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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La grève de l’amiante de 1949 et le projet de réforme de l’entreprise.
Comment le patronat a défendu son droit de gérance
.” (2000)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques ROUILLARD, “La grève de l’amiante de 1949 et le projet de réforme de l’entreprise. Comment le patronat a défendu son droit de gérance.” Un article publié dans la revue Labour/Le Travail, automne 2000, pp. 307-342. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 décembre 2006 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Dans la mémoire collective des Québécois, la grève de l’amiante de 1949 représente certainement la grève la plus connue, largement perçue comme un grand moment de la lutte des travailleurs pour faire valoir leurs réclamations et souvent interprétée comme un événement capital dans l’évolution sociale du Québec. Cette vision triomphaliste a prévalu dans les médias et les films documentaires qui ont rappelé le cinquantième anniversaire du conflit en février 1999 [1]. Un journaliste du Devoir en faisait «la grève la plus célèbre de l’histoire sociale québécoise» tandis que celui de La Presse y voyait «la pierre angulaire du mouvement de fond qui allait plus tard prendre le nom de Révolution tranquille» [2]. Dans un long article, Michel Vastel du Soleil écrivait que «la plus grande victoire de ces modestes mineurs fut d’imposer le respect» face au pouvoir politique et au grand patronat: «Le Québec venait d’oser relever la tête» [3]. C’est la même interprétation qu’on retrouve dans les deux documentaires diffusés en 1999 par les chaînes spécialisées de télévision, History Television et Historia, qui présente la grève, l’un pour le Canada et l’autre pour le Québec, comme un des moments privilégiés qui ont façonné leur histoire au 20e siècle [4].

 

La grève a fait l’objet de nombreuses analyses et est même rappelée dans les manuels d’histoire destinés aux élèves québécois de niveau secondaire [5]. Elle est interprétée comme une étape importante dans l’histoire du syndicalisme québécois qui illustre l’anti-syndicalisme du gouvernement Duplessis et son parti-pris patronal. En fait, on y reprend l’explication donnée traditionnellement par de nombreux travaux, qu’ils soient plus spécialisés sur l’histoire du syndicalisme ou d’un caractère général sur la société québécoise, dépeignant la grève des mineurs comme un grand moment de lutte des travailleurs et un tournant dans l’histoire sociale du Québec [6]. Cette interprétation est issue d’un volume consacré à la grève, publié en 1956 et dont Pierre Elliott Trudeau a assumé la direction. Comme son sous-titre l’indique: La Grève de l’amiante. Une étape de la Révolution industrielle au Québec, les auteurs y voient «un épisode-clé d’émancipa­tion sociale» [7], où, pour la première fois, la classe ouvrière s’affirme de façon autonome au Québec et se libère de la tutelle des forces sociales traditionnelles que sont l’Église, l’État et le patronat. Le conflit leur apparaît comme l’une des premières manifestations des transformations subies par la société francophone, soumise depuis la Guerre aux forces issues de l’industrialisation. La grève marquerait son passage de la société traditionnelle à la société urbaine et industrialisée.

 

Le volume, dont on entreprend la réalisation au début des années 1950, veut relater l’histoire d’un événement auquel le journal Le Devoir a accordé énormément d’importance en 1949, avant même que le conflit ne prenne de l’envergure. Malgré ses faibles moyens, il délègue à Asbestos un journaliste, Gérard Pelletier, présent dans la région pendant tout le conflit. Le quotidien lui consacre, selon les mots mêmes de Pelletier, «plus de reportages, de commentaires, d’éditoriaux et de dépêches... qu’à n’importe quel autre sujet d’actualité» [8]. Cette attention, qui tranche avec celle apportée par les autres quotidiens québécois [9], se comprend à la lumière de la nouvelle orientation que veut lui donner son nouveau directeur, Gérard Filion, nommé en avril 1947. Désireux de rompre avec les orientations traditionnelles du journal, il explique, dans un de ses premiers éditoriaux, qu’il veut mettre le journal «au service de la classe des travailleurs», devenue la «classe dominante de la société», mais «ne disposant pas toujours des moyens de défense et d'attaque qu'il lui faudrait... dans un monde livré aux excès de la concurrence» [10]. Le quotidien s’applique alors, dans la nouvelle comme en éditorial, à défendre les travailleurs dans plusieurs conflits de travail entre 1947 et 1950 [11]. Cependant, après la grève de l’amiante, il devient beaucoup plus circonspect et prend ses distances lors de débrayages. Néanmoins, l’attention apportée par le journal à la grève de l’amiante et l’ampleur prise par le conflit (durée du conflit, nombre de mineurs impliqués, violence, lecture de l’acte d’émeute, dure répression de la police provinciale, appui public des évêques, collecte pour les grévistes) demeurent gravées dans la mémoire des intellectuels critiques du gouvernement Duplessis et désireux de transformation sociale.

