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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Rocher, “Le « polythéisme » des modes d'explication du social.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Daniel Mercure, L’analyse du social. Les modes d’explication, pp. 21-45. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 2005, 344 pp. [Le 16 août 2006, M. Guy Rocher nous donnait sa permission de diffuser tous ses articles dans Les Classiques des sciences sociales.].

Guy Rocher

Université de Montréal

Le « polythéisme »
des modes d'explication du social
.” *

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Daniel Mercure, L’analyse du social. Les modes d’explication, pp. 21-45. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2005, 344 pp.

Je voudrais répondre à ce que j'ai compris être un objectif premier de ce colloque, qui est de « faire le pont entre les préoccupations de recherche déjeunes chercheurs (les étudiants de niveau avancé) et les chercheurs seniors ». Il s'agit en l'occurrence d'un objectif intergénérationnel, qui est bien loin de m'être indifférent, puisqu'il a motivé les cinquante années de ma vie universitaire.

Je commencerai par dire à ces étudiants que la première posture intellectuelle que je souhaite à tout jeune chercheur, et que j'ai toujours cherché à inculquer aux jeunes chercheurs de mon entourage, c'est la fascination inaltérable pour les énigmes sans nombre et sans fin que nous présente la réalité de la vie humaine en société, auxquelles s'attaquent nos recherches avec l'espoir d'en réduire au moins quelques-unes. Par sa complexité, sa mouvance, sa stabilité et son instabilité, le vécu humain en société est si foisonnant et si diversifié que je n'ai jamais (pas encore !) cessé de m'étonner devant la richesse des énigmes qu'il propose au chercheur. Au jeune chercheur en sociologie, je m'emploie à proposer une vie intellectuelle animée par le plaisir d'une curiosité jamais entièrement satisfaite et par conséquent toujours stimulée. Ce qu'on appelle la méthodologie, au sens restreint du terme, c'est-à-dire les règles régissant la méthode scientifique, sont l'expression de cette curiosité en même temps qu'une certaine manière de la guider, de la canaliser, de la baliser. La curiosité peut facilement s'égarer ; c'est à mon avis ce qui nous guette quotidiennement quand on voyage sur l'Internet, bien plus encore que quand on butine dans une bibliothèque ou qu'on bouquine dans une librairie.

La curiosité du chercheur est nourrie et entretenue par son imagination, laquelle fait partie de sa vie intellectuelle tout comme son savoir, ses connaissances, sa rationalité. L'usage de l'imagination n'appartient pas qu'au romancier, au poète, à l'artiste créateur. Elle est essentielle au chercheur dans toute science. Il a fallu beaucoup d'imagination pour créer et pour entretenir l'hypothèse du Big Bang dans la genèse du cosmos. Il a fallu beaucoup d'imagination et de curiosité à Max Weber pour poursuivre sa grande entreprise d'analyse comparative des religions dans l'espoir de résoudre l'énigme du capitalisme occidental. Il faut aussi une bonne dose d'imagination au juriste pour produire une solution juridiquement acceptable à un nouveau problème ou pour intégrer dans la logique du droit une nouvelle catégorie, un nouveau concept. L'imagination du chercheur se retrouve partout, là même où on croit la chasser. Il ne faut surtout pas la chasser, ni la nier : elle est une condition essentielle de succès de la moindre entreprise de recherche. À la condition d'être encadrée sans être caparaçonnée par les règles de la méthode scientifique, à la condition d'être ainsi guidée pour bien orienter la démarche du chercheur. La vertu de l'énigme —et j'entends vertu dans le sens originel de force, d'énergie— pour le chercheur est entretenue par l'exercice de l'imagination tout autant que par son savoir.

L'énigme du changement social

De toutes les énigmes que nous présente la vie sociale, celle qui fait partie des origines de la sociologie et qui demeure toujours la plus persistante, est celle du changement social. Comprendre les changements que connaît toute société a fasciné l'esprit humain depuis bien longtemps : ce besoin a présidé aux premières tentatives de raconter l'histoire d'un peuple, d'une nation, d'une tribu. Ainsi est née la première des sciences humaines, dans une perspective confondue d'empirisme et de normativité ; savoir d'où l'on vient et ce qui nous a précédé, et donner un sens à son existence individuelle et collective, et au devenir dont on fait partie, dont on est un élément, un chaînon. Par ailleurs, le point de vue normatif a donné lieu à la production d'un grand nombre de récits mythologiques par lesquels les peuples et les tribus ont précisé, exprimé et entretenu les fondements de leur identité individuelle et collective, les liens qui réunissent leur collectivité et se sont donné des modèles de conduite individuelle et collective. La même intention normative a aussi présidé à toutes les interprétations historiques que l'on regroupe dans la catégorie de la philosophie de l'histoire, qu'elle soit inspirée par une certaine théodicée (Bossuet) ou par une conception laïcisée de la Raison (Hegel) ou encore par le recours au jeu d'une force abstraite telle que l'Évolution (Spencer et le darwinisme social) ou d'une force réelle, la lutte des classes (Marx). Toute cette réflexion sur l'histoire humaine et sur le changement social fait partie de notre patrimoine intellectuel et culturel. On peut s'en détacher, on peut la contester, on ne peut la nier. Et l'on ne peut pas non plus ignorer les traces bien vivantes qu'elle a laissées dans nos cultures contemporaines, ne fût-ce que sous la forme d'une certaine nostalgie de ces grandes fresques et des certitudes qu'elles procuraient et entretenaient.

Les sciences sociales d'aujourd'hui prétendent à plus d'humilité et à plus de réalisme. Au chercheur d'aujourd'hui, l'histoire contemporaine apparaît dans toute sa complexité, comme un écheveau où s'entremêlent une diversité de facteurs qu'il est loin d'être simple de démêler et de hiérarchiser. La complexité de la société moderne —en comparaison des sociétés traditionnelles et archaïques— a rendu encore plus énigmatique le changement qui s'y opère et plus difficile d'en appréhender les sources et les parcours.

Je peux dire à cet égard que ce qui a motivé mon intérêt initial dans les sciences sociales, la sociologie en particulier, c'est le désir de comprendre, au moins pour moi-même, le flux des changements que je pouvais observer dans mes milieux de vie et dans ma société au cours des années 40 et 50 et c'est assurément cette même curiosité pour le changement social qui a entretenu la flamme du chercheur que j'ai essayé de porter au cours des cinquante dernières années.

