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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Rocher, “L'évolution socio-démographique québécoise de l'après-guerre à aujourd'hui: quel fil conducteur ?” Conférence préparée pour le colloque Ruptures et continuité de la société québécoise. Trajectoires de Claude Ryan tenu à Montréal les 9 et 10 mars 2005. [Le 16 août 2006, M. Guy Rocher nous donnait sa permission de diffuser tous ses articles dans Les Classiques des sciences sociales.].

Guy Rocher
Université de Montréal

L'évolution
socio-démographique québécoise
de l'après-guerre à aujourd'hui:
quel fil conducteur ?


Conférence préparée pour le colloque Ruptures et continuité de la société québécoise. Trajectoires de Claude Ryan tenu à Montréal les 9 et 10 mars 2005.

En 1938, sous la plume du premier sociologue canadien-français, Léon Gérin, paraissait l'ouvrage intitulé Le type économique et social des Canadiens. Et il portait en sous-titre : Milieux agricoles de tradition française [1]. Le sous-titre indiquait nettement à la fois le terrain et les limites des enquêtes menées par l'auteur. Pour les sociologues, cet ouvrage demeure un réfèrent en ce qu'il représente la première analyse sociologique du Québec rural de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle.

J'adopte le titre de l'ouvrage de Léon Gérin comme point de départ, pour répondre à la question posée dans le programme pour cette séance-ci. À mon avis, le « fil conducteur » que l'on recherche dans cette question passe par la description de l'évolution de la population québécoise depuis la deuxième moitié du XXe siècle, c'est-à-dire par un regard sur la transformation du « type économique et social du Québécois ». C'est ce que je voudrais d'abord élaborer (I) pour offrir ensuite un certain « fil conducteur » interprétatif de cette évolution (II).

En guise d'avertissement, je dis tout de suite, cependant, que je n'ai pas l'intention de m'engager ici dans l'élaboration systématique d'une typologie des Québécois et Québécoises, encore moins d'abstraire le type économique et social du Québécois. J'utilise plutôt cette formulation pour décrire l'évolution que j'appellerais socio-démographique de la population québécoise au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

1. Évolution de
la socio-démographie québécoise


Dans cette perspective, il faut d'abord constater que le milieu rural tel que décrit par Léon Gérin en 1938 n'existe pratiquement plus un demi-siècle plus tard. Les types d'« habitants » qu'a connus et dépeints Léon Gérin sont rapidement disparus ; la population québécoise vivant de l'agriculture a fondu ; la technologie motorisée et biochimique a envahi les campagnes et transformé la production agricole ; « le cultivateur progressiste » d'aujourd'hui n'a plus rien de commun avec le « type » décrit par Léon Gérin.

Les fils et les filles de ces « habitants » ont émigré vers les villes ou, s'ils sont demeurés sur place, se sont recyclés dans des emplois de type urbain. Le type économique et social du Québécois dominant en nombre vit aujourd'hui dans une grande, une moyenne ou une petite ville. Et surtout, la mobilité géographique s'est accompagnée d'une rapide mobilité sociale. Les fils et petits-fils, et les petites-filles (sinon les filles) de ces « habitants » sont aujourd'hui enseignants et enseignantes, universitaires, fonctionnaires, hommes ou femmes d'affaires, ouvriers spécialisés, médecins, avocats, notaires ou juges, ou athlètes professionnels, tout autant qu'ils sont aussi en grand nombre des ouvriers et ouvrières peu ou non spécialisé(e)s, de petits commerçants et des artisans. Ils se retrouvent donc dans tous les métiers et emplois d'une société industrielle urbanisée.

D'une dizaine d'enfants (en montant), la famille québécoise a décru en deux générations, pour ne compter maintenant que 1,6 enfant. La « revanche des berceaux », qui a caractérisé le Québec ancien, est une expression oubliée ; elle ne fait même plus partie du vocabulaire courant. Du point de vue de son renouvellement naturel, le Québec est une société en déclin démographique. Ce qui redresse un peu la pente déclinante, c'est l'apport de l'immigration, mais un apport qui demeure relatif. Par ailleurs, par suite de l'immigration, la population québécoise est marquée par une diversité ethnique, linguistique et culturelle qui n'a cessé de croître depuis la Deuxième guerre mondiale. Le Québec de Léon Gérin était relativement simple : séparé en deux, entre Canadiens anglais (protestants et catholiques) et Canadiens français (catholiques). Les nouveaux arrivants (principalement Juifs, Italiens) étaient marginalisés et les Amérindiens oubliés dans leurs réserves. Au cours des dernières décennies, on a assisté à une mutation de la notion du Québécois, pour l'étendre à tout habitant du territoire du Québec, quelles que soient l'origine ethnique, la langue, la religion. L'appellation « Canadiens » utilisée par Léon Gérin a fait place à celle du « Québécois ». Cette mutation ne s'est pas effectuée sans hésitations, mais elle s'inscrit aujourd'hui dans la reconnaissance devenue à peu près unanime d'un « type politique, économique et social du Québécois » culturellement diversifié.

