RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Norbert Rouland, “NORMES ET NUS.
Réflexions sur le statut juridique et social de la nudité dans la civilisation occidentale
”. (2008)
I. Petite anthropologie de la nudité.


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Norbert Rouland, “NORMES ET NUS. Réflexions sur le statut juridique et social de la nudité dans la civilisation occidentale”. Un chapitre publié dans l’ouvrage sous la direction de Pierre Noreau et Louise Rolland, Mélanges Andrée Lajoie, chapitre 13, pp. 421-492. Montréal: Les Éditions Thémis, 2008, 998 pp. collection: Droit public général. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 janvier 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[423]

Norbert Rouland

Docteur en droit, en science politique et en anthropologie juridique
Membre de l’Institut universitaire de France,
Professeur à la Faculté de Droit d’Aix en Provence

I. Petite anthropologie de la nudité.

A. Les nus impossibles : les cas chinois et médiéval
B. Le nu et la pudeur
C. Les innommés de la nudité


Le thème de la nudité présente un double intérêt.

D'une part, il correspond à ce que Marcel Mauss appelait

un fait social total. Non seulement il se situe au carrefour de plusieurs disciplines : histoire de l’art, sociologie, anthropologie, droit  ; mais il est à la confluence des principaux aspects de l'activité humaine.

L'économique, dans la mesure où il implique la fabrication de vêtements et d'ornements destinés à orner ou dissimuler la nudité ; le politique, puisque la nudité correspond souvent à une situation de marginalité, sinon d'opposition, voire  à des changements de valeurs dominantes ; la morale, évidemment, puisque la nudité possède des relations évidentes avec l'honneur ou le déshonneur ; l'affectivité, puisque la nudité peut fonder des relations de solidarité comme nous le verrons dans le cas du nudisme.

D'autre part la nudité paraît intéressante pour le théoricien du droit dans la mesure où elle met en jeu plusieurs types de normativité. La normativité juridique classique, bien entendu, celle qui s'exprime par des textes officiels réprimant ou restreignant la nudité dans l'espace public. La normativité plus floue des mœurs  : souvent moins discernable, mais fréquemment plus rigoureuse que celle du droit. De plus, ces normativités différentes, loin d'être isolées, s’insèrent dans un véritable champ dynamique : elles sont contextualisées, se superposent ou se translatent de l'une à l'autre. En ce sens, il faut considérer que les réglementations de la nudité s'organisent dans un champ juridique où la normalité juridique classique, celle de l'État, ne joue qu'un rôle de polarité, qui peut être contesté, dépassé ou sollicité : en somme, la nudité procure au droit des garde-robes supplémentaires.

Encore faut-il que la nudité du corps humain soit socialement acceptée, même sous une forme minimale, ce qui est loin d'être la règle générale  : une partie de notre tradition occidentale que la pratique de nos musées nous fait percevoir comme naturelle fait plutôt figure d'exception. La nudité suppose non seulement des conceptions morales mais philosophiques et plus encore, un véritable [424] mode de relation à l'univers, comme le suggèrent la pensée chinoise, et même médiévale.

Dans une première partie, nous commencerons donc par là, pour montrer que la nudité, contrairement au sens commun, n'est pas naturelle. Nous nous apercevrons aussi que la nudité n’est pas facile à définir. Certains organes la concentrent, il faudra se demander pourquoi : nous constaterons alors que la règle juridique pourrait bien simplement refléter d'autres règles opérant au niveau de notre inconscient.

Puis, dans une seconde partie, nous nous concentrerons sur notre tradition occidentale.

Nous constaterons d'abord que le droit ne procède que par des prohibitions générales finalement assez ténues, ce qui laisse à penser qu’en la matière, les mœurs sont souvent plus déterminantes que lui  : elles assimilent souvent la nudité et sa transgression à différentes formes de désordres, ce en quoi le droit peut les rejoindre, notamment dans le châtiment pénal.

Dans une troisième et dernière partie, nous constaterons que la prohibition générale du droit français s'accompagne d'une flexibilité somme toute assez grande, dépendant largement du contexte : la nudité n'est pas un point singulier, mais doit s'insérer dans un ensemble contextuel qui va déterminer sa permissivité ou son interdiction.

Plus étonnant, le droit officiel va céder dans le cas du nudisme. Mais pour autant, les sociétés de nudistes ne sont pas dépourvues de droit ; au contraire, elles en sont saturées, peut-être plus que les sociétés de gens vêtus. Et même ici, le droit est appelé aux renforts des moeurs.

