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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Rocher, “La violence entre ordre et désordre social.” Un article publié dans l’ouvrage Regards divers sur la violence: recueil de textes de conférences, pp. 23-41. Montréal: l'Institut de recherche pour le développement social des jeunes, septembre 2001, 98 pp. Programmes de conférences organisé par l'Institut de recherche pour le développement social des jeunes, le Groupe de recherche et d'action sur la victimisation des enfants, le Conseil multidisciplinaire des Centres jeunesse de Montréal. [Le 16 août 2006, M. Guy Rocher nous donnait sa permission de diffuser tous ses articles dans Les Classiques des sciences sociales.].

Guy Rocher

Université de Montréal

La violence entre ordre
et désordre social
.”

Un article publié dans l’ouvrage Regards divers sur la violence : recueil de textes de conférences, pp. 23-41. Montréal : l'Institut de recherche pour le développement social des jeunes, septembre 2001, 98 pp.

Programmes de conférences organisé par l'Institut de recherche pour le développement social des jeunes,  le Groupe de recherche et d'action sur la victimisation des enfants, le Conseil multidisciplinaire des Centres jeunesse de Montréal.

[22]

L’auteur

Guy Rocher est professeur à la Faculté de droit de l'Université de Montréal. Il a obtenu un M.A. sociologie à l'Université Laval et un Ph.D. à l'Université Harvard. Sa carrière d'enseignement a commencé à l'Université Laval en 1952. En 1960, l'Université de Montréal l'invita a assumer la direction du Département de sociologie (1960-1965). Durant cette période, il occupa aussi le poste de vice-doyen de la Faculté des sciences sociales (1962-1967) et il fut nommé (1961) par le Gouvernement du Québec membre de la commission royale d'enquête sur l'enseignement. Entre 1977 et 1983, il fut nommé par le Gouvernement du Québec secrétaire général associé au Conseil exécutif et sous-ministre au développement culturel (1977-1979) et au développement social (1981-1982). À ce titre, il participa à l'élaboration de la politique linguistique (Livre blanc et Charte de la langue française), de la politique culturelle (Livre blanc sur le développement culturel) et de la politique de la recherche scientifique (Livre vert).

Depuis 20 ans, Guy Rocher est attaché au Centre de recherche en droit public de la Faculté de droit pour y développer les recherches sociologiques sur le droit, l'éthique et les autres modes de régulation sociale. Outre les livres qu'il a publiés, il est l'auteur d'un grand nombre d'articles dans diverses revues scientifiques et autres. Il a exposé sa pensée dans un grand nombre de conférences devant des publics variés. Il s'est vu décerner un doctorat honorifique en droit par l'Université Laval en 1996 et un doctorat honorifique en sociologie par l'Université de Moncton en 1997. Il a reçu, entre autres, le Prix Léon-Gérin du Gouvernement du Québec en 1995, le Prix Molson du Conseil des arts du Canada en 1997, le Prix Esdras-Minville de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal en 1998 et en 1999 le Prix William-Dawson de la Société royale du Canada pour une œuvre interdisciplinaire.

Parmi ses publications

Rocher, Guy. 1992. Introduction à la sociologie générale, LaSalle, Hurtubise HMH, 685 pages.

Rocher, Guy. 1996. Études de sociologie du droit et de l'éthique, Montréal, Éditions Thémis, 327 pages.

Daigle, Gérard et Guy Rocher (sous la direction de). 1992. Le Québec enjeu. - comprendre les grands défis, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 811 pages.

Côté, René et Guy Rocher (sous la direction de). 1994. Entre droit et technique : enjeux normatifs et sociaux, Montréal, Editions Thémis, 425 pages.


[23]

LA VIOLENCE
ENTRE ORDRE ET DÉSORDRE SOCIAL


Guy Rocher

L'être humain est à mon avis l'espèce animale la plus violente de toutes. Vous avez entendu parler, je crois, dans la première conférence de Bernard Chapais, le primatologue, de la place des homo sapiens dans l'espèce des grands mammifères. Cela nous situe dans un monde animal où il y a différentes sortes de violence et où on utilise la violence à trois fins particulières : pour se nourrir, surtout chez les carnivores, pour se reproduire, les fameux combats de mâles, et aussi pour obtenir ou garder un territoire. Ce sont les trois grandes fonctions que la violence joue dans le monde animal.

L'être Humain est à mon avis l’espèce animale la plus violente de toutes.


Dans la longue évolution que l'humanité a connue depuis à peu près 100 000 ans, nos ancêtres ont certainement utilisé la même violence que les animaux pour se nourrir, pour se reproduire et pour garder le territoire. Mais en plus, l'être humain a des violences que l'on ne retrouve pas chez les animaux, et c'est dans ce sens-là qu'il est plus violent que les autres espèces animales. Il y a chez l'être humain en particulier trois passions ou trois sentiments qui sont des sources de violence et des facteurs de violence, et que l'on ne retrouve pas chez les animaux, ou du moins qu'on ne peut pas identifier comme tels chez eux.

La première de ces passions ou le premier de ces sentiments, c'est la cruauté. On dit parfois d'un animal qu'il est cruel, mais en réalité c'est une projection que l'humain fait sur l'animal, parce que cruauté veut dire savoir que ce que l'on fait, fait mal. Être conscient que l'on fait du mal à quelqu'un et continuer à lui faire mal, même sachant qu'on lui fait mal. L'être humain est doté de ce que l'on appelle l'empathie, la capacité de souffrir avec quelqu'un et donc le faisant souffrir, de continuer à le faire souffrir. La lionne qui chasse des zèbres ou des chèvres, la lionne, c'est certain, fait mal à des animaux. Mais rien ne prouve qu'elle soit cruelle. Elle n'a pas le sentiment de faire mal. Elle n'a pas d'empathie. Elle ne pleure pas sur l'animal qu'elle mange : au contraire, elle est réjouie par la chance qu'elle a eue de la capturer. La cruauté ce n'est donc pas un sentiment qu'on observe chez les animaux, mais très fortement chez les êtres humains.

Le deuxième sentiment ou la deuxième passion que l'on ne trouve pas chez les animaux mais que l'on retrouve chez les êtres humains, c'est la haine. En vouloir à quelqu'un, [24] vouloir du mal à quelqu'un, vouloir qu'il ait du mal, qu'il souffre par nous ou par d'autres, et se réjouir que quelqu'un souffre. La haine va plus loin que la cruauté, et c'est ce qui entraîne souvent des violences considérables.

