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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Norbert Rouland, “Regards Pacifique: autonomie et autochtonie.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Laurent Sermet, Peuples autochtones: regards Pacifique, pp. 21-36. Nouvelle-Calédonie: Maison de la Mélanésie Paul de Deckker, 2016, 193 pp.

[21]

Introduction

[22]
[23]

Norbert Rouland

Professeur émérite, Faculté de Droit et de science politique, Aix-Marseille Université
ancien membre de l'Institut universitaire de France (chaire d'anthropologie juridique)

Regards Pacifique :
autonomie et autochtonie
.” [1]

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Laurent Sermet, Peuples autochtones : regards Pacifique, pp. 21-36. Nouvelle-Calédonie : Maison de la Mélanésie Paul de Deckker, 2016, 193 pp.

Résumé [23]
Introduction [23]

I.  L'altérité comme fondement des revendications autonomistes et autochtonistes [25]

A. De la reconnaissance des spécificités culturelles : un système juridique unitaire, même à la française, n'interdit pas le pluralisme juridique [26]
B. De l'autonomie et de l'autochtonie : une relation non automatique [29]

II. L'arc-en-ciel du Pacifique sud : l'autochtonie et l'autonomie en débat [30]

A. L'autochtonie : une revendication non unanime [30]
B. Destinées de l'autochtonie et de l'autonomie [32]

RÉSUMÉ

Résumé : L'autonomie et l'autochtonie sont particulièrement mis en débat dans le Pacifique Sud. Ils peuvent être dans des destins liés sans s'inscrire dans une relation automatique et fondamentalement ils posent la question de l'identité des peuples premiers.

INTRODUCTION

Jean Bodin et Portalis affirment des exigences d'accommodement et d'adaptation. Ce serait là une vertu de la République et de tout législateur qui doivent prendre en considération la diversité des citoyens et des peuples. Le premier souligne que « l'un des plus grands et peut-être le principal fondement des Républiques et d'accommoder l'estat au naturel des citoyens, et les édits et les ordonnances à la nature des lieux, des personnes et du temps [...] qui fait aussi qu'on doit diversifier l'estat de la République à la diversité des lieux, à l'exemple du bon architecte qui accommode son bâtiment à la matière qu'il trouve sur les lieux » [2]. Le second note que le « législateur ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois ; qu'elles doivent être adaptées  [24] au caractère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites » [3].

Porté par de grands projets, le législateur révolutionnaire a fait des choix différents de ces avertissements, plus tard aménagés par la jurisprudence constitutionnelle du XXe siècle. Les sociétés dites traditionnelles, presque toutes acculturées par la modernité et le contact avec les Européens étaient soutenues par d'autres armatures : notamment la prééminence des groupes, rendant inconnue la solitude, ce fléau des sociétés modernes, mais qui pouvait aussi être oppressive pour les individus. Dans ces mondes anciens, comme le rappelait Claude Lévi-Strauss, l'altérité commençait souvent très vite : aux limites d'une vallée, d'une baie ou d'une montagne. Non moins souvent, la qualité d'homme était refusée à des populations géographiquement très proches. Face au risque d'implosion ou d'anéantissement guerrier, beaucoup de sociétés surent faire alterner les échanges de conjoints, de biens, de dieux (qu'on pense au Panthéon des Romains, où une stèle était même dédiée au dieu ou à la déesse inconnus...). Avec les voyages transocéaniques se produisent la première forme de mondialisation et la dilatation de l'altérité. Jusqu'à la fin du XXe siècle, on crut volontiers à la résultante de l'uniformisation, à la dissolution des particularismes culturels hérités du passé. Dans bien des domaines, contre une logique superficielle, le contraire se produisit.

Englobées dans des États plus vastes, certaines communautés humaines originelles disparurent quasiment tandis que d'autres survivaient, au prix de plus ou moins de souffrances. Les politiques suivies par les États furent très diverses et aboutirent à des solutions différentes, suivant les rapports de force et les sentiments d'appartenance, parfois cristallisés dans la notion d'autochtonie. La décolonisation, ne conduisant pas nécessairement à l'indépendance [4], l'autonomie sont certaines de [25] ces solutions. Les circonstances historiques, la volonté des législateurs ont combiné ces différentes couleurs et sont parvenues à des tableaux différents.

