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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L'ÉTAT FRANÇAIS ET LE PLURALISME.
Histoire politique des institutions publiques de 476 à 1792
.
(1995)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Norbert Rouland, L'ÉTAT FRANÇAIS ET LE PLURALISME. Histoire politique des institutions publiques de 476 à 1792. Paris: Odile Jacob, Éditeur, 1995, 376 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, professeure retraitée de l'enseignement à l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 janvier 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]


[11]

Introduction

Les traditions françaises


Cet ouvrage est le fruit d'un projet commun à son éditeur et à son auteur. D'abord fournir aux étudiants de premier cycle une vision panoramique de l'histoire des institutions publiques françaises. Soit un parcours de treize siècles, inauguré par le lent effacement de l'Empire romain d'Occident. Il se termine par l'évocation des trois premières années de la Révolution, qui marquent encore profondément notre vie politique et le droit positif. Il fallait le faire dans un volume – et donc pour un prix – raisonnables. D'où un premier choix, qui m'apparut très clair. Loin de prétendre à l'exhaustivité, tombeau de bien des ouvrages, j'ai souhaité mettre l'accent sur la dimension politique de l'histoire de nos institutions. Celle des rapports de compétition, subordination ou coexistence existant entre les différentes forces qui ont lutté pour le contrôle politique des hommes et du territoire, à travers une étonnante variété de configurations. En premier l'État. C'est autour de lui que s'ordonne classiquement la notion d'institution publique ; c'est lui qui a su utiliser au mieux toute la puissance du droit et le savoir de ses interprètes. Mais aussi l'Église, la papauté, les seigneurs féodaux, la bourgeoisie : autant d'acteurs principaux de très longues rivalités.

Une autre ambition anime notre projet. Donner à lire à un public plus vaste, simplement intéressé par l'histoire de la France. Ce manuel emprunte donc à l'essai. Un axe central s'imposait, sans faillir au premier but. Avant de le tracer, comprenons bien ce qu'est l'Histoire. Contrairement à ce que prétendent souvent ceux qui en vivent, elle n'explique pas tout partout et toujours. Un étudiant en droit peut devenir un très bon avocat d'affaires sans connaître le Digeste de Justinien ou le Décret de Gratien, pas plus que la procédure formulaire. On peut se servir d'un moteur sans connaître ses mécanismes. Jusqu'au jour où celui-ci tombe en panne. Alors le recours à l'histoire, ce silo d'expériences, peut s'avérer nécessaire. À condition de savoir [12] que l'histoire peut donner souvent des idées, et rarement des solutions. Elle n'est qu'une matière qu'il nous faut former. Si l'histoire peut éclairer le présent, elle en est toujours le reflet. C'est de notre temps que nous lançons vers elle nos questions ou y cherchons la confirmation de nos certitudes.

Outre la crainte du chômage, si vive pour ses jeunes, notre société est aujourd'hui transpercée par la recherche de son identité, que cristallise – bien mal et de façon trop souvent démagogique – le discours politique sur l'immigration. Car définir ses rapports avec l'Autre implique qu'on se cerne soi-même.

La France est-elle devenue une société multiculturelle ; sommes-nous en marche vers la dislocation de l'unité française, ou au contraire vers une forme de vie démocratique supérieure parce que davantage pluraliste ; pouvons-nous invoquer une tradition française qui nous donne quelques repères ? Autant de graves questions qu'il faut confronter à notre histoire.

Je voudrais montrer ici que l'État français s'est édifié, et a construit la Nation, par une politique volontariste, plus affirmée que dans la plupart des autres pays d'Europe occidentale. Cela au prix d'une longue et progressive tension, scandée par des reculs et affaissements, entre l'ambition centralisatrice de la monarchie et la structure plurielle de la société et des systèmes juridiques la régissant. L’État français et le pluralisme : telle sera notre interrogation majeure. Encore faut-il s'entendre sur les termes.