La troisième passion propre à l'être humain, c'est le besoin de vengeance. On peut parfois penser qu'un animal se venge. J'ai été un jour témoin de la pseudo-vengeance d'une chatte qui avait ses petits. Un enfant de trois ou quatre ans a maltraité un des petits. La chatte a été énervée mais un quart d'heure plus tard elle a griffé l'enfant, ce qu'elle n'avait jamais fait. Évidemment, on a dit Elle s'est vengée. Qu'est-ce qui s'est passé dans les neurones de cette chatte, je ne le sais pas, mais chez l'être humain, la vengeance est courante. Lorsque le mal reçu appelle le mal, c'est la fameuse formule Oeil pour oeil, dent pour dent. Ce que vous avez reçu comme mal, rendez-le.

La vengeance ouvre une chaîne terrible. On l'appelle d'ailleurs la chaîne infernale de la vengeance. Lorsque la vengeance commence à s'établir dans des groupes, dans une société, elle peut perdurer, et non seulement sur des années, mais sur des générations. Il y a un terme pour cette forme de vengeance, c'est ce qu'on appelle la vendetta.

De ces trois passions, la vengeance est celle qui a le plus menacé la survie de nos sociétés humaines à travers notre longue histoire, parce qu'elle est essentiellement autodestructrice d'un groupe. Les anthropologues ont identifié des sociétés qui n'arrivaient pas à se sortir de la vendetta, une vengeance quasi suicidaire pour ces sociétés.

On peut certainement parler de la sélection naturelle des groupes sociaux qui ont réussi, certains mieux que d’autres, à survivre jusqu'à nous.


On peut dire que dans la longue lignée de l'évolution de l'homo sapiens sur ces 100 000 ans dont je parlais, dans cette longue, très longue lignée de l'évolution, chaque petit groupe social, chaque petite société a eu à sauver la vie commune contre les conséquences de la vendetta, contre la cruauté, contre la haine. Les sociétés qui ont survécu, les petits groupes, les petites familles, qui ont survécu sur notre planète pendant ces 100 000 ans, ce sont probablement les sociétés qui ont le mieux réussi à gérer la vendetta, à gérer la cruauté. Ce sont les sociétés qui ont le mieux réussi à faire que ces sentiments, ces passions ne soient pas autodestructrices, si bien que, tout comme on parle de la sélection naturelle du point de vue biologique, on peut [25] certainement parler de la sélection naturelle des groupes sociaux qui ont réussi, certains mieux que d'autres, à survivre jusqu'à nous. Chacun de nous a des ancêtres qui remontent à 75 000 ans, en ligne directe. C'est effarant quand on pense à ça, alors que l'histoire que nous connaissons c'est à peu près 10 000 ans. Il y a à peu près 80 000 ans à 90 000 ans de notre histoire humaine que nous ne connaissons pas et pendant toute cette période-là, nos petites sociétés, nos ancêtres ont eu à survivre individuellement et surtout collectivement, ce qui veut dire que nos petites sociétés humaines ont dû inventer des moyens de contrôler ces violences, de contrôler en particulier la vendetta.

Tout d'abord, il a fallu éviter de verser le sang contre le sang. C'est une grande chose ; ça paraît simple mais dans la vendetta et dans la vengeance et dans la cruauté, le sang versé a un rôle symbolique extrêmement important. Le sang versé, c'est un peu le synonyme de la mort possible : on perd sa vie, on perd sa vitalité, le sang s'en va. La couleur rouge du sang et le rôle du sang aussi ont un effet. Beaucoup d'êtres humains perdent connaissance devant le sang ; c'est une perte de contrôle de soi, et le sang a des significations profondes chez l'être humain qu'il n'a pas chez les animaux. Il a une signification profonde parce que la blessure entraîne des cicatrices qui restent, des cicatrices qui rappellent les coups reçus, si bien que, par le sang versé, par cette cicatrice qui reste, la vengeance est inscrite dans la chair de celui qui a été la victime de la violence. D'où la nécessité d'éviter de verser le sang contre le sang.

Pour cela, nos ancêtres ont inventé différents moyens. Par exemple, celui de dédommager la victime en demandant des compensations en nature au coupable : des animaux ou des outils, parfois des femmes ou des enfants. Et non seulement le coupable a été appelé à dédommager les victimes, mais on a aussi employé un autre moyen, qui a été de collectiviser la culpabilité pour éviter de viser le coupable. Dans bien des sociétés, la famille du coupable devient porteuse de la culpabilité au nom du coupable. Ainsi, on a dépersonnalisé la culpabilité et la faute, rendant ainsi la vengeance diffuse en quelque sorte, et amenant la famille du coupable à dédommager de diverses manières la personne qui a subi le dommage ou sa famille.

On a encore développé d'autres moyens d'une autre nature, les rituels. Des rituels et des [26] cérémonies pour engager un mouvement où la violence est diffusée autrement. Des rituels, par exemple, de purification. Purification du coupable ou même aussi de sa famille. Rituels de purification qui ont pris toutes sortes de formes, à travers différentes cérémonies, où on pouvait, par exemple, demander au coupable de subir ou de s'infliger lui-même une série de traitements purificatoires et expiatoires. Ainsi, le coupable, au lieu de recevoir la vengeance des autres, s'imposait symboliquement les coups que les autres lui auraient portés. Il se donnait des coups de bâton, se flagellait, se couvrait de poussière : cela fait partie de cérémonies, de rituels qui déplacent la punition.

Cela d'ailleurs est allé encore plus loin : on a renvoyé la punition dans un autre monde, dans le monde de l'au-delà. Nous connaissons la punition que Dieu a infligée à Caen, qui a tué son frère Abel. Normalement, dans la vengeance, la famille d'Abel aurait dû se venger sur Caen. Mais la Bible nous dit que c'est Dieu qui se venge contre Caen. C'est Dieu qui inflige la punition à Caen, et Caen toute sa vie porte la culpabilité d'avoir tué son frère devant l'œil de Dieu qui le regarde constamment. Pour les Juifs qui lisaient la Bible, ce qu'ils ont appris c'est que la vengeance, c'était Dieu qui s'en chargeait, et que c'était très bien ainsi.

