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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Éric de Rosny, “Un ministère chrétien de la voyance à Douala”. Un article publié dans le livre sous la direction de Raymond Massé et Jean Benoist, Convocations thérapeutiques du sacré. Chapitre 17, pp 353-374. Paris: Karthala, Éditeur, 2002, 495 pp. Collection: Médecines du monde. Une édition numérique réalisée par Maurice KOUEPOU, bénévole, psychologue clinicien, Conseiller pédagogique/TE chez Délégation départementale de l'Éducation de base du Mayo Sava au Cameroun. [Autorisation accordée par les deux auteurs le 11 août 2015 de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[353]

Convocations thérapeutiques du sacré

Quatrième partie : Soigner les représentations de la maladie
Chapitre 17

Un ministère chrétien
de la voyance à Douala
ou « soigner la représentation »
.”

Eric de Rosny

Le lieu de rencontre [353]
Eux et moi [354]
Les deux écoles du regard [356]
Les techniques de divination [358]
Soigner la représentation [359]
L'oncle qui revient dans les rêves [361]
Le travail sur la représentation [363]
Comment redonner de l'énergie [364]
La voisine et son serpent [365]
Le pain de vie [368]
Note sur le concept d'inculturation [370]
Références bibliographiques [373]

« De tous nos sens, c'est la vue qui, sur une chose donnée, peut nous fournir le plus d'informations et nous révéler le plus de différence. »
(Aristote, La Métaphysique, livre A, ch.ler, § 1.)

Le lieu de rencontre

Le lieu où j'exerce mon ministère se présente comme une petite salle à manger de quatre mètres sur quatre, attenante à une véranda plus vaste, ouverte sur le parc, où mes visiteurs et visiteuses attendent leur tour. En dehors des temps des repas, j'y reçois ceux et celles qui viennent, individuellement ou en famille, me confier ce que le mot « angoisse » me paraît le mieux recouvrir. Exprès, je n'ai rien mis ni pendu qui puisse retenir l'attention dans cette petite salle : une table couverte d'une nappe en linoléum, cinq chaises, un tableau représentant des plantes vertes (pas même africaines) ; un crucifix placé à bon escient à deux mètres de haut, hors d'atteinte d'une personne qui, à tort ou à raison, se croirait possédée.

Ce petit ensemble fait partie du « Centre spirituel de rencontre » que les jésuites tiennent dans la banlieue de Douala, la réplique de ceux qu'ils animent de par le monde : un vaste espace de verdure destiné à accueillir jusqu'à [354] soixante personnes à la recherche d'une clairière de tranquillité pour respirer, se recueillir, prier. Respirer ? Douala mérite ce centre : on dit que ce grand port est le poumon économique du Cameroun, mais un poumon oppressé, rempli de deux millions et demi d'habitants serrés comme les réfugiés d'un camp, entre le delta du fleuve et les marécages. Déjà un rétrécissement de l'espace, propre à engendrer l'angoisse. Arrivé à Douala en 1957, j'ai vu la ville grossir inexorablement et sa population décupler, au sens arithmétique du terme, sous mes yeux.

Mes visiteurs peuvent se faire entendre de moi en français, en anglais et en langue douala. Leurs premiers mots sont presque toujours les mêmes, je les attends, je pourrais les prononcer en même temps qu'eux : « Nous sommes dépassés, c'est trop ! » Deux personnes sur trois commencent ainsi. Cela veut dire que leur malheur dépasse les bornes du tolérable. Et pourtant la frontière du supportable est placée loin pour cette population habituée à endurer le « plus pire », comme on dit ici. Souvent ils ajoutent : « On préfère venir vous voir plutôt que d'aller chez un charlatan ! » Collective par le sens, la phrase peut être prononcée par une personne seule, tant sa famille est présente en sa tête et en sa chair. Si mes visiteurs sont plusieurs, il s'agit le plus souvent de membres de la même branche, côté époux ou côté épouse. Assez rare le cas où le mari et la femme viennent ensemble, sauf quand il s'agit d'une famille très chrétienne. C'est que la cause du malheur est imputée comme naturellement - ou plutôt culturellement — à l'un des partis, la faille familiale se trouvant à l'interstice des deux branches parentales. J'entends une question presque jamais formulée : « Pourquoi nous ? Qui donc nous en veut ? » Je l'entends, mais je n'y réponds pas d'emblée.

Eux et moi

Venir me voir ? Pourquoi moi ? Un prêtre catholique, et « blanc » de surcroît ! Double paradoxe. Les chrétiens, qui forment la majorité de mes visiteurs, n'avaient pas le droit de consulter un devin de la Tradition sans encourir des sanctions [355] disciplinaires, et voici qu'un prêtre joue ce rôle ! De plus il s'agit d'un Français, étranger de naissance aux coutumes du pays. Je me suis donné la réponse suivante : quand le malheur vous prend, on ne regarde ni le statut social ni la couleur de peau du sauveur que l'on s'est choisi. De bouche à oreille, par la voix de Radio-Douala (où j'ai assuré pendant dix-huit mois une émission hebdomadaire sur le thème de la sorcellerie et de la guérison) par des programmes de télévision où j'ai joué le premier rôle, à travers mes livres et les articles de journaux, on sait que j'ai suivi un itinéraire traditionnel me donnant la capacité de « voir ». Et, les années passant, on constate que je ne suis renié ni par les autorités de l'Église ni par mes confrères, ni traité de simulateur par les instances traditionnelles. On tente alors sa chance, en confiance.

