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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Rocher, “La crise des valeurs au Québec”. Un article publié dans Le nouveau défi des valeurs. Essais, pp 9-24. Montréal: Les Éditions HMH, 1969, 172 pp. Collection: Constantes, no 20. Ouvrage écrit en collaboration avec Fred Caloren, Julien Harvey, André Naud, Bertrand Rioux, Claude Ryan et Livia Thur. [Le 16 août 2006, M. Guy Rocher nous donnait sa permission de diffuser tous ses articles dans Les Classiques des sciences sociales.].

“La crise des valeurs au Québec”

par Guy Rocher, sociologue, 1969.

Les textes qui composent ce livre ont été rédigés et discutés dans le cadre des « Journées universitaires de la pensée chrétienne » qui se sont tenues à l'Université de Montréal du 21 au 23 mars 1968. On avait alors invité des personnes d'horizons différents à réfléchir sur divers aspects d'un même thème : « le défi des valeurs nouvelles » dans le monde contemporain. C'est du fruit de cette recherche qu'on fait aujourd'hui profiter un plus large public. 

Un journaliste, quotidiennement attentif aux pulsions du monde international (Claude Julien), analyse les implications morales des grandes idéologies qui se partagent l'humanité contemporaine. Un philosophe (Bertrand Rioux) recherche la source de l'univers des valeurs. Un théologien catholique (Julien Harvey, s.j.), et un chercheur protestant (Fred Caloren) réfléchissent aux exigences du chrétien dans la difficile recherche d'authentiques valeurs humaines [1]. 

Qui s'étonnera qu'en 1968 des universitaires chrétiens du Québec aient voulu méditer sur le défi des valeurs ? Qui s'en étonnera, quand on sait la recherche passionnée de valeurs nouvelles dans laquelle le Québec est présentement engagé et l'angoisse diffuse, l'incertitude et à certaines heures l'espèce de panique qui accompagnent cette démarche ? 

Sans doute, peut-on dire que toutes les sociétés industrielles traversent présentement une crise aiguë des valeurs. Plus s'affirment les traits de la civilisation industrielle avancée, plus ils paraissent annoncer une inquiétante déshumanisation au profit de nouvelles idoles qui ont nom efficacité, productivité, organisation, entreprise. La lutte sourde qui divise les jeunes les uns contre les autres et oppose certains d'entre eux à leurs aînés ne s'expliquerait-elle pas, en définitive, par l'ambivalence des sentiments devant les exigences de la civilisation moderne et par la recherche de valeurs de rechange ? Recherche en particulier d'une communauté humaine plus « chaude », plus juste, plus fraternelle, dans un mouvement de révolte contre la brutalité silencieuse du monde technologique. 

Dans ce contexte d'une remise en question généralisée des valeurs jusqu'ici établies, ce qui caractérise peut-être le Québec c'est qu'il subisse pour sa part une crise des valeurs d'autant plus déchirante qu'elle est plus tardive. On peut en effet affirmer, sans trop simplifier la réalité, que l'homme du Québec est en train de passer, d'un seul bond, de la mentalité de la société traditionnelle à celle de la société industrielle avancée. Depuis le début du siècle, le Québec a traversé diverses phases d'industrialisation et d'urbanisation sans que s'opère une transformation de son univers des valeurs. Le Québec est entré dans l'âge industriel avec un esprit, des attitudes, des catégories mentales qui appartenaient encore à l'état traditionnel pré-industriel. Les structures extérieures se modifiaient rapidement : les campagnes se déversaient dans les villes et les villes dans les banlieues ; les usines remplaçaient les fermes ; les moyens de transport s'automatisaient, abolissant les frontières régionales ou paroissiales. Mais toutes ces transformations semblaient n'être qu'un changement de décor qui n'affectait pas en profondeur la mentalité du Canadien français. Celui-ci conservait dans la ville ou la banlieue la même vision du monde et le même langage qu'il avait emportés du village natal. 

Un divorce s'est ainsi opéré entre le décor extérieur industrialisé et la mentalité traditionnelle de l'homme québécois qui l'habitait. Il a fallu une lente maturation et les rudes secousses de l'après-guerre pour que le Québec s'éveillât à la société industrielle dans laquelle il vivait sans y croire depuis cinquante ans. Cette prise de conscience, accélérée et télescopée, est nécessairement brutale et douloureuse. 

