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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Rocher, “Le manuel scolaire et les mutations sociales”. Conférence d’ouverture du Colloque international sur le manuel scolaire. Montréal: UQÀM, le 11 avril 2006. [Le 16 août 2006, M. Guy Rocher nous donnait sa permission de diffuser tous ses articles dans Les Classiques des sciences sociales.].

Guy Rocher

Université de Montréal

Le manuel scolaire
et les mutations sociales
”.

Conférence d’ouverture du Colloque international sur le manuel scolaire. Montréal : UQÀM, le 11 avril 2006.


C’est pour moi un grand honneur de présenter la conférence d’ouverture de ce colloque international. Je remercie ceux qui m’ont fait cette invitation. C’est cependant aussi une lourde responsabilité de prendre la parole devant vous tous, et de lancer un colloque dont le programme est si riche, si nourri, faisant appel à des personnalités hautement compétentes dans les divers domaines qui vont être couverts durant ces trois jours.

Comme le titre de ma conférence l’indique assez je crois, c’est en sociologue que je voudrais parler du manuel scolaire. Je m’apprête donc à vous présenter les grandes lignes d’une « sociologie du manuel scolaire ». Cependant, je dois tout de suite vous dire que toutes les recherches que j’ai faites sur ce thème ont abouti à une seule conclusion : il n’existe pas de sociologie du manuel scolaire. À ma connaissance du moins, et sauf erreur, elle n’existe ni en sociologie, ni en pédagogie. Il y a pourtant une abondante sociologie, riche et variée, de l’éducation, qui compte un très grand nombre d’écrits dans plusieurs langues et portant sur une variété de thèmes : sociologie des enseignants, des programmes, des structures, du système scolaire, des élèves et étudiants et des cohortes d’étudiants, éducation et classes sociales, etc. Mais dans cette vaste production, on ne trouve pas une sociologie du manuel scolaire, malgré l’importance que celui-ci occupe et l’évolution qu’il connaît à tous les niveaux de l’enseignement, de l’école primaire à l’université. Je vous présente donc ce que je peux appeler un essai de sociologie du manuel scolaire, en utilisant le terme « essai » dans son sens le plus modeste qui soit, dans le sens d’essayer ou de s’essayer. Le dictionnaire définit l’essai comme une manière d’« agir sans être sûr du résultat » ou encore l’« action d’agir dans un domaine pour la première fois ». Ainsi défini, l’essai correspond très bien à la conférence que j’ai préparée, avec tous les risques que comporte le défi d’un essai.

- I -

Je voudrais faire cette démarche en deux temps : dans un premier, je présenterai le manuel scolaire comme un système social et, dans un second, j’analyserai les principales mutations sociales qui ont affecté le manuel et son système social. Je fonde donc ma sociologie du manuel scolaire à partir de l’idée qu’il peut être perçu comme étant au centre d’un système social vaste et complexe. En lui-même, le manuel scolaire est inerte, il n’a pas de vie, il n’a qu’une existence que j’appellerais végétative ou même comateuse. Il repose sur l’étagère d’une bibliothèque, ou d’un magasin scolaire, ou sur une table de travail. Il y a beaucoup de manuels scolaires qui sont morts, que l’on ne trouve plus que dans des archives, quand encore, ils n’ont pas été pilonnés et sont à jamais disparus.

Ce qui donne vie à un manuel scolaire, c’est quand il devient l’objet d’actions et d’interactions sociales, qu’il entre en service entre les mains de différents acteurs, poursuivant des intérêts divers et qu’il devient le centre d’un ensemble d’interventions individuelles ou collectives et d’un réseau de communication. C’est ce que j’appelle le système social du manuel scolaire. D’inerte, le manuel scolaire devient vivant et animé dans la mesure où il est saisi par les acteurs d’un système social et devient à la fois prétexte, objet et parfois but des actions et intentions humaines formant un système social.

