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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Rocher, “Le sociologue peut-il exercer le pouvoir ?” Un article publié dans L'intervention sociale. Actes du Colloque annuel de l'ACSALF, colloque 1981. Textes publiés sous la direction de Micheline Meyer-Renaud et Alberte Le Doyen, pp. 27-32. Montréal : Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1982, 384 pp. [Le 16 août 2006, M. Guy Rocher nous donnait sa permission de diffuser tous ses articles dans Les Classiques des sciences sociales.].

Guy Rocher (1981) 

Le sociologue peut-il exercer
le pouvoir ?
” 

Un article publié dans L'intervention sociale. Actes du Colloque annuel de l'ACSALF, colloque 1981. Textes publiés sous la direction de Micheline Meyer-Renaud et Alberte Le Doyen, pp. 27-32. Montréal: Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1982, 384 pp.

Introduction
 
Le problème de la solidarité
Le problème de la soumission et de l'autorité
Le problème de la compétence
 
Conclusion

Introduction

 

Commençons par éliminer une ambiguïté. La notion de pouvoir n'est pas univoque, le pouvoir est multiforme. Lorsqu'il enseigne dans une salle de cours ou dans un séminaire, ou qu'il dirige une thèse de doctorat ou de maîtrise ou des travaux pratiques, le sociologue enseignant exerce un pouvoir. On a voulu, non sans raison, rendre moins inégalitaire la relation enseignant-enseigné, insister sur la participation de l'enseigné à son enseignement, souligner que l'enseignant se fait aussi enseigner dans le processus de l'enseignement. Tout cela est vrai, je l'ai vécu personnellement et j'y crois profondément. Mais je crois aussi que rien de tout cela ne dissout complètement le pouvoir qui demeure entre les mains de celui qui sait, qui a dix ans, vingt-cinq ans, quarante ans d'avance, c'est-à-dire de lectures, d'expériences accumulées en avance sur l'étudiant, quel que soit l'âge de celui-ci. Influencés par la révolution culturelle des dernières années, nous avons cru possible de nier ce pouvoir. Je constate qu'il est peut-être moins visible mais non moins réel. 

Il en va de même pour la recherche. Le sociologue chercheur s'attribue, par les recherches qu'il poursuit, une connaissance qui est un capital de pouvoir. Pour le sociologue plus que pour les chercheurs d'autres disciplines, livrer les fruits d'une recherche est une forme d'intervention sociale qui s'accompagne d'un exercice du pouvoir. Par sa recherche et par la diffusion de sa recherche, le sociologue ne peut pas ne pas vouloir exercer une influence sur le cours de l'histoire. Il peut, par exemple, vouloir jeter une nouvelle lumière sur une situation mal connue, ou encore démystifier des idées reçues, ou encore remettre en question le sens commun. Et l'on pourrait continuer l'énumération. Dans tous ces cas, le sociologue intervient activement et la connaissance est l'arme de son pouvoir. 

Mais mon propos aujourd'hui n'est pas de parler du pouvoir du sociologue enseignant ni de celui du sociologue chercheur. Je voudrais plutôt tirer parti d'une expérience de participation à l'exercice du pouvoir politique pour parler du sociologue dans ce contexte. Sans nier les autres formes de pouvoir, c'est au pouvoir politique que je m'adresse particulièrement. Et je voudrais souligner quelques problèmes éthiques à celui, et peut-être au sociologue, qui participe à l'exercice d'un tel pouvoir. 

Sans croire être exhaustif, je soulignerai les trois problèmes éthiques qui me semblent particulièrement sensibles à la conscience du sociologue qui participe au pouvoir politique. Je les appellerai successivement le problème de la solidarité, le problème de la soumission et de l'autorité, et le problème de la compétence.