Les rapports entre les concepts d'autonomie et d'autochtonie doivent être étudiés dans le Pacifique Sud, conscient que les concepts et catégories utilisées sont ceux du dominant et de son droit. La manipulation des concepts importés est cependant une condition de l'accès au discours du dominant. C'est pourquoi, la plupart du temps, les leaders autochtones sont ceux qui ont appris à les utiliser. Comment se croisent, s'entrecroisent, se combinent ou s'opposent autonomie et autochtonie ? Si l'altérité est une condition de l'émergence de l'une et de l'autre, l'une et l'autre ne vont pas nécessairement de concert.

I. L'altérité comme fondement des revendications
autonomistes et autochtonistes


L'histoire du droit toute entière montre que les empires ont toujours rencontré le problème de l'altérité et utilisé différents modes de gestion des tensions entre les différences et la volonté de domination. L'Empire romain et l'État russe de la période tsariste les ont largement admises, les aménageant de façon plus ou moins inégalitaire. Dans la pratique, l'État soviétique a cherché à les réduire. Les rois français, bien avant Staline, se sont comparés à des pères de leurs peuples. L'histoire française montre que la France a souvent cru en l'universalité des valeurs françaises, pour le pire comme le meilleur. Mais la République adopta dans son empire colonial le statut péjoratif de l'indigénat, justifié par son caractère transitoire, dans l'attente d'un stade d'évolution suffisant des colonisés. On sait comment chemina l'histoire et la part que l'effort de guerre demandé aux colonisés joua dans le processus de décolonisation. On sait aussi que le régime unitaire des États, comme en France, autorise la production de normes différenciées et que la différentiation prônée comme valeur est propre à valoriser des formes d'autonomie voire d'autochtonie.

[26]

A. De la reconnaissance des spécificités culturelles :
un système juridique unitaire, même à la française,
n'interdit pas le pluralisme juridique


En France, l'origine et implicitement son corollaire, l'ethnie, sont prohibées par l'article premier de la Constitution de 1958, qui « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion », sans compter la mise en infamie du communautarisme, accusé de toutes les dérives. Pourtant, ainsi que nous l'affirmions il y a une quinzaine d'années :

« L'identification ethnique ne conduit pas fatalement au conflit. Le drame yougoslave ne doit pas faire oublier des exemples positifs de coexistence ethnique tels que la vivent des États comme la Suisse, la Belgique, les Pays-Bas, les États Scandinaves, l'île Maurice, la Polynésie française, etc. De même, on remarquera que le communautarisme n'est pas nécessairement l'antithèse de l'intégration [...]. Au contraire, les théories de la 'nouvelle ethnicité', comme celles du pluralisme juridique insistent sur le fait que tout individu possède des appartenances multiples et les combinent de façon changeante ou en fonction de ses intérêts. [...] Véritable Janus, l'ethnie ne peut contribuer à la pacification sociale et à l'enrichissement culturel qu'à certaines conditions. Un régime politique démocratique, juste régulateur des différences ; la réduction des inégalités sociales et économiques, dont l'ampleur peut conduire au repliement identitaire et à la haine de l'Autre ; la croyance que, si des valeurs universalisables à des valeurs de pacte entre groupes culturellement différents sont envisageables, celles-ci ne tomberont pas du ciel et ne pourront résulter que d'un travail commun de reconstruction opérée à partir des différences culturelles et non de leur négation. On conclura donc à la nécessité de se tenir à distance des positions extrêmes » [5].

Observons que si le critère de l'origine est formellement prohibé par la Constitution, il n'en demeure pas moins que cette idée, couplée avec celle de naissance, est une des composantes essentielles de la conception française de la nation, comme le [27] rappelle opportunément Jean-Louis Harouel dans un ouvrage récent [6]. En 1900, le juriste allemand Ernest Lehr faisait à juste titre remarquer que l'étymologie de nation venait du verbe latin nasci, naître. Pour autant, on comprend bien la prohibition constitutionnelle de la notion d'origine. C'est une précaution contre la résurgence du racisme, moins de quinze ans après la fin de la Seconde guerre mondiale et la shoah. Mais le racisme est une exacerbation pathologique de l'origine.