Ce n'est qu'une autre manière de gérer la violence. Mais la vengeance est si bien ancrée dans l'esprit humain que non seulement on a demandé à Dieu d'être vengeur mais on a aussi vu la vengeance agir chez les dieux et entre les dieux. Dans la mythologie gréco-romaine, l'histoire des dieux grecs et romains est l'histoire d'une violence constante, où ils se mangent les uns les autres, s'entre-tuent, se bataillent. Ces êtres, dans l'esprit des Grecs, menaient une vie violente, dans l'au-delà, dans l'Olympe.

La notion d'un dieu vengeur, c'est une notion que l'on trouve à peu près dans toute l'humanité, dans toutes les religions. Les hommes ont la vengeance facile, mais les dieux aussi ont la vengeance facile. Dieu se venge si on l'oublie. Dieu se venge si on agit contre ses commandements. Dieu se venge si on fait mal aux autres. Dieu est cruel même. Il a inventé l'enfer pour tous ceux qui n'ont pas mérité le ciel ; c'est la cruauté parfaite, la cruauté éternelle.

Dans presque toutes les cultures, la mythologie raconte comment non seulement les dieux mais les esprits aussi sont vengeurs. En particulier les morts, les morts qu'on a connus. Par exemple, dans notre folklore à nous, la veuve n'osait pas se remarier trop tôt de peur que son ex-mari vienne lui tirer les [27] orteils la nuit. Le défunt allait sortir de sa tombe et se manifester. Comme dit le droit, le mort saisit le vif. Chez les fantômes, il y a des gens qui avaient à se venger.

Deux grands pouvoirs en particulier ont été ainsi investis du droit légitime d'utiliser la force. Le premier, c'est le pouvoir politique, c'est l'État, le deuxième, c'est le pouvoir religieux.


La vengeance, c'est tellement en nous qu'on la voit partout, même chez les animaux. Mais surtout, on la voit chez ceux qui nous ressemblent, c'est-à-dire les esprits, les morts, les dieux. En même temps, on a essayé d'utiliser cette transposition de la violence pour limiter la violence. En effet, dans la mesure où on a transposé la violence chez les dieux, chez les esprits, on limitait ainsi la violence entre les humains. Comme je le montrais en ce qui concerne Caen et Abel.

Ici, j'arrive à un grand paradoxe que je vais essayer d'illustrer : pour contrôler la violence, il a fallu utiliser la violence. C'est le grand paradoxe de l'espèce humaine. Il a fallu utiliser la violence de différentes façons. Je vais donner trois exemples de façons d'utiliser la violence pour contrôler la violence. La première c'est le dressage ; le dressage de l'être humain depuis 100 000 ans, individuel et collectif, s'est fait en recourant à de la violence. Le dressage de l'enfant ne s'est pas fait sans beaucoup de violence à l'endroit des enfants. Le dressage d'adultes délinquants dans les sociétés s'est fait aussi par de la violence. Violence sous différentes formes. Je suis persuadé qu'il y a eu dans notre passé un dressage de la femme par l'homme, utilisant la violence. C'est très profondément ancré chez l'homme.

Je reviens sur la notion, sur la formule que j'employais tout à l'heure Oeil pour œil, dent pour dent qui est la formule de la vengeance. Or, quand quelqu'un a inventé la formule Oeil pour œil, dent pour dent, ce n'était pas pour légitimer la vengeance, mais pour la limiter. Qu'est-ce que ça veut dire Oeil pour œil, dent pour dent. Ça veut dire que si on vous crève un œil, vous crevez un œil, pas deux. Si on vous brise une dent, vous brisez une dent, pas deux. Donc Oeil pour œil, dent pour dent a été perçu progressivement dans la chrétienté comme étant un mode de vengeance mais en réalité quand on a inventé Oeil pour œil, dent pour dent, c'était afin de limiter la vengeance. La contrôler par la violence, en disant : Vous avez droit de crever un œil parce qu'on vous en a crevé un.

[28]

Le pouvoir politique est né, en partie du moins, précisément pour être habilité à utiliser ta force au nom des autres.


Deuxième mode de contrôle de la violence par la violence, c'est le détournement de la violence sur d'autres. En particulier, ceux qui ont été les victimes du détournement de notre violence, ce sont les animaux. Au lieu de faire souffrir des êtres humains, on a remplacé la violence contre les êtres humains par le sacrifice d'animaux. C'est comme ça qu'il y a eu la grande tradition du sacrifice des animaux, où l'on sacrifiait des veaux, des vaches, parfois en grand nombre, par une sorte de déplacement de la violence sur les animaux, entre autres par le sacrifice. Dans la Bible, un des grands moments qui nous est raconté, c'est quand Abraham a appris de Dieu qu'il lui demandait de tuer son fils Isaac, de le sacrifier. Abraham aimant Dieu s'est plié à la volonté de Dieu et a amené Isaac sur une montagne avec l'idée de le tuer. Mais au moment où il allait le tuer, Dieu est intervenu en disant Non, Abraham, tu ne tueras pas Isaac, voici un bélier ; Abraham égorge le bélier, l'animal remplaçait l'être humain. Le pauvre bélier a été victime de la violence d'Abraham. Ceux qui aujourd'hui défendent les droits des animaux s'insurgent contre ça, mais c'est un fait, nous avons comme ça sacrifié des animaux.

Troisième moyen que nous avons utilisé pour contrôler la violence, c'est de confier l'usage exclusif de la force à quelqu'un, de nous enlever le droit d'utiliser la force, individuellement et collectivement, et de charger quelqu'un, un pouvoir, d'utiliser seul la force au nom des autres. Deux grands pouvoirs en particulier ont été ainsi investis du droit légitime d'utiliser la force. Le premier, c'est le pouvoir politique, c'est l'État. Comment est né le pouvoir politique dans nos sociétés ? Au fond, le pouvoir politique est né, en partie du moins, précisément pour être habilité à utiliser la force au nom des autres. C'est ainsi que le pouvoir politique est devenu le détenteur de l'usage légitime et exclusif de la force. Cette histoire s'est évidemment prolongée sur des siècles et des millénaires. Progressivement, l'État en est venu à avoir le droit d'être le seul dispensateur de la police. Pendant très longtemps la police était privée, elle appartenait à des familles. Mais nous avons accepté que l'État se charge de la police, que l'armée devienne la chose de l'État et que l'État soit le seul à exercer la justice. Nous avons abandonné le droit de nous faire justice. Lorsque nous avons besoin de nous faire justice, nous avons l'obligation, plus ou moins respectée mais nous avons l'obligation, de passer par la justice de l'État. C'est donc un [29] grand changement qui s'est produit lorsque l'on a accepté de remplacer l'usage de la force et de la violence par un usage réservé de la force et de la violence.