Aux étudiants en droit à qui j’enseigne des éléments de sociologie du droit, je leur dis la même chose du droit. En lui-même, le droit écrit est inerte. Il gît dans des codes, des décisions judiciaires, des ouvrages de doctrine. Il s’anime quand il est utilisé, manipulé, expliqué, commenté par des justiciables ou des professionnels du droit, quand il sert d’argument pour l’avocat ou le juge, quand il est en gestation chez le législateur. Le droit devient alors une réalité vivante, parce qu’il est entré dans des réseaux de relations et d’interrelations humaines qui forment le système social juridique. Pour mes étudiants, la porte d’entrée de la sociologie du droit, c’est avant tout de comprendre que le droit inerte devient un droit vivant quand il devient un système social juridique.

Il en va de même du manuel scolaire. Une sociologie du manuel —comme je propose de vous la présenter— commence par la conception du manuel comme objet de système social. Cependant, le système social du manuel scolaire est une réalité complexe, comme l’est d’ailleurs le système social du droit. Pour en simplifier la présentation, on peut le concevoir comme un système composé de trois sous-systèmes, ou un ensemble systémique à trois volets. Et ce qui occupe chacun de ces volets et qui en même temps les relie l’un à l’autre, c’est la longue chaîne des acteurs qui traitent le manuel scolaire.

Le premier de ces volets ou de ces sous-systèmes, c’est celui des acteurs et des actions qui s’emploient à la production du manuel scolaire, à ce que j’appellerais « l’engendrement » du manuel scolaire. Et déjà ils sont nombreux et diversifiés. On compte ici d’abord les concepteurs, les illustrateurs, dessinateurs, rédacteurs impliqués dans la production de manuels dans les différentes disciplines et aux divers niveaux de ce que l’on appelle précisément et couramment le système scolaire depuis l’enseignement primaire jusqu’à l’université. Même lorsqu’il travaille isolément, le rédacteur appartient à un système social de production, car celui-ci comprend encore d’autres intervenants dont il tient compte, avec qui il entre en contact mental, sinon physique. Le manuel scolaire étant de sa nature porteur de connaissances, il est le porte-parole d’un champ particulier du savoir, d’une science, d’une discipline. La discipline à laquelle appartiennent concepteurs et rédacteurs représente elle-même un vaste système social international, où règnent des paradigmes dominants et des paradigmes minoritaires, des théories émergentes, d’autres en déclin, et une hiérarchie de savants reconnus ou en voie de l’être. Le système de la discipline se concrétise, se personnalise. Ce sont notamment les réviseurs, les contrôleurs, les uns pour ce qui est de la forme, les autres du fond, travaillant à leur tour soit isolément, soit en comités, qui donnent des avis, des conseils, imposent des corrections et finalement émettent des verdicts sur la qualité, l’utilité et l’opportunité de tel ou tel manuel. Finalement, la maison d’édition fait évidemment partie de ce sous-système de production. Celle-ci aborde cependant le manuel scolaire sous un angle particulier, celui de sa rentabilité éventuelle compte tenu de la capitalisation qu’il représente. La maison d’édition se trouve souvent au début de cette chaîne, où on la voit accompagnant ou encourageant les auteurs engagés dans la conception et la rédaction de manuels.

Dans la chaîne des acteurs du manuel scolaire, la maison d’édition occupe une place singulière : elle appartient à la fois à ce premier sous-système social de la production et au deuxième, le sous-système social de la mise en marché et de la distribution du manuel. Cela suppose, voire exige, l’élaboration et la mise en action de politiques de marketing, impliquant des acteurs expérimentés en la matière, des publicistes, des vendeurs et, bien sûr, un vaste système de transport pour mener le « produit » vers sa clientèle.