Il en résulte par ailleurs qu'un certain clivage s'est accentué : entre la région métropolitaine montréalaise et le reste du Québec. La diversité ethnique et culturelle est principalement concentrée à Montréal et ses banlieues, et n'est que faiblement présente ailleurs. Les villes de Québec et Sherbrooke sont allées vers une homogénéité francophone toujours davantage prononcée.

Un important changement —aux répercussions multiples— qu'a connu le Québécois, c'est l'élévation générale de son niveau de scolarité. La réforme du système d'enseignement des années 60-70, notamment par l'édification d'un système public de la prématernelle à l'université, de langue française et de langue anglaise, sur tout le territoire, a considérablement réduit les obstacles traditionnels à l'accès aux études et a contribué à accroître, dans une assez forte mesure, les chances de chacun et chacune, adulte autant que jeune, d'accéder à tous les niveaux d'enseignement. Aujourd'hui, la majorité des Québécois et Québécoises ont fait des études secondaires, ce qui était impensable au moment et au sortir de la Deuxième guerre. Ce sont les filles qui sont les grandes bénéficiaires de cette nouvelle ouverture sur les études. C'est en grande partie cette réforme qui a procuré à la femme québécoise le levier de son émancipation, lui permettant d'entrer sur le marché du travail et d'accéder à une variété de nouveaux postes de pouvoir et d'autorité. Le statut juridique, politique, économique et social de la femme québécoise a connu en deux générations une radicale transformation. Les relations entre les hommes et les femmes en ont été profondément modifiées, de même que le paysage de très nombreuses institutions publiques et privées sur toute la scène québécoise.

L'évolution du statut de la femme a évidemment été favorisée par la transformation de l'économie québécoise, plus particulièrement par la diversification du marché de l'emploi et la hausse du niveau de vie général. La restructuration de l'économie québécoise a eu quatre conséquences sociales majeures. Elle a d'abord entraîné un mouvement généralisé de mobilité sociale intergénérationnelle auquel je faisais allusion plus haut, en parlant du statut professionnel des fils et filles en comparaison de leurs parents et grands-parents.

La structure des classes sociales —et c'est la deuxième conséquence— a éclaté, au profit de l'avènement d'une classe moyenne majoritaire et dominante. La classe moyenne n'a pas l'homogénéité des classes sociales traditionnelles : aristocrate, bourgeoise, ouvrière, agricole. Elle n'est homogène ni économiquement, car elle connaît des clivages importants, ni politiquement parce qu'elle ne parle pas d'une même voix. Mais elle est socialement homogène, par son style de vie et ses aspirations. Ce qui l'homogénéise particulièrement, c'est son besoin et ses habitudes consommatoires, qui se manifestent dans tous les domaines et toutes les sphères de la vie. Et notamment, en matière de consommation de loisirs — et c'est là une troisième conséquence de l'élévation du niveau de vie. Le besoin et l'habitude des vacances, poussés et entretenus par la classe moyenne, se sont généralisés et ont gagné la classe ouvrière. La consommation de la télévision suivie de l'informatisation et de l'Internet, qui a transformé la vie familiale et le rapport parents/enfants, appartient au même phénomène, tout comme la consommation excessive de médicaments et même de services de santé.

Enfin, dernière conséquence sociale de la restructuration de l'économie et de la réforme de l'enseignement, le processus de bureaucratisation du monde du travail. En 1917, le sociologue allemand Max Weber a pu écrire : « L'avenir appartient à la bureaucratie » [2] prévoyant qu'il allait être impossible « d'y échapper ». C'est ce qui est arrivé au Québec dans les dernières décennies : une proportion importante des Québécois et Québécoises gagnent leur pain comme fonctionnaires dans une bureaucratie soit publique (celle de l'État fédéral, québécois, municipal et toutes les instances étatiques), soit privée (celle de toutes les entreprises, grandes et moyennes, de divers mouvements et groupements sociaux).