L'image de la pyramide de Kelsen, le concept de pureté du droit sont rassurants, dans la mesure où le principe de la hiérarchie des normes ne fait pas obstacle à ce qu'une norme supérieure autorise la production de normes différenciées. En ce sens, le pluralisme juridique n'est pas incompatible avec l'idée générale d'un système juridique unique. Quoi qu'il en soit, l'histoire des rapports juridiques entre la France et ses outre-mers depuis la fin du Second conflit mondial le montre bien. En même temps, la France fait état d'hésitations constitutionnelles, largement dépendantes des contextes politiques. Sur certains points, on a pu parler de « jurisprudence erratique du Conseil constitutionnel » [7]. Ces hésitations sont autant de broderies autour de motifs centraux dessinés sous la première République française.

Après la défaite des Girondins, partisans d'une certaine décentralisation, celle-ci s'est organisée autour des principes de l'unité du peuple français, de la disparition des coutumes (rappelée dès le début du Code civil) et de l'indivisibilité du territoire. À plusieurs reprises, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a reçu cet héritage (voir CC, 9 mai 1991, Statut de la Corse ; CC, 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires). Parallèlement, dans les instances internationales, la France a toujours nié posséder sur son territoire des minorités et des peuples autochtones. Quand elle a ratifié des conventions, elle a d'ailleurs toujours posé des réserves sur les parties de ces textes [28] instituant des droits particuliers au bénéfice des minorités et des peuples autochtones. Si en 2007, la France a signé la Déclaration des Nations Unies des droits des peuples autochtones, elle a exclu que celle-ci puisse s'appliquer dans son territoire, en raison que ceci créerait des catégories de population possédant des droits différents.

Et pourtant..., dès qu'on y regarde de plus près, comme le fait André Roux, ces déclarations de principe sont interprétées de différentes manières, subtiles et changeantes, au point que l'on peut parler d'hésitations. Or comme l'a bien montré sur un plan général Michel Troper, c'est l'interprétation qui fait la loi.

Si la notion de peuple est abstraite et une, un artefact construit par le juriste autour d'un concept unitaire, la notion de populations est plus concrète et permet la différenciation dans l'unité consacrée. L'article 72-3 de la Constitution révisée en 2003 dispose que : « La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d'outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité ». À ces populations d'outre-mer est reconnu un droit à la libre détermination. Toutefois, l'Accord de Nouméa du 5 mai 1998, qui a valeur constitutionnelle, fait référence à l'existence du peuple kanak de nature à créer une zone d'ombre sur la notion de peuple.

Ces hésitations se caractérisent par un certain nombre de conséquences et un certain effet de trompe-l'œil en ce qui concerne les particularismes admis dans notre ordre constitutionnel. Sur quelles bases sont constituées ces populations ? L'anthropologue y verra un assemblage de groupes humains de différentes origines : autochtones, européens, asiatiques, etc. Ce que traduisaient d'ailleurs les recensements à base ethnique, interdits depuis 1988 en Polynésie mais pas en Nouvelle-Calédonie. Car les distinctions fondées sur l'origine, fussent-elles positives, sont prohibées par la Constitution. Celle-ci ne dit rien de l'ethnie qui a une composante plus culturelle. Il reste que le terme ethnie a mauvaise presse, dans la mesure où on le soupçonne de n'être que le maquillage culturel de la discrimination raciale ou le prétexte de l'intolérance identitaire, alors que les groupes autochtones revendiquent fortement une identité ethnique sur la scène internationale. L'ONU a d'ailleurs [29] adopté en décembre 1992 une Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques.

B. De l'autonomie et de l'autochtonie :
une relation non automatique


La définition des populations d'outre-mer s'inscrit dans un contexte très différent de celui des peuples autochtones définis par la doctrine et dans le droit international. Celles-ci sont à vrai dire foison. On en retiendra qu'elles postulent en général l'ascendance commune des populations présentes avec les premiers occupants des territoires, l'occupation par une puissance extérieure de terres ancestrales, diverses particularités culturelles (dont la langue). Il reste que dans les faits, les différentes mesures de discrimination positive profitent à ce qu'il faut bien appeler les populations autochtones, surtout en Polynésie française où les Polynésiens forment plus de 80 % des habitants du territoire.