Observons enfin qu'il s'agira ici de la nudité féminine, la plus fréquemment représentée dans l’histoire de notre art. Ce qui mérite quelques commentaires.

Une nudité surtout féminine.

Mis à part l’Antiquité, c’est à la fin du Moyen Âge qu’apparaissent les premiers nus féminins : l’intérêt pour les êtres humains et le monde sensible expliquent sans doute ce phénomène. Entre 1426 [425] et 1432, Jan Van Eyck, dans le retable de l’Agneau mystique [1], peint Eve entièrement dévoilée, les seins pleins, le ventre proéminent. Sa main ne cache qu’une petite partie de son bas-ventre : fait exceptionnel, celui-ci est orné de son système pileux. Autre hardiesse, dans un tableau que nous ne connaissons que par une copie, Van Eyck peint une jeune femme essuyant son sexe [2]. Plus tard, Botticelli peint des corps de femmes gracieux, idéalisés : cette fois, le bas-ventre est vierge. En Allemagne, Cranach peint des adolescentes avec des seins minuscules, la taille étroite. Chez Dürer au contraire, les femmes sont plus massives.

Le XVIe siècle voit le triomphe du nu, notamment en Italie [3]. Deux écoles se forment. Celle du corps idéal, avec Raphaël et les maniéristes de l’Italie centrale : ce corps est modelé sur la statuaire antique. À Venise, il s’agit beaucoup plus de la femme réelle, charnelle, avec Giorgione et Titien. Les attitudes sont plus sensuelles.

Au XVIIe siècle, vers 1600, les Caravagesques donnent naissance à une tradition réaliste, dans laquelle les corps ne sont pas forcément désirables : les nus masculins sont plus nombreux que les féminins. Mais une trentaine d’années plus tard, en France, Poussin et ses élèves s’inscrivent de nouveau dans l’idéalisme. Tandis que Rubens, qui admire beaucoup Titien, s’engage résolument dans la sensualité, avec ses femmes aux formes lourdes, qui n’ont rien de chaste. Il se méfie d’ailleurs de la statuaire :


« Il y a des jeunes peintres qui s’imaginent être bien avancés quand ils ont tiré de ces figures je ne sais quoi de dur, de terminé, de difficile et de ce qui est plus épineux dans l’anatomie, mais tous ces soins vont à la honte de la nature, puisque, au lieu d’imiter la chair, ils ne représentent que du marbre teint de diverses couleurs » [4].

[426]

Mais il faudra attendre le XXe siècle (avec l’exception de L’origine du monde [5], de Courbet, à la fin du XIXe siècle) pour que l’anatomie féminine ne cache plus aucun de ses secrets aux spectateurs.

Dans ce qui précède, tout est étranger à bien des sociétés autres que les nôtres, pour lesquelles le dévoilement de la nudité est tout simplement impossible, et pas seulement pour des questions de morale. L'exemple chinois le montre bien.


A) Le nu impossible  :
le cas chinois
 [6] et le cas médiéval

Il existe plusieurs raisons pour lesquelles l'art chinois n'a pu représenter le nu, à l'exception des images érotiques. Certaines sont relativement accessoires. Comme on a pu le dégager à propos d'autres civilisations, le vêtement remplit trois fonctions essentielles : l'ornementation, la communication et la protection [7]. Or, tous les traités de peinture chinois insistent sur le fait que le vêtement doit être le marqueur des classes sociales, fonction annulée par le nu, égalitaire par essence [8]. Mais plus encore, la société chinoise traditionnelle est beaucoup moins perméable que l'Occident moderne à la notion d'individu, existant par lui-même, avec son cortège de droits subjectifs. La personne doit toujours être représentée à l'unisson d'un monde, d'un paysage, d'une saison : ils forment un tout organique. Or l'homme nu met l'accent sur l'identité absolue de l'homme en l'isolant de tout contexte : il peint son essence, ce qui est contradictoire avec toute la visée de l'art chinois [9]. De plus, les Chinois se représentent le corps humain d'une façon très différente de nous : ce n'est pas un ensemble statique, mais un lieu traversé par des énergies réalisant des échanges entre le « dehors » et le « dedans ». Dès lors, une représentation purement anatomique, « photographique » [427] du corps humain ne peut être que trompeuse, laisser échapper l'essentiel, qui est celui du corps comme un lieu d'échanges entre des énergies subtiles [10]. La figuration d'un corps nu ne laisse rien paraître de ce flux d'échanges à l'intérieur du corps entre des points utilisés notamment par l'acupuncture. Le peintre chinois, quand il représente un personnage, essaye néanmoins de suggérer ces flux d'énergie : il est très sensible à rendre du mieux possible l'ondulation des vêtements, signe de la circulation de l'énergie.