J'ai d'abord cru que la sociologie m'apporterait une explication assez claire, assez complète de ces changements pour satisfaire ma curiosité. Mais j'ai dû assez rapidement me rendre à l'évidence : le changement observable dans les différents milieux et dans les différents paliers de la société ne se conjugue pas au singulier. Il est multiple, à la fois par ses sources, par les voies qu'il emprunte, par le rythme qu'il adopte, par l'espace où il se déploie, par l'envergure de ses effets, par les conséquences qu'il entraîne, par les suites qui s'ensuivent. La multiplicité et la variété des formes et des modes de changement social m'ont convaincu qu'aucune explication unique et globale de tous les changements sociaux ne pouvait être valable ; elle ne pouvait qu'être illusoire, sinon trompeuse. De son côté l'observateur, le chercheur, le ou la sociologue se situe quelque part, en un site particulier d'une société et d'une culture pour porter son regard sur un aspect ou l'autre de ces multiples changements. Il n'échappe pas non plus à des valeurs, à une ou des idéologies, dont il peut chercher à se dégager mais sans y réussir pleinement. La neutralité et l'objectivité sont des objectifs toujours partiellement acquis et toujours à reconquérir. Tout chercheur a aussi opté dans sa discipline pour une certaine école de pensée, une orientation théorique et méthodologique, parmi d'autres.

Bref, partant de mes observations sur le changement social, je me suis très tôt convaincu, dans ma démarche intellectuelle en sociologie, que la seule posture réaliste était celle du perspectivisme. Le chercheur perçoit l'objet et les objets de ses recherches depuis certaines perspectives qui sont les siennes, selon un angle de vision particulier. Par ailleurs, dans la masse complexe de ce que l'on peut appeler la réalité du fait social, il lui faut choisir l'objet ou le thème auquel il consacrera son attention et choisir la méthode de recherche par laquelle il tentera de le comprendre et de l'expliquer. D'où le titre de cette conférence : le « polythéisme » des modes d'explication du social.

Le perspectivisme, je m'empresse de le dire, n'est pas une des formes d'un relativisme théorique ou méthodologique assez courant, particulièrement aux États-Unis, auquel on pourrait à tort l'identifier. Cette posture perspectiviste nous fait accepter que des définitions et des explications variées d'un même problème ou d'un même objet sont non seulement possibles, mais peuvent être valables parce que complémentaires, même lorsqu'elles peuvent parfois paraître s'opposer, du moins provisoirement. Cette posture perspectiviste suppose en même temps qu'une certaine « vérité » sur la réalité étudiée se dégagera des voies convergentes ou divergentes empruntées pour l'appréhender. En quoi elle n'est pas vraiment relativiste. Cela veut par ailleurs aussi dire que toutes les voies empruntées ne sont pas également valables : certaines s'avèrent être des cul-de-sac, d'autres sont des voies de détour qui ramènent à une route principale. Toute recherche scientifique est ainsi faite d'essais et erreurs, de réussites et d'impasses, de surprises bonnes et mauvaises. En conséquence, le perspectivisme permet au chercheur de respecter d'autres démarches que la sienne, d'espérer même que la pluralité des voies empruntées apportera des lumières diverses sur un univers essentiellement multiple. Le perspectivisme permet également au chercheur d'emprunter lui-même, successivement ou simultanément, des voies diverses pour tenter d'apporter l'explication la plus probante du phénomène étudié. Et il se trouve qu'avec le temps une certaine voie finit par s'imposer, par rallier les chercheurs, parce qu'elle s'avère être la plus valablement et la plus richement explicative. Mais il faut aussi se rappeler qu'avec le temps, certaines voies qui ont dominé par leur apparente évidence sont progressivement délaissées, au profit d'autres longtemps mises au rancart et subitement réhabilitées.

Quand on veut étudier, analyser et tenter d'expliquer le changement social, on se trouve devant des phénomènes d'une telle complexité et d'une si grande diversité qu'il faut choisir certains, sachant de ce fait même qu'on ne prend qu'une vue partielle d'un ensemble, qu'une « perspective » sur la richesse de la réalité mouvante, qu'une méthode de recherche dans le « polythéisme » des modes d'explication. Pour ma part, adoptant dans mes recherches empiriques la position « perspectiviste », j'ai choisi d'étudier différentes modalités de changement social, en ayant recours à différentes méthodes de recherche et diverses références théoriques. Je présenterai successivement quatre de ces recherches.

L'évolution des relations Église-État au 17e siècle

La première de ces recherches a porté sur l'évolution des relations entre l'Église et l'État dans la Nouvelle-France du 17e siècle. J'hésitais peut-être encore à cette époque de ma vie entre l'histoire et la sociologie. Mais j'étais surtout imprégné de ma lecture de Max Weber. C'était au début des années '50. L'œuvre de Max Weber commençait à peine à nous être connue, par des traductions anglaises encore très partielles. Mais c'est principalement par l'intermédiaire de son principal traducteur et commentateur de l'époque, Talcott Parsons, que j'étais mis en contact avec l'œuvre de Weber. Dans son premier ouvrage, The Structure of Social Action, Parsons présentait pour la première fois en langue anglaise la grande fresque wébérienne, à la fois historique et comparative, des religions puritaine, chinoise, hindoue. (On sait que Parsons faisait alors état de la religion judaïque, mais sans en faire une présentation aussi élaborée que pour les autres). Le phénomène religieux m'intéressait déjà à la fois par sa théodicée donnant un sens à la vie, comme l'a bien vu Weber, par les normativités que toute religion impose et par les institutions de pouvoir qu'elle engendre. Cette lecture de Parsons m'amena donc à vouloir de mon côté étudier un aspect de la religion, dans une perspective de changement social. Le matériel historique me parut particulièrement propice à un tel projet. Des historiens avaient déjà décrit les relations entre l'Église et l'État en Nouvelle-France, mais en expliquant les complots qui les marquèrent principalement par les traits de personnalités des hommes qui s'affrontèrent. J'ai voulu explorer une autre voie d'explication, plus sociologique que psychologique, à partir de l'évolution des structures de la société que constituait alors la Nouvelle-France.

Non seulement la fresque wébérienne des grandes religions m'a-t-elle servi de source d'inspiration, mais la méthodologie de Max Weber dont j'ai alors pris connaissance me proposait un modèle analytique ; celui du « type pur » ou « type idéal ». Il faut se rappeler que dans The Structure of Social Action, Parsons fut un des rares sociologues à faire une présentation plutôt critique du type idéal, pourtant considéré comme la principale innovation méthodologique de Weber. Parsons considérait que cette méthodologie expliquait, du moins en partie, le fait que Weber n'avait pas poursuivi l'élaboration de la théorie générale de l'action déjà présente dans son œuvre. Élaborer une telle théorie générale de l'action dont les premiers fondements avaient été posés par Weber et Durkheim, c'est cette vaste entreprise qui occupera les quarante années de la carrière intellectuelle de Parsons. Malgré les réserves exprimées par Parsons, j'ai cependant cru que j'avais avantage à recourir à une méthode de recherche inspirée du type idéal, sans qu'elle y soit entièrement soumise.