Longtemps, je me suis efforcé de mettre sur le papier les récits qui m'étaient faits - mouvementés, épiques et souvent dramatiques, faciles à décrire tant sont vivantes et vibrantes d'émotion les histoires de chacun. J'y ajoutais, par manière d'autocritique, des notations sur ce que j'avais dit et fait dans chaque cas. Mon objectif était de m'inventer une conduite cohérente et curative, faute de pouvoir me référer dans ce domaine à un devancier. J'ai commencé ce travail de bénédictin en janvier 1991, devant le flot devenu régulier des visiteurs. Le dossier grossissant au fil des années, au risque de devenir inexploitable, j'ai sorti des 2 000 feuillets un lot de 175 fiches (établies entre le 7 juillet et le 29 octobre 1997) pour les analyser. Cette relecture m'a permis de dégager une « typologie de l'angoisse », ce dernier mot me paraissant le plus propre à justifier la raison des visites.

Trois personnes sur cinq sont des femmes, se disant pour la plupart chrétiennes. De même les hommes : « Je suis protestant, mais je prie comme un catholique ! » Cette déclaration ne tient pas qu'à ma personne : 60% de la population de Douala se situe dans la mouvance chrétienne, sans grande distinction de culte. Les autres - sauf les musulmans qui représentent seulement 5% de la population - s'apparentent volontiers aux Églises, même si leur profession de foi n'est que verbale ou opportuniste. Qui dit « religion » désigne ordinairement le christianisme. Je reçois des visiteurs de n'importe quelle condition sociale. On se décharge sur moi de tous les [356] problèmes de la vie : maladies, échecs aux examens, handicaps sexuels, chômage, conflits professionnels, etc. Mais je n'y vois encore que l'enveloppe d'une inquiétude plus profonde, d'un noyau dur d'angoisse, qui se situe dans un domaine que mes hôtes appellent mystique.

Par ordre de croissance dans la menace, et en partant du plus bas de l'échelle, il y a d'abord des faits anormaux constatés à la maison, la répétition de rêves troublants, la conjonction d'un cauchemar et d'un drame. Au-dessus vient la conviction obscure d'être « bloqué » - un mot évocateur qui signifie que rien, mais vraiment rien, ne marche dans sa vie. L'angoisse devient plus oppressante, quand on se sait victime d'agressions mystiques, avec dévoilement du coupable ; pire encore, lorsque l'on est persuadé de figurer sur une « liste » déjà longue de personnes décédées mystérieusement : « La prochaine, c'est moi ! ». L'angoisse monte si la maison où l'on habite est hantée ; si l'on sent l'emprise des sectes ; et nous voici enfin presque au sommet de l'échelle : si l'on est possédé par Satan. Mais la plus haute cause de l'angoisse demeure l'épreuve de la solitude, aggravée par la pandémie du sida, avec la tentation du suicide.

J'ai appris à trouver une parole correspondant à chaque échelon de cette terrible escalade de l'angoisse, au risque de donner à mes visiteurs des réponses toutes faites - une facilité que s'offrent à la longue bien des devins de la tradition. Avec cette première grille j'ai pris un peu plus d'assurance, et j'ai cessé de me plier, le soir, au travail fastidieux de l'écriture.

Les deux écoles du regard

J'ai fréquenté deux écoles du regard, celle de la tradition de la Côte du Cameroun et celle de l'ordre des jésuites. Que je me sois plié à la première étonne le plus, mais elle n'est pourtant pas la plus déterminante à mes yeux. Ayant passé cinq années de ma vie (1970-1975) chez les nganga de la Côte, ces héritiers de la « médecine traditionnelle », appelés vulgairement guérisseurs (ou de façon plus sophistiquée « tradipraticiens »), l'un d'eux s'est décidé à « m'ouvrir les yeux », [357] un premier rite d'entrée dans la corporation. Je m'en explique dans un livre dont le titre Les yeux de ma chèvre évoque l'importance que prend le regard dans cette culture (Rosny, 1981 et 1996).

Les yeux ? Un enfant destiné à venir au monde dispose de quatre yeux (miso manei), deux qu'il emploiera dans la vie courante pour se maintenir à la surface des choses, deux autres ouverts sur l'arrière-monde, celui où agissent les ancêtres aussi bien que les hommes de pouvoir. Mais cette seconde paire d'yeux se ferme le plus souvent au moment de la naissance. Elle s'ouvrira à nouveau quand la mort surviendra. La société a cependant besoin de vigiles, de clairvoyants, de devins pour se protéger. Pour ce faire, elle autorise qu'on ouvre à certains ses deux yeux mystiques par des rites appropriés. C'est là qu'entre en scène la chèvre, l'animal domestique du village, habilitée à prêter ses yeux pour que l'homme voie. Pourquoi « ma » chèvre ? Parce que ces rites ont été pratiqués sur moi.

Est-ce par pudeur religieuse, je ne me suis pas souvent référé à mon autre école qui a pourtant précédé dans le temps la traditionnelle. On sait à Douala que je suis prêtre, mais peu sont informés que j'ai eu les yeux ouverts, autrefois, au cours d'une initiation propre à la spiritualité des jésuites. Cela s'est passé pour moi en 1949 au début du temps du noviciat, plus précisément au cœur des Exercices spirituels, une période intense de méditation qui dure tout un mois. Initié par son « Père Maître », le novice s'approprie plusieurs manières de prier dont celle que l'on appelle de façon significative « l'application des sens ». On lui apprend à visualiser les scènes d'évangile, à se rendre présent à elles par tous les sens du corps, le regard restant privilégié. Ce que l'inspirateur de cette méthode, Ignace de Loyola, mystique espagnol et fondateur de l'Ordre (1531), appelle vista imaginativa, « la vue intérieure [1] ». J'ai donc abordé les rites [358] camerounais avec des yeux préparés. Cela explique, en particulier, pourquoi les techniques traditionnelles ne pouvaient avoir sur moi, je le reconnais, les mêmes effets que sur un Africain indemne. Si différentes que soient les deux initiations, par leur origine culturelle et leurs objectifs religieux, je prétends qu'elles proviennent d'une même intuition, qui est de l'ordre de la sagesse humaine, portant sur la rare acuité du regard intérieur. « Tu vois un peu plus loin que nous », m'a dit un jour un Camerounais. Il m'a fourni le mot juste.