Mais il existe une différence plus radicale encore entre la pensée chinoise et la nôtre : celle de la conception de la forme [11]. Pour la pensée grecque, c'est la forme qui de concert avec la matière compose la réalité. Plus tard, Plotin dira que « la forme est pour chaque chose de la cause de son être ». En somme, l’être est la forme. C'est pourquoi nous sommes familiers avec l'idée que le nu nous permet de remonter à l’être qu'il figure : le nu est la forme par excellence d'où, d'ailleurs, la tentation de l'idéaliser, si présente dans la sculpture grecque. La Chine a suivi un tout autre trajet, non métaphysique, en ce qu'il refuse de concevoir une forme intelligible au-delà du sensible, pas plus qu'une forme immuable qui soit une essence. Au mieux, pour les Chinois, la forme n'est qu'une phase transitoire dans un processus de transformation sans cesse à l'oeuvre, mais jamais l'expression d'une réalité transcendante et immanente.

 Ce qui explique aussi le caractère suggéré de la peinture et même de la musique chinoises. Plutôt que de représenter un corps humain se découpant sur le paysage de manière définitive, elle préfère figurer de façon légère les sommets des montagnes plus ou moins voilées par les nuages. En somme, elle préfère peindre les états de transition, parce qu'elle conçoit le monde comme un processus. De même, dans la musique, on cherche à suggérer la plus grande sonorité en produisant le moins de son possible : toujours l'idée de processus, de mouvement... Insistons sur cette idée : la représentation d'une forme, qu'il s'agisse d'un personnage, d'un [428] bambou ou d'une montagne n'est jamais la description « photographique » d'un état visant à la permanence, mais au contraire du stade transitoire d'un processus.

À cet ensemble de représentations s'oppose pratiquement toute notre conception du nu, bien au-delà des questions de simple pudeur vestimentaire : le nu est une forme définitive, un idéal ; une forme délimitée, distincte de son contexte.

A contrario, les théories du néoplatonicien Plotin tracent bien les distances existantes entre nos conceptions et la tradition chinoise [12]. Pour le philosophe, l'idéal est issu d'une réalité supérieure et extérieure au monde dont il tire son absolue perfection ; il y a supériorité de la forme sur la matière, qui lui donne son véritable sens. Or, justement, la Chine n'a pas connu cette notion d'idéal extérieur au monde des processus, de même qu'elle n'a pas eu l'idée d'un Dieu créateur de l'univers qui aurait conçu un plan pour les hommes, contrairement aux monothéismes. L'univers doit s'auto réguler par lui-même, par un processus incessant de transformations cycliques, à l'opposé des projets évolutionnistes occidentaux.

Ainsi s'explique aussi le dédain chinois pour la ressemblance formelle des personnages avec leurs peintures : l'essentiel n'est pas dans la forme présente, elle n'est que le vecteur de l'esprit qui l'habite temporairement. Ce qui compte, c'est d'atteindre la ressemblance avec la résonance intérieure, toujours mouvante, qui n'est pas forcément semblable à l'apparence sensible.

C'est au fond toute notre conception de l'humanisme (l'homme au centre du monde), fondatrice de notre modernité, qui explique cette radicale différence entre l'art chinois et notre propre tradition artistique en ce qui concerne la représentation du corps nu : celui-ci représente une frontière infranchissable entre nos cultures, du moins sous leurs formes traditionnelles.

Par l'exemple inverse chinois, nous saisissons donc ce qu’a d'exceptionnel dans notre tradition culturelle la représentation du nu. Exceptionnel, mais pourtant logique. Dans la mesure où justement notre modernité a fait de l'homme le centre de l'univers [429] et, sur le plan juridique, valorisé sans cesse les droits subjectifs. De plus, notre modernité, à partir de la fin du Moyen Âge, a fait descendre l'homme sur Terre, idéalisant la forme, se tournant vers la valorisation du monde visible, tangible. Dès lors, la voie était ouverte au nu. Mais ce fut l’aboutissement d’un processus.

Car durant le Moyen Âge, le nu n’allait pas de soi. Moins, là encore, pour des raisons de pudeur que d’esthétique formelle.