Le matériel historique que j'ai recueilli sur cette période de l'histoire de la Nouvelle-France, à partir de la recherche en archives, me convainquit qu'au cours de ce 17e siècle, la société de la Nouvelle-France était passée d'un type de structure sociale à un autre. Je pouvais appeler le premier type, la société du comptoir, principalement dominée par le commerce avec les Amérindiens, le second type, la société de la colonie, orientée vers le peuplement du territoire par l'immigration de colons français. Et il était possible de dater le passage de l'une à l'autre vers les années 1660. S'inspirant de la méthodologie du type pur, on pouvait reconstruire la logique et les rationalités de ces deux types sociaux. Du même coup, ce sont les traits, les contraintes et les exigences économiques et sociales de ces deux types de société qui éclairaient l'évolution des relations et des conflits entre les dirigeants ecclésiastiques et les dirigeants politiques. Dans le comptoir, les conflits entre l'Église et l'État venaient principalement de l'usage de l'alcool dans les échanges commerciaux des Blancs avec les Amérindiens ; dans la colonie, ce furent les questions de préséance entre les ecclésiastiques et les représentants de l'État qui devinrent sujet de litiges. Le passage d'un type de société à l'autre opérait donc un changement structurel dans l'organisation du pouvoir et dans les relations entre les pouvoirs, qui me servait à expliquer — mieux que les tempéraments des acteurs, comme avaient tendance à le faire les historiens de l'époque — l'évolution des relations entre l'Église et l'État durant ce siècle. À cette fin, le recours à une typologie des structures sociales s'avérait une méthodologie efficace pour réduire quelque peu la complexité de la réalité étudiée, même dans une petite société comme la Nouvelle-France, et cela malgré les limitations et les écueils épistémologiques et méthodologiques qui peuvent en découler. Quant au cadre conceptuel et théorique, il réunissait la sociologie des religions et la sociologie politique, d'une manière très nettement influencée par les parties de l'oeuvre de Max Weber que l'on pouvait alors connaître.

Ce fut là ma seule incursion dans la recherche dont je peux dire que la matière relevait de l'histoire. L'analyse du changement dans les sociétés contemporaines allait m'occuper ensuite jusqu'à ce jour. Et tout particulièrement les changements dont le Québec du 20e siècle était le lieu.

La mobilité intergénérationnelle en 1950

Dans les années 1950, avant le débordement de ce qui allait s'appeler la Révolution tranquille qui devait marquer la décennie de 1960, le changement pouvait nous paraître encore assez graduel. C'est cette considération qui m'a amené, dans une première recherche, à analyser la mobilité sociale des Québécois par le biais de la mobilité intergénérationnelle, c'est-à-dire par la mobilité professionnelle observable de père en fils. C'était avant que l'on puisse étudier la mobilité professionnelle de père en fille, encore moins de mère en fille. Plusieurs études importantes avaient commencé à mesurer la mobilité occupationnelle, inter et intra-génération, en Angleterre, aux États-Unis, en France (Glass, Centers, Rogoff, Bressard et Girard). Je m'inscrivais dans cette série.

Pour amasser les données empiriques nécessaires, j'eus recours aux renseignements démographiques que contenaient les archives des actes de mariage, dans lesquels on trouvait la profession ou l'occupation du marié et celle de son père. À l'aide d'une échelle de prestige des professions élaborée aux États-Unis et validée au Québec, je pouvais donc mesurer la mobilité sociale des fils par rapport à leurs pères, pour un large échantillon de Québécois mariés en 1954.

La mobilité intergénérationnelle avait été identifiée par les chercheurs étatsuniens comme une caractéristique de la société des États-Unis du 20e siècle, d'une manière qui la distinguait de l'Europe. De son côté, le Québec était alors considéré comme une société encore traditionnelle, orientée et guidée par son passé et peu encline à entrer dans la modernité. C'était en tout cas l'image, la représentation qu'on pouvait retenir des premières recherches sociologiques de Léon Gérin sur les familles canadiennes-françaises du début du 20e siècle, et de la description par Horace Miner du petit village de St-Denis à la fin des années '30, tout autant que de romans québécois comme Trente Arpents de Ringuet. Mais le début des années '40 et le grand tournant de la Deuxième guerre mondiale sensibilisaient les quelques sociologues, anthropologues, économistes de l'époque aux changements dont le Québec était le lieu et en faisaient même une sorte de laboratoire social. Miner lui-même revint dans St-Denis après la guerre, pour ajouter à la deuxième édition de son livre un douzième chapitre décrivant les changements qui s'étaient produits sur une période d'une dizaine d'années. De son côté, « le sociologue Everett C. Hughes alors à l'Université McGill de Montréal « avait conçu [...] le plan d'une série [...] d'études sur la société québécoise francophone. L'objectif ultime de Hughes et de quelques uns de ses collègues était d'en arriver à déceler les causes lointaines et prochaines de l'évolution rapide du Québec contemporain. Pour cela, il proposait de pratiquer des coupes en profondeur sur des localités dont chacune présenterait un degré croissant de complication sociale [...] depuis un village de type "traditionnel" jusqu'à la métropole montréalaise. Une telle comparaison dans l'espace devait permettre de percevoir les mutations dans le temps pour autant qu'elle ferait déceler les facteurs et les mécanismes qui ont accéléré ou retardé l'évolution ». (J.C. Falardeau, « Présentation » de Saint-Denis : un village québécois, HMH, 1985, p. 4). Tel était le grand projet de recherche sociologique de Hughes inspiré par son collègue Robert Redfield, dans l'esprit encore darwiniste et même spencérien de l'époque. Et la méthode d'explication du social qu'il proposait était celle d'une série de monographies, comme on avait appris à les pratiquer à l'École de Chicago. Lui-même se mit à la tâche. Il se fit particulièrement connaître par la monographie qu'il entreprit d'une ville moyenne industrielle du Québec, baptisée Cantonville, publiée en 1943 sous le titre : French Canada in transition et traduite en français avec le titre : Rencontre de deux mondes (édition finale, Boréal Express, 1972).

De leur côté, les jeunes sociologues et économistes canadiens-français de la nouvelle génération de l'immédiat Après-guerre proposaient eux aussi leurs premières interprétations des divers changements qu'ils observaient dans le Québec du début des années '50. Leurs analyses sont consignées dans les Essais sur le Québec contemporain publié en 1953 sous la direction de Jean-Charles Falardeau. Comme l'écrivait plus tard ce dernier : « Tout observateur, soit du monde physique, soit de l'univers social, apporte à ses expériences ou à ses enquêtes un ensemble de questions et d'hypothèses, un cadre conceptuel a priori qui lui servent, inconsciemment ou consciemment (tant mieux si c'est le second cas), de filtre pour percevoir la « réalité ». On ne découvre que ce que l'on cherche » (J.C. Falardeau, ibidem, p. 5).