Les techniques de divination

Quand les tout premiers visiteurs sont venus à moi, j'ai connu un certain désarroi. Ils s'asseyaient, évitaient mon regard, se contentaient de dire le fatidique « On est dépassé ! ». J'ai vite compris qu'ils s'attendaient à ce que je me comporte à leur égard comme un devin. À moi de parler ! C'était l'inverse de ce à quoi j'avais été préparé par ma propre culture religieuse : écouter le temps qu'il faut, donner un conseil spirituel approprié, prier. Là, il s'agissait d'explorer la vie intérieure et relationnelle des personnes par mes seuls yeux et de donner des consignes d'action de façon directive : un devin en voit plus que ce qu'il dit.

Passé un temps de doute sur mes capacités et un certain vertige surmonté, j'ai accepté la convention en raison de ma mission même. N'étais-je pas venu dans ce pays pour rencontrer les Camerounais sur le champ le plus difficile d'accès qui soit, celui de leurs croyances ? Et, les y guider, s'ils le demandaient ? Or, durant tout le parcours que j'ai suivi, tant dans la découverte de la médecine traditionnelle - initiation comprise - que lors des interviews dans les médias, rares ont été les cas où j'ai dû prendre l'initiative. J'ai presque toujours répondu à une invitation. Pourquoi me soustraire maintenant à la requête de mes visiteurs dans la forme qui est la leur ?

Pour tenter de les satisfaire j'ai trouvé du secours dans les techniques apprises chez les devins : avancer dans la découverte de l'univers intérieur par petites touches. On affirme : « Vous dormez mal ! », et l'on tire parti des réactions [359] des accompagnateurs autant que de la personne en cause, sans avoir à poser de question. Les rêves aussi sont révélateurs. Raconter un cauchemar à un devin n'est pas rompre avec les conventions du silence : le monde onirique est comme l'antichambre de la voyance, le seul lieu que l'on partage avec celui qui « voit ». Une personne sur deux commence par me raconter un rêve, avec un tel réalisme que je me demande parfois si les faits rapportés ne se sont pas passés tels quels. Et je sais que des éléments jugés importants par le narrateur me sont subrepticement livrés par cette voie.

Le devin possède un autre atout pour exercer son art, qui est son aptitude à recevoir et à accueillir de son fond fantasmatique des images à interpréter. Elles lui sautent aux yeux comme des flashs. Comment expliquer ce fait brut ? Je crois que tout homme possède quelque part en lui un capital incommensurable d'images, dont des ordinateurs de la dernière génération seraient bien en peine d'évaluer le nombre... Appelons cela « la mémoire visuelle ». La société autorise quelques personnes bien équilibrées nerveusement à exploiter ce trésor d'images à l'avantage du groupe. Voilà une explication psychologique qui ne m'a pas été fournie par les nganga, cela va sans dire, mais que je tire de leurs confidences et de ma propre expérience. Les images qui s'imposent à vous brusquement aux moments les plus forts de l'entretien ne commandent pas le diagnostic. Elles viennent opportunément le soutenir. Pour intervenir, les devins se basent surtout sur leur expérience humaine et la connaissance de la société dans laquelle ils vivent, qui leur sont, quoi qu'ils en disent, plus utiles que toutes les techniques. En ce qui me concerne, c'est la familiarité prolongée avec les gens de Douala qui m'aura le plus servi.

Soigner la représentation

Je découvre ainsi l'univers des représentations culturelles dans lequel mes visiteurs vivent leur angoisse. À force de me prêter à leur vision des choses, j'ai appris à distinguer plusieurs modèles de représentation, dont les principaux sont au nombre de trois. Il y a les personnes qui se réfèrent à [360] un modèle traditionnel des causes du mal. Celles-là sont convaincues (et elles voudraient que je les encourage dans leur interprétation) que leurs malheurs viennent d'un membre de leur famille, de l'entourage professionnel ou d'un groupe de personnes perverses, qu'en langue française on appellera indistinctement des « sorciers ». La tradition offre encore deux causes en alternative : ce peuvent être les ancêtres qui semoncent une famille en rendant malade l'un de ses membres ; ou la violation d'un interdit, comme l'est un acte incestueux. Même en ville ce modèle de représentation demeure opératoire.

Ensuite, je reçois des plaignants qui viennent chercher chez moi une bonne adresse de médecin, et parfois de psychiatre. Dans ce dernier cas, je n'ai pas de mal à les satisfaire car Douala ne compte en tout et pour tout que deux psychiatres... Ceux-là se réfèrent au modèle hospitalier, dont la logique et les formes de représentation dépendent de la configuration occidentale de la maladie et de la guérison. Le troisième modèle de référence dans lequel je me sens le plus à l'aise, parce qu'il rejoint le mien, est celui qui tire ses images et symboles de l'Ecriture Sainte. C'est le modèle biblique.