Ce qui nous entraîne vers le troisième sous-système, celui des acteurs et actions de la consommation du manuel scolaire. Ici, l’acteur central est évidemment l’élève ou l’étudiant, celui ou celle à qui est en définitive destiné le produit fini de la vaste chaîne de travail qui a précédé pour arriver jusqu’à lui ou à elle. Selon l’usage actif ou passif, intelligent ou absurde, quotidien ou occasionnel qu’il en fera, c’est cet acteur-consommateur qui donnera sa vraie vie au manuel scolaire, la vie pour laquelle il a été conçu en vue de laquelle a travaillé la longue chaîne des deux sous-systèmes précédents. L’élève, l’étudiant peut consommer son manuel d’une manière solitaire ou en groupe, avec des frères et soeurs, des amis, des compagnons ou confrères d’études. Mais même s’il l’absorbe isolément, il le fait dans le cadre d’un système social, celui du milieu éducatif où il se trouve, avec des enseignants, des éducateurs, des professeurs qui soit lui recommandent ce manuel, soit le lui imposent, qui en classe le commentent ou parfois le décortiquent et en préparent les diverses utilisations possibles. Et pour les plus jeunes, les parents ou les tuteurs de l’élève interviennent également de diverses manières pour encourager et parfois aider l’enfant dans l’utilisation du manuel. Ils se trouvent aussi qu’ils (les parents) deviennent à l’occasion les juges en dernier ressort de la qualité et de l’opportunité du manuel, soit entre eux, soit en présence ou en l’absence de l’enfant, soit enfin dans leurs interactions avec le personnel enseignant et la direction de l’institution que fréquentent leurs enfants.

Il arrive que, dans le langage courant, c’est ce troisième sous-système de la consommation que l’on appelle « le marché du livre ». Mais en réalité, le vrai marché du livre, dans le sens le plus authentique de l’expression, c’est l’ensemble de cette longue chaîne d’acteurs et de sous-systèmes, qui s’étend du concepteur du manuel à l’élève-consommateur, en passant par tous les chaînons sociaux reliés les uns aux autres. Dès qu’ils entrent en action, le concepteur et le rédacteur du manuel appartiennent déjà à la longue chaîne du marché du manuel, par l’intérêt à la fois intellectuel et économique qu’ils portent à la production efficace du manuel. Parler des consommateurs comme étant le marché du manuel, c’est une manière de concrétiser, de personnaliser et donc de visualiser le marché du manuel. Mais le véritable marché, c’est l’ensemble de toutes les interventions par tous les acteurs se situant entre les deux bouts de la chaîne humaine qui fait le manuel vivant.

Je ne veux pas terminer cette première partie de mon exposé sur le système social du manuel sans ajouter deux autres composantes essentielles : celle d’abord des diverses sources et modalités de régulation de ce système. Il n’existe pas de système social sans une forme à tout le moins minimale de régulation. Compte tenu de l’importance du manuel scolaire dans le système de l’enseignement, il est évidemment l’objet de diverses réglementations. À tout seigneur tout honneur : le législateur n’a pu demeurer indifférent aux manuels scolaires utilisés dans le système public et aussi dans le système privé de l’enseignement. S’il ne légifère généralement pas sur le contenu des manuels, le Parlement le fait en mettant en place des instances de contrôle ou de vérification de la qualité scientifique et pédagogique des manuels en usage, aussi bien que des politiques de financement, de diffusion et de mise en marché du manuel. Il existe ainsi un droit positif, une réglementation officielle de la part de l’État, qui s’insère dans ce champ du droit moderne qui a connu depuis quelques décennies une véritable explosion, qu’on enseigne dans nos facultés de droit sous le titre du « droit de l’éducation ». Parallèlement ou en complément de la réglementation étatique existent d’autres formes de régulation, plus ou moins formalisées et officialisées. Je fais ici allusion à la présence efficace de normes que l’on peut appeler morales, éthiques, esthétiques ou sociales régissant en particulier la production des manuels Ceux-ci, par exemple, ont été expurgés des préjugés sexistes dont on les a dit porteurs. On a voulu corriger les stéréotypes du garçon et de la fille, jugés néfastes à l’éducation et au développement psychologique et social des uns et des autres. Au Canada, les images négatives des Amérindiens ont été bannies de nos manuels d’histoire ou de lecture, pour être remplacées par une vision à la fois plus réaliste et plus positive de leur rôle dans notre histoire nationale ancienne et récente. Éviter le retour de ces préjugés et stéréotypes suppose une régulation à tout le moins informelle, sinon formelle, de la production de nos manuels scolaires canadiens.