Ce qui témoigne le plus éloquemment du divorce qui existait encore récemment au Québec entre la société industrielle et la mentalité traditionnelle, c'est qu'on n'ait alors senti aucun besoin d'adapter le système d'enseignement aux exigences de la société nouvelle. En particulier, l'industrialisation en cours aurait normalement dû provoquer au Québec comme aux États-Unis et dans le Canada anglais une forte poussée vers l'école secondaire et un éclatement de ce niveau d'étude. Il n'en fut rien : la majorité des jeunes continuaient à abandonner l'école au cours ou au terme des études primaires, tandis que l'enseignement secondaire demeurait la voie royale réservée à une mince élite destinée aux études supérieures. En même temps, l'enseignement secondaire et universitaire continuait à être exclusivement privé. La foi qu'on avait alors en la supériorité d'un tel système scolaire tenait d'une certaine mythologie archaïque, qui confère à tout ce qui est sien et qui s'appuie sur la tradition une valeur absolue et irrécusable. 

Ce qui témoigne également d'une vision du monde non accordée à l'industrialisation en cours, c'est l'idéologie agriculturaliste qui régna au Quebec au moins jusqu'au milieu du siècle. Il n'y a que quelques années à peine que l'épiscopat catholique du Québec reconnut dans une lettre pastorale que l'industrialisation n'était pas de soi un mal et qu'il fallait y entrer de plain-pied plutôt que de rêver encore d'une société rurale. Admirons ici au passage combien les mots peuvent changer de signification et de portée en bien peu de temps : il n'y a que quelques décennies, la « colonisation », par quoi on entendait le défrichement de nouvelles terres pour y installer des « colons », paraissait encore une heureuse solution à l'engorgement des campagnes et à la crise économique. Et nous eûmes alors nos « missionnaires-colonisateurs », qui assumaient, au nom de l'État et de l'Église tout à la fois, une large part de responsabilité dans ces migrations. Aujourd'hui, quel prêtre oserait afficher ce titre équivoque, maintenant que toute la terminologie qui entoure la « colonisation », entendue évidemment dans un autre sens, revêt une connotation essentiellement péjorative ? 

L'évanescence de l'idéologie agriculturaliste et la douloureuse reforme scolaire en cours attestent l'une et l'autre, chacune à leur façon, de l'évolution dans laquelle est désormais engagé le Québec. On peut y lire la mutation profonde et rapide qu'a connue l'univers mental du Québécois ces dernières années. L'ancienne mentalité traditionnelle s'est désarticulée subitement, obligeant à rechercher une nouvelle vision du monde fondée sur de nouvelles valeurs. 

La mentalité traditionnelle du Québec a reposé, me semble-t-il, sur deux axes principaux : une représentation essentiellement religieuse du monde ; la perpétuation du passé dans le présent et l'avenir. Pour sa part, la représentation religieuse du monde n'est pas nécessairement l'équivalent d'une vie religieuse. Elle est plutôt une sorte de cosmogonie qui confère aux êtres et aux choses une certaine « transparence », par l'explication qui en est donnée, par les fins qui leur sont attribuées et par la place qui leur est assignée dans un ordre universel. Dans cet ordre cosmogonique, tout prenait place : le Ciel et la Terre, le bien et le mal, la richesse et la pauvreté. La vie et la mort étaient cohérentes, chacune en elle-même et l'une par rapport à l'autre. L'autorité y trouvait son principe ; l'éducation, sa finalité ; les inégalités sociales, leur justification. 

On assiste aujourd'hui à une rupture entre l'ordre surnaturel et l'univers naturel : ce dernier retrouve sa spécificité. Mais du même coup, il a perdu la finalité qu'il puisait dans l'ordre cosmogonique. La vie, l'homme, l'univers, ne sont plus valorisés par leur rapport à quelque chose d'autre, à un transcendant : c'est en eux-mêmes qu'ils ont ou doivent maintenant avoir leur fin et leur raison d'être. D'où cette recherche ardente de nouvelles raisons de vivre d'une manière cohérente, recherche à laquelle la jeunesse surtout est sensible. La fraternité humaine, l'égalité, l'amour, l'érotisme, le pouvoir, la compétence prennent alors figure de valeurs nouvelles, inspiratrices d'une vie humaine vécue pour elle-même. 