Demeure un dernier trait de ce nouveau type social et culturel du Québécois, c'est la réduction de la place du sacré dans sa vie quotidienne. Le manteau de la religion qui enveloppait la vie et les institutions publiques et privées québécoises s'est effiloché et a perdu son ampleur. La sécularisation rapide a atteint tout autant le clergé et les communautés religieuses qu'une grande partie du laïcat. Non seulement la pratique religieuse s'est-elle transformée, mais surtout la mentalité autrefois imbue de religion s'est sécularisée. Ce qui n'empêche pas, par ailleurs, que le déclin de l'Église catholique a entraîné l'apparition d'une variété de petites sectes religieuses.

2. Où se trouve le « fil conducteur » ?

Il ressort finalement du rappel que je viens de faire d'une évolution déjà bien connue, que le « type social » — sinon le « type humain » — du Québécois s'est profondément transformé au cours des cinq dernières décennies. Constater le changement est une chose, l'expliquer en est une autre. On peut attribuer plusieurs causes à une mutation aussi importante. Je prends ici l'idée d'un « fil directeur » comme ne relevant pas nécessairement d'un projet d'explication causale, mais plutôt celle d'un certain lieu d'intelligibilité de cet ensemble, conférant à celui-ci une certaine cohérence dans l'espace et dans le temps.

Je situe le fil conducteur dans une vive tension entre deux « forces » opposées : d'une part, la force d'attraction de ce que j'appellerai la nordaméricanisation et, d'autre part, une force de défense et d'affirmation d'une identité québécoise singulière.

En ce qui concerne le Québec, la nordaméricanisation ne doit pas être confondue avec « l'américanisation » du monde contemporain, dont on fait souvent état (mais qui devrait en réalité s'appeler l’étatsunisation du monde, pour bien marquer que les États-Unis n'est qu'un des pays des trois Amériques). La nordaméricanisation du Québec des dernières décennies s'inscrit dans le contexte du Canada tout autant que des États-Unis. D'une manière tout à fait paradoxale sinon contradictoire, alors que les Québécois, depuis l'après-guerre, ont affirmé leur distinction au sein du Canada, ils n'ont en même temps et du même coup cessé de regarder du côté du Canada pour y chercher leur réfèrent principal en matière de développement. Et quand on parle du Canada, il faut bien reconnaître que l'Ontario en particulier, province voisine mais aussi province centrale du Canada, a servi et sert d'échelle de mesure du développement québécois, et l'on peut même dire de norme. Et c'est souvent et en particulier par cette voie que l'étatsunisation a rejoint le Québec.

Surtout depuis la Deuxième guerre, l'Ontario a été et demeure à la fois pour le Québec le concurrent, le réfèrent, le principal terme de comparaison, parfois le modèle et parfois le contre-modèle, dans la course en avant à la modernité. Qu'il s'agisse de développement industriel, de niveau salarial, de recherche scientifique, d'organisation du système d'enseignement ou du réseau des services de santé, de communications de masse, de politique culturelle, de protection de l'environnement, le terme de comparaison se trouve en Ontario, parfois en Alberta. Si ce n'est d'une manière explicite, ce l'est très souvent d'une manière implicite. C'est donc la plupart du temps en termes d'aspirations que, durant cette période et encore aujourd'hui, s'exprime cette relation à l'Ontario et parfois à l'Alberta et à la Colombie-britannique : aspirations économiques principalement et avant tout, en termes de niveau de vie, taux de chômage, type d'industrialisation ; aspirations également quant au niveau de scolarité, taux de diplomation, type d'institutions d'enseignement secondaires et post-secondaires. Tout cela se situe évidemment dans le contexte d'une fédération canadienne de plus en plus centralisée à Ottawa, dont les politiques et les institutions économiques, sociales, culturelles, scientifiques ne cessent de pénétrer le Québec.