La dernière composante du système social du manuel scolaire, ce sont les conflits et les tensions qu’il peut comporter. Un système social sans tension est bien rare, et celui du manuel scolaire n’y échappe pas. Les disciplines scientifiques connaissent généralement des divisions internes entre écoles de pensée divergentes ou opposées, qui se répercutent dans le système social de la production et de l’utilisation du manuel. Il existe aussi des divergences entre les intérêts de la recherche et ceux de l’enseignement, comme il peut exister des conflits entre les intérêts scientifiques et les intérêts financiers. On peut aussi reconnaître des conflits et tensions entre les consommateurs du manuel et ceux qui l’ont conçu et réalisé. Bref, tout système social existe et fonctionne avec ses tensions, en tentant de les gérer le moins mal possible. Ce qui fait qu’il n’est pas statique, mais toujours en mouvement, en changement, un changement qui s’est énormément accéléré au cours des dernières décennies.

Et puisque je parle d’écoles de pensée, je saisis l’occasion pour dire qu’en sociologie, le recours à la notion de système social est bien loin de faire l’unanimité. En réalité, la notion a ses promoteurs et elle a ses détracteurs. Si je l’ai utilisée, c’est comme moyen heuristique, pour m’aider à présenter une description quelque peu construite et ordonnée de la totalité des actions et relations humaines qui font la vie quotidienne du manuel scolaire. La question à la fois théorique et empirique se pose toujours : la réalité sociale est-elle un système social, ou le système social n’est-il qu’un appareil conceptuel, plus ou moins utile pour l’analyse de la réalité sociale ? Je ne réponds pas ici à cette difficile question, qui requerrait un long développement.

-II-

Mais, ayant fait le choix d’utiliser cette notion, je vais continuer d’y recourir dans la deuxième partie de mon exposé. À cette fin, je commencerai par dire que tous ceux qui ont travaillé avec la notion de système et de système social ont rappelé qu’il n’y a pas de système sans un environnement et que les rapports entre un système et son environnement sont infiniment variables et peuvent être infiniment complexes. En particulier, le degré d’autonomie d’un système en regard de son environnement varie d’un système à l’autre.

Le système social du manuel n’est évidemment pas un système autonome. Il s’inscrit dans le vaste système social de la société à laquelle il appartient en même temps qu’à d’autres sous-systèmes. J’ai déjà mentionné les disciplines scientifiques, qui ont elles-mêmes leur existence comme système social et leur mode de régulation propre. Évoquons aussi les religions et les Églises, qui demeurent d’importants et actifs définisseurs de visions du monde (Weltanschauungen) qui ont inspiré et continuent d’inspirer, ouvertement ou indirectement, ou implicitement certaines catégories de manuels scolaires. Les savants qui depuis bon nombre d’années se sont spécialisés dans l’analyse des systèmes ont donné diverses appellations aux relations qu’entretient tout système à ses frontières avec son environnement et avec les autres systèmes de son milieu. Tous ont eu beaucoup à dire sur tout ce qui se passe et se vit aux frontières des systèmes. C’est dans cette perspective que j’aborde maintenant le thème du manuel scolaire dans le contexte des mutations qui ont affecté sa vie et ne cessent de l’affecter.

La première de ces mutations est reliée à la Deuxième guerre mondiale et à la période qui s’en est immédiatement suivie. Chez les pays qui faisaient partie de ceux qui s’appelaient les Alliés, cette guerre fut entreprise et menée au nom de la défense de la démocratie contre l’invasion des totalitarismes nazi et fasciste. Mais au sortir de la guerre, il fallut bien se rendre compte que nos pays étaient dans les faits moins démocratiques qu’on le disait. En particulier, les systèmes scolaires de nos pays étaient tous élitistes, ne favorisant qu’une mince tranche de jeunes de chaque génération, des jeunes généralement déjà favorisés par leurs origines socio-économiques. Devant ce constat, presque tous les pays occidentaux s’engagèrent après la Deuxième guerre dans des études et des politiques destinées à étendre le plus possible l’accès à l’éducation, au moins de niveau primaire et secondaire, en éliminant toute forme de discrimination sociale, économique, religieuse et autre. On a alors assisté à la généralisation de l’enseignement primaire et secondaire, et à l’ouverture des voies menant aux études post-secondaires et supérieures. On peut dire que nous avons alors assisté à une révolution culturelle : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, tous les jeunes de chaque génération, filles et garçons des pays occidentaux, avaient désormais accès à l’école primaire et même secondaire. L’instruction n’était désormais plus le privilège qu’elle était depuis toujours, mais un droit détenu par chaque jeune, et même une obligation. La démocratisation de nos systèmes d’enseignement fut sans doute la plus profonde mutation sociale du XXe siècle, celle qui allait entraîner les effets les plus importants dans tous les domaines de la vie.

