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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Rocher, “La gouvernance des différents types de réformes.” Transcription, retouchée pour en faciliter la lecture, de la conférence prononcée le 16 septembre 2005 dans le cadre du XXIVe Colloque Jean-Yves Rivard tenu à Montréal. [Le 16 août 2006, M. Guy Rocher nous donnait sa permission de diffuser tous ses articles dans Les Classiques des sciences sociales.].

Guy Rocher

Université de Montréal

La gouvernance
des différents types de réformes
.”

Transcription, retouchée pour en faciliter la lecture, de la conférence prononcée le 16 septembre 2005 dans le cadre du XXIVe Colloque Jean-Yves Rivard tenu à Montréal.

Monsieur le Président
Monsieur le Doyen
Mesdames et Messieurs

Les historiens, les politologues, les sociologues ont beaucoup étudié les révolutions. Et cela, non sans raison. Les révolutions, certaines grandes révolutions en particulier, ont marqué l'histoire, l'histoire universelle, particulièrement aussi l'histoire occidentale, et ces grandes révolutions ont marqué nos vies. Nous en sommes les héritiers.

Révolutions et réformes

Si l'on s'en tient à l'Occident, trois grandes révolutions ont marqué notre histoire récente. Il y eut la première, la française, celle qui a, en particulier, renversé la notion de souveraineté : le souverain n'était plus le roi, mais tout à coup, c'était le peuple. L'homme et la femme n'étaient plus des sujets, ils devenaient des citoyens et une nouvelle notion de l'égalité est apparue à ce moment-là dans le monde. La deuxième grande révolution, c'est la révolution américaine qui a été la première grande révolution de décolonisation, qui allait engager un vaste mouvement de décolonisation par la suite dans le monde. Et cette révolution a apporté une autre notion de la démocratie : une démocratie avec un État réduit, à la différence de la notion plus française de la République. Et la révolution américaine, on le sait, a apporté de nouveaux modes de vie, de nouveaux modes d'existence et de nouvelles mentalités. Mais finalement, une troisième grande révolution, c'est la révolution industrielle, d'un autre genre celle-là, qui s'est produite sur une plus longue période de temps, mais qui était d'abord occidentale, britannique, européenne, américaine, avant de se répandre dans le monde.

Ces trois révolutions, elles ont marqué nos vies, parce que, à la suite de ces trois révolutions, je dirais que le type humain que nous sommes n'est plus celui qu'il était autrefois. Sans le savoir souvent, nous représentons un type humain, un type d'humanité avec une mentalité particulière, avec des modes de comportements et avec des formules de pensées et même des formules spirituelles qui sont totalement différents de ceux de nos ancêtres. Ce n'est pas pour rien que les bibliothèques sont remplies de livres de toute nature consacrés à ces trois révolutions.

En comparaison de ces grandes révolutions, les réformes sont bien modestes, elles sont presque anodines. Les révolutions sont immenses, les réformes ont des ambitions beaucoup plus modestes et elles ont des répercussions qui n'ont pas du tout le caractère historique des grandes révolutions. Aussi, à cause de cela, on peut dire que les réformes n'ont pas mérité les études que les révolutions se sont gagnées. On trouve bien peu d'études approfondies sur les réformes en comparaison de tout ce que l'on lit, de tout ce que l'on peut lire, sur les révolutions. Par exemple, dans ma discipline, en sociologie, il n'y a pas à vrai dire une sociologie des réformes, alors que mes collègues sociologues ont développé toute une analyse sociologique des révolutions. Pourtant, quand on examine les fondements des sociétés contemporaines, leur dynamique, on se rend compte de l'omniprésence des réformes. Et cela, dans tous les secteurs de la société. Comme vient de le dire monsieur le président, le docteur Battista, une grande variété de réformes se retrouvent dans tous les secteurs et à tous les niveaux de la société. Il y a des réformes qui sont entreprises dans l'État ou par l'État, ou par différents organismes de l'État, il y a des réformes menées dans des entreprises, au niveau de l'entreprise -privée ou publique- une université connaît à certains moments ses périodes de réforme, les réseaux d'institutions connaissent des périodes de réformes. On peut parler aussi de réformes dans des mouvements sociaux, un syndicat par exemple connaît une période de réformes. Il y a donc à tous les niveaux de la société, à tous les paliers de la société, une variété de réformes. Et on peut dire que, en particulier, la société démocratique contemporaine, celle qui est la nôtre depuis quelques décennies, se caractérise par sa capacité à engendrer des réformes, à tolérer des réformes et finalement, à gouverner des réformes.