Le nu n’était pas vraiment représentable, même quand on essayait de le faire. Parallèlement, on sait qu’au Moyen Âge la musique était essentiellement sacrée, assignée au service divin. Régnaient par ailleurs en musique les conceptions de Boèce, suivant lequel la véritable musique n’était pas celle qu’on entendait par ses oreilles, mais celle qu’on saisissait par son intelligence (la musique des sphères).

 Il y a donc dans les deux formes d’art une volonté de se situer à l’écart, en dehors du réel.

Comme l’écrit Kenneth Clark, le grand spécialiste de l’histoire du nu :


« [Dans l’Antiquité romaine]…le nu avait cessé d’être un sujet de représentation artistique presque un siècle avant que le christianisme devienne la religion officielle. Au Moyen Âge, de multiples occasions de le représenter auraient pu s’offrir, aussi bien dans la décoration profane que dans les sujets religieux pour illustrer le commencement et la fin de notre existence.

Alors pourquoi n’est-il jamais représenté ? La réponse la plus claire que l’on puisse trouver à cette question nous est fournie par le carnet de l’architecte du XIIIe siècle, Villard de Honnecourt, qui renferme de très beaux dessins de corps drapés dont quelques-uns témoignent d’une extrême habileté. Mais lorsque Villard dessine deux corps nus dans un style qu’il croit antique, le résultat est d’une laideur affligeante. Il lui était impossible d’adapter les conventions du style gothique à un sujet qui relevait d’un tout autre système de formes. Dans toute l’histoire de l’art, il n’apparaît guère d’exemple de malentendus aussi irrémédiables que sa tentative de transposer cette abstraction enracinée que fut le torse antique, dans un style gothique, à base de courbes et de droites. Par ailleurs, Villard construit ses nus [430] masculins selon un schéma géométrique ogival dont il nous livre lui-même la clef. Il estimait le corps humain  suffisamment divin pour mériter la bénédiction de la géométrie (…)

[Les artistes du Moyen Âge] se révélaient incapables de dessiner le nu, parce que le nu était une idée que leur philosophie des formes ne pouvait assimiler » [13].


Puis l’homme descendit sur terre, et l’on put le représenter dans sa nudité.

Cette orientation philosophique nouvelle explique qu'il n'y ait jamais eu dans notre tradition occidentale de condamnation globale et universelle de la représentation artistique du nu, même si celle-ci fut souvent balisée, comme nous allons le voir.

À une exception près cependant : réuni en 1545, le Concile de Trente défend la nudité, qu'elle soit montrée aux autres ou à soi-même. En 1760 encore, le Dictionnaire des sciences ecclésiastiques affirme que « l'usage du bain est permis en soi pourvu qu'on ne le prenne pas par volupté, mais par nécessité ».

Car notre vision artistique du nu exprimait la tension vers un idéal, au point que Michel-Ange put représenter le Sauveur nu sur les fresques de la chapelle Sixtine. Il en allait certes autrement du nu banal, des tenues vestimentaires plus ou moins légères que l'on pouvait ou non autoriser dans la vie sociale ; mais là encore, comme nous allons le voir, les solutions adoptées furent très flexibles et on peut repérer dans certains cas l'approbation de la légitimité du nu dans la mesure où elle se réfère à un idéal que l'on pourrait qualifier de platonicien.

Mais au-delà de l'exemple de la Chine, la plupart des sociétés humaines ont exercé un contrôle social de la nudité.

[431]


B) Le nu et la pudeur

Toutes les sociétés n’admettent le nu que dans une certaine mesure, très variable : le nu peut donc être d’un côté ou de l’autre de la frontière de la pudeur.

À la fin du XIXe siècle, le Japon s’ouvre à l’Occident. On fait donc venir d’Europe des peintures, dont certaines de nus féminins. Les visiteurs japonais de l’exposition se mettent à rire, ce qui est une réaction typique des Japonais lorsqu’ils sont confrontés à quelque chose d’obscène ou d’impudique. Le plus connu des scandales déclenchés au Japon fut provoqué par un tableau, La toilette du matin [14], peint à Paris  par un artiste japonais, Seiki Kuroda. Il fut exposé en 1893 à Kyoto et très rapidement interdit. C’est un tableau dans le style de Degas, représentant une femme nue de dos. Une des principales raisons pour lesquelles il fut interdit tient vraisemblablement au fait que l’on pouvait voir les poils pubiens dans la glace. En 1901, les autorités administratives de Tokyo ordonnèrent qu’on recouvre de linges le bas-ventre de tous les nus présentés dans le cadre d’une exposition. Aujourd’hui, on supprime carrément les organes génitaux, comme il était d’usage dans l’art du Moyen Âge : notamment pour les femmes, cela se traduit par la suppression de la fente vulvaire.