Dans ce contexte, le système social du manuel scolaire a connu une expansion comme on n’en avait encore jamais connue, parce qu’on a fait du manuel scolaire un agent actif de cette mutation sociale. Les enseignants ont eu besoin plus que jamais de matériel didactique pour les assister dans leur tâche. Des garçons et filles à qui ce ne serait pas arrivé s’ils avaient vécu auparavant, tenaient des livres dans leurs mains, qu’ils devaient lire, consulter, étudier, mémoriser. Pour un grand nombre de foyers, le manuel scolaire fut le premier —et longtemps le seul— livre à trouver place sur la table familiale et, pour bien des parents, il fut l’occasion de s’instruire eux-mêmes en même temps que leurs enfants. À partir de cette époque, la chaîne du manuel scolaire s’est étendue pour inclure les enfants-consommateurs de tous les quartiers des villes où elle n’avait guère pénétrés auparavant et ceux des campagnes les plus éloignées qu’elle n’avait jamais rejoints.

Cela a eu comme effet que le manuel scolaire a alors acquis une importance sociale et politique, et évidemment aussi économique, qu’il n’avait jamais connue. Il est devenu, peut-on dire, une institution publique, sinon un personnage public et, de ce fait, objet de commentaires et d’appréciations publics autant que privés. Des livres et des articles nombreux, les uns pamphlétaires, d’autres scientifiques ou prétendant l’être ont été écrits sur les manuels scolaires. De leur côté, des journalistes de médias écrits et électroniques se sont tout à coup retrouvés dans le système social du manuel scolaire souvent pour faire écho aux critiques que se méritent presque sans cesse les manuels en usage. Cela a amené nos États, par l’intermédiaire d’un ministère de l’Éducation ou d’autres instances, à occuper ou à être invité, voire pressé d’occuper une place plus importante et un rôle plus actif dans le système social du manuel scolaire. J’en donne un exemple tiré de l’histoire du Québec. En 1964, la Commission royale d’enquête sur l’enseignement au Québec, chargé par le gouvernement de l’époque de faire des recommandations sur l’ensemble du système scolaire québécois, consacra dans la deuxième tranche de son Rapport, un bon nombre de pages et de recommandations à la question des manuels scolaires. Considérant que « le manuel scolaire occupera encore longtemps dans nos écoles une place prédominante et restera toujours un instrument nécessaire à l’instruction », les commissaires ont adressé à l’État québécois un certain nombre de recommandations, dont je cite les principales.

« Nous recommandons qu’on entreprenne un inventaire des manuels actuellement en usage dans les écoles, afin de mettre au rancart tous ceux qui sont de mauvaise qualité ».

« Nous recommandons que le ministère de l’Éducation mette sur pied un service des manuels scolaires comptant tout le personnel requis pour évaluer les besoins, pour organiser les concours, pour garder contact avec les auteurs, avec les éditeurs et avec les maîtres ».

« Nous recommandons qu’un comité consultatif assiste le service des manuels scolaires du ministère de l’Éducation et que ce comité soit composé de représentants des auteurs, des éditeurs, des instituteurs, des commissaires d’écoles et des parents ».