Pour une sociologie des réformes

Or, malheureusement, notre connaissance étant insuffisante, j'ai, pour ma part, depuis quelques années, entrepris avec des collègues sociologues, politicologues, juristes et des étudiants, une série d'études sur le processus réformateur parce que j'y trouve un grand potentiel de connaissances sur le fonctionnement de notre société. Quand on analyse les réformes, on prend conscience que la réforme n'est pas un phénomène simple. Elle n'est pas simple parce que c'est un processus multiple qui implique une grande quantité d'interventions et c'est souvent un processus subtil qu'un observateur peut avoir de la difficulté à observer jusque dans ses fins retranchements. La gouverne fait partie précisément d'une des facettes de la réforme. La gouverne d'une réforme n'est pas le tout de la réforme, mais elle en est un élément important et ce n'est pas pour rien qu'on a voulu en faire aujourd'hui l'étude à l'occasion de ce colloque, dans la mouvance de tout l'intérêt que l'on porte depuis quelques années à la gouvernance et à la gouverne dans tous les secteurs.

À travers l'analyse de la gouverne, on connaît un peu mieux d'abord les processus qui sont engendrés par le projet de réforme et deuxièmement, les conséquences qui en découlent et les effets qui sont tirés de la réforme. Pourquoi ? Parce que, ce qui caractérise une réforme c'est qu'elle est un mode de changement social planifié, un mode de changement social voulu, volontaire, et qui se présente sous la forme d'un projet. Il y a beaucoup de changements sociaux qui se font sans projet. Il y a beaucoup de changements sociaux qui se font d'une manière diffuse. On ne sait pas d'où ça vient. Tout à coup, après quelques années, on se rend compte que des choses ont changé. On ne peut pas identifier les auteurs de ces changements. Ils se sont, en quelque sorte, développés ces changements, d'une manière particulière et presque secrète. La réforme, au contraire, c'est un changement identifiable. Donc, de ce point de vue-là, c'est un changement qui peut être plus facilement repéré et analysé dans la dynamique de l'ensemble de la société que le changement diffus. À cause de sa nature volontaire et non violente, la réforme est un changement social particulièrement caractéristique de la civilisation de la démocratie moderne. Par ailleurs, il faut reconnaître que, en réalité, si la réforme est différente des révolutions dont je viens de parler, elle est un descendant de ces grandes révolutions. Car, si ces 3 trois révolutions n'avaient pas eu lieu, nous ne pourrions pas vivre dans une société qui engendre, qui tolère des réformes comme c'est le cas dans notre société actuelle.