Jean-Charles Falardeau formulait ainsi à sa manière une définition que j'appelle « perspectiviste » de la recherche sociale —et même de toute recherche. C'est dans ce contexte que s'inscrivait la contribution que je cherchais pour ma part à apporter à notre connaissance du changement social de la société québécoise de cette époque. Ma recherche révélait qu'il existait encore une assez forte stabilité occupationnelle de père en fils, en même temps qu'une mobilité. Mais une mobilité lente, par petits échelons. Le fils de fermier qui ne demeurait pas sur la ferme devenait ouvrier non spécialisé ; le fils d'ouvrier non spécialisé devenait ouvrier spécialisé ; le fils d'ouvrier spécialisé devenait commis de bureau ; c'est le fils de ce dernier qui accédait à une profession libérale ou au monde des affaires. Comparé à ce portrait, les fils canadiens anglais du Québec connaissaient une mobilité généralement plus rapide, sautant plus souvent deux ou trois échelons à la fois qu'un seul. Le Québec des années 1950 conservait encore les traits d'une société traditionnelle, et commençait cependant à devenir partie de la société nord-américaine par les aspirations de mobilité au sein d'une partie de la jeune génération des 20-30 ans. J'appréhendais ainsi une certaine « perspective » sur l'évolution alors en cours de la société québécoise des années 50, qui venait s'ajouter aux études des Gérin, Miner, Hughes, Falardeau et autres collègues.

Cette évolution du Québec allait cependant prendre un rythme accéléré et presque incroyable dans les deux décennies suivantes, pour se mériter le nom d'une Révolution tranquille. Cette 7

Révolution tranquille était en réalité faite d'une série de réformes entreprises à peu près simultanément, réforme de tout le système d'enseignement, réforme de tout le système de santé et de services sociaux, réforme de l'État et de l'administration publique, réforme des institutions économiques et financières relevant de l'État québécois ou créées, ou nationalisées par l'État québécois. Ces réformes s'accompagnaient de rapides changements de mentalité dans plusieurs couches de la population, particulièrement dans la jeune génération, ainsi que d'une sécularisation fulgurante et d'un changement de statut et de pouvoir de l'Église catholique.

Acteur de réforme :
retour à Durkheim


Je fus personnellement activement engagé surtout dans la réforme du système d'enseignement. Ce qui me donna l'occasion (et même l'obligation) de revenir à Durkheim cette fois-ci. Je me suis alors intéressé à une partie de l'œuvre de Durkheim que j'avais le sentiment d'avoir négligée, qui me paraissait d'ailleurs trop peu fréquentée, comme elle l'est encore aujourd'hui : les écrits de Durkheim sur l'éducation. Il y a lieu ici de rappeler ces travaux de Durkheim, aujourd'hui trop peu fréquentés et méconnus. Je commencerai par une longue citation de Paul Fauconnet, assurément le principal héritier de Durkheim en la matière. Il nous rappelle des faits de toute première importance : « Durkheim a enseigné toute sa vie la pédagogie, en même temps que la sociologie. À la Faculté des lettres de Bordeaux de 1887 à 1902, il a toujours donné, hebdomadairement, une heure de cours à la pédagogie. Ses auditeurs étaient surtout des membres de l'enseignement primaire. À la Sorbonne, c'est dans la chaire de science de l’éducation qu'en 1902 il suppléa, qu'en 1906 il remplaça M. Ferdinand Buisson. Jusqu'à sa mort, il a réservé à la pédagogie un tiers au moins, et souvent les deux tiers de son enseignement : cours publics, conférences pour les membres de l'enseignement primaire, cours aux élèves de l'École nationale supérieure. Cette œuvre pédagogique est presque entièrement inédite. Nul de ses auditeurs, sans doute, ne l'a embrassée dans toute son étendue ». (« Introduction. L'œuvre pédagogique de Durkheim », par Paul Fauconnet, Emile Durkheim, Education et sociologie, (1922), Édition des PUF, 1966, p. 1).

« Œuvre pédagogique presque entièrement inédite » au moment du décès de Durkheim. Malgré l'importance de son enseignement sur la pédagogie et l'éducation, Durkheim n'a publié de son vivant sur ce sujet que quelques articles, dont les deux leçons d'ouverture, celle qu'il fit en prenant possession de sa chaire à la Sorbonne en 1902 et celle qu'il fit en 1905 pour débuter le Cours à l'intention des candidats aux agrégations de l'enseignement secondaire. Ce n'est qu'après son décès qu'a été publiée une partie des Cours dispensés par Durkheim : en particulier la grande fresque historique intitulée L’évolution pédagogique en France, publiée en 1967 par les soins de Maurice Halbwachs et composée des 27 leçons données en 1904-1905 sur l'historique de l'enseignement secondaire en France. Également, les dix-huit leçons présentées à la Sorbonne en 1902-1903 et publiées en 1934 (Librairie Félix Alcan) par les soins de Paul Fauconnet sous le titre L'Education morale (Nouvelle édition au PUF en 1963). Enfin, la réédition des articles et leçons déjà publiés du vivant de Durkheim, avec la très remarquable Introduction de Paul Fauconnet intitulée « L'œuvre pédagogique de Durkheim » dont je citais plus haut le premier paragraphe.

Personnellement engagé dans la réforme du système québécois de l'éducation dans les années 60-70, je me remis à l'école de Durkheim, dont les écrits jusqu'alors inédits étaient précisément publiés ou réédités. Je veux citer ici ce que Durkheim lui-même a appelé « le postulat » de l'ensemble de sa sociologie et je dirais de sa philosophie de l'éducation. Il s'agit d'un extrait de sa leçon d'ouverture à la Sorbonne, publiée de son vivant dans la Revue de métaphysique et de morale de janvier 1903 et reproduite dans Education et sociologie : « Sociologue, c'est surtout en sociologue que je vous parlerai d'éducation. D'ailleurs bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à voir et à montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis, au contraire convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre en évidence leur véritable nature. Je considère, en effet, comme le postulat même de toute spéculation pédagogique que l'éducation est chose éminemment sociale, par ses origines comme par ses fonctions, et que, par suite, la pédagogie dépend de la sociologie plus étroitement de toute autre science ». Et Durkheim d'ajouter que « cette idée est appelée à dominer tout mon enseignement » (Education et sociologie, p. 82).

Cette formulation d'une sociologie de l'éducation peut aujourd'hui sembler terriblement banale, mais quand elle fut énoncée, elle parut révolutionnaire et, aux yeux de beaucoup, excessive. C'est qu'en réalité Durkheim affirmait la singularité de sa position en matière d'éducation entre deux tendances que l'on peut considérer séculaires à son époque : une définition exclusivement individualiste de l'éducation, notamment redevable à Rousseau, et une perspective trop exclusivement philosophique et idéaliste.