 

Certains d’entre eux s’emploient donc à fixer la grève dans la mémoire collective en publiant un volume qui, tout en reposant sur une recherche sérieuse, n’en présente pas moins une interprétation fort discutable sous de nombreux rapports. Certains chapitres sont plus neutres; d’autres dont ceux de Pierre Elliott Trudeau, Gilles Beausoleil, Réginald Boisvert et la préface de Jean-Charles Falardeau, abondent dans le sens d’un conflit qui a inauguré une ère nouvelle dans les rapports sociaux au Québec. Il n’est pas de notre intention ici de discuter de cette thèse (nous l’avons fait ailleurs [12] ) qui a bien besoin d’être relativisée depuis qu’on connaît mieux l’histoire syndicale des décennies antérieures à 1949. Nous nous proposons plutôt de mettre en relief une réclamation faite par les syndicats au début de la négociation qui a braqué la partie patronale et qui serait à la source du conflit selon le président de la principale compagnie impliquée, la Canadian Johns-Manville. Elle touche la volonté du syndicat de jouer un rôle dans les promotions et l’organisation du travail dans les mines. Cette revendication, nouvelle à l’époque, émane directement de l’idée de réforme de l’entreprise, projet mis de l’avant par un groupe de jeunes clercs catholiques, et qui est reprise par des syndicats affiliés à la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC). Assez curieusement, cette dimension de la grève a plutôt tendance à être minimisée par les collaborateurs du volume dirigé par Pierre Elliott Trudeau tout comme elle est mise en sourdine par les leaders de la grève pendant et après le conflit [13]. En nous appuyant notamment sur des archives patronales et syndicales, nous tenterons de saisir le sens de cette revendication, en évaluerons l’importance dans le conflit, analyserons l’appui dont elle jouit auprès de l’épiscopat et examinerons l’impact qu’elle a eu sur une organisation patronale d’inspiration catholique, l’Association professionnelle des industriels. Nous montrerons que cette réclamation a constitué un enjeu de taille opposant les syndicats, le patronat et l’épiscopat.


[1]     Outre des études et des analyses tant en français qu’en anglais, un roman, une pièce de théâtre et quelques documentaires lui sont consacrés. La pièce de théâtre de John T. McDonough est intitulé Charbonneau et le Chef (Toronto 1968) et le roman de Jean-Jules Richard, Le Feu dans l’amiante (Chezlauteur, 1956). En 1996, la CSN a produit du vidéo : 1949. Un souffle de colère (réalisé par Sophie Bissonnette), et deux documentaires ont été présentés à l’occasion du 50ème anniversaire de la grève : l’un à Radio-Canada, Asbestos, les grévistes de 1949, et un autre au réseau canadien History Television. Georges Massé a fait une analyse du video produit par la CSN et du documentaire présenté à Radio-Canada dans «Des images de la grève de l’amiante, 1949», Bulletin du Regroupement des chercheurs-res en histoire des travailleurs et travailleuses québécois, 25, 2 (automne 1999), 54-61.

[2]     Le Devoir, 13 février 99, A9; La Presse, 13 février 99, A33.

[3]     Le Soleil, 13 février, A17.

[4]     « La Grève de l’amiante», Tournants de l’histoire II, History Television, Connections Productions, 1999; «La grève d’Asbestos», Canal Historia, émission du 3 avril 2000 de la série «Les 30 journées qui ont fait le Québec» (Eurêka, 2000).

[5]     J. Lacoursière, J. Provencher et D. Vaugeois, Canada-Québec, Synthèse historique (Montréal 1970), 539-540; Louise Charpentier, René Durocher, Christian Laville et Paul-André Linteau, Nouvelle histoire du Québec et du Canada (Montréal 1985), 352-353; Jean-François Cardin, Raymond Bédard et René Fortin, Le Québec: héritage et projets (Laval 1994), 401.