L'ambiguïté de ces positions apparaît aussi quand on examine certains concepts, parmi lesquels celui d'autonomie. De façon provocante, pourrait-on définir l'autonomie comme l'indépendance du pauvre ou du faible ? On pensera à ce sujet aux revendications faites au gouvernement chinois par le Dalaï-lama pour le peuple tibétain. En fait, l'autonomie comme l'autochtonie peuvent revêtir bien des visages. Dès le début du XXe siècle, on assiste à la multiplication des revendications d'autonomie nationale juive, soit sur une base territoriale, soit sur une base personnelle, la seconde option étant celle de la plupart des juifs d'Europe centrale, alors que la première a servi de base au courant des migrations vers la Palestine. À la même époque, les penseurs austro-marxistes (Karl Renner) voient en l'autonomie le droit d'un peuple à ne pas devenir un État plutôt qu'une voie vers la sécession et l'indépendance. Plus près de nous, diverses constitutions ont mis en œuvre cette définition de l'autonomie dans un cadre interne (Constitution espagnole de 1978 par exemple). La collectivité autonome ressemble à un État, mais elle n'en est pas un. Elle ne dispose pas de son propre système juridictionnel. Ses institutions politiques sont déterminées non par une Constitution, mais par une loi.

[30]

II. L'arc-en-ciel du Pacifique sud :
l'autochtonie et l'autonomie en débat
 [8]

L'autochtonie n'est pas forcément le cadre jugé le plus approprié par les populations originelles pour fonder leurs revendications. Pour un peuple autochtone, ou qualifié tel, une option se présente : soit la revendication d'une autonomie, qui ne débouche pas nécessairement sur le droit à l'indépendance, et donc à former un État distinct ; soit un droit à la décolonisation, qui même progressive, aboutit logiquement à l'indépendance. En toute hypothèse, l'autochtonie n'est pas une revendication unanime et une diversité de destinées apparaît en ce qui concerne les politiques de l'autochtonie et de l'identité.

A. L'autochtonie : une revendication non unanime

Prohibée a priori en France, l'autochtonie est valorisée dans plusieurs États et territoires du Pacifique, même si elle n'est pas exclusive. À Rapa Nui, devenue chilienne, le peuplement originel est polynésien. Ici, les revendications sont fondées davantage sur le droit à la décolonisation et à l'indépendance que sur l'autochtonie. Le mouvement polynésien indépendantiste refuse de voir les Polynésiens réduits au rang d'une ethnie parmi d'autres dans le cadre multiculturel instauré par l'État chilien, en dépit que ce dernier ait ratifié la Convention n° 169 de l'Organisation internationale du travail qui s'aligne sur la conception de l'autochtonie du droit international.

Quant à l'autochtonie, le cas de Fidji, illustré par un bel article de Florence Faberon [9], est particulièrement intéressant, par les variations que l'histoire récente y a organisées autour du concept d'ethnie. Cet archipel de Mélanésie, située à l'est de la Nouvelle-Calédonie, a été colonisé par les Britanniques en 1874. Ceux-ci ont garanti aux autochtones mélanésiens la propriété de [31] leurs terres, en tant que communauté originelle. Ces derniers étaient évidemment largement majoritaires. En 1881, sur une population totale de 127 000 habitants, ils étaient 114 000. Mais 60 ans plus tard, la situation se présentera tout autrement, en raison de l'importation massive par les Britanniques de travailleurs indiens. En 1946, les autochtones mélanésiens étaient 118 000 ; ceux qu'il convient maintenant d'appeler les Indo-Fidjiens, 120 000, cela sur une population totale de 259 000 habitants. Ce déséquilibre en défaveur des autochtones va encore s'accentuer : en 1966, à la veille de l'indépendance proclamée en 1970, les autochtones sont 202 000, les Indo-Fidjiens, 241 000. À partir de l'indépendance, l'ethnie connaît des sorts divers au gré des constitutions et des coups d'État entre quotas ethniques et suppression de tout quota ethnique. La Constitution du 6 septembre 2013 met fin à la représentation ethnique : « Nous, peuple fidjien, reconnaissant le peuple autochtone des I Taukei [les Fidjiens mélanésiens], le fait que ceux-ci jouissent de la propriété des terres I Taukei, ainsi que leur culture, coutumes, traditions et langue unique, reconnaissant le peuple autochtone des Rotumans de l'île de Rotuma, le fait qu'ils jouissent de la propriété des terres Rotuman, leur culture, coutumes, traditions et langue unique [...]. Déclarons que nous sommes tous Fidjiens unis par une nationalité commune où tous sont égaux ».