Bref, la nordaméricanisation, comme je la perçois, veut dire que, depuis la Deuxième Guerre, l'influence étatsunienne et canadienne (fortement ontarienne) conjuguée a été prédominante sur le Québécois, pour servir de standards, de normes, de niveaux d'aspirations. Et cela s'est affirmé dans les institutions publiques et privées, dans les mœurs, les mentalités, les projets de vie individuels et collectifs. D'une manière générale, l'évolution socio-démographique décrite plus haut s'est faite dans le sens d'une nordaméricanisation rapide et en profondeur du Québec, des Québécois et Québécoises. Si l'on en veut quelques exemples. Avant la guerre, les médecins canadiens-français allaient se spécialiser en France. À la porte de leur bureau, on pouvait lire sur leur plaque de bronze : « Ex-interne des hôpitaux de Paris ». En conséquence, les médicaments français étaient très présents dans les pharmacies, recommandés et prescrits par les médecins. Ils sont aujourd'hui pratiquement disparus des présentoirs, chassés par les médicaments nord américains qui sont ceux que connaissent à peu près exclusivement les médecins d'aujourd'hui. La vie scientifique et universitaire québécoise s'est tournée vers les États-Unis, le reste du Canada et notamment l'Ontario, où se trouvent maintenant les référents de prestige et de succès. Et tout récemment, lorsque le Ministre de l'éducation du Québec et la Fédération des commissions scolaires ont proposé soit l'abolition, soit la transformation des Cégeps, ils se sont très explicitement inspirés du système d'enseignement postsecondaire ontarien et étatsunien, considéré comme la norme. Enfin, on parle de la force d'attraction de la langue anglaise, plus évidente que jamais. Il s'agit là en réalité d'une autre manifestation de la force d'attraction de la nordaméricanité.

Mais cette nordaméricanisation du Québec ne s'est pas produite dans un vacuum. Elle a rencontré une force opposée : l'ensemble des diverses expressions, manifestations et tentatives de réalisation d'un projet identitaire singulier pour le Québec. La mise en place d'institutions destinées à la prise en charge de l'économie par le Québec dans les années 1960-1970 a été l'une de ces manifestations. Un système d'enseignement propre au Québec et assez original, issu du rapport de la Commission royale d'enquête sur l'enseignement (Commission Parent), appartient à la même mouvance. L'histoire de la législation linguistique des années 1960-1970, et avant tout la Charte de la langue française de 1977 s'inscrivent évidemment dans cette poursuite d'une identité québécoise particulière ; à l'unilinguisme des autres provinces canadiennes allait répondre désormais celui du Québec. La série des politiques culturelles des gouvernements québécois successifs depuis plus de quarante ans est une autre de ces expressions de singularité québécoise. La création de deux partis politiques indépendantistes marque également sur la scène politique québécoise et fédérale la même intention de distanciation du reste du Canada. Ces diverses initiatives — et d'autres — ont jusqu'à présent produit une nordaméricanité québécoise assez originale et singulière.

Si l'on cherche un « fil conducteur » des changements en profondeur aisément observables chez le type politique, économique et social du Québécois de l'après-guerre à aujourd'hui, je le vois personnellement dans une tension toujours non résolue entre, d'un côté, le puissant vent de nordaméricanisation qui a soufflé et souffle toujours avec force sur le Québec, venant de l'ouest et du sud et, de l'autre, des efforts, parfois seulement des velléités, mais continus, de créer, sauver, maintenir et si possible perpétuer, par diverses voies, une identité nordaméricaine québécoise singulière. Cette tension permanente ne va pas sans oscillations, avec ses ballottements, ses contradictions, ses nombreuses ambiguïtés et ambivalences, ses pas en avant suivis de retours en arrière, ses heures de désorientation et ses changements de cap. S'il en est ainsi, c'est que la scène québécoise est le lieu à la fois d'une vive, sourde et constante lutte de pouvoir entre deux conceptions d'une identité individuelle et commune, en même temps que de multiples accommodements entre ces deux représentations de soi.

Reste à savoir, pour l'avenir, si le pôle de l'identité québécoise continuera à résister à la marée jusqu'à présent toujours montante de la nordaméricanisation.



[1] Léon GÉRIN, Le type économique et social des Canadiens, Montréal, Éditions de l'A.C.-F., 1938, 2e édition par les Éditions Fides, 1948.

[2] Max WEBER, « Parlement et gouvernement dans l'Allemagne réorganisée », dans Œuvres politiques (1895-1919), traduction française de Elizabeth Kauffmann, Paris, Albin Michel, 2004, p. 334.



Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 20 janvier 2020 19:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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