Il est vrai que ce sont certaines affirmations comme celle-ci qui ont valu à Durkheim la tenace réputation de réduire à peu de chose la psychologie et par conséquent l'individu, la personne, au profit d'un sociologisme qui ne voyait en l'homme qu'un être socialisé. La lecture des écrits de Durkheim sur l'éducation permet précisément de corriger cette vision de sa pensée. On constate en effet qu'il accorde, dans ce qu'il appelle sa pédagogie, tout autant d'importance et de place à la psychologie de l'enfant qu'à la sociologie des institutions scolaires et des théories et pratiques pédagogiques. Cela apparaît notamment dans son cours de 1902-1903 sur L’éducation morale, nettement divisé en deux parties égales : la première est une sociologie de la morale et de l'éducation morale, la seconde porte sur les connaissances psychologiques nécessaires à l'éducateur pour « constituer chez l'enfant les éléments de la moralité », selon le titre même donné par Durkheim à la seconde Partie de son Cours.

Ceci dit, c'est cependant la perspective sociologique de Durkheim sur l'éducation que je suis allé chercher dans les années 60 et 70. D'abord comme acteur dans la réforme alors engagée. La Commission d'enquête sur l'enseignement dont j'ai fait partie de 1961 à 1966 et qui a repensé l'ensemble du système québécois d'éducation a réussi à éviter de n'être guidée et inspirée par une vision exclusivement philosophique de l'éducation, pour engager aussi une réflexion sur l'histoire de notre système d'enseignement dans le contexte de l'histoire du Québec, en vue de mieux comprendre l'évolution en cours, les nouvelles exigences à la fois sociales, économiques et culturelles de l'enseignement dans une société en voie de modernisation, pour finalement proposer une prospective suffisamment réaliste pour servir de cadre à la réforme.

Si l'on se reporte au Québec du début des années 60, l'espoir qu'exprimaient ouvertement bien des milieux était que la Commission se réclame d'une « philosophie de l'éducation » et s'en inspire explicitement pour étayer ses recommandations. Et ce qu'on entendait par là, c'était que cette philosophie serait « chrétienne ». En adoptant (sans trop le dire) une vision plus sociologique qu'exclusivement philosophique, en adoptant donc (sans trop le savoir) une approche durkheimienne, plutôt que scolastique, pour orienter ses conclusions, cette Commission allait à contre-courant d'une certaine partie de l'opinion, peut-être encore dominante à l'époque, tout en satisfaisant sans doute des courants d'idées alors en émergence. De ce fait, les trois rapports de cette Commission, successivement publiés entre 1963 et 1966, ont assurément contribué à encourager et peut-être aussi à légitimer les projets et les intentions de modernisation du Québec portés par des personnes, par certains groupes et certains mouvements sociaux.

Les rapports de la Commission étaient d'inspiration durkheimienne (sans trop le savoir !) en ce sens qu'on y faisait une analyse et une prévision des besoins en enseignement en fonction d'une société québécoise qui était en train de s'engager sur la voie de la modernité et d'une plus authentique démocratie. Dans cette perspective, le projet d'un système public d'enseignement, unifié, attentif au pluralisme culturel et social, accessible à toutes les couches et classes de la société, ouvert à tous les talents, s'imposait en quelque sorte comme découlant de l'analyse sociologique, en la justifiant et en la poursuivant dans la mise en place de réformes considérables et exigeantes. Si le Rapport de cette Commission a été reçu comme il l'a été et a exercé l'influence qu'il a exercée, jusqu'à aujourd'hui, c'est en partie dû à son inspiration durkheimienne, couplée à une approche humaniste des besoins d'éducation.

Troisième recherche :
les aspirations des jeunes Québécois


Dans la foulée de ma participation à cette élaboration de politiques de l'enseignement, j'étais comme entraîné presque malgré moi à entreprendre des recherches dans le champ de la sociologie de l'éducation. Dans les années 60 et 70, on ne pouvait qu'être saisi d'étonnement devant le rythme et l'étendue du changement que connaissaient le Québec et son système scolaire, par l'impact que ces changements avaient sur les acteurs individuels et collectifs, sur les institutions et sur les mentalités, mais aussi et peut-être surtout par l'action d'acteurs et d'institutions dans les changements qu'ils agissaient autant qu'ils subissaient. Mais devant l'ampleur des phénomènes en cours, il fallait faire des choix : il fallait choisir quoi étudier et comment l'étudier.

La principale recherche empirique que j'ai alors entreprise a été guidée par cette vision du changement social et l'obligation qu'a le chercheur d'opter pour un angle d'attaque dans une certaine perspective. En analysant la mobilité intergénérationnelle dans les années 50, le point de départ en avait été la génération jeune, la génération des fils, pour remonter aux pères. Dans les deux décennies suivantes, l'intérêt pour la génération des jeunes devint bien plus évident encore. Les adolescents et les jeunes de ces décennies composaient ce que l'on allait appeler les « baby boomers ». La pyramide des âges était déformée par l'arrivée au monde d'une génération issue de la forte natalité de l'après-guerre. Ces jeunes n'étaient pas que nombreux ; par suite de leur nombre et d'autres facteurs, ils étaient doués d'une énergie peu commune, d'une immense confiance en eux-mêmes, d'un vif sentiment d'avoir la mission de changer le monde avec l'optimisme d'y réussir. À qui s'intéressait au changement social et à ses sources, cette génération déjeunes devint un objet de recherche privilégié.

Pour ma part, la perspective que j'adoptai pour interpréter cette jeunesse de l'intérieur (d'une manière verstehende), ce fut en tentant de comprendre ses aspirations. Je fus en cela influencé par le stage que j'ai fait en 1957-1958 au Centre d'ethnologie sociale et de psychosociologie que dirigeait Paul-Henry Chombart de Lauwe et par ma participation à ses travaux. C'est à cette époque que Chombart de Lauwe publiait Pour une sociologie des aspirations (Denoël, 1970) ainsi qu'un ouvrage collectif intitulé Aspirations et transformations sociales (Anthropos, 1970).

Aux États-Unis, un bon nombre de chercheurs avaient commencé à étudier les aspirations scolaires des jeunes Américains des années 50 et 60.

En langue française, c'est indubitablement Chombart de Lauwe qui s'est le plus rigoureusement attaché à clarifier pour la sociologie le concept d'aspirations, tout particulièrement dans la Première Partie, « Éléments pour une théorie » de son ouvrage Pour une sociologie des aspirations. Il montre bien qu'il s'agit d'une notion que l'on trouve et utilise en psychologie et en sociologie, et particulièrement en psychologie sociale. Mais, constate Chombart, « En sociologie, le concept (d'aspirations) est beaucoup plus mal défini » que par la psychologie. Il s'emploie donc à lui donner une certaine substance sociologique.