Nous avons vu que la nudité représentée par les Occidentaux n’est jamais la véritable nudité. Cependant, il est exact que ce sont eux qui semblent être allés le plus loin dans la représentation de la nudité. Le nu n’est véritablement apparu que dans les pays baignés par la Méditerranée. Les premiers nus sont masculins. En Grèce, aucun nu féminin ne date du VIe siècle avant Jésus-Christ et ils sont encore très rares au Ve siècle. Dans la vie réelle, les femmes étaient d’ailleurs beaucoup plus habillées que les garçons.

Ceci dit, même quand les nus féminins se multiplient, les corps nus sont toujours des corps idéaux, presque parfaits, comme dans la publicité aujourd’hui. Mais ici encore, l’anatomie féminine reste [432] voilée dans son intimité : le geste de la Venus pudica [15], dont le sculpteur grec Praxitèle est à l’origine, sera repris pendant des siècles.

En même temps qu’il dissimule le pubis, il rend du même coup cette zone plus désirable. Ce n’est pas la pudeur au sens du XIXe siècle qu’il faut lire dans ce geste, mais au contraire, une tension, symptomatique de la manière dont les Grecs et les Romains envisageaient les rapports sexuels, c’est-à-dire des rapports de domination. On sait que pour eux la véritable frontière ne passait d’ailleurs pas entre hétérosexuels et homosexuels, mais entre passivité et activité. Il valait mieux être un homosexuel actif qu’un hétérosexuel passif… Ce geste de la sculpture de Praxitèle exprime donc une attitude défensive de la part de la femme, en fonction d’une sexualité masculine menaçante.

Mais de manière générale, il reste vrai que le corps humain n’a jamais été aussi dénudé que dans la tradition occidentale, héritée des Grecs du Ve siècle avant Jésus-Christ.

De manière non moins générale, nous avons de multiples preuves que le vieux schéma évolutionniste est inexact. On ne passe pas de stades primitifs qui auraient été beaucoup plus tolérants envers la nudité à un stade de civilisation où celle-ci serait davantage réglementée.

Chez les Grecs, les athlètes, lorsqu’ils étaient nus, veillaient à ne pas prendre de poses indécentes. De plus, ils étiraient et ligaturaient le prépuce par-dessus le gland, afin que personne d’autre ne puisse le voir. Il était de toute façon interdit aux femmes de regarder les sportifs nus. La nudité publique n’était pas du tout destinée aux femmes. Plutarque rapporte qu’à Milet, parce que se déclara parmi les jeunes filles une épidémie de suicides, une loi fut publiée disant que toute jeune fille suicidée devrait, avant d’être enterrée, être transportée nue jusqu’au marché, ce qui arrêta les suicides.

De manière générale, dans les sociétés traditionnelles, il n’est pas question d’exposer sa nudité. Les ethnologues ont toujours eu [433] beaucoup de difficultés à photographier les femmes, surtout lorsqu’elles étaient surprises dans leur nudité : elles pensaient en effet que par la suite les hommes pourraient contempler leurs organes sexuels sans aucune retenue. Dans beaucoup de sociétés, il est inconvenant de voir les organes génitaux de son partenaire pendant l’amour. Les interdits touchant le corps féminin sont particulièrement vigoureux quand les femmes sont au bain. Même quand elles se baignent entre elles, les femmes doivent cacher leurs organes génitaux et donc garder leurs jambes croisées ou serrées la plupart du temps. En ce qui concerne les hommes, ils doivent souvent tenir la main devant leur sexe. Chez nous, chez les nudistes, une des règles de convenance est que les femmes en particulier ne regardent jamais le bas du corps des hommes.

Cela signifierait-il que la nudité serait strictement localisée et définie ? Nous allons voir que les choses sont plus complexes en essayant de donner une définition de la nudité


C) Les innommés de la nudité



Comment définir la nudité ? A priori, ce devrait être assez facile : elle consisterait dans le dévoilement des organes sexuels.

Mais tout de suite, cela se complique. Dans nos propres traditions, pour la femme, il y a une nudité intégrale et une semi-nudité : la zone génitale de la femme est entièrement sexuelle, à quoi correspond la nudité intégrale ; il y a aussi la poitrine, qui est à la fois un organe sexuel et nourricier (thème pictural de la Vierge nourrissant l’enfant Jésus, Virgo lactans). En tout cas, on observe que la semi nudité féminine est beaucoup plus praticable et représentable que la nudité intégrale. Sans doute à cause de ce mélange entre la fonction maternelle et sexuelle du sein, ainsi que pour l’intérêt de cet organe quant au dessin. La zone génitale de la femme est en revanche tabou (exception scandaleuse : L’origine du monde, de Courbet, qui n’était pas cependant pas destinée à l’accrochage public et avait été commandée au peintre par un personnage privé) : c’est sa représentation qui marque souvent la frontière entre les photos et films érotiques et pornographiques.