Quant au passé, il s'identifiait à l'idée de fidélité, dans la mentalité traditionnelle du Québec. Le passé demandait à être continué dans le présent et perpétué dans l'avenir. Car les descendants appartenaient encore et pour toujours à ceux dont ils étaient issus ; une communauté intemporelle tissait des liens invisibles entre les hommes du présent et tous ceux qui les avaient précédés et leur avaient tracé la voie. Une dette de reconnaissance aussi bien que de respect envers les anciens imposait qu'on maintînt et continuât leur oeuvre. 

Dans la mutation actuelle, le passé n'a peut-être pas perdu de son importance ; mais il a changé de signification. Il n'est plus objet de vénération ; il devient cause et facteur d'impatience. Le passe n'appelle plus fidélité, mais reforme, révolte, révolution. Ou peut-être plus exactement la fidélité au passé consiste-t-elle maintenant à rompre avec toute une part de ce qu'il représente d'inacceptable et qui exige qu'on le rejette. Dans cette perspective, le passé n'a plus valeur de guide, de maître, si ce n'est par les refus qu'il propose. Ce n'est plus la continuité du présent avec le passé que l'on affirme et recherche ; on valorise plutôt dans l'histoire les points de rupture, les moments de brisure, pour ce qu'ils attestent des failles historiques (la conquête de 1763) ou pour ce qu'ils enseignent de la révolte nécessaire (la révolution de 1837-38). 

Devant cette évolution, le chrétien peut se sentir doublement renié. Sa foi et son espérance paraissent mises au rancart en même temps que l'ordre cosmogonique qui s'appuyait sur elles ; le rejet du passé comme tradition peut sembler détruire les liens essentiels que le chrétien entretient avec l'histoire du Peuple de Dieu qu'il poursuit et continue. Au Québec jusqu'à ces dernières années, la pensée religieuse était accordée à l'idéologie et à la mythologie par lesquelles la société locale se percevait elle-même et à la représentation du monde et de l'histoire qu'elle continuait à avoir. La mise en question de ce qui avait constitué les deux axes principaux de la mentalité traditionnelle crée un écart entre la pensée religieuse, qui garde encore les traits d'une vision du monde de type traditionnel, et les nouvelles valeurs émergentes. Cela pose au chrétien d'aujourd'hui un double problème : qu'y a-t-il pour lui d'essentiel dans la Tradition qui le lie au passé ? dans quelle mesure peut-il concourir et contribuer à la recherche des valeurs nouvelles qui caractérise l'homme de ce temps ? 

C'est, me semble-t-il, cette double interrogation qui constitue pour le chrétien contemporain « le défi des valeurs nouvelles ». 

Mais au cours, des « Journées » qui se sont tenues autour de ce thème, il est apparu de plus en plus clairement qu'on pouvait encore formuler le problème en termes différents et parler du « nouveau défi des valeurs ». Contentons-nous ici d'en souligner brièvement deux aspects qui nous paraissent essentiels. 

Tout d'abord, en quoi sont-elles vraiment « nouvelles », ces valeurs qu'on invoque ? Jusqu'à quel point sont-elles si étrangères à la pensée et à la motivation du chrétien ? Sans vouloir à tout prix minimiser les oppositions et réconcilier tous les points de vue, on ne peut s'empêcher de reconnaître la proximité des valeurs dites nouvelles de la vision du monde caractéristique du christianisme. Les notions de fraternité humaine, de liberté, d'égalité, d'amour, n'est-ce pas dans la tradition évangélique et chrétienne qu'elles ont eu leur source la plus pure ? La communauté fraternelle des chrétiens, décrite notamment par le Corps mystique du Christ où se réunit l'humanité dans l'égalité et la solidarité, a sans doute été l'expression la plus élevée de l'intention d'unité humaine, à la fois terrestre et mystique. Si les chrétiens ont peine aujourd'hui à reconnaître ces mêmes valeurs dans la formulation moderne qu'on en donne, ne serait-ce pas que le christianisme des derniers siècles s'est contenté de témoigner de ces valeurs sur le seul plan surnaturel ? C'en sont d'autres maintenant qui, au nom même de ces valeurs, prononcent les condamnations que les chrétiens n'ont pas osé prononcer et tirent les conséquences sociologiques de principes originellement chrétiens. Ce n'est d'ailleurs pas le moindre des paradoxes que le christianisme soit finalement lui-même jugé et condamné avec « le monde » qu'il devait ou éclairer ou vomir et qu'il soit identifié aux structures d'iniquité qu'il devait réprouver. 