Se référant notamment à Bergson, il note que celui-ci « s'intéresse aux aspirations de l'humanité ou des individus. Les aspirations convergentes ou divergentes des groupes dans des situations réelles en liaison avec les conditions démographiques et économiques, n'entrent pas dans ses préoccupations. Or, ce sont précisément les rapports entre les aspirations personnelles et les aspirations des groupes qui nous semblent mériter attention. Les groupes poursuivent un but en fonction à la fois de conditions économiques imposées et d'ensembles de représentations, de systèmes de valeur, d'idéologies. Pour les individus, les psychologues parlent non seulement de la réalisation d'une tâche, mais de l'accomplissement de la personne. Mais cet accomplissement n'est possible que dans une société, dans une culture, dans des groupes auxquels l'individu participe et dont il partage plus ou moins les aspirations » (Paul-Henry Chombart de Lauwe, « Hypothèses sur la genèse et le rôle des aspirations et des besoins dans les sociétés du XXe siècle », dans Pour une sociologie des aspirations, Paris, Denoël, 1971, p. 18).

C'est en m'inspirant particulièrement de Chombart de Lauwe et des contributions des chercheurs qui ont collaboré à l'ouvrage collectif Aspirations et transformations sociales que j'ai, pour ma part, proposé une certaine théorisation des aspirations, située dans le contexte de la théorie de l'action sociale et du système de Talcott Parsons. Cette étude apparaît dans l'ouvrage collectif en hommage à Parsons (« Toward a Psychosociological Theory of Aspirations », dans Explorations in General Theory in Social Science, ch. 17, 1976). Cette étude théorique s'appuyait sur une très longue recherche empirique que j'ai conduite conjointement avec un collègue de l'Université Laval, Pierre W. Bélanger, sur les « Aspirations scolaires et professionnelles des jeunes québécois » (l'étude ASOPE). Nous avons alors eu recours à plusieurs méthodes de recherche. Dans un premier temps, nous avons employé des méthodes qualitatives, sous la forme d'un certain nombre de « focus group » de jeunes que nous animions à l'aide d'une large grille d'entrevue, pour recueillir le matériel le plus riche possible. Soumis ensuite à une analyse de contenu, ce matériel a pu nous servir de base dans l'élaboration de nombreux questionnaires. Car, nous avons ensuite entrepris une recherche quantitative comme on en fait trop peu : une enquête longitudinale qui, de 1970 à 1976, s'est développée sur une période de six ans, pendant laquelle nous avons chaque année re-interviewé, à différentes étapes de leur parcours scolaire et professionnel, le même échantillon de plus de vingt mille jeunes Québécois, répartis entre quatre groupes d'âges. La recherche longitudinale permet de comparer les opinions, les attitudes, les aspirations des mêmes personnes sur une période de plusieurs années, alors qu'en général on compare trop souvent des sujets différents à des âges différents. Une période de six années est relativement courte dans une vie humaine. Mais des jeunes entre 12 et 18 ans traversent une période cruciale d'orientations et de ré-orientations, à un âge où ils sont soumis à diverses influences et guidés par des représentations et des motivations en rapide mutation.

De plus, nous avons aussi interviewé par questionnaires, à un moment de notre enquête, un échantillon de parents des mêmes jeunes et un échantillon de leurs enseignants. L'ensemble du matériel ainsi accumulé pendant six ans nous offrait la possibilité de faire une infinité d'analyses comparatives : les mêmes jeunes à différents âges, différentes cohortes de jeunes à différents âges, des jeunes et leurs parents, des jeunes et leurs enseignants, des parents et des enseignants. Plus que nous ne pouvions en faire ! On trouve quelques-unes de ces analyses comparatives dans les Cahiers d'A.S.O.P.E. que nous avons alors édités.

La perspective de l'évolution des aspirations scolaires et professionnelles de jeunes pendant six ans nous mettait en posture non seulement de photographier mais cette fois-ci de filmer sur le vif une tranche du changement culturel et social au Québec, à une période de grande effervescence dans la jeunesse et dans un milieu scolaire qui vivait intensément une réforme en profondeur de ses structures à tous les niveaux, de sa pédagogie et de son enseignement. À travers le contact avec les aspirations des jeunes, même par l'intermédiaire de questionnaires, je retrouvais méthodologiquement les voies d'une sociologie dite « compréhensive » (verstehonde) en ce que ces jeunes acteurs révélaient le sens de leurs espoirs et ce à quoi ils accordaient de l'importance.

Par ailleurs, du même coup, cette recherche me faisait exercer ce que, du point de vue de la théorie, je considère comme l'axe de ma pratique de sociologue, que j'appelle l'actionnalisme. J'entends par là que le Weber et le Parsons de The Structure of Social Action, plus que tout autre, ont ancré en moi la conviction que le point de départ de toute démarche d'observation sociologique, ce sont des acteurs en action et en interaction, animés plus ou moins consciemment par le sens qu'ils attribuent à leur agir et à celui des autres, porteurs d'un univers symbolique de valeurs et d'idéologies qu'ils contribuent à entretenir, modifier et reconstruire dans et par les institutions qui encadrent leur vie. Que l'on se situe dans la macro, ou la méso, ou la microsociologie, l'objet de recherche du sociologue se ramène à peu près toujours au produit d'actions et d'interactions d'acteurs individuels ou groupés, situés à un palier ou l'autre des innombrables hiérarchies héritées et reproduites, dont tout ensemble social est toujours infiniment prodigue, imbriqués dans des jeux d'intérêts convergents ou divergents, des rapports de pouvoir, d'influence, de force qui conditionnent leur vie tout autant que dans des rapports que Marcel Bolle de Bal appelle de reliance et de déliance. Cette posture dite « actionnaliste » sensibilise notre vision sociologique à toutes les formes de dynamique sociale qui font l'éternelle énigme du changement social et ses rythmes variés, énigme que nous nous efforçons tous de déchiffrer quelque peu en empruntant diverses voies et différents angles d'attaque.