« Nous recommandons que le ministère de l’Éducation adopte une politique généreuse pour favoriser la production de manuels scolaires de bonne qualité ». [1]

On le voit bien par ces extraits, l’intérêt que portaient les membres de cette Commission à un enseignement de bonne qualité passait, entre autres, par la qualité des manuels scolaires utilisés dans les écoles et, par conséquent, par l’obligation qu’ils faisaient à l’État de s’impliquer davantage dans la chaîne du système social de production des manuels scolaires. Les commissaires plaçaient même l’État à la tête de cette chaîne, tout en l’invitant à collaborer avec d’autres intervenants situés à d’autres moments de la longue chaîne de ce même système social.

Cependant, il se trouve qu’au même moment où le manuel scolaire prenait une telle expansion, il rencontrait un concurrent de taille : les nouvelles technologies de l’information étaient en pleine et rapide expansion et frappaient aux portes des écoles, lycées, collèges et universités. On sait aujourd’hui la place toujours grandissante qu’elles se sont faites. Dans le même Rapport de la Commission québécoise que je viens de citer, à la suite du chapitre sur « les techniques audiovisuelles », les commissaires écrivaient, en 1964 encore : « Les progrès technologiques, en multipliant les moyens d’exploration et de connaissance du monde, sont en voie de façonner une société nouvelle où se devinent les formes d’un humanisme fondamentalement différent de l’humanisme classique. Le professeur et le livre ne sont plus seuls à enseigner l’enfant. La radio, la télévision, le tourne-disque, le magnétophone, le projecteur de cinéma enseignent aussi, et de façon différente... » [2]. On pense à tout ce qu’on devrait ajouter aujourd’hui à cette liste, déjà longue pour l’époque, désormais bien courte, où il n’était pas encore question comme maintenant du « manuel numérique ». Extérieurs d’abord au système social du manuel scolaire, les tenants et promoteurs de ces technologies l’ont pénétré et solidement investi. Il en résulte que le manuel n’entre pas isolé de tout contexte culturel dans la vie de l’élève, de l’étudiant et de sa famille. Il doit trouver sa place dans la vie de jeunes, d’hommes et de femmes qui lisent, fréquentent le cinéma à domicile ou en salle, vont au théâtre, voyagent dans le monde et de plus en plus voyagent et communiquent par petit écran interposé. C’est dans ce contexte sociétal et culturel que se situe la concurrence que les techniques modernes de l’information et des connaissances livrent au manuel scolaire.

Par suite de l’arrivée de ces concurrents, qui ont représenté une véritable révolution culturelle, le manuel scolaire n’a cessé de courir le risque d’être identifié à une pédagogie trop exclusivement « livresque » et à devoir s’en défendre. Cependant, en dépit de ces concurrents et de ces risques, le système social du manuel demeure toujours présent et actif dans l’enseignement à tous les niveaux, du primaire à l’universitaire, sur tous les continents, dans tous les contextes si variés, de développement ou de sous-développement économique. Peut-être même est-il paradoxalement plus présent que jamais. C’est qu’en réalité le manuel scolaire demeure le principal reflet et principal dépositaire des changements incessants dans tous les champs du savoir, ainsi qu’il accompagne les changements dans la pédagogie et la didactique des différentes disciplines. Tout le système social du manuel, depuis les concepteurs, jusqu’à ses utilisateurs, est sans cesse interpellé et animé par la course en avant de toutes les sciences et de leur pédagogie. Nous vivons et participons à une époque caractérisée par une mutation intellectuelle d’une ampleur et d’une rapidité probablement uniques dans l’histoire de l’humanité. Nos manuels et l’usage qu’on en fait dans notre enseignement sont le reflet de cette mutation, et les acteurs du système social du manuel scolaire reproduisent, subissent ou accélèrent cette mutation. Ce colloque en témoigne éloquemment, en faisant état des innombrables recherches dont le manuel est l’objet, et j’ajoute dont le système social du manuel est lui-même l’objet.