Une fois que j'ai entr'aperçu dans lequel de ces trois principaux modèles se mouvaient  émotionnellement et visuellement mes visiteurs, je peux intervenir. Le problème est que parfois ces modèles se chevauchent dans une même personne et qu'il est difficile de discerner celui qui s'impose à elle. Pourtant je sais qu'elle vient pour que je l'aide à prendre parti dans son choix intérieur, faute de pouvoir le faire elle-même. Le problème se redouble quand les accompagnateurs vivent le drame selon des modèles différents, parfois même incompatibles. L'un pense par exemple que sa fille que l'on m'a amenée est victime de la sorcellerie et qu'il convient de la conduire au village, tandis qu'un autre accompagnateur est convaincu que c'est Satan le fautif et qu'il faut l'exorciser ici même. Quant à la fille, l'assurance de ses parents voile ses images. Mais il me faut décider de la conduite à tenir. Le modèle médical me paraît-il le bon ? J'ai une liste de médecins avec qui je suis en relation et qui, en retour, m'envoient des patients dont la problématique les dépasse. Le modèle traditionnel ? Si la famille n'est pas chrétienne, je n'hésite pas à référer le malade à un nganga de son village. [361] Mais je me garde de le choisir à sa place afin de ne pas perturber le processus complexe du traitement. Quand les personnes se déclarent chrétiennes, au point de répugner à se tourner vers les nganga, je me sens appelé à intervenir. Ma pratique revient à soigner la représentation. « "Soigner la représentation", c'est la tenir comme une part inéluctable du mal. Non pas comme une image qui s'effacera lorsque le mal aura disparu du corps, mais bien comme une composante ayant sa propre évolution, et qu'il faut prendre en charge autant que la lésion » (Benoist, 1993 : 214).

Tenons-nous-en seulement aux visiteurs venus voir le prêtre que je suis et s'affirmant chrétiens. Le plus souvent, je repère derrière cette déclaration — dont je n'ai pas à mettre en doute a priori la sincérité - la présence de représentations traditionnelles occultées par le discours chrétien. Mon rôle est de faire passer ces personnes d'une vision ancestrale de la vie et de la mort à une perspective décidément chrétienne, en donnant ainsi raison à leur démarche. En cela je ne fais, il me semble, que prendre au sérieux leur désir. En termes de théologie, on dira que je les introduis dans une dynamique d'inculturation [2], qui revient à les aider à convertir leur manière de voir en me conformant à l'intention qu'ils ont manifestée en venant me consulter. Un exemple fera comprendre ma démarche.

L'oncle qui revient dans les rêves

Je reçois la visite d'un homme d'une quarantaine d'années. Il me raconte d'emblée le rêve de la nuit précédente. Il a vu son oncle dans le sommeil, un homme décédé voici plus de dix ans. Le défunt ne manifestait pas une attitude hostile à son égard. Il restait simplement assis, pensif, à ses côtés. Le rêve ne l'aurait pas inquiété s'il avait été le premier du genre. Mais cet oncle le visite presque toutes les nuits, au point que mon visiteur retarde l'heure de son coucher tant la perspective de rencontrer encore ce revenant le trouble. Perte de sommeil et dépression. Je découvre que mon insomniaque [362] est un catholique pratiquant. Alors je lui tiens à peu près ce langage, que j'ai mis au point, non sans hésitation et tâtonnement, à partir d'autres cas semblables :

— Vous récitez le « Je crois en Dieu » à la messe, chaque dimanche !
— C'est vrai et je le sais par cœur.
— Donc vous dites : Jésus a été crucifié, est mort...
— Est descendu aux enfers, le troisième jour est ressuscité des morts, est monté aux cieux...

— Descendu aux enfers, cela veut dire qu'il est descendu au séjour des morts. Et qu'est-ce qu'il a dit à ses ancêtres ? Qu'il leur souhaitait un bon et long repos ? Non, il les a sortis de là et les a entraînés vers son Père - qui est aussi leur Père - en un cortège de myriades et de myriades de marcheurs à perte de vue. L'Évangile révèle que « les sépulcres s'ouvrirent, et les corps de nombreux saints qui s'étaient endormis se réveillèrent » (Matthieu, 27, 52). Je vais vous dire ce que vous allez faire. Avant de vous mettre au lit, vous allez prier notre Mère à tous, la Mère de Dieu, de bien vouloir faire signe à votre oncle pour qu'il poursuive sa route vers Dieu avec les autres et ne revienne pas en arrière troubler sa famille. La Bonne Mère saura trouver les mots pour le convaincre !

Cet homme s'en alla, emportant avec lui mon conseil. Un mois plus tard, je le vis revenir. Il avait suivi mes directives à la lettre, avait dormi à poings fermés ce soir-là ainsi que les nuits suivantes, libéré de l'oncle importun. Cela pendant une bonne quinzaine, jusqu'à ce que, à sa grande déconvenue, le défunt revienne le visiter encore ! C'est alors que dans le rêve il se mit à l'invectiver : « Papa, qu'est-ce que tu as à revenir en arrière ? Tu vas perdre ta place dans le cortège ! Avance, nous te rejoindrons plus tard ! » Et depuis cette nuit-là, l'oncle n'est plus venu le hanter. Comme quoi, foi et thérapie vont parfois de concert.

