairement une forme de domination. Pour qu'une personne (ou un petit groupe) se place au-dessus de la majorité, celle-ci doit être dévalorisée. L'élévation de la majorité par le renversement de la minorité régnante constitue la tâche démocratique de la révolution. Révolution permettant de passer d'un système social fondé sur la domination, exercé par le pouvoir et par la propriété privée d'une minorité régnante, à un nouvel ordre communautaire. L'égalité en tant qu'abolition de toutes les classes sociales et de toutes les structures fondées sur l'exploitation, voilà le but ultime du marxisme.

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Photo 14.

Frederick Taylor (1906-), Nouvelle menace, 1951.


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« Les faibles hériteront de la Terre », tel fut l'enseignement du communisme chrétien primitif. Les puissants seront détrônés et renversés, et les dépossédés, les faibles seront élevés et glorifiés. Désindividualisés ? Pas nécessairement. Bien au contraire, si l'on veut éviter le « culte de la personnalité » (euphémisme pour le despotisme). D'autre part, ce culte prend pour acquis les conditions objectives dans lesquelles la lutte se développe sans qu'on les ait analysées de manière critique. Le dévouement des autres hommes et femmes engagés dans la lutte libératrice serait-il d'une moindre importance ? Le fait que leurs noms soient demeurés inconnus constitue-t-il une négation de leur valeur ? Bethune aurait rejeté avec colère une telle attitude, la qualifiant de méprisante envers ses camarades.

Mais nous avons ici affaire à la guerre, laquelle procède selon une logique monstrueuse qui lui est propre. Cette « poursuite de la politique par d'autres moyens », c'est l'organisation systématique de la tuerie, c'est la discipline, la hiérarchie, les ordres, le peloton d'exécution. En somme, c'est l'absolutisme d'un pouvoir, coercitif et régimenté, exercé sur les individus. Pas même l'aura d'une juste cause, d'une « guerre du peuple », ne peut transcender l'antithèse de la démocratie qu'est, par la force des choses, le pouvoir militaire. Or, la guerre doit être menée et gagnée ; sinon, tout est perdu.

L'impuissance ne sera jamais l'antidote d'un pouvoir oppressif. L'enjeu est la démocratie : non pas seulement la démocratie formelle, mais sa substance même. De plus, cet enjeu se pose à l'échelle de la planète. Dès lors, un objectif clair et immédiat : agir, et agir tout de suite. (Contrairement à l'attitude qui considère tout objectif fondamental comme étant une question triviale sans pertinence pouvant être reportée sine die.) La secte n'est que la structure du pouvoir reproduit en miniature. L'arrogance inhérente au dogmatisme, et son pendant, la suffisance bureaucratique (la fureur de Bethune devant les manifestations stupides du bureaucratisme dominateur était sans borne), pouvaient tout autant effacer les identités individuelles que fabriquer « des cultes de la personnalité ». Jean-Paul Sartre, dans la préface intitulée « Le socialisme qui venait du froid » qu'il prépara pour la publication des entretiens d'Antonin Liehm avec des gens appartenant à trois générations successives sur le phénomène culturel tchécoslovaque, illustre bien cet état d'esprit :

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Je me rappelle ma conversation avec un écrivain d'Amérique latine, c'était en 1960, il était las, plutôt lucide que déçu, il militait encore : je savais que sa vie était remplie de combats, de victoires, d'échecs, qu'il avait connu l'exil, la prison, qu'il avait été exclu puis réintégré par ses camarades et qu'il avait, au cours de ces luttes incessantes, gardé ses fidélités en perdant ses illusions. « Cette histoire-là, lui dis-je, la vôtre, vous devriez l'écrire. » Il secoua la tête - ce fut la seule fois qu'il laissa paraître de l'amertume : « Nous autres, communistes, nous n'avons pas d'histoire. » Et je compris que l'autobiographie dont je venais de lui parler, la sienne ou celle d'un de ses camarades, ici ou ailleurs, avait peu de chance de voir le jour. Pas d'histoire, non. Pas de mémoire. Le Parti a l'une et l'autre.


Peut-être bien est-ce là qu'il faille chercher les racines des « distorsions » militaro-bureaucratiques du socialisme : dans un monde chargé jusqu'aux plats-bords des instruments d'annihilation globale, la vision d'une société « alternative » démocratique-radicale ne peut être que globale, elle aussi. Des tentatives de moindre envergure, « locales », ne peuvent guère être plus, et peut-être moins encore, sous le poids de la menace nucléaire.

Ce paradoxe devait se résoudre dans la lutte, et dans la mort. La rage de vivre de Bethune, sa grande aptitude à l'amour et à la passion, la perspicacité, l'imagination et la franchise avec lesquelles il liait les actes à la pensée, le sens de l'histoire qu'il avait trouvé dans le marxisme, qu'il avait fait sien, tout cela a contribué à réaliser, dans l'enfer des champs de bataille sur deux continents, tout le potentiel de noblesse d'âme qu'il pouvait receler. Une lutte intérieure, dont toutes les tensions et l'intensité ne pouvaient quand même pas transformer l'homme au point d'en faire une sorte de saint désintéressé, le poussa néanmoins, jusqu'à la fin, à travailler au risque de sa vie pour une cause qu'il savait fondamentalement juste. Voilà, peut-être, l'essentiel.