Ce que l'on sait, c'est que les pouvoirs politiques qui utilisent cette force ont non seulement exercé ce privilège mais ils en ont abusé. On sait combien les pouvoirs politiques sous toutes leurs formes ont abusé de leur force, comment un État totalitaire peut s'emparer de tous les pouvoirs et abuser de son pouvoir. Dans un tel État, il n'y a plus de dissidence possible, il n'y a plus d'opposition possible. La force, la puissance et la violence de la police, de l'armée, des hommes politiques remplacent la légitimité du droit.

Autre forme d'abus de pouvoir à l'intérieur de l'État, c'est lorsque les détenteurs mineurs du pouvoir de la force deviennent eux-mêmes abuseurs. Les abus de la police. Les abus de l'armée.

Troisième avenue de force, c'est l'utilisation de la guerre par les États. Une des réalités sociales propres à l'humanité, c'est la guerre. Parfois, on a l'impression que les animaux se font la guerre. Il semble y avoir, par exemple, des fourmilières qui se font la guerre, mais aucune espèce animale ne s'est fait la guerre aussi longtemps et aussi cruellement que l'espèce humaine. Depuis les débuts de l'histoire que nous connaissons, depuis la Mésopotamie il y a sept mille ans, la guerre existe. Et ce qu'on peut dire c'est que tous les grands empires de toute cette période de l'histoire, la Mésopotamie, la Perse, la Grèce, Rome, etc. ont constamment vécu dans la guerre. Ils étaient en guerre toute l'année et tous les ans. Les grands philosophes, Socrate, Platon, ont été obligés d'aller faire la guerre. Ils ont été conscrits. Le Moyen Âge a été une période de guerre. Et on peut finalement dire que le vingtième siècle est particulièrement remarquable pour son habileté à faire la guerre. Nous connaissons peut-être un des siècles les plus meurtriers de toute notre histoire, grâce à la guerre, la guerre des États.

Le pouvoir de l'État est bien souvent abus de pouvoir par différentes formes d'envahissement, de génocide, etc. On a confié à l'État la violence et la force mais en même temps, voilà que l'État lui-même en abuse et la violence lui a donné le goût d'utiliser la violence. Le pouvoir d'utiliser la violence a donné au détenteur du pouvoir politique le goût de continuer d'utiliser la violence. C'est le grand danger qui guette [30] tous les États. C'est pour éviter cela qu'on a essayé de développer un État de droit, c'est-à-dire d'imposer à l'État de se restreindre lui-même par le droit, de façon à ce qu'il ne recourt pas à la violence d'une manière arbitraire.

Le deuxième grand pouvoir auquel on a aussi donné le droit d'utiliser la violence, c'est le pouvoir religieux. C'est moins clair, c'est moins évident que dans le cas de l'État, mais quand on y regarde de près, le pouvoir religieux a été souvent, et de façon constante dans des périodes de l'histoire, détenteur d'un certain pouvoir d'utiliser la violence. C'est ainsi que l'Eglise chrétienne durant tout le Moyen Âge et pendant bien longtemps, a été un pouvoir temporel avec des armées ou recourant à des armées. Le pape avait un territoire qu'il défendait ; le pape a été agresseur à certains moments, il a fait partie d'agressions. Il y a dans le pouvoir religieux une sorte d'aiguillon qui a été facteur de violence : c'est la difficulté pour le pouvoir religieux d'accepter la différence. La différence religieuse, c'est ce qui est le plus difficile à accepter pour le pouvoir religieux. La religion a presque toujours été exclusiviste. En-dehors de ma religion, il n'y a pas de salut. Et ceux qui ne sont pas de notre religion sont des païens, ils sont des incroyants, ils sont condamnés à l'enfer, etc. D'où malheureusement, le fait que nos sociétés humaines à travers les âges aient connu des guerres de religions violentes et beaucoup de persécutions des non-croyants. La guerre, c'est une forme de violence que le pouvoir religieux a utilisé abondamment pour s'installer, pour se faire reconnaître.

Dans la Chanson de Rolland, qui raconte l'épopée de Rolland du temps de Charlemagne, qui tuait-il, Rolland ? C'était ceux qu'on appelait les Sarrazins, les Musulmans. C'était des Kosovars, c'était des Bosniaques, c'était des Musulmans. C'était la guerre de religions, contre les Musulmans qui étaient montés vers l'Europe, s'étaient emparés de l'Espagne et avaient menacé l'Europe. Il fallait les chasser, même les exterminer.

En même temps, cependant, l'Eglise chrétienne, comme d'autres religions, a contribué à atténuer cet usage de la violence. Ainsi, durant le Moyen Âge, aux 11e, 12e, 13e siècles, l'Église chrétienne a voulu civiliser les guerres parce qu'il y avait à cette époque-là guerre endémique entre les petits seigneurs. L'Église chrétienne a voulu civiliser les guerres parce que pendant très longtemps, et jusqu'à cette période-là, les guerres n'avaient plus de règles. Le vainqueur avait tous les droits ; c'était ça la grande règle. Le vainqueur avait tous les droits, c'est-à-dire qu'il pouvait [31] avec les vaincus faire des esclaves, il pouvait les tuer, il pouvait voler, piller. Non seulement cela, mais pendant très longtemps, les armées étaient payées par le pillage des vaincus : c'était le mode de rémunération et c'est pour ça qu'il fallait faire la guerre. Il fallait que les chefs d'État, les généraux s'emparent des villes voisines parce que l'armée devenait grouillante si les chefs n'avaient pas d'argent pour payer les soldats. Il fallait aller piller les villes.

L'Église chrétienne a été la première à vouloir civiliser ces guerres-là. Elle ne pouvait pas empêcher les guerres, d'ailleurs elle était elle-même souvent en guerre. Elle ne pouvait pas empêcher les guerres mais elle essayait de limiter les guerres en utilisant des règlements, comme le fait qu'on ne pouvait pas faire la guerre certains jours du mois : les jours fériés, le dimanche, le vendredi, pendant la semaine sainte. Il y avait des lieux qui étaient réservés, où on ne pouvait pas aller faire la guerre : dans une église, dans un monastère, dans un cimetière. Les civils pouvaient donc se réfugier dans ces lieux où ils étaient protégés. Ça a été le premier droit international de la guerre, celui de l'Eglise chrétienne. Auparavant, il n'y avait jamais eu de droit international de la guerre. Ce droit était plus ou moins observé, mais c'est ainsi que l'Eglise essayait de civiliser la guerre.