[363]

Le travail sur la représentation

J'ai réfléchi sur ma manière de procéder. J'avais reçu un homme à bout de nerfs, incapable de se sortir de son obsession à partir de son système de représentation traditionnel. En effet, dans l'optique de sa culture, les trépassés côtoient les vivants et poursuivent à côté d'eux une vie ressemblant à celle qu'ils menaient avant leur mort, avec la même réputation et selon la même hiérarchie sociale. Conception de l'après-vie qui n'est pas si différente de celle des Hébreux de la Bible, situant les défunts dans le schéol. Avec la foi chrétienne les représentations changent : ceux qui meurent transitent par ce que l'on appelle au catéchisme le Purgatoire, avant de ressusciter un jour et de jouir éternellement de la vision béatifique. Maintenant, ils sont purifiés par le feu. Mais je préfère employer la symbolique de la marche, plus parlante pour mes visiteurs que celle du feu qui n'a pas la même portée purificatrice dans leur culture que dans la mienne. Tandis que la longue marche, on en connaît le prix et la valeur d'épreuve à Douala ! Cet homme de quarante ans ne se souvient-il pas de la grève générale qui a frappé la ville en 1991 pendant cinq mois, interdisant tous les moyens de transport autres que la marche à pied ? Cette grève, les gens de sa génération l'ont appelée de façon significative, « pied mort ». Je crois n'avoir trahi ni la tradition ni la théologie en employant la métaphore de la marche vers Dieu pour le libérer de son oncle.

Je me suis demandé pendant longtemps si je ne jouais pas la comédie à mes hôtes et à moi-même en fournissant des représentations qui avaient certes un impact sur leur esprit, mais qui ne correspondaient pas exactement aux miennes. Etais-je honnête ? Cette question me pinçait parfois comme le fait un scrupule. Je lui ai trouvé, je crois, une réponse. Personne, jusqu'à preuve du contraire, ne peut affronter une épreuve d'envergure - même s'il est un rationaliste buté - sans se référer spontanément à un modèle préexistant d'explication et de représentation où cette épreuve naît, se développe et, dans le meilleur des cas, se résout. « L'esprit scientifique lui-même ne saurait être indemne de représentations. S'il parvient à une objectivité "approximative" (selon le concept de Bachelard) ce ne peut être en niant ses [364] propres présupposés, mais en les reconnaissant et en en rendant compte » (Laplantine, 1986 :107).

Ces modèles de représentation ont leur cohérence. Les disqualifier, sous prétexte qu'ils ne recouvrent pas ma façon de voir, revient à nier toute réalité à des expériences qui ne peuvent pas venir au jour autrement. Ils sont une composante essentielle du vécu. Ainsi la peau pour le corps : elle n'est que la couverture de la chair mais elle en est indissociable... Sous des représentations multiformes, je perçois un mystère de la vie et de la mort qui est aussi le mien. Il ne s'agit pas pour moi d'authentifier ou de dévaluer un système de représentations plutôt qu'un autre (ils sont tous relatifs aux cultures) mais d'aider les plaignants à se sortir de leur marasme en leur proposant un système de représentations plus conforme à ce qu'ils vivent et désirent. Je crois favoriser ainsi leur guérison.

Comment redonner de l'énergie

À cette interrogation sur la validité intellectuelle de ma démarche - dont je crains toujours de m'être sorti à trop bon compte - s'en est ajoutée une autre non moins préoccupante. Jouant sur le seul registre des représentations, n'étais-je pas en train de maintenir les visiteurs qui me faisaient confiance dans un univers « sacral », sans prise sur la réalité sociale qui est la leur ? J'apaisais leur angoisse, sans doute, mais celle-ci ne reviendrait-elle pas en force si je ne leur donnais pas un ressort pour se battre dans la vie. Un article de Josée Contreras et Jeanne Favret-Saada intitulé « Ah ! la féline, la sale voisine... », paru dans un numéro de la revue Terrain, consacré à « L'incroyable et ses preuves », vint opportunément relancer ma question. Les auteurs, dont on sait les recherches pointues sur le bocage mayennais, parlent ici de la tactique de Madame Flora, voyante, tireuse de cartes, s'employant à revitaliser ses visiteurs ensorcelés :

« Puisque la caractéristique principale des ensorcelés est de n'avoir plus de "force", l'objectif de Madame Flora est de leur en redonner. Comme tout désorceleur, elle sait bien où il faut aller chercher cette force : du côté de qui [365] jouit d'un surplus de force, du côté de ce qu'incarne la figure du sorcier, c'est-à-dire du côté de la haine, de la violence, de l'agressivité. Mais, bien sûr, si elle exposait cela à ces phobiques du mal que sont les ensorcelés et leur déclarait : "Vous voulez être forts ? Faites comme les sorciers, soyez mauvais, salauds, envieux", elle ramasserait des tomates. Son travail consiste donc à rebrancher les ensorcelés sur leur aptitude à la violence et au mal, mais malgré eux, et sans qu'ils y comprennent jamais rien ; à les amener à se compromettre de mille façons avec le mal, mais sans jamais le leur dire explicitement, et sans exiger d'eux qu'ils le reconnaissent. Si les clients n'y voient que du feu, c'est que Madame Flora se présente comme n'étant pour rien, ou presque, dans l'opération de voyance. Elle ne serait, en somme, que le porte-voix du jeu... » (Contreras, Favret-Saada, 1990 : 23.)

Nourrir la haine dans le cœur de mes visiteurs, à leur insu ou non, ne pouvait être une méthode praticable à mon niveau. Non pas que je craigne de le faire, reconnaissant l'efficacité de la technique. Mais cela allait à l'encontre de mon éthique personnelle, la mienne et celle d'un grand nombre des chrétiens avoués qui s'adressaient à moi. Pour redonner des forces aux personnes déprimées, je me devais de prendre le contre-pied des voyants en insufflant à celles-là non pas la haine, mais son antidote l'amour. L'expérience m'a appris que l'amour - à condition de lui donner sa portée évangélique - revigorait de façon spectaculaire les personnes qui osaient le mettre en pratique. « Religion, vitamine du peuple », remarque Régis Debray ! Je ne trouve pas désobligeante sa boutade. Je m'en explique par un exemple.