[6]     Outre le volume dirigé par P. E. Trudeau, les principaux travaux sur la grève sont les suivants: Jacques Cousineau, Réflexions en marge de la grève de l'amiante (Montréal 1958); Hélène David, «La grève et le bon Dieu», Sociologie et sociétés, 1-2 (novembre 1969), 249-268; Gérard Dion, «La grève de l'amiante: trente ans après», Mémoires de la Société royale du Canada, tome XVII, 1979, 31-40; Alfred Charpentier, «La grève de l'amiante: version nouvelle», Relations industrielles, 19, 2 (avril 1964), 217-238; Alfred Charpentier, Les Mémoires d’Alfred Charpentier (Québec 1971) p. 328-359; Jacques Cousineau, L'Église d'ici et le social 1940-1960 (Montréal 1982) 92-110; Fraser Isbester, «Asbestos 1949», dans Irving Abella (dir.), On Strike (Toronto 1974) 163-196; CTCC, René Rocque, prisonnier politique?, Montréal, CTCC, sans date, 48p.; Jacques Gagnon «La grève d’Asbestos: comment transformer une défaite syndicale en succès médiatique», Revue d’études des Cantons de l’Est, 13 (automne-hiver 1998-1999), p. 83-89; Anonyme, «La grève d’Asbestos de 1949», Centrale des syndicats démocratiques, 10 février 1999, 31p.

[7]     Pierre Elliott Trudeau (dir.), La Grève de l’amiante. Une étape de la Révolution industrielle au Québec (Montréal 1956) 401. La traduction en anglais a été faite en 1974 sous le titre: The Asbestos Strike (Toronto 1974) 382p.

[8]     Trudeau, La Grève de l’amiante, 282-283.

[9]     Le Devoir s’est intéressé aux mineurs de l’amiante dès janvier 1949 en publiant une étude de M. B. Ledoux sur l’amiantose à East Broughton. En éditorial, il recommande au gouvernement de fermer les portes de cette mine (15 janvier). Son correspondant, Gérard Pelletier, se trouve à Asbestos une semaine avant le début de la grève et un premier article de sa plume est publié dans l’édition du 7 février, indiquant que la menace de grève pèse sur la région. Une fois la grève déclenchée, le journal y fait référence presque à chaque jour. Pour sa part, le journal La Presse, qui a une équipe de journalistes beaucoup plus importante, n’y porte attention qu’à la fin mars après avoir délégué un reporter à Asbestos (article du 21 mars) et ne revient sur le sujet que le 26 avril (Index des articles de revues, des éditoriaux et autres reportages de journaux relatifs à la grève, Grève de l’amiante (1949), Archives de la CSN, Présidence A9, 28-2-3-2).

[10]   Le Devoir, 16 août 1947. Filion est probablement influencé par la «gauche catholique» française (courant personnaliste) qui voulait rejoindre les «masses prolétaires déchristianisées» pour les ramener à l’Église. Cependant, le prolétariat canadien-français était encore loin de la déchristianisation. Voir Jean-Philippe Warren, «Gérard Pelletier et Cité libre: la mystique personnaliste de la Révolution tranquille», Société, 20/21 (été 1999), 322.

[11]   Nous avons fait une analyse de la position du journal à l’égard du syndicalisme depuis sa fondation dans Robert Lahaise (dir.), Le Devoir. Reflet du Québec au 20e siècle (Montréal 1994), 279-312.

[12]   Jacques Rouillard, «Vingt-cinq ans d’histoire du syndicalisme québécois. Quelques acquis de la recherche», dans Yves Roby et Nive Voisine (dir.), Érudition, humanisme et savoir. Actes du colloque en l’honneur de Jean Hamelin (Québec 1996) 171-194; «La grève de l’amiante, mythe et symbolique», L’Action nationale, 69, 7 (sept. 1999), 33-43. Jocelyn Létourneau fait aussi la critique de cette interprétation dans: «La mise en intrigue. Configuration historico-linguistique d’une grève célébrée: Asbestos, P. Q., 1949», Recherches sémiotiques/Semiotic Inquiry, vol. 12, 1-2, 1992, 53-71 et dans: «La grève de l’amiante entre ses mémoires et l’histoire», Journal de la Société canadienne d’histoire orale», Canadian Oral History Association Journal, 10 (1991), 8-16.

[13]   Dans son histoire de la grève, Gilles Beausoleil reconnaît «l’anxiété» qu’a pu susciter une telle réclamation parmi les dirigeants de la compagnie. Mais il l’écarte rapidement de son analyse, reprochant à la compagnie de l’avoir pris trop au sérieux. Le projet serait trop radical pour être applicable et les Canadiens français aurait un penchant pour la «volubilité» et les «idéaux abstraits et parfois utopiques» (Trudeau, La Grève de l’amiante, 173).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 23 janvier 2007 11:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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