C'est ce que le droit essaie défaire : rendre les rapports Humains pus équitables, plus justes dune certaine manière, et surtout les rationaliser, à travers ce qu'on appelle les processus judiciaires [...]


Ce qui m'amène à un autre élément, le droit. Car dans toute cette longue histoire du contrôle de la violence, le droit a évidemment beaucoup servi. Il a servi surtout comme un effort de rationalisation des rapports humains. C'est ce que le droit essaie de faire : rendre les rapports humains plus équitables, plus justes d'une certaine manière, et surtout les rationaliser, à travers ce qu'on appelle les processus judiciaires, c'est-à-dire à travers le procès, qui est un effort pour déléguer le pouvoir d'utiliser la violence vers une autre institution qui est le tribunal.

Pendant très longtemps, cependant, les tribunaux ont utilisé la violence. Ils ont utilisé la violence d'abord dans les procédures pour faire la preuve d'une culpabilité. Quelles étaient les procédures utilisées ? Ce n'était pas [32] celles qu'on connaît aujourd'hui, mais c'était ce qu'on appelle les ordalies. C'est-à-dire qu'on utilisait des moyens physiques pour faire la preuve de culpabilité ou de non-culpabilité. Il fallait, par exemple, que le présumé coupable traverse le feu ou bien qu'il puisse nager à travers un lac, ou encore qu'il soit capable de subir des tortures sans crier, etc. On a énormément utilisé les moyens physiques pour faire la preuve. Ou encore, le duel entre deux personnes : celui qui se disait victime et celui qui était l'agresseur. Si vous lisez Homère, dans l'Iliade, vous verrez que comme il n'y avait pas de tribunal, alors on avait recours au duel, et le vainqueur était supposé être celui qui avait eu raison.

Autre exemple, encore dans la Bible, ce qu'on appelle le fameux jugement de Salomon, un jugement qu'on considère comme un exemple de sagesse. Or, le jugement de Salomon était très violent. Deux femmes réclamaient un même bébé et elles viennent devant Salomon qui ne savait pas comment régler le problème. Il dit « Vous avez toutes les deux droit au bébé, je vais le couper en deux et vous en aurez chacun la moitié. » C'était drôlement violent.

J'ai accepté de vous donner cette conférence en me faisant une douce violence !


Ce qui s'est passé, c'est qu'une des deux femmes s'est précipitée, elle a dit « Non, non, majesté, donnez-le à l'autre femme. » Alors Salomon dit « Vous êtes la mère puisque vous n'avez pas voulu. » Depuis ce temps-là, on considère que Salomon est un grand sage, mais c'est un violent. Ce qui l'a sauvé, c'est qu'on pense que la femme qui s'est présentée était la mère. On le pense encore. Aujourd'hui, on a oublié la violence de Salomon et on dit « Bon, un jugement de Salomon. » Récemment, la Cour suprême a prononcé un grand jugement, jugement de Salomon, a-t-on dit.

La violence faisait partie des procédures, mais aussi des sanctions, et le droit a été extrêmement cruel. La peine de mort, par exemple, a été une peine tellement utilisée, pendant si longtemps, et elle l'est encore. La très grande majorité des pays utilise encore la peine capitale, mais autrefois on l'utilisait beaucoup plus qu'aujourd'hui. Ce qu'on appelle le code d'Hammourabi, qui est un des premiers codes que l'on connaît, c'était un ensemble de décisions du tiers qui date d'à peu près trois ou quatre mille ans avant Jésus-Christ, qui comprend trois ou quatre cents articles. Le code d'Hammourabi, entre autres choses, dit que si quelqu'un a volé le bœuf de son voisin, qu'il soit tué ; si quelqu'un a volé la femme de son voisin, qu'il soit tué. Et vous avez comme ça une série d'articles qui finissent par [33] qu'il soit tué. La prison n'existait pas. L'amende n'existait pas. La peine, c'était qu'il soit tué. La peine capitale était largement utilisée.

La peine de mort, mais aussi les peines physiques. Amputations de membres, on coupe les mains pour les vols ; exposition publique du coupable qui restait pendant 24 heures, 48 heures sans boire ni manger, exposé aux sévices de la population. Quand j'étais jeune, je me souviens très bien d'avoir pu lire dans les journaux, que des juges, ici, au Québec, condamnaient des coupables à des peines de fouet. Ça existait encore ; il n'y a pas longtemps qu'on a abandonné la peine de fouet et il y avait le fouetteur dans les prisons. C'était surtout d'ailleurs pour des crimes qu'on appelle aujourd'hui agressions sexuelles.

Du moment qu'il y a une petite société, que ce soit une famille, une école, un syndicat, il y a des rapports de pouvoir qui s'installent, et ces rapports de pouvoir, ce sont des rapports qui sont toujours à la marge de ce que (a violence peut faire surgir.


Finalement, progressivement, on a adouci le procès dans ses procédures, dans ses sanctions. Mais si vous pensez bien à ce que c'est un procès, un procès est une violence contrôlée. C'est une violence adoucie. Parce que de fait, c'est une violence verbale. C'est une violence symbolique. Les avocats sont violents avec les témoins de l'autre partie. Ce sont des moments très violents, si bien qu'après un procès, si on est en procès avec quelqu'un, on ne peut plus se parler : c'est beaucoup trop violent, il y a des sentiments trop forts.