Les réformes venant d'en haut :
leur gouverne


À la suite des études que nous avons menées, je voudrais apporter quelques réflexions -comme dit le titre de cette conférence- qui portent particulièrement sur la gouverne à partir d'une distinction qui m'est apparue essentielle dans l'analyse des réformes, c'est la distinction entre des réformes venant d'en haut et des réformes venant d'en bas. Ce sont en réalité deux types totalement différents de réformes et qu'il ne faut pas confondre. Une réforme venant d'en haut, c'est une réforme qui -comme disent les Français est top-down- partant d'une autorité, que ce soit un ministère, un gouvernement, un recteur d'université ou un chef d'entreprise, est conçue et voulue avec l'intention de la faire descendre, de la diffuser vers le bas, c'est-à-dire vers ceux qui font la vraie vie dans une institution, dans une communauté : les praticiens, les cliniciens, les enseignants. En revanche, la réforme qui part d'en bas, c'est une réforme qui est menée par des praticiens eux-mêmes, par ceux qui vivent des problèmes et qui cherchent à leur apporter des solutions. En France, elle s'appelle parfois bottom-up. Ce n'est cependant pas toujours le cas, c'est-à-dire qu'il y a des réformes qui restent bottom-down, des réformes qui ne réussissent pas à monter jusqu'en haut. J'en donne un exemple, pas dans le domaine de la santé, mais dans celui de l'éducation. Nous avons dans notre système d'éducation, au Québec, une trentaine d'écoles dites alternatives. Il y en a aussi dans le reste du Canada, il y en a aux États-Unis, etc. Or, ce qui est remarquable, c'est que les écoles alternatives ont été conçues dans un esprit de réforme de l'enseignement, mais elles sont restées bottom-down. Le Ministère n'a jamais vraiment reconnu les écoles alternatives, les Commissions scolaires ne les ont jamais en fait reconnues, les syndicats d'enseignants non plus, le Conseil supérieur de l'éducation non plus, si bien que les écoles alternatives continuent à fonctionner bottom-down, elles font leur petit bonhomme de chemin comme ça, mais c'est une de ces réformes qui n'est pas montée. Alors que dans le domaine de la santé, il y a certaines réformes qui ont été bottom-up. Par exemple, un cas que nous avons étudié, c'est celui de la création des groupes de médecine de famille au cours des dernières années. Or, quand on remonte la filière à l'origine de l'idée et des pratiques des groupes de médecine de famille, ce qu'on découvre au Québec c'est qu'avant la Commission Clair, qui les a mis à la mode, un certain de nombre de médecins s'étaient regroupés pour répondre aux problèmes concrets qu'ils rencontraient dans leur pratique et qui avaient, sans le nom, inventé le groupe de médecine de famille. Finalement, la Commission Clair en entend parler, en même temps d'ailleurs qu'elle prend connaissance d'autres expériences qui se faisaient ailleurs, ainsi que d'autres documents qui venaient d'ailleurs. Mais ces médecins qui avaient pratiqué les groupes de médecine de famille avant leur nom, avaient été des initiateurs, ils avaient créé un début de réforme qui a été une réforme bottom-up, parce que la Commission Clair et finalement le Ministre ont engagé tout un mouvement pour créer et propager cette solution ou cette proposition.

Comment se présente alors la gouvernance ou la gouverne d'une réforme qui vient d'en haut ? Commençons par celle-là. Et bien, ce qui caractérise la gouverne d'une réforme venant d'en haut, c'est tout d'abord qu'elle est préparée avec une certaine rationalité particulière, qu'on peut appeler la rationalité gestionnaire ; c'est-à-dire avec une rationalité qui engage tout d'abord l'analyse d'une situation, qui se veut également empiriquement fondée dans une critique de la situation et qui, à travers des études que l'on veut mener, prépare un certain plan de réformes.

Une rationalité gestionnaire, c'est celle qui va définir des objectifs, définir des démarches, préciser des moyens et engager un calendrier de réalisations. Deuxièmement, la gouverne d'une réforme d'en haut utilise des changements à travers des normes. Les normes deviennent vraiment le bras de la réforme venant d'en haut. On pratique une réforme très souvent en changeant des normes existantes. Des normes qui sont parfois légales, parfois administratives, souvent financières, parfois éthiques, souvent de pratique professionnelle. Ce sont donc des normes qui changent le territoire des pratiques habituelles pour engager un mode d'être ou de pratique dans un autre territoire. Et troisièmement, la réforme venant d'en haut s'appuie sur la légitimité du pouvoir établi, quel que soit ce pouvoir établi : ça peut être le pouvoir d'un État, ça peut être le pouvoir de l'autorité qui dirige une entreprise ou une institution universitaire ou qui a l'autorité dans un syndicat ! Il n'y a pas de réforme venant d'en haut sans qu'il y ait une certaine base de cette légitimité juridique qui devient une légitimité politique, c'est-à-dire qui permet à une autorité d'agir et qui permet à l'autorité de faire agir au nom d'un projet à réaliser. Il y a donc, je dirais, dans la réforme qui vient d'en haut et sa gouverne, il y a un élément de violence -le terme étant entendu dans son sens le moins violent possible - mais il y a une sorte de violence que certains auteurs ont appelée « symbolique », c'est-à-dire une violence qui s'opère à travers des changements de normes, des directives, des changements de financement et progressivement des changements de pratique sur le terrain.