La longue histoire de l'État dans notre pays a pris bien des formes. Elle naît au sein d'un royaume barbare parmi d'autres, celui des Francs, très loyalistes envers l'Empire romain. Elle s'incorpore ensuite au vaste Empire européen de Charlemagne. Puis tout disparaît, ou presque. Durant la féodalité, la monarchie survit face aux princes territoriaux et aux pouvoirs des sires, qui s'étendent même sur l'Église. Mais elle demeure. Et à la fin du XIIe s'engage un processus qui dure encore. Le monarque et ses juristes construiront patiemment un État aspirant à l'autonomie. Par rapport au pape, dont le glaive sera brisé. Par rapport aux féodaux, pour toujours abaissés depuis le soir du dimanche de Bouvines. Mais aussi, et c'est plus grave, par rapport à la société et à la diversité de ses courants. L'État français a pensé l'unité en termes d'uniformité. Sur ce point la proclamation révolutionnaire de l'égalité civique dans la Déclaration des droits de l'Homme de 1789 n'est que l'aboutissement d'un long chemin.

Pourtant nous identifions exclusivement à la République la tradition égalitaire. Et nous ne nous trompons pas vraiment. Avec une rapidité dont nous pouvons encore nous étonner, les révolutionnaires et leurs juristes ont en trois ans tiré les conséquences extrêmes d'une évolution pluriséculaire, et renversé des obstacles que la monarchie ne pouvait ou ne voulait abattre.

[13]

Jusqu'à l'heure actuelle où vacillent les certitudes, la tradition française paraît donc être celle d'une triple centralisation : politique, administrative et juridique.

Mais en partie seulement, et c'est là que le commerce de l'histoire devient fructueux. Car cette tradition centralisatrice, qui brille de tous ses feux à partir de la Révolution connut des échecs et des engloutissements, et demeura longtemps frêle et incertaine. Elle ne dut sans doute sa victoire qu'à la patience et à l'obstination avec lesquelles la monarchie la construisit. Elle se heurtait en effet à une autre tradition, beaucoup plus longue, et plus solidement ancrée : celle du pluralisme juridique.

Que signifie ce terme [1] ? Je le définis pour ma part comme une représentation théorique suivant laquelle à la pluralité des groupes sociaux correspondent des systèmes juridiques multiples agencés suivant des rapports de collaboration, coexistence, compétition ou négation, suivant les circonstances historiques et sociales. Un pluralisme juridictionnel double fréquemment ce pluralisme normatif. Il s'ensuit que le droit de l'État n'est pas le seul, ni même nécessairement le plus efficace dans la régulation des rapports sociaux. De plus, l'individu appartient simultanément à plusieurs réseaux dont chacun peut éventuellement être producteur de droit, ce qui lui permet de jouer sur ces appartenances multiples au mieux de ses intérêts. Nous verrons ainsi que le droit des relations personnelles et des rapports fonciers n'est pas le même suivant la catégorie sociale des personnes considérées. Ou encore que souvent le justiciable disposait d'une faculté d'option entre la justice seigneuriale et la justice ecclésiastique, beaucoup mieux administrée. Le pluralisme permet l'expression de la diversité et son maintien. Mais il peut aussi déboucher sur des conflits de normes. Le droit seigneurial du mariage est très contraignant pour le serf, alors que le droit ecclésiastique lui octroie une beaucoup plus grande liberté : le même mariage peut être refusé par l'un et accepté par l'autre. L'étudiant en droit formé dans les pays anglo-saxons peut facilement comprendre les présentations pluralistes du droit car le droit est dans ces pays moins légiféré que chez nous par le pouvoir central.

Il n'en va pas de même pour l'étudiant français, habitué dès le début de ses études à attribuer à l'État le monopole du droit. Comme l'a écrit le constitutionnaliste Carré de Malberg (1861-1935) : « Dans l'ordre de la réalité sociale, il ne peut naître de droit proprement dit [14] antérieurement à la loi de l'État [...] le point de départ de tout ordre juridique, c'est l'apparition de la puissance créatrice du droit, c'est-à-dire de l'État lui-même [2]. » Pourtant chacun de nous constate qu'au cours de la même journée, il peut successivement se référer à plusieurs ordres normatifs investis de la force contraignante qu'on attribue généralement au droit : cercle parental, associations volontaires, réglementation professionnelle, droit de l'État, et éventuellement droit religieux. Ces systèmes juridiques peuvent être ou non reconnus par l'État (il y a une réglementation des cercles de joueurs de pétanque qui n'est pas la même que celle de la Mafia), mais ils existent bel et bien pour ceux qui en sont les acteurs, ou même les adversaires (les policiers se plaignent que les lois du milieu changent ou disparaissent). Le débat est ouvert, mais je n'en traiterai pas ici sur le plan théorique, me contentant de remarquer avec Montesquieu : « Il y a certaines idées d'uniformité qui saisissent quelquefois les grands esprits [...] mais qui frappent infailliblement les petits. Ils y trouvent un genre de perfection qu'ils reconnaissent, parce qu'il est impossible de ne pas découvrir les mêmes poids dans la police, les mêmes mesures dans le commerce, les mêmes lois dans l'État, la même religion dans toutes ses parties. Mais cela est-il toujours à propos sans exception ? [...] la grandeur du génie ne consisterait-elle pas à savoir dans quels cas il faut l'uniformité et dans quels cas il faut des différences ? [...] Lorsque les citoyens suivent les lois, qu'importe qu'ils suivent la même [3] »