Plutôt que des valeurs nouvelles, ce sont surtout des valeurs anciennes retrouvées que le chrétien rencontre dans le monde moderne. Le défi consiste peut-être alors à reconnaître les valeurs authentiquement chrétiennes là où elles sont, sous leur visage sécularisé, et à distinguer le souffle de l'Esprit des fausses sécurités que dispensent les institutions établies. 

Au cours du 19e siècle, le Canada français a connu un certain mouvement de « réforme » religieuse, dont l'aboutissant fut l'anéantissement de toute dissidence et la réalisation d'une unanimité à peu près complète. Il a malheureusement manqué à ce mouvement - comme d'ailleurs à presque toute la pensée chrétienne du 19e siècle - une dimension communautaire, une ouverture sur le monde, le respect de la vie. Cette reforme était animée par une vision trop exclusivement individualiste de l'Église et du sacrement ; elle était centrée sur le seul salut personnel dans l'Au-delà. Invité aujourd'hui à plus de participation à l'intérieur de l'Église, obligé dans la cité à prendre position entre les institutions en place et les exigences de la justice et de la fraternité, le chrétien du Québec risque de ne pas reconnaître ce qu'il y a d'authentiquement évangélique dans les valeurs nouvelles qui le choquent ou qui l'attirent. Il court le danger ou de défendre le statu quo au nom de ce qu'il croit essentiel à sa foi ou de s'attaquer aux institutions en croyant nécessaire de renier sa foi. 

Le nouveau défi des valeurs consisterait alors à opérer une double conversion : renouer contact avec certaines valeurs anciennes de la tradition chrétienne qui ont été longtemps laissées pour compte et savoir en poursuivre les implications concrètes dans l'ordre temporel aussi bien qu'au plan surnaturel. 

Il est cependant un second aspect de ce défi qui apparaît plus fondamentalement encore. Non seulement la société moderne offre-t-elle le libre choix des valeurs, mais elle va même jusqu'à privilégier cette liberté de choix. Cette situation nouvelle pose au chrétien du Québec (et lui posera plus encore dans l'avenir) de douloureux problèmes de conscience. La tradition catholique a toujours résisté à reconnaître une certaine relativité de la vérité. L'orthodoxie dans l'Église a reposé sur le postulat d'une vérité absolue, sur l'irréductibilité du vrai et du non-vrai, lequel devient nécessairement le faux. Or, la société moderne reconnaît en pratique, sinon en théorie, le pluralisme des options, des valeurs et, en définitive, une sorte de subjectivité de la vérité. Le chrétien, imbu de l'esprit d'orthodoxie, peut-il tolérer et même soutenir en pratique une relativité qu'il nie en principe ? 

Il y a quelques années à peine, en 1960 plus exactement, Gérard Pelletier publiait dans Cité libre un article qu'il intitulait « Feu l'unanimité ». Invoquant quelques témoignages personnels, il y prenait acte du fait que le Canada français ne constituait plus désormais une communauté homogène au point de vue religieux ; des Canadiens français se déclaraient ouvertement non-pratiquants, non-croyants et même athées. C'était là un phénomène tout nouveau qui allait s'étendre, croyait Pelletier, et qui rompait la proverbiale unanimité religieuse du Canada français. On a du mal à imaginer aujourd'hui le retentissement que cet article connut alors, le choc qu'il créa, le scandale même qu'il provoqua. On se demanda, en particulier, s'il appartenait bien à un catholique de faire une telle constatation et surtout d'en tirer pour l'avenir des leçons sur la façon de vivre dans une société désormais pluraliste. 