À Hawaï, l'utilisation de la notion de peuples autochtones du droit international s'inscrit dans le cadre d'un débat stratégique. Certains milieux hawaïens entendent contester l'annexion américaine de 1893 et donc affirmer un droit à l'indépendance. D'autres, au contraire, s'inscrivent dans la perspective classique, consistant à revendiquer des droits en tant que peuples autochtones englobés dans un ensemble plus vaste, celui de l'État devenu dominant, dans le prolongement de la doctrine Marshall du XIXe siècle aux États-Unis. L'inconvénient est alors qu'on s'inscrit dans un autre contexte que le droit à l'indépendance [10].

[32]

B. Destinées de l'autochtonie
et de l'autonomie


Dans le cadre des colonies de peuplement, le colonisateur a pu s'inscrire, comme en Amérique du Nord, sur la réduction et la progressive disparition de la présence autochtone. À la différence des exemples précédents, est affirmée clairement une double politique d'appropriation des terres et d'assimilation des personnes. Ce fut le cas de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, et même de la Nouvelle-Calédonie, avec des nuances. L'Australie représente le cas le plus poussé : application de la doctrine terra nullius, entraînant l'acquisition d'un « titre radical » par la Couronne. En Nouvelle-Zélande, cette acquisition par la Couronne s'accompagna malgré tout d'une reconnaissance de la souveraineté originelle des chefs maoris dans un traité conclu à Waitangi en 1840. Au milieu du XIXe siècle (1850 pour l'Australie, 1852 pour la Nouvelle-Zélande) le colonisateur octroie un gouvernement autonome à ce territoire. Les parlements définissent alors le statut individuel et collectif des autochtones ainsi que leurs formes de propriété territoriale. À partir des années 1970, les revendications s'intensifient, comme en Amérique du Nord. En Nouvelle-Zélande, le Parlement vote en 1975 la création du Tribunal de Waitangi qui élabore une politique biculturelle entre les Maoris et les Européens (Pakeha). Dans ce cas, c'est par l'action d'institutions du régime d'autonomie que les revendications autochtones ont été prises en compte. En Australie, le tournant est radical par rapport au passé. Toujours dans cette même période des années 70, à la suite de l'arrêt Mabo, le législateur aboli la doctrine de la terra nullius en reconnaissant le titre indigène.

En Nouvelle-Calédonie, contrairement à la Polynésie française qui n'a pas été une colonie de peuplement, les coutumes autochtones sont restées beaucoup plus fortes. Les Kanak ont connu le régime des réserves, et comme la plupart des minorités (dans un sens non juridique du terme), ils ont plus intensément ressenti leur condition de sujétion à une majorité venant d'ailleurs. Aussi, alors que l'identité culturelle polynésienne se développe largement en marge du registre de l'autochtonie du droit international, ce n'est pas le cas en Nouvelle-Calédonie. Des institutions coutumières ont été juridiquement consacrées. Il est [33] aussi intéressant de noter l'adoption en 2014, par le sénat coutumier de la Nouvelle-Calédonie, d'une Charte du peuple kanak qui fait notamment référence à un ordre public coutumier, au pluralisme juridique et définit le droit à l'auto-détermination du peuple kanak au sens dans lequel il est entendu dans le droit international des peuples autochtones, c'est-à-dire s'exerçant au niveau interne. Elle n'a aucune valeur juridique [11], mais pendant longtemps, la Déclaration française des droits de l'homme de 1789 n'en a pas eu non plus... Cette forte revendication de l'identité culturelle s'inscrit dans la dialectique des droits des peuples autochtones reconnus sur le plan international. Quant à l'autonomie, elle semble ici maximale au sein de la République.

À la différence de la Nouvelle-Calédonie et de Wallis-et-Futuna, la Polynésie n'est pas soumise au régime du statut personnel de l'article 75 de la Constitution. L'évitement du registre de l'autochtonie est différent des exemples fidjiens et hawaïens. Ici, on ne rencontre pas, au moins sur le plan institutionnel, de clivage racial entre colonisateur français et polynésien colonisé. En Polynésie l'autochtonie, incontestable sur le plan historique et anthropologique, n'est pas une catégorie juridique. De plus, sur le plan local, elle n'est pas utilisée par les partisans de l'autonomie à la française, dans la mesure où ceux-ci ne sont pas indépendantistes. Cependant, l'ONU, le 17 mai 2013, sous la pression des indépendantistes polynésiens, a réinscrit la Polynésie française dans la liste des pays à décoloniser : ce qui signifie que pour cette instance, la Polynésie française reste un territoire non autonome au sens de la Charte des Nations Unies, ce qui implique un certain contrôle des mesures prises par la France en Polynésie.