La postérité devait réserver, au moins pendant le premier demi-siècle après sa mort, un sort bien étrange à Henry Norman Bethune et ce, de manière tout à fait contradictoire. Pendant trente ans, le Canada « officiel » n'en fit aucune mention, et, lorsque cela ne put plus durer, sa reconnaissance tardive par Ottawa ne put se faire sans un certain embarras.

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La mémoire de Bethune était honorée et chérie par ses camarades de la gauche et un cercle étendu de progressistes et de démocrates canadiens. Toutefois, aucun d'entre nous ne pouvait prévoir, ni même imaginer, l'effet que pourrait avoir la révolution chinoise, victorieuse dix ans à peine après sa mort, en réservant à Norman Bethune une apothéose telle que sa mère-patrie ne put plus, en fin de compte, lui refuser officiellement sa place dans l'histoire. (« Ce que les Grecs appellent Apothéose... constituait l'honneur suprême que l'homme pouvait accorder à son semblable » Francis Bacon.)

Bien que des considérations de politique étatique, commerciale et extérieure du Canada aient joué un rôle important dans la reconnaissance de Bethune, la « politique intérieure » s'accordait mal à une révision des attitudes officielles à l'égard du communisme, du marxisme et du socialisme révolutionnaire. Un éminent Canadien qui fut aussi un éminent communiste : inimaginable ! On prétendit alors que le second terme de l'équation (a) ou bien n'avait tout simplement pas existé ou encore (b) devait être d'une nature toute différente.

Un éditorial du Montreal Star, paru en 1972, illustre bien les efforts de rationalisation, et de distorsion peu subtile, de l'establishment. Intitulé « Bethune recognized », l'éditorialiste fait remarquer que « chaque fois qu'un Canadien éminent visite la Chine, les journalistes ne manquent pas de faire parvenir des dépêches faisant état de sa surprise lorsqu'il découvre la place occupée par Norman Bethune dans l'histoire chinoise ». Tout comme le ministre du Commerce, Jean-Luc Pépin, un peu plus tôt, le ministre des Affaires extérieures, Mitchell Sharp, lors d'un séjour à Pékin, déclarait qu'il pouvait maintenant annoncer qu'Ottawa était enfin disposé à reconnaître en Bethune un Canadien d'« importance historique nationale », cette annonce ayant été faite simultanément à Pékin et à Gravenhurst en Ontario, ville natale de Bethune.

« Ce qui est étrange, poursuit notre éditorialiste perplexe, c'est qu'il ait fallu de nombreuses visites par des Chinois qui, invariablement, allaient en pèlerinage à Gravenhurst, pour informer les Canadiens de ce personnage exceptionnel que fut le docteur Bethune. Non moins étrange est la tentative, de la part de certains commentateurs du moins, de lui apposer l'étiquette de communiste. Non seulement cela est-il quelque peu condescendant, mais encore imprécis. »

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Ce n'est pas « faux », remarquez bien, seulement « imprécis ». Cette petite nuance, au passage, se transforme bientôt en paragraphe moralisateur : « Il arriva que Bethune œuvra pour sauver des vies du côté loyaliste pendant la guerre civile espagnole et, plus tard, du côté communiste dans la lutte chinoise contre l'invasion japonaise. Mais, fondamentalement, aucune étiquette idéologique ne lui sied. On peut certes le considérer comme un iconoclaste qui s'opposait aux idées reçues, même dans les hôpitaux de Montréal ; on peut aussi le considérer comme un anti-conformiste qui croyait en son indépendance et ne voulait être redevable à personne. Essentiellement, toutefois, il était un humaniste, avec une rare alliance d'audace, d'imagination et de perspicacité ; et c'est pour cela, à juste titre, que sa mémoire mérite d'être conservée. »

La vérité est, bien sûr, que Norman Bethune, communiste engagé, était conscient des problèmes auxquels l'humanité faisait face et qu'il entendait agir sur eux : en tant qu'anti-fasciste et anti-impérialiste conséquent et en tant que démocrate et internationaliste canadien. Il comprenait - et fit correspondre, au prix de sa vie, sa pratique à cette conscience - que la démocratisation radicale de la société, l'égalité et l'autodétermination nationale sont la seule direction que peut emprunter tout progrès socialiste. Il comprit aussi que le courage héroïque que les peuples d'Espagne et de Chine avaient montré dans le cadre de leurs luttes de résistance, traçait le seul chemin possible aux forces luttant pour un changement fondamental à l'échelle du globe.

Il ne s'était pas trompé.


À propos des sources

Les informations relatives à Maurice Duplessis et à l'Union nationale ont été tirées du livre Les Programmes électoraux du Québec, Tome 2, 1931-1966, par Jean-Louis Roy (Montréal, 1971). Pour une discussion plus étayée sur les aspects révolutionnaires du christianisme primitif, voir Sur la religion par Marx et Engels (Moscou, 1957). La préface de Jean-Paul Sartre « Le socialisme qui venait du froid », se trouve dans Trois générations, publié par Gallimard dans la collection Témoins (Paris, 1970).



[1] Ce texte est une traduction du chapitre de Stanley Ryerson dans l'ouvrage collectif de W. Macleod, S. Ryerson et L. Park, Bethune : The Montreal Years, An Informal Portrait, Toronto, James Lorimer, 1978.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mars 2012 9:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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