Mais ce large contexte nouveau et que l’on peut croire définitif du manuel scolaire ouvre en même temps une autre perspective : le manuel scolaire a une fonction civique, il fait partie des instruments de l’apprentissage de la vie en société et de la vie du citoyen dans sa cité. Il doit donc être un miroir aussi peu déformant que possible de la société. On lui demande même de contribuer à corriger les préjugés et stéréotypes trop courants dans nos sociétés. On exige qu’il ne soit ni raciste, ni sexiste, ni fondamentaliste, ni intégriste, ni exclusiviste. Et comme nos sociétés sont engagées dans des mutations successives, le manuel se retrouve dans la position peut-être peu confortable de devoir être en même temps un miroir de la société mais aussi un verre correcteur pour ses jeunes utilisateurs. C’est ainsi que l’on a voulu ou qu’on a été forcé d’expurger nos manuels scolaires des perceptions stéréotypées du garçon et de la fille, du père et de la mère, du Noir et du Jaune, et de l’Amérindien trop longtemps décrit comme le sauvage cruel, païen et inculte.

Ces mutations survenues depuis la Deuxième Guerre mondiale se sont concrétisées dans une profonde transformation sociétale des classes sociales, que je résumerai par la montée de la classe moyenne. Pour une large part, cette inflation de la classe moyenne est le résultat de la démocratisation du système d’enseignement dans nos sociétés, tout autant que de la transformation de la structure économique et du monde de l’emploi. Cette classe moyenne est aujourd’hui le principal environnement du système social du manuel scolaire, parce que c’est surtout cette classe qui est consommatrice des oeuvres et des biens culturels, à travers tous les médias maintenant à notre disposition, sinon à notre service. Cette prédominance de la classe moyenne pose cependant au système social du manuel scolaire un double défi. Il ne doit pas être inféodé à la vision du monde et à l’idéologie de la classe moyenne occidentale, tout comme il n’aurait pas dû l’être à la vision du monde de l’aristocratie et de la bourgeoisie : c’est le premier défi, et il est de taille car il est bien difficile de prendre sa distance à l’endroit de ce qui nous paraît « normal ». Le second défi consiste à ne pas ignorer et occulter les segments de nos sociétés et du monde qui n’appartiennent pas à la classe moyenne, c’est-à-dire avant tout tous ceux que la pauvreté exclut du mode de vie et des conditions de vie de la classe moyenne occidentale et de la vision des choses qui s’y rattachent.

Ce double défi, la recherche sur le manuel et autour du manuel scolaire peut contribuer à le relever, notamment en entretenant la distance nécessaire avec les forces de pouvoir et d’influence sociale qui s’exercent sur la production, la distribution et la consommation du manuel. Ce qui m’amène, pour conclure, à revenir sur la chaîne des acteurs du manuel et son système social, que je présentais au début de mon exposé. Ce que j’en ai dit à ce moment comportait une grave lacune : je n’ai pas fait mention des chercheurs dans le système social du manuel scolaire. Il suffit pourtant de prendre connaissance de l’imposant programme du colloque qui s’ouvre ce soir, de la diversité des thèmes abordés et de l’étendue internationale des communications qui seront présentées, pour prendre conscience de l’active présence des chercheurs sur le manuel dans la chaîne des acteurs. Pour en quelque sorte boucler la boucle de la sociologie du manuel scolaire, j’ajoute maintenant que dans le système social du manuel, les chercheurs ont occupé au cours des dernières décennies et occupent toujours davantage une place grandissante, avec des recherches portant sur tous les moments de la vie du manuel scolaire, de sa conception à son utilisation. Un colloque international de l’ampleur de celui-ci aurait, sauf erreur, été impensable il y a quarante ans, et même moins. Grâce à vos recherches, les critiques que peuvent encore se mériter nos manuels scolaires sont et seront toujours, espérons-nous, plus raisonnées et plus éclairantes qu’elles ne l’étaient en 1960. En conséquence, les manuels conçus à tous les niveaux de l’enseignement, de l’école primaire à l’université, et dans tous les champs du savoir, ne pourront que gagner en qualité et leur utilisation en efficacité. C’est avec cet objectif en tête que vous avez été conviés à ce colloque. Je souhaite donc à vos travaux des deux prochains jours tout le succès que l’on peut avec raison en attendre.


Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 janvier 2020 6:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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