Ce type de réforme rencontre des obstacles. Quels sont les obstacles qu'elle rencontre ? La gouverne de la réforme d'en haut rencontre d'abord un premier obstacle, la précipitation. On fait très souvent des réformes d'en haut trop rapidement pour toutes sortes de raisons. Et une des raisons que nous avons observée, c'est que les personnes en autorité veulent souvent attacher leur nom à une réforme, que ce soit un ministre, un recteur, un chef d'entreprise, un président de syndicat. Et un ministre qui quitte sa fonction doit la quitter à regret, parce qu'il a entrepris une belle réforme et qu'il voudrait qu'elle se continue. On voit ça assez souvent. Deuxième obstacle, parallèlement à la légitimité juridique et politique, il peut arriver que la gouverne manque d'une légitimité sociologique. En plus de la légitimité juridique, la légitimité sociologique est celle qui provient de l'accord, d'un consensus que réussit à réaliser un projet de réforme. Et cette légitimité sociologique, elle est loin d'être souvent acquise parce que c'est la plus subtile, c'est la plus délicate et c'est celle qui se perd le plus rapidement. On peut longtemps conserver sa légitimité juridique et politique et avoir perdu sa légitimité sociologique. Enfin, troisième obstacle, très souvent des réformes opèrent une mauvaise gouverne des résistances à la réforme, car toute réforme connaît des résistances. Il n'y a pas de réforme parfaite. Toute réforme connaît des résistances, fort heureusement d'ailleurs, des résistances qui, parfois, cherchent à bloquer une réforme ou à la retarder ou à en faire dévier l'objectif Et on sait que des réformes peuvent engendrer même des coalitions de résistance. Or, une mauvaise gestion, une mauvaise gouverne des résistances, car les résistances aussi appellent une gouverne, une mauvaise gouverne des résistances est souvent un des grands obstacles à la réalisation d'une réforme venant d'en haut.

Les réformes venant d'en bas :
leur gouverne


Venons-en à la gouverne de la réforme d'en bas. Une première caractéristique de cette gouverne, c'est qu'elle repose sur ce que j'appellerais une légitimité morale, et non plus juridique ni non plus politique. Ceux qui entreprennent une réforme d'en bas -des praticiens, des médecins, des enseignants- ne s'appuient pas sur le droit, ne s'appuient pas sur une autorité politique. Ils entreprennent une réforme à partir d'un certain charisme personnel qui leur vaut une légitimité morale. Et cette légitimité morale, elle est issue des frustrations vécues pour lesquelles ou contre lesquelles s'insurgent les praticiens d'une profession et qui réunissent ceux qui veulent entreprendre cette réforme. Deuxièmement, la gouverne d'une réforme d'en bas se fait par un leadership naturel et non pas un leadership politiquement institué. Ce n'est pas nécessairement un chef de service qui sera le leader, ce n'est pas nécessairement un recteur ou un doyen qui seront les leaders d'une réforme d'en bas, c'est souvent un leader naturel, c'est-à-dire un leader de la base, une personne dont je disais tout à l'heure qu'elle a un certain charisme personnel. Et finalement, le troisième caractère de cette gouverne d'en bas, c'est qu'elle gère une réforme qui se répand comme un feu de brousse, parce que la réforme qui vient d'en bas ne peut pas aller plus bas. Elle se répand plutôt sur une parcelle de terrain et elle va ensuite de pièce en pièce, en quelque sorte. Et cette diffusion de la réforme, elle se fait généralement par un mouvement de bouche à oreille. On entend dire qu'il y a eu à tel hôpital telle initiative, on entend dire que dans telle école on agit de telle manière et c'est ainsi que la réforme se répand en bas jusqu'à ce qu'elle soit peut-être en mesure de monter vers le haut, si cela lui arrive.