Quatrième recherche :
une sociologie des réformes


Cet actionnalisme, c'est encore ce qui me sert de lanterne dans une recherche que je mène depuis ces dernières années, avec quelques collègues et quelques étudiants. Son objet en est les réformes sociales. Mon intérêt pour l'explication du changement social m'avait porté, comme bien d'autres, vers les révolutions, celles qui ont été faites et réussies au 18e et au 20e siècle et qui ont marqué d'abord l'Occident et puis le monde, et aussi cette autre Révolution du Grand Soir que, pendant un certain temps, on a cru ou espéré que nous allions faire. Mais il a bien fallu se rendre compte que de Tocqueville a eu raison lorsqu'il a écrit qu'en Occident à tout le moins l'ère des révolutions était passée, que les conditions de vie nouvelles n'étaient plus propices à leur réalisation. Dans la société contemporaine, et surtout dans les sociétés démocratiques, c'est par des réformes et des successions de réformes qu'une partie du changement social s'opère. Bien sûr, il y a bien d'autres sources de changement social qui ne relèvent pas des réformes. Mais celles-ci appartiennent particulièrement au mode de gouvernance moderne et à l'action de mouvements sociaux, de groupes d'intérêts et de pression. Or, si l'on trouve une littérature presque infinie sur les révolutions, on cherche en vain ce que la sociologie aurait à dire sur les réformes sociales, malgré l'importance qu'elles ont pourtant prise. Ce vide m'apparaît une sérieuse lacune dans notre « compréhension et explication » (dirait Max Weber) d'une riche source de changement social dans les sociétés contemporaines.

La sociologie des réformes que j'ai entreprise me donne l'occasion de pratiquer l'actionnalisme et le perspectivisme. En effet, le propre d'une réforme, c'est d'être un mode de changement social marqué par le volontarisme et le décisionnisme. Une réforme se conçoit et se réalise par et à travers un projet que conçoivent des acteurs, projet qui demande à être assez explicitement exprimé et explicité pour mobiliser des énergies, engager une séquence d'actions et d'interventions, franchir ou renverser des obstacles. Et ce projet est fait à la fois de la critique d'un état de fait présent et du dessein de ce qui apportera, on l'espère, les correctifs jugés nécessaires et souhaitables. Le plan d'une réforme à engager ou qui se réalise peut être plus ou moins développé ; il peut être rigide, ou flexible, ou changeant ; peut-être même n'est-il qu'une coquille vide. Peu importe. L'essentiel c'est qu'il y ait un tel plan, que des acteurs y croient et qu'il soit destiné à entraîner du changement. C'est ce plan et l'idée qu'il exprime qui confère à toute réforme la légitimation qui lui est nécessaire.

Ainsi conceptualisée, la réforme est le fait d'une variété d'acteurs, d'intervenants, d'agents qui conçoivent, explicitent, diffusent, réalisent le projet de changement. Lorsqu'elle fait l'analyse de deux grandes révolutions du 18e siècle, l'américaine et la française, Hannah Arendt décrit ainsi l'action des acteurs : « Before they were engaged in what then turned out to be a revolution, none of the actors had the slightest premonition of what the plot of the new drama was going to be. However, once the révolutions had begun to run their course, and long before those who were involved in them could know whether the enterprise would end in victory or disaster, the novelty of the story and the innermost meaning of its plot became manifest to actors and spectators alike » (« The Meaning of Révolution » dans Our Revolution, N.Y., Viking Press, 1965, p. 21). À la différence de ce que décrit H. Arendt pour la révolution, les initiateurs d'une réforme veulent changer des choses, savent au moins un peu ce qu'ils veulent changer. Ils ont un plan. En conséquence, le sociologue qui s'attaque à comprendre et expliquer une réforme doit donc d'abord repérer les acteurs qui en sont les porteurs, cerner le rôle que chacun joue à différentes étapes de la réforme, identifier les différents paliers d'autorité ou d'influence où ils se situent, les rapports et jeux de pouvoir entre les acteurs, les coalitions qu'ils forment, les stratégies qu'ils élaborent. Il n'est pas moins essentiel de repérer également les acteurs qui s'opposent à la réforme et leurs stratégies, les motivations et les intérêts qui eux aussi les animent.

C'est dans ces termes qu'au cours des dernières années, j'ai entrepris, avec collègues et étudiants, d'analyser la série de réformes dont les systèmes de santé québécois a été successivement l'objet. Le Québec, comme bien d'autres pays, est un laboratoire de réformes, surtout depuis la Deuxième guerre mondiale : réformes successives de l'éducation, de la santé et des services sociaux, du Code civil, de la justice, de l'administration publique. Et encore, ce ne sont là que les plus visibles parce que les plus publicisées et médiatisées. Ayant été un acteur de la réforme de l'enseignement, j'ai préféré étudier une réforme qui me soit plus étrangère.

La voie empruntée pour étudier cette séquence de réformes du système de santé québécois fut double : celle d'abord d'une analyse à la fois historique et contextuée de toute la documentation écrite, officielle et autre, concernant cette réforme. Puis, la réalisation d'un programme d'entrevues semi-structurées avec des acteurs ayant joué un rôle assez important à différents niveaux d'autorité et à différentes étapes. La méthodologie cette fois est donc exclusivement qualitative.

De cette aventure, toujours en cours, je dirai rapidement trois choses. La première, c'est qu'on est toujours en train d'apporter diverses réformes au système de santé. Cela me donne donc l'occasion d'étudier à chaud un projet de changement social au moment où il s'engage et se produit, avec les acteurs qui le pensent, cherchent à le réaliser et ceux qui veulent le contrarier. Cela exige de la part de l'équipe de recherche une souplesse de mouvement et de pensée et une adaptabilité en fonction du changement en cours et de ses rebondissements. L'expérience est fascinante.

En second lieu, le recours à la typologie, comme méthode d'analyse, nous est apparu essentiel pour voir clair dans la variété des acteurs impliqués dans une réforme, et pour comprendre et interpréter la diversité des rôles qu'ils y jouent. L'acteur qui est à un bout de la ligne, c'est-à-dire qui est le concepteur ou le planificateur d'une réforme, joue un rôle sociologiquement bien différent de celui qui se situe à un niveau intermédiaire et sert de passeur, comme est autre encore le rôle de celui qui s'efforce sur le terrain de réaliser sa part de la réforme.

Enfin, la recherche sur une réforme met le sociologue en contact avec une réalité qu'il fuit et ignore trop souvent, celle du droit sous ses différentes formes. Toute réforme passe à un moment ou l'autre par la remise en question des normes de conduite ou de gestion existantes, et par la création et l'implantation de nouvelles normes. Apparaissent alors, à différentes étapes de la réforme et à différents paliers d'autorité et de pouvoir, des « législateurs », ceux du droit positif officiel, mais aussi et peut-être surtout tous les autres qui ne sont pas nécessairement ceux que reconnaît la Constitution du pays. Apparaît également le rôle des normativités, juridiques et autres, éthiques professionnelles, administratives, techniques, dans la mouvance d'un changement social. Le sociologue doit alors oublier les deux préjugés courants qui veulent que le droit régit et protège l'ordre établi et retarde toujours sur la réalité : la réforme est un moment où le droit —entendu dans un sens large et pluraliste— peut devancer la vie et perturber l'ordre, tout autant qu'il peut freiner le changement, soit par son poids, soit par l'usage qu'en font des opposants à la réforme. Le droit peut être aussi un enjeu majeur dans une réforme, dans la mesure où des droits subjectifs de différents acteurs sont mis en cause dans bien des réformes. Bref, la sociologie de la réforme débouche obligatoirement sur la sociologie du droit.