Constatons en tout cas que le pluralisme social et juridique a constitué pendant au moins une dizaine de siècles (si l'on date son affaiblissement de la fin du Moyen Âge) la tradition dominante de notre pays, même si une autre, uniformisante, l'a par la suite recouvert.

Les Romains ne cherchèrent jamais à uniformiser l'Empire ni à répandre leur droit au détriment des institutions autochtones. Au contraire, ils se mirent à parler grec et accueillirent les divinités étrangères dans leur panthéon. Telle est sans doute l'une des causes majeures de la longévité de l'Empire, qui mériterait plus d'attention que sa chute. Plus tard, l'Europe naît au sein d'une diversité ethnique consacrée par le droit, qui devient territoriale – et pour longtemps – à l'orée de la féodalité. Mais même alors, on ne change pas seulement de droit en quittant une seigneurie pour une autre. Le droit des seigneurs, celui des vilains, des serfs, des clercs ou du roi ne sont pas les mêmes. Dans les universités, jusqu'à la fin du XVIIe, les étudiants n'apprendront pas le droit français, mais ceux des élites : le droit romain et le droit canonique. Un tel tableau est devenu pour nous [15] d'un exotisme profond. Car nous sommes habitués à l'idée selon laquelle il est normal pour tous de vivre suivant un même droit. Idée d'ailleurs trompeuse, que dément chaque jour la profusion des réglementations catégorielles, mais c'est notre mythologie, et elle est en cela respectable. Pendant de très longs siècles, cette idée eût semblé étrange à l'écrasante majorité des Français. À l'exception des dirigeants politiques, des administrateurs, des juristes au service du monarque et des élites ecclésiastiques : quelques minorités, mais elles formaient les premiers cercles du pouvoir, ceux qui décident pour les autres.

Or à l'orée du XVIIIe siècle, s'amorce un tournant décisif. L'État monarchique renaît, et va entreprendre avec patience et efficacité d'éteindre les différents foyers du pluralisme juridique. Aujourd'hui, nous semblons de nouveau parvenus à une croisée des chemins. Les monopoles de l'État sont démantelés un peu partout dans les démocraties occidentales, au nom de la déréglementation. Les revendications des minorités conduisent les instances internationales et européennes à déclarer leurs droits, ainsi que ceux des autochtones [4].

Il est donc temps de se tourner vers nos traditions pour en faire l'inventaire, et les réinterpréter afin de pouvoir mieux répondre aux défis du siècle à venir. Les légistes du roi ont su plier le droit romain aux ambitions politiques de leur maître. Il n'y a nulle raison de supposer que nos étudiants seront moins habiles qu'eux une fois formés.

Afin de leur faciliter le long cheminement qu'il convient maintenant d'entreprendre, j'ai adopté un plan chronologique. Une première partie sera consacrée au Haut Moyen Âge (Ve-Xe siècles), où s'opèrent un lent amalgame des cultures et une première restauration de l'État avec l'Empire carolingien. Une deuxième partie nous plongera dans le monde légendaire et brutal de la féodalité (Xe-XIIe siècles) où se réagencent les mécanismes de distribution du pouvoir. Une troisième partie (XIIIe-XVe siècles) verra se mettre en mouvement les engrenages de la centralisation étatique qui conduiront à une brève période d'absolutisme dont la quatrième partie nous montrera les limites (XVIe-XVIIIe). Enfin, dans une cinquième partie, nous étudierons le processus révolutionnaire (1770-1792) dont je préciserai le legs à notre temps. Nous aurons alors parcouru une quinzaine de siècles. Mais comment les choses ont-elles commencé ?