Quels sont les obstacles à la réforme venant d'en bas ? Le premier obstacle, c'est celui qui vient de la défense des intérêts établis, ce que l'on appelle en anglais vestedinterests, parce que toute réforme est un changement qui affecte des intérêts. Il ne peut pas en être autrement. Des intérêts qui sont liés à des pratiques établies, à des coutumes, parfois à des intérêts financiers, mais aussi à des intérêts idéels, des intérêts spirituels. Ces vested interests sont très souvent un grand obstacle et le leader d'une réforme doit les connaître pour réaliser et gérer sa réforme d'en bas. Deuxième obstacle, la gouverne d'une réforme d'en bas doit inventer sa normativité et une normativité spontanée, c'est-à-dire inventer de nouvelles normes, mais des normes qui ne sont pas encore reconnues. Il y a donc, dans la réforme d'en bas, un phénomène de pluralisme de normes qui se produit. Des normes informelles qui ne se nomment pas encore normes, c'est-à-dire de nouvelles règles de pratique, de nouvelles manières de faire s'instaurent progressivement mais sous le couvert des normes officielles. Et il y a ainsi élaboration et mise en place d'une nouvelle normativité, pour remplacer une normativité officielle : il y a là un défi majeur et une des grandes difficultés dans la réalisation de ce type de réforme. Enfin, troisièmement, une réforme d'en bas manque souvent de ressources, à la différence de la réforme d'en haut qui peut assez souvent s'appuyer sur des ressources financières, administratives, professionnelles. La réforme d'en bas est souvent à court de ressources et à cause de cela elle s'essouffle assez rapidement si elle n'est pas renouvelée par de nouvelles ressources : ressources humaines surtout, ressources en idées aussi, ressources en nouvelles normativités.

Les acteurs des réformes,
leurs valeurs, leur légitimité


Ces deux types de réforme, bien sûr, appellent des analyses différentes. Mais, du point de vue de l'observateur, ce qui les caractérise, les deux, qu'elle soit d'en haut ou qu'elle soit d'en bas, c'est qu'elles sont portées par une série d'acteurs, une série d'intervenants. Dans les recherches que nous avons menées, ce que nous avons trouvé particulièrement utile et productif, c'était de retracer la chaîne des intervenants, la chaîne des acteurs qui interviennent tout au long d'une réforme. Quand on peut faire « l'archéologie » ou la « généalogie » d'une réforme qui est en marche, c'est fascinant de retracer la chaîne de ses acteurs. Et c'est ainsi que nous avons pu établir une typologie de ces acteurs, depuis les concepteurs de la réforme quand on peut finalement réussir à les identifier, pour voir ensuite comment leur idée, leur projet, leur analyse ont été progressivement acceptés par des promoteurs de la réforme. Ce ne sont plus les mêmes.

Les promoteurs de la réforme, ceux qui vont l'entreprendre, ceux qui vont la lancer, que ce soit un ministre, un recteur, en sont des promoteurs sans en avoir été les concepteurs. Et puis, il y a ceux qui vont travailler à mettre en forme le projet, surtout lorsque le projet vient d'en haut, à mettre en forme le projet sous la forme de document ou sous la forme d'un projet de législation, d'un projet de règlement, sous la forme de directives. Et puis, il y a une catégorie très particulière d'acteurs, ceux que nous avons appelés « les passeurs de normes », c'est-à-dire ceux qui vont traduire les normes venant d'en haut vers les praticiens avec qui ils doivent travailler. Car ce passage, cette traduction de normes, c'est souvent le moment critique dans une réforme, parce qu'il n'arrive pas toujours que les normes venant d'en haut, surtout dans ce type de réforme, soient aisément applicables telles quelles dans tous les services, dans tous les types d'écoles par exemple, dans tous les services hospitaliers, etc. Or, « ces passeurs », ces traducteurs de réforme jouent un rôle éminent dans l'histoire d'une réforme. Ça peut être un chef de service qui va traduire les réformes administratives pour ses collègues médecins dans son département, dans son service, et qui va savoir les traduire d'une manière acceptable par des cliniciens peu portés sur les normes administratives. La même chose pour un chef de département dans une université ou dans une entreprise. Les « passeurs de normes » sont généralement les acteurs les plus importants dans l'histoire des réformes, pour le succès ou l'échec d'une réforme. Enfin, il ne faut pas oublier, dans cette typologie, les opposants à la réforme, les opposants qui peuvent être au niveau des concepteurs, au niveau des promoteurs ou au niveau des passeurs.