Mais si les catholiques ont eu du mal dans le passé à reconnaître la liberté religieuse des autres, il est plus que probable que dans l'avenir ce ne seront plus eux qui menaceront le libre choix des valeurs. De toute façon, ils n'auront plus les moyens de maintenir un ordre religieux. Au 20e siècle, quelle religion pourrait encore réussir à imposer la sorte d'unanimité qui règne en U.R.S.S. depuis cinquante ans ? Il faut plutôt s'attendre à ce que des prosélytismes non religieux cherchent à refaire de nouvelles unanimités sur la base de valeurs séculières : socialisme, communisme, fascisme, nationalisme, et que sais-je encore. Or, il faut bien reconnaître que les pays d'ancienne tradition catholique, comme le Québec, garderont longtemps la nostalgie de l'unité perdue et seront plus enclins que d'autres aux tentations totalitaires. 

Dans ce contexte, une des tâches du chrétien au Québec sera paradoxalement d'être le défenseur de la liberté du choix des valeurs. Dans ce rôle, il aura sans doute à souffrir le reproche d'opportunisme, qui ne sera peut-être pas toujours immérité : on l'accusera de défendre maintenant à contre-coeur et pour sa seule survie un principe auquel il ne peut réellement adhérer. Aussi, devra-t-il faire un examen critique sévère de son passé, de ses positions doctrinales en matière de liberté religieuse, de ses motivations présentes, explicites et implicites, pour purifier son intervention de toute hypocrisie aussi bien que de toute ambiguïté. 

Ce rôle de défenseur du libre choix des valeurs, le catholique ne l'a pas assumé très souvent dans l'histoire. Non seulement devra-t-il se familiariser avec les exigences de ce rôle, mais il devra surtout se purger de tout ce qui y a longtemps résisté dans l'Église ; cela lui imposera de remonter loin en arrière dans la conscience et la pensée chrétiennes. Il lui faudra notamment accepter de vivre et d'agir dans d'apparentes contradictions, comme celle, par exemple, d'attendre dans l'espérance l'impossible unité chrétienne et de défendre dans la charité le droit à la dissidence. 

Cette dernière remarque m’amène à conclure qu'en définitive le défi le plus difficile que le monde moderne propose à tout homme, et plus encore au chrétien, c'est celui de reconnaître que la contradiction, le paradoxe, la dialectique sont des modes normaux d'être et de vivre. Depuis longtemps, les chrétiens sont du côté de l'ordre ; ils portent une vision harmonieuse, ordonnée, équilibrée des choses, des hommes et du monde. Ils devront maintenant apprendre à reconnaître que dans le monde d'aujourd'hui et de demain, l'ordre dont ils rêvent ne peut plus signifier que dictature et totalitarisme. Avec l'instruction généralisée et les moyens de communication de masse, un ordre du type médiéval doit nécessairement reposer sur la force et la censure. 

Il est probable que le chrétien n'acceptera pleinement le principe du pluralisme social que lorsqu'il aura admis l'existence de la contradiction permanente dans sa propre vie et dans sa pensée, c'est-à-dire lorsqu'il aura appris à pratiquer ensemble, sans les réconcilier, la paix et la lutte, la justice et la charité, l'inquiétude et la sérénité, la pauvreté et la guerre à la pauvreté, le détachement et l'amour de la vie, la tristesse et la joie, la colère et l'amour. N'a-t-on pas trop voulu faire de la vie religieuse un temple silencieux, alors qu'elle ressemble plutôt à un parlement, où convergent tous les conflits et toutes les oppositions qui torturent les vivants et les divisent sur la place publique ? 

Apprendre à vivre dans la tension des valeurs, savoir entretenir sa joie et son espérance à travers les conflits permanents, résister à la tentation de retrouver la paix dans la démission et le retrait, tel est peut-être le plus grand défi, d'un genre nouveau, que le chrétien doit maintenant affronter dans sa vie personnelle, dans celle de l'Église et de la société contemporaine. Dans un Québec encore assoiffé d'orthodoxie et d'unité, voilà une attitude qu'il sera difficile de maintenir, tant de la part des chrétiens que de ceux qui ne le sont plus. Car cette attitude suppose en particulier qu'on accepte de chercher la vérité sans espoir d'y trouver le repos. 

C'est, en tout cas, l'esprit dans lequel il faut aborder la lecture de ce livre-ci.


[1] Une série de circonstances nous a empêchés de publier le texte de la conférence du Docteur Karl Stern, Le problème de l'aliénation. Nous le regrettons vivement et nous prions les lecteurs de nous en excuser. (N. de l'E.)


Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 9 avril 2007 15:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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