La voisine et son serpent

Une dame habitant à proximité du Centre de rencontre me rend visite, accompagnée d'une parente. Sans bien la connaître, je sais qu'elle enseigne le catéchisme à la paroisse. Situer la personne dans son environnement social, et ne pas avoir à tout découvrir d'elle, est d'une grande aide pour les voyants. Je découvre que cette dame connaît la [366] détresse. Elle se dit maladive depuis deux ans ; ses enfants ont de fréquents cauchemars la nuit, entraînant une chute de leurs notes en classe ; et, pour comble de malheur, son mari est chômeur et passe la journée, découragé, prostré dans un fauteuil du salon. La situation financière de la famille est si catastrophique qu'elle ne parvient pas à payer son loyer à chaque fin de mois. Bref, rien ne va, c'est bien le « blocage » complet, générateur d'angoisse. Elle est persuadée que la coupable est une voisine qui « a un serpent ». Le mot « sorcellerie » n'apparaît presque jamais dans le vocabulaire des plaignants, mais fréquemment le serpent (nyungu), cet animal mystique au service de la perversité de certaines personnes. Je reconstitue, à partir des notes prises le soir, l'essentiel de notre échange :

— Le seul moyen de vous libérer, c'est d'être chrétienne à 100% !
— Mais je le suis !
— Voyons cela ! Vous vous réunissez en famille, le soir, pour demander à Dieu sa protection.
— Mais oui, nous prions tous les soirs avec les enfants.
— Deuxièmement, quand la nuit tombe, vous laissez monter dans votre cœur la haine de la voisine, vous souhaitez qu'elle disparaisse, au moins qu'elle quitte le quartier.

— Mais non, mon Père, notre papa était catéchiste et nous a appris qu'il ne fallait haïr personne. Cette voisine, nous ne lui voulons pas de mal. Ce que nous demandons, c'est qu'elle cesse ses agissements contre nous !

— Alors, troisièmement. (À vrai dire, je ne passe à ce stade que si je connais assez la personne pour la juger apte à suivre mon conseil, autrement cela ferait croître son angoisse.) Voici ce que vous allez faire : vous allez rendre visite à votre voisine et lui montrer votre bonne volonté par un geste de gentillesse.

— Mais ce n'est pas possible ! (Son visage prend une teinte ardoise, symptôme d'une grande émotion.) On dit qu'être aimable avec ce genre de personne, c'est se jeter dans la gueule du loup, ça lui donne plus de prise sur [367] vous... Cela fait deux ans que je prends sur la gauche en sortant de chez moi pour ne pas passer devant sa maison !

— Vous êtes chrétienne. Essayez et vous verrez...

Elle est partie la tête basse, après la courte prière que nous avons faite. Après coup j'ai regretté de lui avoir donné cette directive, me disant qu'elle n'était pas de taille à la suivre. Mais, à ma grande surprise, je l'ai vu revenir un mois plus tard, seule, toute ragaillardie. Que s'était-il donc passé ? -Nous avons prié en famille et j'ai fait ce que vous m'avez dit : j'ai été voir la voisine pour l'inviter   à mon anniversaire. (J'ai eu, en l'entendant, la chair de poule : à chacun de révéler son émotion par les moyens de sa culture !)

— Elle est venue ?
— Elle est arrivée un peu en retard et a voulu poser son sac à main dans notre chambre à coucher, mais nous ne l'avons pas laissée faire !

— Vous avez raison, Jésus a dit d'être prudent comme le serpent mais de rester simple comme la colombe... (Matthieu, 10, 16)
Elle est restée jusqu'à la fin de la fête et a mangé avec nous. Maintenant je passe devant chez elle et je me sens mieux. Les enfants sont calmes la nuit, et leurs notes s'en ressentent déjà. Il reste mon mari qui n'a toujours pas de travail !

— Vous lui direz - quatrièmement - qu'il n'y a plus d'obstacle mystique à ce qu'il en trouve, à condition de sortir pour en chercher avec ses pieds.

Analysant ce qui s'était passé, je me suis dit que le geste de cette chrétienne - fort coûteux pour elle - s'apparentait à « cet amour (téméraire) des ennemis » que fait découvrir l'Évangile. Rien de l'acte de charité qui satisfait la conscience sans armer le cœur. Pour autant que j'aie pu m'en rendre compte, elle avait puisé dans son initiative plus d'énergie qui si elle était entrée dans une spirale de haine. Vécu de cette manière, l'amour chrétien peut se révéler -pour reprendre la formule célèbre - vraiment plus fort que la haine. Je comprends Madame Flora mais je ne la suis pas [368] dans sa stratégie. Avec elle je reconnais qu'on n'aide pas les faibles en les apaisant par de bonnes paroles mais en leur fournissant plutôt une nouvelle source d'énergie. Laquelle ? Là, nous différons. En d'autres termes, il ne suffit pas de sécuriser son prochain, encore faut-il l'aider à se structurer. Là, nous nous accordons.