Pour terminer, deux remarques. Toute réforme, ou presque, est inspirée, d'une part, par certaines critiques que l'on fait d'un état de choses et, d'autre part, par certaines idées, certains projets, certaines idéologies. Il y a toujours derrière une réforme une certaine philosophie (appelons la philosophie dans le sens le moins philosophique possible) une philosophie de vie, une philosophie professionnelle, une philosophie administrative... Bref, dans une réforme, derrière une réforme, il y a des valeurs qui sont impliquées. Et il n'y a pas de réforme sans un certain appel, explicite ou implicite, à la mise en place de valeurs, que ce soit des valeurs anciennes que l'on rappelle, des valeurs nouvelles que l'on veut implanter, ou des valeurs contre lesquelles on s'insurge. Une réforme est particulièrement marquée par l'affrontement de valeurs, étant donné que dans la société où nous vivons, il n'y a pas de consensus sur les valeurs. Nous vivons dans ce que l'on a appelé le « polythéisme des valeurs ». Il n'est donc pas étonnant que beaucoup de réformes impliquent une confrontation de valeurs entre, par exemple, un certain personnalisme et un communautarisme, entre la valeur de liberté et la valeur d'égalité, entre la performance et la qualité de vie, entre le bien commun et le bien particulier, le bien public et le bien professionnel... Bref, on n'en finirait plus d'énumérer les conflits de valeurs possibles. En conséquence, devant toute réforme, que l'on soit pour ou que l'on soit contre, que l'on soit promoteur ou contestataire de la réforme, nous avons à faire face à un choix de valeurs. Et fondamentalement, les réformes impliquent chez les acteurs, chez ceux qui les vivent, un choix explicite ou implicite de valeurs fondamentales dans nos vies personnelle et collective.

Finalement, seconde et dernière remarque, je veux revenir sur cette idée de légitimité que j'ai mentionnée tout à l'heure, parce qu'elle est rarement abordée lorsque l'on parle de la gouverne, de toute gouverne même, et pourtant la légitimité fait intimement partie de la notion de gouverne. Il n'y a pas de gouverne sans la légitimité de ceux qui veulent gouverner, de ceux qui veulent le faire ou de ceux à qui on concède le droit de faire une réforme. La notion de légitimité est donc centrale dans la notion de gouverne. Or, la légitimité est une réalité extrêmement complexe, subtile et volatile. La légitimité, c'est fondamentalement, d'abord, une manière de justification, justification d'une réforme, d'un projet, justification surtout de celui ou ceux et celles qui l'entreprennent, qui la promeuvent et qui la réalisent. Il leur faut une légitimité. Il faut qu'ils s'appuient sur la reconnaissance d'un droit, qu'il soit moral, légal ou sociologique, à entreprendre et à imposer un changement. Et les résistances à une réforme sont en réalité aussi explicitement des contestations de légitimité, souvent au nom d'une autre légitimité. Car, pour contester une réforme, il faut avoir soi-même la légitimité de le faire. On assiste très souvent dans une réforme, en souterrain, à une confrontation de légitimités qui correspond, en partie, à la confrontation des valeurs. Cette notion de légitimité, elle est extrêmement importante quand on est engagé soi-même comme acteur, intervenant, dans une de ces réformes. Il faut surtout savoir que la légitimité juridique n'est qu'un aspect de la notion générale de légitimité. La notion de légitimité est trop complexe pour être réduite à la seule légitimité juridique. Il faut toujours tenir compte des légitimités morales, des légitimités sociologiques, spirituelles, politiques, administratives. Il y a donc une variété de légitimités qui se rencontrent, qui se cumulent, qui s'additionnent, ou qui s'affrontent. La bonne gouverne d'une réforme suppose à la fois une solide légitimité, souvent multiple, des différents acteurs impliqués, une bonne gestion de ces légitimités ainsi qu'une bonne gestion des affrontements des légitimités. C'est souvent sous cette forme que se présente le conflit de valeurs que j'évoquais tout à l'heure. Le succès ou l'échec d'une réforme peuvent souvent dépendre de la bonne ou mauvaise gestion des valeurs et des légitimités, une dimension trop négligée par ceux et celles engagés soit dans la réalisation d'une réforme, soit dans sa contestation.

Merci.



Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 20 janvier 2020 19:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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