 

Le problème de la solidarité

 

Un des traits du pouvoir, c'est qu'on ne l'exerce pas seul. Même le détenteur du pouvoir le plus personnel, le plus autocratique, est enserré dans une multitude de liens et de rapports dont il ne peut se dégager. C'est pourtant là un cas extrême. Dans toute situation de pouvoir politique, celui qui y participe est solidaire d'un parti au pouvoir, souvent aussi d'un groupe ou de groupes qui se partagent le pouvoir, ou encore d'un clan qui détient une partie des rouages du pouvoir. N'allons Pas dans trop de détails, contentons-nous de parler du parti au pouvoir. Le parti a son idéologie, il a son organisation interne, il a son réseau de relations internes et externes, il a son système d'intérêts personnels ou collectifs. C'est toujours par un parti ou avec un parti qu'on participe à l'exercice du pouvoir, un parti avec les contraintes collectives que l'on vient de dire. 

Qu'il soit homme ou femme politique, militant ou militante, fonctionnaire, celui ou celle qui exerce le pouvoir ne peut pas ne pas être solidaire du parti par lequel ou avec lequel il ou elle exerce le pouvoir. Et cette solidarité engendre un problème éthique fondamental, celui de la loyauté. 

Il est bien rare que quelqu'un se sente en complète et parfaite harmonie avec l'ensemble d'un parti, son idéologie, ses chefs, son organisation, ses intérêts. On ressent toujours une distance à l'endroit d'un élément ou l'autre d'un parti. Et pourtant, dans l'action concrète de l'exercice du pouvoir, c'est une loyauté plus globale qui s'impose. On peut tenter de modifier les orientations d'un parti dans le sens de ses propres convictions, mais si on n'y parvient pas, on ne peut bloquer l'action du parti sans finalement être obligé d'en sortir. 

Pour le fonctionnaire qui n'appartient pas nécessairement au parti au pouvoir mais travaille avec lui, le problème de la loyauté est encore plus délicat et il se pose d'une manière presque quotidienne. 

Le sociologue connaît bien, pour les avoir étudiées, les solidarités sociales. La notion même de solidarité appartient à l'histoire de la pensée sociologique, notamment depuis que Émile Durkheim en a fait un concept fondamental en distinguant la « solidarité organique » de la « solidarité mécanique ». Mais assez paradoxalement, le sociologue pratique mal les solidarités. Surtout celles qu'exige l'exercice du pouvoir. L'explication en est peut-être qu'en analysant les solidarités, le sociologue a contribué à les démystifier et qu'il se sent mal à l'aise d'entrer dans la part de mystification sur laquelle les solidarités politiques reposent toujours au moins partiellement. Pour celui ou celle qui est habitué aux raffinements de l'analyse sociologique, il est difficile de programmer ou de vivre les solidarités et les loyautés nécessaires à l'exercice du pouvoir. 

 

Le problème de la soumission et de l'autorité

 

S'il ne s'exerce pas sans parti, le pouvoir ne s'exerce pas non plus sans hiérarchie. La hiérarchie du pouvoir politique a toujours existé, même dans des sociétés relativement simples. Elle était très élaborée dans l'Égypte ancienne, mais aussi dans les cités grecques, dans l'empire romain, dans la société féodale du moyen âge, dans les sociétés des potentats orientaux. La bureaucratie qui entoure le pouvoir et à travers laquelle il s'exerce n'est pas une invention moderne. Elle est inhérente à l'exercice du pouvoir politique. Mais elle peut être plus ou moins développée selon les types de pouvoir politique, l'organisation de la société, l'idéologie politique régnante. Exercer le pouvoir politique c'est s'inscrire quelque part, à un rang donné, avec un statut et une juridiction généralement placés à l'intérieur d'une échelle de pouvoir et d'influence. Max Weber a savamment décrit cette hiérarchie et d'autres chercheurs à sa suite. Je n'ai rien à ajouter à leur contribution. 