Les institutions, c'est-à-dire l'État, le pouvoir religieux, le droit ont essayé de limiter la violence. Mais malgré cela, il y a encore ce que j'appelle les multiples violences de la vie privée que l'État, que la religion, que le droit n'arrivent pas à régir. Les multiples violences de la vie privée, c'est-à-dire, les violences de l'homme à l'endroit de la femme, de l'adulte à l'endroit de l'enfant, les violences à l'endroit des personnes âgées, nombreuses, les violences à l'endroit de l'étranger, les violences à l'endroit du marginal, les violences à l'endroit de l'homosexuel, les violences à l'endroit de notre concurrent. C'est ce que j'appelle les multiples violences de la vie privée, qui sont le pain quotidien de la vie dans nos sociétés. Et comme ni le droit ni l'État ne peuvent arriver à régir ces violences, il y a une grande institution que les humains ont créée, le dernier [34] recours que nous avons, c'est la morale. Dans le cours de ces 100 000 ans d'évolution, nous avons développé ce qu'on peut appeler des valeurs morales de bonne vie commune. Des valeurs morales comme l'idée de la justice, la bonté plutôt que la cruauté, la compassion, l'indulgence, etc. La morale est venue faire ce que le droit ne pouvait pas faire, c'est-à-dire s'insérer dans les interstices de la vie quotidienne et nous civiliser un peu plus encore que ce que la religion avait réussi, que ce que le droit pouvait faire, car le droit avait ses limites et les religions aussi.

Ce qui étonne te sociologue, finalement, ce n'est pas qu'il y ait du désordre social, ce qui étonne le sociologue, c'est qu'il y ait de l'ordre.


En même temps, ce qui est frappant, c'est que la morale elle-même peut devenir violente. Elle peut devenir rigoriste et intolérante. C'est ce qu'on appelle maintenant le Politically correct, ou l'unanimité imposée, le conformisme moral forcé, etc. Au nom de la morale, on a donc encore une violence cachée, plus cachée encore que dans le procès mais qui est toujours là, prête à surgir.

J'avais intitulé cette conférence La violence entre ordre et désordre social, parce que la violence est dans l'ordre social et dans le désordre. Elle est dans les deux. Et l'ordre social n'engendre pas nécessairement l'ordre. L'ordre social, lorsqu'il est imposé par la force, lorsqu'il est truffé d'hypocrisie, d'injustice, l'ordre social est susceptible d'être une source de désordre.

On peut dire, d'ailleurs, d'une manière plus sociologique encore, que toute société est faite de rapports de pouvoir. On n'y échappe pas. Du moment qu'il y a une petite société, que ce soit une famille, une école, un syndicat, il y a des rapports de pouvoir qui s'installent, et ces rapports de pouvoir, ce sont des rapports qui sont toujours à la marge de ce que la violence peut faire surgir. On s'efforce, bien sûr, de régir les rapports de pouvoir par le droit, par la religion, par la morale. Mais les rapports de pouvoir font partie de notre vie commune. C'est le grand problème que nos sociétés humaines depuis 100 000 ans ont toujours essayé de régler, le moins mal possible.

Ce qui étonne le sociologue, finalement, ce n'est pas qu'il y ait du désordre social, ce qui étonne le sociologue, c'est qu'il y ait de l'ordre social. C'est beaucoup plus étonnant. Quand on pense à toutes les sources de violence, toutes les sources de conflits, toutes les sources de guerre qui existent, que finalement nos sociétés vivent [35] dans une paix sociale relative, c'est peut-être ce qu'il y a de plus étonnant. En tout cas, comme sociologue, je considère qu'il faut s'en étonner constamment et chercher toujours à sauver cette paix sociale. Car en définitive, si la paix sociale existe dans une certaine mesure, si les désordres sont limités, c'est qu'au fond de chacun de nous et collectivement il y a des disciplines que nous nous sommes imposées et que nous avons acceptées. Des disciplines derrière lesquelles il y a une histoire de violence. Mais des disciplines qui ont été finalement construites et acceptées par l'homme.

Je voudrais terminer par là où j ' aurais dû commencer, la définition de la violence. Les avocats commencent toujours par définir, et leur manière de définir, c'est d'aller dans Le Petit Robert. Après le Code civil, le livre le plus utilisé par les avocats, c'est Le Petit Robert. Le Petit Robert définit d'abord la violence comme étant « abus de la force ». Ensuite, il va un peu plus loin en disant que la violence est une « force brutale pour soumettre quelqu'un. » Donc, il y a des adjectifs, des noms ; un nom abus, puis après ça, brutale, pour soumettre quelqu'un. On dit encore « faire violence ». Or « faire violence », c'est agir sur quelqu'un pour le faire agir contre sa volonté. Et ce qui est symptomatique, l'exemple que donne Le Petit Robert est le suivant : Faire violence à une femme. Mais ce qui est amusant, c'est que si on continue à lire ce qui est dit sur la violence dans Le Petit Robert, on trouve que, quand il s'agit de la violence sur soi-même, tout à coup les formules sont plus douces : il y a une formule qui dit Se faire violence. Mais ce n'est pas se faire mal. Se faire violence, qu'est-ce que c'est ? C'est s'imposer une attitude contraire à celle qu'on aurait spontanément. C'est déjà plus doux. Mais il y a encore plus doux que ça. Qu'est-ce que c'est ? C'est Se faire une douce violence. Et qu'est-ce que ça veut dire Se faire une douce violence ? C'est accepter avec plaisir, après une feinte résistance. Eh bien, je vais vous dire une chose, j'ai accepté de vous donner cette conférence en me faisant une douce violence !

[36]

Les commentaires
et les questions de l'auditoire


À partir de vos connaissances et de vos intuitions personnelles, comment pouvez-vous anticiper l’évolution de ta violence dans les prochaines décennies, à l’aube de l’an 2000 ?

S'occuper de la violence, c'est un emploi à plein temps.


Elle va continuer. Parce que les éléments dont j'ai parlé sont toujours en place : la haine, la vengeance et la cruauté sont toujours là. L'intolérance aussi. En plus de ça, ce qui est terrible, c'est qu'aujourd'hui nous avons développé un armement d'une puissance que l'on n'avait jamais connue jusqu'à présent. On a l'arme suprême, l'arme nucléaire que l'on n'a pas utilisée depuis 1945 mais qui est toujours là comme une menace. Donc, le besoin de limiter l'usage de la violence s'impose. Ça s'impose toujours, et je pense qu'on sera toujours obligé de s'en occuper. De plus, la vie urbaine n'est pas de nature non plus à expulser la violence de nos vies. La vie urbaine est une cause, une source de grande frustration multiple chez beaucoup de gens. Les écarts de revenus sont aussi une source de frustration et ces écarts de revenus, on le sait bien, ne vont pas en s'amenuisant, au contraire. Je dis s'occuper de la violence, c'est un emploi à plein temps. Et on n'a pas fini. On a développé des organismes internationaux pour essayer de limiter les violences, avec un succès bien relatif comme on peut le voir, si bien que ce sont ces organismes internationaux qui eux-mêmes deviennent guerriers. L'OTAN, appuyée par l'ONU, est en guerre en ce moment. Je dis qu'il faut beaucoup travailler à développer la conscience morale de l'enfant, de l'adulte, de tout le monde et continuer à développer une sensibilité à l'endroit de l'usage de la violence.