En Polynésie française, l'autonomie n'est nullement par elle-même porteuse de l'autochtonie. Elle ne vise pas à restaurer ou adapter des institutions coutumières, mais opère un partage des pouvoirs en droit positif entre l'État et la collectivité ultramarine. De surcroît, l'autonomie façon polynésienne n'offre qu'un cadre [34] restreint à l'expression des identités culturelles, comme le constate Marc Debène [12]. Force est de constater qu'à la différence de la Nouvelle-Calédonie, où paradoxalement les réserves, comme en Amérique du Nord, ont joué le rôle de conservatoires, l'acculturation fut si intense en Polynésie française que peu d'institutions traditionnelles y ont survécu. On cite toujours en exemple l'adoption coutumière [13] Fa'a'amu, à l'origine mode d'alliance entre groupes différents, à la manière de l'échange des conjoints cher à Lévi-Strauss. S'il est vrai que la profondeur de cette acculturation suscite des réactions identitaires, avec leurs manifestations culturelles, comme la très grande diffusion des tatouages en Polynésie, le renouveau de la danse... on voit cependant que l'autonomie ne constitue nullement de façon obligatoire la préservation des coutumes, chère à l'autochtonie, même si par ailleurs comme en Nouvelle-Calédonie elle peut promouvoir l'identité culturelle du peuple premier. La Nouvelle-Calédonie, où l'acculturation a été moins profonde qu'en Polynésie, constitue un terrain privilégié pour l'appel à la coutume... mais aussi le recours à ses manipulations [14].

Si globalement la Polynésie représente un cas d'autonomie sans autochtonie, la Guyane française illustrerait au contraire la configuration de l'autochtonie sans l'autonomie [15]. À la différence [35] des Polynésiens, les Amérindiens ne représentent que 4% de la population guyanaise (10 000 individus pour une population totale de 225 000 habitants), ce qui les met évidemment en position de faiblesse. Les Noirs marrons sont plus nombreux (environ 50 000), mais n'ont jamais revendiqué de droit en tant que peuples autochtones. Les Amérindiens ne disposent que de très peu d'institutions politiques qui leur soient reconnues comme spécifiques. La France a malgré tout pris des mesures symboliques. Le décret du 14 avril 1987 a accordé aux « communautés d'habitants tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt » la possibilité de se voir attribuer des « zones de droit d'usage » et concéder ou céder collectivement des terres domaniales. D'autre part, en 1989, a été créée la commune d'Awala-Yalimapo, majoritairement peuplée par des Amérindiens. En 1981 est créée l'Association des Amérindiens de Guyane française, qui organise en 1984 le premier rassemblement des Amérindiens de Guyane. Ses dirigeants s'affirment comme les descendants des « premiers habitants » et demandent la reconnaissance des « peuples amérindiens » et de leur « souveraineté » sur leurs territoires. En 1992, le leader Félix Tiouka porte les revendications amérindiennes de Guyane à l'ONU. L'État français a satisfait partiellement certaines de ces revendications en élaborant un dispositif foncier spécifique aux Amérindiens et aux Noirs marrons.

En 1996, nous concluions un manuel de Droit des minorités et des peuples autochtones, par des propos toujours actuels, afin d'illustrer le renouveau en droit de la force minoritaire et autochtone, qui a bien failli sombrer au cours de la Seconde guerre mondiale et en raison du modus vivendi politique établi après celle-ci :

« Nous sommes en 1897 : la France a annexé la Polynésie, il y a déjà dix sept années. Gauguin a 49 ans. Il peint un tableau, Te Rereiora (Le Rêve). Trois personnages sont assis sur le sol d'une pièce dont la vacuité contraste avec les murs richement décorés. Une femme à la peau sombre a le visage tourné vers l'observateur, mais elle ne le regarde pas. [36] Sa chemise est tombée, dévoilant une poitrine adolescente. Elle tient son menton dans la main, pensive. Gauguin mourra cinq ans plus tard, rongé d'ulcères, vêtu comme un cacique d'habits aux couleurs flamboyantes. Il s'éteint aux Marquises, dans un de ces paysages polynésiens visibles en arrière plan du tableau : des vallons ocres doucement éclairés par un crépuscule mauve. La jeune femme leur tourne le dos, perdue dans son rêve intérieur. Un monde s'abolit dans le passé.