Mais c'est l'aspect éthique que je voudrais plus particulièrement souligner. Avoir un rang dans une hiérarchie, c'est avoir au moins un supérieur, souvent plusieurs, c'est aussi avoir des égaux, et c'est aussi généralement avoir des subordonnés. Le sociologue qui exerce son métier dans une université ou même dans un cégep s'inscrit dans une para-hiérarchie. Mais il n'a pas beaucoup l'occasion de sentir directement l'intervention de ses supérieurs ni dans son enseignement, ni dans ses recherches. S'il appartient à la hiérarchie du pouvoir, il sentira quotidiennement l'intervention de ses supérieurs. Se pose alors pour lui le problème de la soumission et de ses exigences. Il lui faut, par exemple, accepter que des supérieurs parfaitement ignorants de la sociologie interviennent dans des recherches qu'il poursuit ou les interprètent à leur manière ou encore, que son action en tant qu'administrateur, gestionnaire, décideur soit soumise à l'évaluation de supérieurs dont le jugement ou les qualités professionnelles peuvent lui paraître discutables. 

D'une autre manière, le sociologue est confronté avec l'action quotidienne de partenaires et de subordonnés. Une partie du succès de son propre travail va dépendre de la collaboration qu'il saura se gagner de leur part. Il arrive que ces partenaires et subordonnés constituent une petite équipe, il peut aussi arriver qu'ils constituent un vaste bureau. Diriger des équipes ou des bureaux d'hommes et de femmes est un art difficile qu'on a même élevé (ou abaissé) au rang de science. 

Le sociologue a beaucoup étudié les hiérarchies sociales, économiques, institutionnelles. Ici encore une partie de ses analyses ont contribué à démystifier les faux fondements des hiérarchies. Ce qui explique qu'on trouve généralement chez les sociologues un préjugé plus ou moins explicite en faveur de l'égalité plutôt qu'en faveur des hiérarchies. Mais l'exercice du pouvoir n'est jamais totalement égalitaire. Le sociologue est donc souvent mal à l'aise à la fois pour respecter, dans la soumission requise, les autorités auxquelles il se rapporte et pour s'adapter aux exigences de l'art de l'autorité. Il sait mal obéir et encore plus mal commander. 

Obéir et commander appartiennent à la fois à l'art et à la morale. Ce sont deux actions qui reposent sur la connaissance des hommes mais aussi sur ce qu'il faut bien appeler des vertus. Et ces vertus ne sont pas innées, elles s'apprennent, se pratiquent et s'entretiennent. 

Parmi ces vertus, celle qui est peut-être la plus difficile pour le sociologue est celle que j'appellerais la tolérance à la nature humaine. Spécialiste de l'homme en situation, le sociologue a, très tôt dans sa formation, désappris la nature humaine. Celui ou celle à qui l'on obéit ou à qui l'on commande est, bien sûr, un être en situation sociale. Mais il révèle aussi une certaine nature humaine que le spécialiste de l'administration a appris à compter parmi les facteurs dans son analyse de la situation, alors que le sociologue a appris à la mettre entre parenthèses. La méconnaissance de ce que j'appelle largement ici la nature humaine risque d'entraîner le sociologue à une certaine forme d'intolérance, de rigidité, à la fois morale et professionnelle, qui n'est guère propice à son intégration dans la hiérarchie et au succès de son action dans le contexte bureaucratique.

 

Le problème de la compétence

 

Un troisième trait du pouvoir, c'est qu'il s'exerce généralement à travers le médium de la réglementation, de la législation, de la définition de critères, de règles, de paramètres. Le pouvoir ne s'exerce à peu près jamais sur des personnes, des objets, des groupes. Dès que le pouvoir a une certaine extension, au-delà de celui qui s'exerce sur quelques personnes, il prend la forme de la réglementation. C'est d'ailleurs ce qui explique l'inflation du droit et des règlements dans les sociétés où l'État devient de plus en plus puissant et intervient de plus en plus dans tous les secteurs de la vie sociale. 

Exercer le pouvoir politique, c'est savoir traduire des intentions de changement ou d'actions dans le langage juridique des lois et des règles. C'est savoir faire du droit. Il faut donc pour cela comprendre et connaître le langage du droit, la symbolique du droit, la logique juridique, ce que le droit comporte à la fois d'abstraction et de concrétude. Comment savoir dire ce qu'il faut dire, sans en dire trop, mais en dire juste assez. 