[434]

 Dans l’histoire de l’art, l’évitement de cette zone se manifeste de plusieurs manières : croisement des jambes, attitude de la Venus pudica (une main sur le bas-ventre), voiles divers [16].

 Plus intéressant encore, c’est l’utilisation de certaines conventions qui en viennent à la négation de certains éléments du réel : essentiellement les poils et la fente vulvaire. Pourquoi ces spécificités, alors qu’il arrive fréquemment que les organes sexuels de l’homme soient entièrement représentés (Le David de Michel-Ange [17]), notamment en érection dans la peinture et la statuaire antiques? Pour plusieurs raisons.

[435]

D’une part, l’homme a longtemps été conçu comme ayant le rôle directeur, dynamique dans les rapports sexuels. On a même cru durablement en médecine que le sperme contenait la totalité du principe d’engendrement, la femme n’étant qu’un vase, formule que reprendront d’ailleurs les juristes dans le problème de l’exclusion des femmes de la succession au trône de France. Autrement dit, c’est dans le phallus (et les testicules : « en avoir ou pas ») que se concentre toute la virilité, qui est bonne , fertile dans son principe(comme le montre la fonction propitiatoire du phallus dans l’Antiquité romaine).

De plus, les organes féminins sont plus dissimulés, donc plus difficilement représentables.

D’autre part et surtout, la zone génitale féminine est potentiellement dangereuse dans l’imaginaire masculin.

1) Présence du clitoris : qu’en faire? Cet organe évoque la masculinité, il est gênant,  fait en quelque sorte double emploi. D’où la pratique de l’excision. Remarquons que cette excision n’est pas seulement physique. Dans les théories de Freud, très marqué par son époque, elle prend une forme mentale : pendant longtemps, on a enseigné que l’évolution normale de la sexualité féminine consistait à passer de la jouissance clitoridienne à la jouissance vaginale. En effet, la jouissance vaginale possède deux avantages : elle est davantage conforme à la « nature » ; elle est reliée à la fertilité. Alors que le clitoris, vestige de l’indifférenciation sexuelle primitive au stade foetal, ne sert qu’au plaisir, toujours plus ou moins suspect.

Au XVIIe siècle, Duval conseille de ne le solliciter qu'avec modération : « Les plus pudiques des femmes et filles, quand elles ont donné permission de porter le bout du doigt sur cette partie, elles sont facilement soumises à la volonté de celui qui les touche, leur causant l’attraction à la volonté d’icelle une si grande titillation qu’elles en sont amorcées et ravies, voire forcées au déduit vénérien ». Cependant, il faut garder la mesure, car : « donnant l'exacte de sentiment de cette partie, pour petite qu'elle soit, une tant violente amorce au prurit et ardeur libidineux qu’étant la raison surmontée, les femelles prennent tellement le frein aux dents qu'elles donnent du cul à terre, faute de se tenir ferme sur les arçons » [18].

[436]

Prudence, et peut-être déjà suspicion. Au XIXe siècle en tout cas, certaines femmes étaient persuadées du caractère coupable de leur jouissance. C’est pourquoi elles demandaient elles-mêmes qu’on procède sur leur corps à une clitoridectomie [19]. Aujourd'hui encore, les publications médicales sont étrangement (car les professions médicales ne sont plus réservées aux hommes depuis plus d'un siècle) silencieuses sur le clitoris alors qu'il en existe de nombreuses sur la verge.

En ce qui concerne le XIXe siècle, cette suspicion à l'égard du clitoris doit être reliée à la hantise de la masturbation qui se manifeste dès le XVIIIe siècle, mais s'accentue au milieu du XIXe, spécialement en Angleterre. Aux États-Unis, même phénomène, mais avec un temps de retard : après 1925 [20], 10%, des mesures préconisées étaient  encore d'ordre chirurgical, alors qu'en Europe ce n'était plus le cas. L'ablation du clitoris n'est cependant qu'une mesure ultime. De manière préalable, afin de détourner les femmes de leurs mauvaises habitudes, on peut utiliser des bandages, des douches, des émétiques. À l'extrême inverse, on note même des cas d’infibulation, médicalement pratiquée. Des voix s'élèvent cependant pour mettre en doute l'efficacité de la clitoridectomie. Ainsi, en 1834, Mme Boivin, sage-femme en chef à Montpellier, pense que la nymphomanie  étant « un désordre de l'intelligence », l'ablation du clitoris ne résoudra pas le problème. En 1866, on cite des articles médicaux américains traitant de l'excitation sexuelle des couturières travaillant sur des machines à coudre à pédales, sujet également abordé en Europe. Mais à partir de 1870, les milieux médicaux rejettent la clitoridectomie, sauf aux États-Unis, où cela prend plus de temps.