Comment se fait-il que l’être humain qui doit être entouré de beaucoup de tendresse quand il est petit, comment devient-il un être de violence. Je pense qu'on refuse d'accepter que notre nature humaine est violente, qu'il y a un construit fondamentalement social : c'est un construit social, une acceptation de l'ordre comme s'il venait de soi-même, de la nature en tant que violence. Qu'est-ce qui fait que l’on change ? Que de l’entourage maternel, rapidement on devienne des êtres de violence.

Vous avez raison. Mais construit socialement sur des bases quasiment biologiques, je dirais. C'est-à-dire que la première violence que chacun de nous a subie, c'est la naissance, la séparation de la mère ; les psychanalystes insistent beaucoup là-dessus. La séparation de la mère, c'est un trauma et il a fallu que chacun de nous apprenne à vivre dans sa solitude et développe un sain narcissisme. Au fond, c'est [37] ça l'éducation. C'est de développer un sain narcissisme chez chacun de nous, c'est-à-dire de savoir s'aimer soi-même assez pour être capable d'aimer les autres. Et le grand problème, je crois, dans l'éducation, c'est qu'on n'a pas appris à l'enfant à s'aimer lui-même, d'une manière saine, d'une manière non égoïste. C'est toute la marge, la zone grise entre un égotisme égoïste et un égotisme social. Parce qu'on est toujours égotiste, c'est-à-dire, on est la première personne la plus importante au monde pour chacun de soi, avec raison. Mais c'est là je pense qu'il y a dans le développement de ce que les psychanalystes appellent ce narcissisme normal, ce narcissisme socialisé, c'est là que peut être l'échec de l'éducation d'une personne. Que le narcissisme devienne égoïsme, qu'il s'installe d'une manière de plus en plus ancrée, et alors l'égoïsme ne peut pas ne pas être constamment frustré. Elever un enfant d'une manière égoïste, c'est élever un enfant qui subit constamment des frustrations, parce qu'il ne peut pas toujours tout avoir tout ce qu'il veut. L'égoïsme qui reste un narcissisme primitif et qui n'est pas capable de s'ouvrir aux autres, c'est la pire source de frustrations.

Ce que vous dites de la cruauté de l’être humain m'a rappelé un homme, ici à Montréal, qui est Juif d'origine hongroise, qui a passé 3 ans à Auschwitz et qui a collaboré avec les Nazis. Il a été là jusqu'à la libération par les Russes. Lorsqu'il raconte les atrocités auxquelles il a participé, il raconte cela sans culpabilité apparente et à ma connaissance, c'est un citoyen ma foi normal. Je n'ai jamais entendu dire qu'ici au Canada, il ait fait quoi que ce soit d’illégal. Je me dis, après 100 000 ans, on en est rendus là. Est-ce que l’être humain est capable de ces atrocités-là ? Est-ce qu'on s'améliore ?

Est-ce qu'on s'améliore...

Est-ce qu'on est sensés aller vers une certaine amélioration ?

Oui, comme vous le dites, on est sensés aller vers une certaine amélioration, je suis tout à fait d'accord avec vous. Je pense que si on a le souci de notre humanité, si on a le respect de notre humanité, on espère qu'on va vers une amélioration et ce qu'on peut dire pour se consoler, c'est qu'il y a quand même des violences qui sont disparues. Par exemple, le droit est devenu moins violent qu'il ne l'était. On a donc amélioré le droit. Quand on parle de l'État de droit, aujourd'hui, cet État qui s'engage à respecter son propre droit, c'est [38] une grande amélioration sur l'État totalitaire, sur l'État arbitraire. Donc, on s'est améliorés. Maintenant, il y a encore tant à faire, et puis c'est fragile. Un État démocratique peut facilement devenir totalitaire, malheureusement. On a vu comment l'Allemagne, entre deux guerres, est devenue rapidement un État totalitaire. Pourtant, je considère que les Allemands, ce sont peut-être les Européens les plus intelligents qui soient. C'est mon préjugé, disons. Je les trouve intelligents, mais comment se fait-il que les Allemands ont marché dans ce nazisme, c'est un grand mystère. Donc, la démocratie, c'est fragile. C'est, je crois, notre mission à chacun de nous, dans la mesure où on est capables de le faire, pendant notre courte période de vie, d'essayer d'améliorer notre humanité. De la rehausser un peu plus vers la justice, vers la bonté, la compassion et puis vers le sens de l'autre, le respect de l'autre.

Comme être humain face à la violence, on se sent vraiment impuissant. Comment lutter contre la violence ? Je pense à la violence quotidienne, à tous ces gestes d’agressivité... L'être humain, la cruauté, la haine et la vengeance, ce sont des choses bien graves. En même temps, je considère que l'État va de plus en plus loin pour gérer les rapports humains et je suis un peu ambivalente par rapport à cela : il y a des besoins, mais en même temps, je trouve ça inquiétant cette façon de gérer les rapports de couple par les nouvelles lois sur le patrimoine familial. Je pense à des rapports de violence qui vont de plus en plus dans le privé et que l'État gère de plus en plus le privé ; et je pense aussi que l'État gérant de plus en plus le privé crée de l’impuissance chez les individus qui ne savent plus comment se défendre, et c'est un cercle infernal On adopte des lois qui sont progressistes, on favorise des rapports égalitaires. Je me demande comment on peut contrer ça, quelles sont les issues. La responsabilisation ; il y a 20 ou 30 ans, on excusait la violence des gens par la société qui produisait la violence. Ce n'est plus comme ça. Un individu doit être responsable de sa violence même s'il a 14 ans, 15 ans ; il a agressé quelqu'un, il doit être responsable de sa violence. Vous avez parlé de développer les valeurs morales, mais au delà de ça...

C'est, je crois, notre mission à chacun de nous [...] pendant notre courte période de vie, d'essayer d'améliorer notre humanité.