Le pain de vie

De tous les thèmes qu'il m'est donné d'aborder avec mes visiteurs, le plus fréquent est celui de la nourriture. Il ne se passe guère de jour sans que j'aie à jouer sur ce registre, au point de m'en lasser. C'est que le manger est l'une des métaphores les plus parlantes. « Manger » renvoie aussi bien à se nourrir qu'à être mangé, à être dévoré. La psychanalyse s'est nourrie, si je puis dire, de ce thème, la sagesse traditionnelle aussi. Une matière on ne peut plus émotionnelle ! Quelqu'un qui a la conviction d'être ensorcelé dira plutôt qu'on le bouffe - le terme est plus évocateur. C'est pourquoi je pars du mot et de ce qu'il représente, je me base sur lui pour tenter de délivrer mes visiteurs de la peur. Et je n'ai aucun mal à trouver dans la vision chrétienne les représentations libératrices qu'il faut car la nourriture y tient une place centrale.

Je fais subir aux personnes dont je lis l'angoisse un petit interrogatoire. Il s'agit ici, bien entendu, de croyants chrétiens, autrement je ne réussirais qu'à les étonner. Par la voie de l'interrogatoire, je leur fais suivre un itinéraire. En m'y prenant ainsi, je ne pense pas déroger aux conventions de la divination, bien que je sois toujours tenté de le faire : poser des questions cela fait gagner tellement de temps ! Je dois toujours rester, aux yeux de mes hôtes, celui qui voit où il faut en venir. Je commence donc par leur demander ce que le prêtre ou le pasteur leur donne à manger et à boire quand ils vont communier. Du pain ? Du vin ? Seulement cela ? « Le corps et le sang du Christ », finit-on par me répondre. Oui, et qui est le Christ ? Là, je reçois de bonnes réponses, mais pas tout de suite celle que j'attends : c'est Jésus, c'est le Seigneur, notre Sauveur... Et encore ? dis-je, désireux de faire durer la [369] recherche. Finalement, j'obtiens : c'est le Fils de Dieu. Et je précise : « Dieu le Fils. Quand vous communiez, vous mangez donc Dieu Lui-même ! » Un temps d'arrêt, hésitation et acquiescement. « Avez-vous réalisé cela ? » Silence. J'en arrive enfin à la dernière question à laquelle on me donne toujours la bonne réponse : « Et si vous mangez Dieu, qui peut encore vous bouffer ? » J'ai droit à un temps de recueillement, à un hochement négatif de la tête avant de m'entendre répondre : « Personne ! » Secondes de silence - de communion dans le silence - qui sont notre récompense.

Il arrive souvent que mes visiteurs objectent qu'ils ne peuvent pas communier, pour différentes raisons dont la plus fréquente est une situation matrimoniale irrégulière. J'ai le remède : la communion de désir, encore appelée dans la tradition de l'Église, la « communion spirituelle ». Pendant que les fidèles se lèvent pour aller communier, plutôt que d'écouter la chorale chanter, prendre le temps de parler à Dieu, lui dire du fond de son cœur que l'on désire communier, même si cela n'est pas possible pour le moment... Il faut avoir vécu ces quelques instants de découverte avec des croyants angoissés, avoir vu se décrisper leur visage pour mesurer la puissance évocatrice de l'eucharistie. Chaque fois, je souhaiterais aller plus avant et leur suggérer d'achever le grand geste libérateur du Christ en se donnant à manger aux autres à leur tour, mais je suis retenu de le faire le plus souvent. Ne serait-ce pas trop demander pour une première rencontre ? S'ils reviennent me voir plus apaisés, je pourrai achever le mouvement. Mais, d'ordinaire, on ne va consulter le même devin qu'une seule fois !

*
*     *

Un évêque camerounais, à qui je faisais part de mon ministère, m'a dit simplement : « Terminez toujours par un acte ! » Je me suis demandé de quel acte il pouvait bien s'agir. J'ai compris qu'il m'engageait à toujours finir l'entretien par une prière. En effet, c'est cela que mes visiteurs attendent de moi. Si je l'oublie, ce qui est rare, ils me le rappellent. [370] Je n'ai pas prié plus tôt avec eux parce qu'il me fallait d'abord voir quelle était la raison de leur venue. Autrement, la prière pourrait être un acte magique, un geste déterminant qui ne les engage pas. J'adresse à Dieu l'essentiel de ce que nous avons découvert ensemble et lui demande son assistance et sa protection pour parvenir à mieux vivre dans cette ville cruelle qu'est Douala. Il m'arrive d'imposer les mains et de bénir l'eau. À la différence de plusieurs confrères, je m'en tiens à ces seuls gestes aussi bien pour me maintenir dans le style plutôt sobre de la divination traditionnelle dont je m'inspire, que pour ne pas m'éloigner de la pratique de mon Église. Parfois m'apparaît derrière eux en filigrane le visage souffrant du Christ. J'entends dire que je guéris. Je doute qu'il faille l'imputer à moi tout seul. Je considère ma pratique comme une étape sur un parcours thérapeutique et religieux, sachant que mes visiteurs pourront poursuivre leur quête de la guérison ailleurs. Je tiens à me maintenir dans les limites déjà larges du ministère de l'hospitalité spirituelle.

Note sur le concept d'inculturation

Le terme « inculturation » n'apparaît guère en dehors des documents d'Église, et même de la seule Église catholique, étant donné le soupçon des Églises protestantes pour tout ce qui pourrait entraîner un amalgame de la culture et de la foi. Mais il connaît dans l'Église catholique un très grand succès, au point d'être aujourd'hui l'un des thèmes majeurs de sa théologie, même s'il s'émousse déjà comme tous les concepts inévitablement liés à des conditions historiques.