L'enroulement des perspectives

Je voudrais, avant de conclure, faire une remarque que l'on peut appeler méthodologique, ou qui est peut-être de l'ordre de l'épistémologie. Le perspectivisme que j'ai plusieurs fois évoqué, c'est généralement celui du chercheur, qui voit les choses à partir de ses opinions, ses engagements, sa position sociale, ses valeurs. Mais ce même perspectivisme vaut évidemment pour tous les acteurs que le sociologue interroge, dont il recueille les témoignages écrits ou verbaux, ou dont il observe les conduites. Nos informateurs nous parlent, répondent à nos questions, en fonction du contexte particulier qui est celui de chacun, de ses intérêts, de ses rapports aux autres qui l'entourent, et même de ses motivations à nous accueillir.

Dans nos recherches, ce qui demeure toujours problématique, c'est précisément de bien cerner la perspective de nos interlocuteurs et répondants quand nous les interrogeons. Cela est particulièrement évident lorsque nous recourons à une méthodologie qualitative ; mais ce n'est pas moins le cas lorsque nous faisons le compte de réponses à des questionnaires, car la perspective du répondant est encore plus cachée et plus éloignée de nous. Dans la recherche en sociologie, notre matériel de travail est la plupart du temps du discours, sous différentes formes, aussi bien par réponse à des questions fermées que dans des entrevues peu structurées. Et notre travail consiste souvent en analyse de discours, une analyse qui peut être dangereusement naïve. C'est le cas lorsque nous prenons à la lettre et à leur face même le témoignage d'acteurs, sans en faire la critique scientifique nécessaire. Notre méthodologie de l'analyse du discours en sociologie est loin d'être assez rigoureuse !

Et ce qui rend plus périlleuse encore la recherche empirique dans nos disciplines des sciences humaines, c'est que la perspective du chercheur est évidemment en action lorsqu'il fait la critique de la perspective de ses informateurs. La prise de conscience de cet enroulement des perspectives enseigne au sociologue engagé dans la recherche empirique le devoir de l'humilité devant les risques et les responsabilités de son métier.

Conclusion

Un axe court à travers l'espèce de récit que je viens de présenter et qui en relie les parties les unes aux autres, c'est ma curiosité inassouvie devant l'énigme du changement social. Ayant pris conscience tôt dans ma vie que le changement social est infiniment complexe et polymorphe, j'ai cru qu'on ne pouvait l'aborder de front et dans son entièreté. Cette conviction explique que j'ai essayé d'en comprendre différentes manifestations concrètes, que j'ai cherché à décortiquer pour y déceler l'action d'une diversité d'acteurs, de groupes et d'institutions. À cette fin, la société québécoise m'est apparue comme un laboratoire particulièrement riche en ce sens qu'au cours des dernières décennies, elle a été traversée, comme bien d'autres d'ailleurs, par deux mouvements majeurs, accompagnés de leur idéologie réciproque : la modernisation et la démocratisation. Ce double contexte permettait, d'une part, d'analyser des processus qui sont vécus au niveau microsocial et de les situer dans le contexte élargi d'une évolution macrosociale et, d'autre part, de retracer des séries d'interactions entre des acteurs aussi différents que des hommes et femmes politiques, des jeunes, des réformateurs, des administrateurs publics et privés situés aux différents paliers de la hiérarchie bureaucratique.

La succession de ces études a ancré en moi la conviction que la modernité est loin d'être épuisée ou dépassée. Je me suis intéressé au postmodernisme, mais pour ne cesser de constater que les faits de modernité sont bien plus présents qu'on ne semble parfois le dire —me semble-t-il— dans ce que l'on appelle le postmodernisme. Les analyses des aspirations des jeunes et des phénomènes de réforme m'en ont plus que tout convaincu. Et dans cette voie, Max Weber est demeuré pour moi une source sans cesse renouvelée de questionnement de cette modernité. D'autant que Weber n'a pas élaboré une théorie générale de l'action sociale, ce que Parsons lui a reproché, mais c'est précisément ce que j'ai pour ma part apprécié à cause de la liberté intellectuelle que laisse Weber dans l'inspiration qu'il m'a apportée.

Par ailleurs, l'histoire récente de la société québécoise nous rappelle sans cesse les liens étroits qui existent empiriquement et idéologiquement, entre modernisation et démocratisation. Ces liens me sont nettement apparus dans les visions d'avenir des jeunes Québécois et dans les motivations explicites ou effectives des réformateurs. Je dois ici à Talcott Parsons l'attention que j'ai portée à la démocratisation et à ses rapports à la modernité. Dans à peu près tous les commentaires dont l'œuvre de Parsons a fait l'objet —commentaires généralement critiques et souvent négatifs— on ne retrouve guère trace de la préoccupation pour la démocratie que Parsons a exprimée dans un grand nombre de ses travaux et qui a inspiré sa théorie générale de l'action. Étonné et scandalisé dans les années 30 et pendant la guerre par la montée et le succès du nazisme dans une Allemagne qui était pourtant à ses yeux le foyer de la plus grande culture occidentale, Parsons s'est employé à décoder et reconstruire les ressorts psycho-sociologiques de la société démocratique. Ce n'est peut-être pas un hasard que ce soit aujourd'hui une sociologue allemande, Uta Gerhardt, qui, mieux que tout autre jusqu'à présent, a brillamment rappelé et mis en lumière cette dimension fondamentale et méconnue de la préoccupation pour la démocratie dans l'oeuvre de Parsons (Uta Gerhardt, Talcott Parsons. An Intellectual Biography, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 2002).

Aussi, puis-je finalement dire que mes lectures et relectures de Marx, Freud, Weber, Durkheim, Parsons m'ont enseigné que le sociologue, observateur de la modernité et de la démocratie, ne peut pas être insensible à ce que l'une et l'autre portent de tragique. La modernité, Weber et Freud l'ont bien fait ressortir, comporte un coût humain et spirituel, qui nourrit peut-être le postmodernisme. Et la démocratie —Parsons la voyait ainsi— demeure toujours une utopie à bien des égards exigeante pour tous ses participants et trop souvent décevante pour ceux qui en attendent davantage. Le sociologue, analyste aussi objectif que possible du changement social, dans une posture qui se veut scientifique, ne peut éviter de porter un témoignage critique sur les conséquences humaines de la modernité et sur l'état de risques inhérent à toute démocratie.



* Communication présentée le 23 septembre 2004, dans le cadre du Colloque organisé par l'Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), sur le thème « L'analyse du social : les modes d'explication », tenu à l'Université Laval, Québec.



Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 janvier 2020 7:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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