Il en émerge aujourd'hui, dans une nouvelle aube ».


[1] Cette contribution reprend pour partie la communication de l'auteur au colloque « Polynésie française, 30 ans d'autonomie : bilan et perspectives », organisé par l'Assemblée territoriale de Polynésie française à Papeete, des 27-30 juin 2014. Elle a fait l'objet d'une publication intégrale dans les actes du colloque (« Autonomie et autochtonie dans la zone Pacifique sud : approches juridique et historique », in Jean-Christophe Bouissou, Polynésie française, 30 ans d'autonomie : bilan et perspectives, Anthony Angelo - Yves Louis Sage Editors, 2014, p. 17-54) et à la RFDC (décembre 2015, p. 911-933).

[2] Jean Bodin, La République, V-I.

[3] Portalis, Discours préliminaire prononcé lors de la présentation du projet de Code civil, An XI.

[4] Voir le concept de décolonisation tardive développée par Jean-Marc Regnault (L'ONU, la France et les décolonisations tardives : l'exemple des terres françaises d'Océanie, Aix-en-Provence, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 2013, 249 p.).

[5] Norbert Rouland, Droit des minorités et des peuples autochtones, Paris, PUF, 1996, p.25-26.

[6] Voir Jean-Louis Harouel, Revenir à la nation, Paris, éditions Jean Camille Godefroid, 2014, 166 p.

[7] André Roux, « Peuple et population(s) dans la Constitution de 1958 », in Jean-Yves Faberon, Viviane Fayaud et Jean-Marc Regnault (dir.), Destin des collectivités politiques d'Océanie, volume I, Aix-en-Provence, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 2011, p. 81-91.

[8] Voir Martin Preaud, « Peuples autochtones dans le Pacifique-Héritages coloniaux et gouvernance autochtone », in Irène Bellier (dir.), Peuples autochtones dans le monde, Les enjeux de la reconnaissance, Paris, L'Harmattan, 2013, p. 113-130.

[9] Voir Florence Faberon, « Représentation ethnique et droit constitutionnel à Fidji », Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger, 2014, n° 2, p. 513 et s.

[10] Voir Norbert Rouland (dir.), Droit des minorités et des peuples autochtones, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 371-373.

[11] Voir François Feral, L'adoption de la Charte du peuple kanak de Nouvelle-Calédonie — Des prémices d'un pluralisme juridique : origine, fondements et perspectives des droits autochtones du peuple kanak (URL).

[12] Voir Marc Debène, Préface à Alain Moyrand, Droit institutionnel de la Polynésie française, Paris, l'Harmattan, 2012, p. 9.

[13] Voir Gilda Nicolau, « Le traitement juridique des transferts coutumiers d'enfants dans les collectivités et départements d'outre-mer français, entre pluralisme et acculturations réciproques », in Ghislain Otis (dir.), L'adoption coutumière autochtone et les défis du pluralisme juridique, Québec, Presses de l'Université Laval, 2013, p. 199-201.

[14] Il y a une vingtaine d'années, des Kanak ont utilisé les conceptions européennes du clan et de la parenté, arbitrairement plaquées sur leur société par le colonisateur pour pouvoir acquérir des espaces et immeubles urbains sans bourse délier, arguant de procès-verbaux de palabres tenus entre les membres du seul clan du mari (alors que le principe kanak est ambibilinéaire) pour soutenir des revendications de biens situés en zone urbaine à plusieurs centaines de kilomètres du lieu de conduction (alors que la culture kanak est hostile à toute propriété absentéiste). Tout cela au nom d'une tradition consciemment inventée et présentée comme authentique.

[15] Voir Stéphanie Guyon et Benoît Trépied, « Les autochtones de la République : Amérindiens, Tahitiens et Kanak face au legs colonial français », in Irène Bellier (dir.), Peuples autochtones dans le monde, Paris, l'Harmattan, 2013, pp. 97-105 ; Norbert Rouland, « Être amérindien en Guyane française : de quel droit ? », Revue française de droit constitutionnel, n° 27, 1996, p. 493-522.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 27 novembre 2017 6:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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