Il est le résultat de la recherche d'un mot significatif qui fasse apparaître et donne droit à la culture de celui qui est appelé à la conversion. Une réaction réaliste, en quelque sorte, contre l'idée que la conversion ne concerne que l'individu isolé. Beaucoup d'autres termes ont été essayés, tous considérés au fur et à mesure comme insatisfaisants : pierre d'attente, adaptation, accommodation, indigénisation, contextualisation,... « Acculturation » de la foi a bien l'avantage d'être un mot reconnu mais aussi l'inconvénient [371] d'omettre un élément essentiel du processus de la conversion, à savoir son travail de ferment à l'intérieur de la culture même.

Apparu timidement dans les années 1930 chez des missiologues, pressenti mais non encore formulé par le concile de Vatican II (1962-1965), le concept a reçu ses titres de noblesse en 1977 dans un document romain officiel et, depuis, par les discours des papes. Jean-Paul II en fait un usage fréquent, répercuté par les évêques et les théologiens. Nombreuses sont les définitions du mot, toutes faisant état du double mouvement qui le compose : la prise en compte de la culture dont les nouveaux chrétiens sont porteurs, et en même temps le travail de transformation de cette même culture par le levain de l'Évangile. Pedro Arrupe, ancien supérieur général des jésuites, explicitait ainsi sa double tâche : « L'inculturation est l'incarnation de la vie et du message chrétiens dans une aire culturelle concrète, en sorte que non seulement cette expérience s'exprime avec les éléments propres à la culture en question (ce ne serait alors qu'une adaptation superficielle) mais encore que cette même expérience se transforme et recrée cette culture, étant ainsi à l'origine d'une nouvelle création » (Arrupe, 1978).

Mais la fortune du mot est due à des circonstances historiques : la revendication de la dignité de leurs cultures par les peuples décolonisés, à partir des années 1960. Pour sa part l'anthropologie, qui n'a pas adopté le mot d'inculturation, lui a donné son sérieux en faisant reconnaître à l'opinion la richesse humaine des cultures et leur pluralité. La culture n'évoque plus guère celle que Proust épinglait comme « un comique passe-temps d'oisifs », dans À la recherche du temps perdu ... Elle représente le soubassement social de chaque individu, hors duquel celui-ci devient un être abstrait : la culture est à l'homme ce que l'air est à l'oiseau. À l'intérieur de l'histoire des Missions, ce nouveau courant apparaît comme la levée d'une injustice flagrante : « Malgré les condamnations de certains papes, écrit le dominicain Sidbe Semporé, la Mission en Afrique mena une lutte à mort contre les cultures africaines, considérées globalement comme barbares, primitives, incompatibles avec le christianisme... » (Sidbe, 1992 : 44.)

[372]

D'où le fort accent mis par les théologiens, en Asie et en Afrique principalement, sur l'urgence de revaloriser les cultures, avec le risque chez certains d'hypertrophier celles du passé. Déjà le mot « culture » - et par voie de conséquence « l'inculturation » - est soumis à la critique des porte-parole des nouvelles générations de ces pays tournés vers le monde moderne, comme à celle des sociologues pour qui la « culture » a toujours quelque chose d'un « bricolage » : « Toute Société est soumise à une dynamique du dedans, qui lui vaut une certaine autonomie et à une dynamique du dehors aux termes desquelles elle opère des emprunts, parfois majeurs, tout en se réaménageant pour leur faire place » (Ph. Laburthe-Tolra, J.P. Warnier, 1993 : 12). Premières contestations du mot ?

On peut prédire que le concept résistera à l'usure du temps dans la mesure où il ne tombera pas dans l'idéologie mais continuera de déployer celui de « l'incarnation » qui fait corps avec le christianisme : Jésus-Christ, Dieu le Fils, envoyé par le Père « prendre chair » dans un peuple particulier, le Peuple hébreu, pour que, par son Esprit, l'annonce de sa venue salvatrice soit faite à tous, dans le respect (et la recomposition) des différentes cultures. C'est bien ainsi que les premiers chrétiens le comprirent, quand au concile de Jérusalem, le premier du genre (an 40 p.c), ils s'accordèrent, non sans débat, sur les coutumes juives à faire respecter ou non par les nouveaux fidèles venus du « paganisme » (Actes des Ap., ch. 15). L'inculturation représente aujourd'hui un moment fort de cette Histoire.

Références bibliographiques

Arrupe P.

1978 Lettre sur l'inculturation, Rome, Documents sj, 14 mai.

Benoist J.

1993 Anthropologie médicale et société créole, Paris, PUF.

Conturas J. et Favret-Saada J.

1990 « Ah ! la féline, la sale voisine... », in revue Terrain n° 14, Paris.

[373]

Laburthe-Tolra Ph. et Warnier J.P.

1993 Ethnologie, anthropologie, Paris, PUF.

Laplantine Fr.

1996 Anthropologie de la maladie, Paris, Payot.

de Loyola I.

1985 Exercices spirituels, Paris, Desclée de Brouwer, Bellarmin, coll. « Christus ».

de Rosny E.

1981 Les yeux de ma chèvre, Paris, Pion, coll. « Terre humaine ».

1996 La nuit, les yeux ouverts, Paris, Seuil.

Sidbe Semporé

1992 « L'inculturation, une tâche urgente de la prédication en Afrique », in revue Pentecôte d'Afrique, Cotonou, n° 7.

[374]



[1] Loyola (1985). Une autre tradition spirituelle de « voyance » chrétienne prend sa source dans le tout début du monachisme, avec le moine Antoine du désert (IVe siècle). Un voyant (dioratikos : celui qui voit à travers) est autorisé à être moine et à exercer à condition de se plier à l'obéissance. Cf. La vie d'Antoine, Athanase d'Alexandrie, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 1994, p. 228.

[2] Cf. « Note sur le concept d'inculturation », à la fin de l'exposé.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 août 2016 19:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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