Le sociologue est un spécialiste des normes, car il sait que la vie sociale est fondée sur l'existence de normes. Une partie de sa science consiste à analyser les normes sociales et l'inter-influence des conduites et des normes. Mais le sociologue n'a pas appris à créer des normes. Pire encore, le sociologue contemporain, à la différence des grands précurseurs de la sociologie comme Montesquieu, Weber, Durkheim, ne s'est pas intéressé au droit, qu'il considère comme sclérosé, stérile, et qu'il identifie généralement aux éléments les plus conservateurs de l'organisation sociale. 

L'exercice du pouvoir amène rapidement le sociologue à prendre conscience de son incompétence en matière juridique et l'oblige à remettre en question les perceptions stéréotypées et les préjugés qu'il a longtemps entretenus à l'égard du droit et du langage juridique. Pour le sociologue, l'exercice du pouvoir passe donc d'abord par une crise de compétence, qui est d'autant plus douloureuse qu'elle était imprévisible et qu'elle risque de stériliser son action politique. Il lui faut donc avoir l'humilité de se mettre à l'école des légistes et des juristes, dont il a tout lieu par ailleurs de critiquer la perception souvent étriquée et réduite de la société et de son fonctionnement. Mais leur science lui est indispensable s'il veut efficacement participer à l'exercice du pouvoir. 

Le langage juridique a ses règles, ses contraintes, ses exigences, sa logique. Tout cela est souvent bien étranger au sociologue. Il doit se plier à un nouvel apprentissage, à un recyclage. 

En plus de la difficulté qu'il peut y avoir d'accepter d'avoir à refaire ses classes, le sociologue est assez démuni, car la sociologie du droit, après avoir été à l'origine de la sociologie, a été à peu près complètement abandonnée et ne représente plus aujourd'hui qu'une branche négligée de la sociologie. Le sociologue n'a donc aucune base scientifique ni méthodologique sur laquelle s'appuyer dans sa propre discipline pour pénétrer l'univers du droit. Il souhaiterait, en particulier, que la sociologie lui eût fourni une approche critique, dans une perspective sociologique élargie, ce que les professionnels du droit ne sont pas eux-mêmes en mesure d'élaborer et d'entretenir. 

Par suite de cette lacune de la sociologie du droit, le problème de compétence (ou d'incompétence) que rencontre le sociologue est encore plus aigu et il le ressent plus vivement que d'autres collègues. Aussi longtemps que la sociologie n'aura pas corrigé cette infirmité dont elle souffre, l'accès des sociologues au pouvoir politique demeurera limité, difficile et douloureux.

 

Conclusion

 

Reprenons le langage de la sociologie. Le pouvoir politique est une véritable institution. Il est d'ailleurs l'institution par excellence, en même temps qu'il est aussi le grand institué. 

Pour participer à l'exercice du pouvoir, il faut accepter d'entrer dans l'institution du pouvoir, se plier à ses règles et à sa morale, reconnaître et accepter les apprentissages qu'il faut y faire, la socialisation et l'acculturation qu'il faut subir. 

Il est probable que pour bien des sociologues, le jeu n'en vaille pas la chandelle. Cela se comprend si l'on minimise le pouvoir réel du politique, ou si l'on opte pour la participation à d'autres formes d'intervention sociale qui, à mon avis, ressemblent souvent cependant à l'exercice du pouvoir politique. Car le non-politique rejoint souvent le politique dans sa forme, sa structure et son fonctionnement. Mais c'est là une autre question. 

Pour l'heure, on ne peut que constater le très faible nombre de sociologues qui ont voulu ou accepté l'exercice du pouvoir politique. Et l'on n'a pas le sentiment que leur nombre va aller croissant rapidement dans un avenir prévisible.

 

Guy Rocher
Université de Montréal
Centre de recherche en droit public



Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mardi 24 novembre 2020 10:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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