Rome demeurera : la plupart des habitants de l'Empire romain d'Occident en sont convaincus. Malgré les Barbares. On les connaît depuis longtemps. Beaucoup d'entre eux vendent des esclaves aux Romains, des matières plus précieuses comme l'ambre, ou s'engagent dans les légions et combattent d'autres Barbares. Souvent des fuyards, [16] apeurés par les Huns. De plus en plus, la peur se mue en violence : des domaines sont attaqués, des villes pillées. Mais en 410, la Ville tombe : le Wisigoth Alaric met Rome à sac.

Dès lors on doute. Et les païens accusent : le Dieu des chrétiens n'a pas protégé l'Empire, qui s'était donné à lui un siècle plus tôt. En Afrique, un évêque berbère est bouleversé. Il entreprend d'écrire une méditation passionnée, et pleine d'espoir [5]. L'Empire n'est peut-être pas à son terme. Mais quand cela serait, le Christ est venu rajeunir le monde romain. Associée à lui, convertie, Rome régnera pour l'éternité. Saint Augustin mourra en 430 dans sa ville d'Hippone [6], assiégée par les Vandales.

Dix ans plus tard, Salvien, un prêtre marseillais, écrit un traité sur la Providence. Les Goths y tiennent une place de choix. Pourtant, il ne les connaît pas. Ils ne sont pas loin, en Aquitaine, mais ils n'ont jamais réussi à prendre Arles, la préfecture des Gaules. Salvien est beaucoup plus moralisateur qu'Augustin. Ses Goths sont déjà des Hurons. Il nous dit : « Presque tous les Barbares, pour peu qu'ils ressortissent d'un même peuple et d'un même roi s'aiment les uns les autres [7]. » Ces Bons Sauvages ont toutes les vertus. Au point que certains Romains préfèrent fuir la civilisation et aller chercher parmi eux la vraie liberté : « Ils diffèrent des peuples chez lesquels ils se retirent, ils n'ont rien de leurs manières, rien de leur langage et, si j'ose dire, rien non plus de l'odeur fétide des corps et vêtements barbares [...] mais ils aiment mieux vivre libres dans une apparence d'esclavage, qu'être esclaves dans une apparence de liberté [8]. » Ne nous trompons pas : c'est au monde romain que Salvien reste passionnément attaché. Mais il le voit rongé par les vices et l'injustice : seul le christianisme peut l'en délivrer. Quand Salvien meurt, en 484, l'Empire d'Occident a disparu depuis huit ans.

Deux échecs ? Pourtant Augustin et Salvien avaient raison. Rome va survivre à l'Empire, son droit modeler le nôtre et engendrer nos royaumes. Mais la romanité perdure largement grâce à l'Église. Les villes gauloises deviennent des citadelles épiscopales [9] où l'évêque assure les pouvoirs du princeps. L'Église construit son droit en constant dialogue avec un droit romain purgé de son paganisme. Les princes barbares que Salvien appelait de ses vœux s'entourent d'une cour qui imite l'administration romaine, et utilisent ses fonctionnaires. Bientôt, ils feront rédiger pour leurs sujets des codes de lois romaines et barbares.

Le lent amalgame des cultures a commencé.



[1] Cf. J. Vanderlinden, « Le pluralisme juridique. Essai de synthèse », dans J. Gilissen (dir.), Le pluralisme juridique, Bruxelles, Éd. de l'Université de Bruxelles, 1972, p. 19-56, « Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique », Revue de la recherche juridique, 2, 1993, p. 573-583, N. Rouland, « Pluralisme juridique », dans A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGI)J, 2e éd., 1993, p. 449-450. Pour l'exposé des différentes théories du pluralisme juridique, cf. N. Rouland, Anthropologie juridique, Paris, PUF, 1988, p. 74-98.

[2] Carré de Malberg, cité par R. Maspetiol, L'État devant la personne et la société, Paris, 1948, p. 87.

[3] Montesquieu, L’Esprit des lois, XXIX, 18.

[4] Cf. N. Rouland (dir.), Droit des minorités et des peuples autochtones paraître, 1996, PUF).

[5] Saint Augustin, La Cité de Dieu.

[6] Aujourd'hui Bône, en Algérie.

[7] Salvien, Le Gouvernement de Dieu, V, 14, 15, p. 106, 12.

[8] Ibid., V, 5, 21, p. 108, 20.

[9] Cf. J. Bouineau, Histoire des Institutions, Paris, Litec, 1994, p. 177.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 4 novembre 2011 6:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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