2) On peut aussi mentionner la proximité du vagin vis-à-vis de l’anus, qu’il faut en principe éviter (condamnation de la sodomie, y compris entre hétérosexuels). Saint Augustin notait : « Nous naissons entre l’urine et les excréments ».

[437]

Mis à part la présence du clitoris, il faut aussi s’interroger sur deux autres aspects de l’évitement de la zone génitale féminine : l’absence de la représentation des poils (tradition extrêmement forte au Japon, encore à l’heure actuelle ; en Occident, ce fut longtemps un des critères de la pornographie) ; la négation de la fente vulvaire.

3) En ce qui concerne les poils, on peut penser que l'exhibition du système pileux représente un état primitif, proche de la nature, un état de non civilisation [21]. Dans l'Égypte pharaonique comme en Mésopotamie, l'épilation était fort courante. Elle représentait chez les Grecs un idéal de jeunesse. Plus tard, dans les hammams, l'épilation est de rigueur : les poils sur le corps féminin passent pour donner un aspect répugnant, salle, et même maléfique [22].

En fait, comme l'écrit Boris Cyrulnik :

« Le poil se charge d'une fonction sémiotique différente selon le lieu où il pousse : le poil de la moustache est un signe de virilité alors que le long cheveu est un signe de féminité [...]. Tout duvet est culturel ». [23]


Dans le cas du système pileux du bas-ventre féminin, le doute ne paraît pas permis : le poil se situe à l'inverse de la féminité. Là encore, comme pour le clitoris, il s’agit de tracer plus nettement une frontière entre les sexes.

L’élément pileux est assimilé à la virilité : les femmes doivent se raser les jambes et les aisselles, pas les hommes. Donc, la représentation des poils pubiens ne serait pas « féminine », alors même qu’on sait bien que c’est pourtant un élément de l’attraction sexuelle.

C'est la raison pour laquelle le nu publicitaire a été très discret au sujet du système pileux, à la fois pour ne pas heurter les moeurs et les prescriptions juridiques : les personnages étaient représentés de dos. Ce n'est qu'en 2001 que les mannequins les plus connus se firent photographier de face. Encore aujourd'hui, s'il est devenu [438] courant, dans les productions cinématographiques de voir une femme de face dans sa nudité intégrale, le fait est beaucoup plus rare pour les hommes. Serait-ce parce que l'opinion publique résisterait pour le moment davantage à la commercialisation des corps des hommes qu’à ceux des femmes ?

4) En ce qui concerne l’évitement de la fente vulvaire, les choses sont plus compliquées.

Notons tout d’abord qu’elle est d’autant plus remarquable que les conventions de la représentation de la nudité dans l’art occidental impliquent l’exposition maximale de toute la surface du corps humain, vu de face ou de dos.

 Les féministes se sont interrogées sur l’exception génitale féminine. Cette suppression de cette zone viendrait d’une angoisse de la castration, évidemment typiquement masculine (autre thème universel signifiant l'angoisse masculine : le vagin denté).La fente vulvaire , de manière fantasmatique, serait assimilée par les hommes aux lèvres (remarquer la synonymie du terme « lèvres ») d’une blessure qui serait postérieure à une castration [24]. En ce sens, la femme  vraiment nue serait menaçante ; il faut donc faire comme si cette zone n’existait pas, même si elle est constitutive de l’acte sexuel. Les féministes citent à l’appui de cette interprétation un texte ou Freud analyse la scène de la tête de Méduse, un thème très souvent traité par les peintres : le regard de Méduse étant mortel, Persée parvient à lui trancher la tête et offre cette tête à la déesse Athéna qui en orne son bouclier. La chevelure de Méduse est représentée comme un amas de serpents. Or le serpent est un symbole phallique. Cela vient du fait que la décapitation est assimilée à une castration. Donc, les serpents atténuent la perte en reprenant le thème du phallus. Il s’agit d’un réflexe de type fétichiste : par déplacement, l’angoisse de la perte du phallus est désamorcée par son remplacement par certains objets signifiants : soulier, corset, ceinture, gants, etc. Autrement dit, là encore, cette multiplication des symboles phalliques traduit a contrario l’angoisse du manque.