Moi je crois qu'à notre époque, nous savons tout de même développé une beaucoup plus grande sensibilité à la violence. C'est un acquis important. Nous sommes devenus très sensibles à la violence et peut-être que nous voyons plus de violence parce que nous sommes plus sensibles à la violence. Il faut voir cela aussi. Nous avons développé la sensibilité à l'endroit de la violence à l'égard de la femme, de l'enfant, [39] de la personne âgée, de l'immigrant ; ce sont des violences qui existaient probablement autant sinon plus auparavant. Mais la conscience sociale, notre conscience collective, ne s'était pas éveillée à ces phénomènes-là. Qu'aujourd'hui il y a des gens qui s'occupent de la violence, professionnellement, qu'il y ait des gens qui fassent des recherches sur la violence, c'est quand même un phénomène nouveau et je pense que c'est très important.

Est-ce que c'est l'indice qu'il y a plus de violence ? Peut-être qu'on s'intéresse plus à la violence parce qu'il y en a plus, ou est-ce plutôt qu'on voit plus de violence parce qu'on est plus sensibles à la violence ? Je ne pourrais pas vous le dire, je ne sais même pas qui pourrait vous le dire. Mais on peut penser que c'est un peu des deux. Il y a peut-être plus de violence dans le milieu urbain qu'il y en avait autrefois. Je n'en suis pas certain. Donc, on est devenus plus sensibles et puis, devenant plus sensibles, on voit plus de violence. Quand on lit les chroniques des élections d'autrefois dans notre Québec, les campagnes électorales étaient très violentes. On faisait des assemblées contradictoires où on avait des bagarres. Aujourd'hui, elles sont peut-être violentes verbalement mais on n'a plus les violences physiques qu'on avait autrefois. Ça s'est peut-être déplacé, c'est peut-être ailleurs, dans les relations de travail qu'on a de la violence qu'on avait moins autrefois. C'est difficile à dire.

Qu’aujourd'hui il y a des gens qui s'occupent de ta violence, professionnellement, qu'il y ait des gens qui fassent des recherches sur la violence, c'est quand même un phénomène nouveau et je pense que c'est très important.


Je suis d'accord avec vous sur le sentiment d'impuissance qu'on peut avoir mais je pense que ce n'est pas un sentiment qu'on doit cultiver, l'impuissance. Il faut au contraire essayer d'en sortir et se dire : pendant cette vie, qui est la mienne, j'ai la responsabilité pour ma part d'essayer de contribuer à limiter cette violence-là. C'est une nouvelle responsabilité. Ce n'est pas une responsabilité ancienne dans notre histoire. Au fond, jusqu'à très récemment, c'était les membres du clergé qui avaient la responsabilité de limiter la violence. Maintenant qu'on a moins de clergé, c'est un peu plus à nous.

Je réfléchissais sur les trois grandes sources de violence que sont la nourriture, la reproduction et le territoire. Du point de vue de l’humanité, on les [40] a sophistiqués, mais on n'a rien réglé. On a encore des soupes populaires, on a un nombre croissant de gens qui ont faim. Je suis fascinée de voir l’agressivité entre les automobilistes. Quand on creuse un peu l’émotion, la cruauté, la haine et la vengeance, ce sont des thèmes un peu shakespeariens, des archétypes humains très profonds, qui sont encore extrêmement présents dans la trame de nos rapports. Notre histoire nous révèle des bons moyens de réguler la violence ; vous en avez nommés : l'État, la religion, le droit et la morale.

Monsieur Fecteau nous rappelait dans sa conférence que la morale est plus ou moins une invention du 19e siècle qui justement modère la violence, mais qui peut aussi amplifier la violence dans la mesure où elle exclut. Les problèmes que les intervenants vivent dans les Centres jeunesse de Montréal sont souvent liées à deux grandes problématiques : la délinquance des jeunes et les mauvais traitements que les parents infligent à leurs enfants. L'État, la religion dans une certaine mesure, le droit et la morale influencent l’intervention dans les cas de délinquance ou de mauvais traitements. Dans le débat sur la radicalisation de la loi envers les jeunes délinquants, on se demande si on ne devrait pas rendre les parents responsables : donc, déplacement vers la famille de la culpabilité de l’enfant. On essaie d’enseigner aux parents une certaine morale dans leurs rapports avec leurs enfants, de les rendre plus empathiques envers leurs enfants et envers autrui et je crois que c'est une piste intéressante. Mais je suis fascinée de voir à quel point on n'a pas de morale collective. On apprend au délinquant que ce n'est pas bien de taxer un jeune dans la cour de l’école, que c'est cruel et on intervient individuellement, je dirais cliniquement envers ce jeune. Mais comment se fait-il qu'on n'a pas une morale sociale qui empêche que ces jeunes-là se retrouvent dans des situations de pauvreté, dans des situations où ils désirent avoir des objets, des vêtements, telle ou telle marque connue, ce qui va motiver aussi beaucoup leur comportement.

Pendant cette vie, qui est la mienne, j'ai la responsabilité d'essayer de contribuer à limiter cette violence-là.


Vous avez la réponse. La réponse est dans la question, bien sûr. L'écart entre le traitement clinique qu’on essaie de réussir et puis les sources sociales - l'économique - des frustrations et surtout dans une société dominée par un désir de consommation qui est affolant avec la publicité, et tout ce qu'on invente de nouveaux besoins de consommation. Je n'ai pas parlé de la consommation et de la violence mais c'est un de mes thèmes aussi. Dans notre société contemporaine, la consommation est [41] scientifiquement organisée. Le besoin de consommation est scientifiquement organisé. La publicité fait l'objet de recherches constantes par des collègues en sciences sociales et en psychologie du consommateur. On vise particulièrement les jeunes dans la consommation parce que c'est l'avenir, ce sont les consommateurs de demain. Les jeunes sont l'objet de la recherche en publicité. C'est donc certain que cet écart-là peut être un grand facteur d'insuccès de la clinique. C'est-à-dire qu'on peut essayer de convaincre quelqu'un de ne pas taxer mais s'il y a autour de lui tant d'objets qui sont objets d'amour pour lui. Ce que propose la publicité, c'est vraiment un objet d'amour, on peut l'appeler comme ça [1]...



[1] Lire à ce sujet À la recherche de l'amour perdu : essai sur la personne, du psychanalyste québécois Michel Dansereau, publié en 1999 aux éditions du Méridien.



Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le vendredi 17 janvier 2020 18:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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