[439]

D’après Freud, ce manque n’est d’ailleurs pas exclusivement masculin : la petite fille est hantée par « l’envie du pénis », ce que l’on conteste aujourd’hui.

Par rapport à cet évitement de la fente vulvaire, on peut comprendre le caractère scandaleux du tableau de Courbet, L'origine du monde. Mais rappelons que s'il est aujourd'hui au musée d'Orsay, cette exposition publique n'est que récente : auparavant, il n'avait été destiné qu'à des propriétaires privés (dont le psychanalyste Jacques Lacan), qui le dissimulaient soigneusement aux regards.


En conclusion, on peut penser que la représentation du corps féminin obéit à des conventions qui sont principalement le produit de l’imaginaire masculin.


Ce qui amène à poser la question : quels sont les fantasmes féminins à propos de la zone génitale masculine ? Il faut bien reconnaître que (mis à part probablement l’art du XXe siècle), l’histoire de l’art est quasiment muette à ce sujet, puisque les femmes artistes devaient se soumettre à la demande des commanditaires, la plupart du temps des hommes.

Le droit offrirait-il des points de repères plus sûrs quant à la définition de la nudité ?



[1] Pour illustration voir : le 16 août 2007.

[2] Cf. N.Laneyrie-Dagen, L’oeuvre de chair, dans : Rubens, la peinture au corps à corps, Télérama, numéro hors-série, 2004, 49.

[3] Un des premiers nus féminins peints par une femme :Lavinia Fontana, Minerve s’habillant, 1613, Rome, Galleria Borghese.

[4] Cit. dans : Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, Gallimard, 1989, 82.

[5] Pour illustration, voir : le 16 août 2007.

[6] On se réfèrera ici au pénétrant petit livre de François JULLIEN, Le nu impossible, Paris, Le Seuil, 2005.

[7] Cf. Francine Barthe-Delozy, Géographie de la nudité, Boréal, 2003, 184.

[8] Confère F. JulLien, op. cit., 26.

[9] Ibid., 28-29.

[10] Ibid., 32-33.

[11] Confère F. Jullien, op. cit., 38-47.

[12] Ibid., 75-78.

[13] Kenneth CLARK, Le nu, Paris, Hachette, 1998, tome I, 31-32. À ce sujet, on peut également consulter certains dessins de Villard de Honnecourt

(voir, 16 août 2007, et voir, le 16 août 2007).

[14] Pour illustration voir : le 16 août 2007

[15] Pour illustration voir : le 16 août 2007.

[16] En voici quelques exemples, pris à différentes époques :

WATTEAU, Diane au bain (pour illustration voir : le 16 août 2007)

- FRAGONARD, Les Baigneuses
(voir, le 16 août 2007); La chemise enlevée (avant 1778) (pour illustration voir, le 16 août 2007) ; Le Verrou (avant 1784) (pour illustration voir: le 16 août 2007)

- INGRES, La Baigneuse, dite baigneuse Valpinçon (1808) (pour illustration voir : le 16 août 2007); La grande Odalisque (1814) (pour illustration voir: le 16 août 2007)

- PICOT, L'amour et Psyché (1817) (pour illustration voir : le 16 août 2007)

- CHASSERIAU, La toilette d'Esther (1841) (pour illustration voir : le 16 août 2007)

- Hippolyte  FLANDRIN (1809-1864), Jeune homme nu assis au bord de la mer. (pour illustration voir: le 16 août 2007)

[17] Pour illustration voir: le 16 août 2007.

[18] Cit. par R.Duchêne, op. cit.,223.

[19] Cf. John Demos, The american family in past time, American Scholar,43, Summer 1974, 437.

[20] Cf. Michel Erlich, La femme blessée - Essai sur les mutilations sexuelles féminines, Paris, L’Harmattan, 1986, 64.

[21] Confère F. Barthe-Deloizy, op. cit., 27.

[22] Ibid., 80.

[23] Ibid., 203.

[24] Cf. Laura Mulvey, Visual and other pleasures, Mac Millan Press, London, 1989, 6 sq. ; A.Callen, Dega’s Bathers, in : R.Kendall- G.Pollock (ed.), Dealing with Degas, Pandora, London, 1992, p. 182 , n. 17.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 28 juin 2011 13:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref