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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de François ROCHER, “Retour vers le futur : de Daniel Johnson à Daniel Johnson.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Michel Sarra-Bournet, avec la collaboration de Jocelyn Saint-Pierre, LES NATIONALISMES AU QUÉBEC du XIXe au XXIe siècle. Chapitre 9, pp. 133-144. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 2001, 364 pp. Collection: Prisme. Le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis Dion, le 11 janvier 2016, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous le texte de ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.

[133]

LES NATIONALISMES AU QUÉBEC
du XIXe au XXIe siècle.

TROISIÈME PARTIE :
Les nationalismes de 1960 À 1990
Chapitre 9

Retour vers le futur :
de Daniel Johnson
à Daniel Johnson
.”

François ROCHER

La façon dont on a conçu la place du Québec dans le régime politique canadien s'est grandement modifiée au cours des trois dernières décennies. Les incessantes propositions de réaménagement du fédéralisme canadien aussi bien que le projet souverainiste illustrent des modes d'appréhension particuliers, parfois complémentaires ou contradictoires, de ce qui constitue ou doit constituer la « nation ». Ainsi, les aménagements institutionnels privilégiés par les différents partis et qui ont alimenté la chronique politique depuis 1960 renvoient à une réalité beaucoup plus profonde, à la fois symbolique et structurante, associée à ce qu'il est convenu d'appeler le nationalisme québécois. Or, la nation s'inscrit dans l'univers des idéologies, de l'imaginaire collectif, de la représentation que s'en font ses membres ou, pour reprendre Max Weber, du « sentiment subjectif d'appartenir à une même communauté [1] ». Ce faisant, cette représentation subjective est sujette à des contestations et des modifications, fruits de rapports de pouvoirs entre des classes sociales, des groupes, des institutions. L'idée de la nation n'est jamais fixée définitivement puisqu'elle est toujours remodelée en fonction de la configuration particulière des rapports de force. Elle est donc grandement conditionnée dans l'espace et dans le temps non seulement par les circonstances et les conjonctures, mais aussi par les structures politiques et économiques au sein desquelles elle évolue. Toute idéologie, représentation particulière, cherche à s'imposer au détriment des autres.

[134]

L'idée que l'on s'est fait de la « nation » au Québec et les projets politiques qui y ont correspondu ne se sont pas développés en vase clos. Le nationalisme québécois a été grandement influencé par les transformations qui ont affecté le reste du Canada ; il s'est modifié au fur et à mesure que l'idée de ce qui devrait constituer la « nation canadienne » devenait plus précise et réussissait à s'imposer. C'est dire que cette dynamique a pris place dans un contexte où les forces en présence étaient et sont toujours inégales. Les représentations de la « nation » de référence peuvent être complémentaires ou contradictoires. Elles reflètent néanmoins une hégémonie de représentation que les débats constitutionnels ont permis de mettre au jour avec beaucoup de clarté. Derrière ce qui peut apparaître à plusieurs comme des technicalités hors de portée du commun des mortels, les péripéties constitutionnelles ont permis de projeter à l'avant-scène les conceptions contradictoires de la nation de référence (québécoise ou canadienne), de la place et du rôle qui doivent être tenus par les francophones du Canada et plus particulièrement du Québec, et des aménagements institutionnels qui peuvent rendre compte de ces représentations.

Ce court détour de nature générale est essentiel, car il permet de poser dès le départ l'important contexte social et politique dans lequel Daniel Johnson père et Daniel Johnson fils ont développé leurs visions respectives de la « nation ». La représentation idéologique du Canada était en pleine reconfiguration au moment où Daniel Johnson père cherchait à mieux définir la place des Canadiens français dans l'ensemble canadien. La commission Laurendeau-Dunton se penchait alors sur la problématique de la dualité et le gouvernement fédéral d'avant Pierre Trudeau, ainsi que les principaux partis fédéraux n'étaient pas opposés à cette idée. Le contexte dans lequel évolue Daniel Johnson fils est complètement différent. Il est marqué par l'héritage légué par Pierre Trudeau, les amendements constitutionnels apportés en 1982 et les échecs répétés des réformes constitutionnelles de 1987 et 1992. Toutes les tentatives de (re)définition de la « nation » au Québec sont marquées — sinon contrées — par l'idée dominante de la « nation canadienne » qui, il faut l'admettre, fait partie de l'imaginaire collectif québécois. C'est cette hiérarchie des pouvoirs qui existe aujourd'hui au Canada, éminemment favorable au gouvernement central et qui fonde l'hégémonie de l'idée de la « nation canadienne ». Cette idée n'est pas remise en question par Daniel Johnson fils. Cela explique les nombreuses ambiguïtés de son discours politique qui, tout en ne voulant pas rompre avec le nationalisme québécois, est incapable de préciser comment il est possible d'être à la fois Canadien et Québécois sans renier [135] du même coup l'idée qui s'est imposée de la « nation » québécoise et les conséquences logiques qui devraient en découler.

Au cours des années 1960, le nationalisme mis de l'avant par Daniel Johnson père s'est graduellement modifié et illustre le passage idéologique d'un nationalisme essentiellement canadien-français à un nationalisme qui pose le Québec comme réfèrent géographique à l'identité des francophones du Canada. Néanmoins, ce discours nationaliste n'était pas exempt d'ambiguïtés quant aux conséquences politiques d'une telle vision pour le Québec. Il marquait toutefois une rupture par rapport à la façon dont on percevait le Québec antérieurement et posait les principales balises à ce qui allait devenir le nationalisme québécois moderne. Pour sa part, le discours politique de Daniel Johnson fils et le nationalisme qui l'inspire rompent avec le type de questionnement qui avait inspiré la démarche de Daniel Johnson père. Ils renvoient à une vision du Québec qui, tout en voulant s'inscrire dans la dynamique nationaliste, est obligée de la nier par refus d'en assumer toutes les conséquences.

Du rêve d'égalité
de Daniel Johnson père
 [2]

Au début des années 1960, la pensée politique et constitutionnelle de Daniel Johnson ne se démarque guère des idées et du style propres à Maurice Duplessis. Tout comme son maître à penser et reprenant les thèses propres au nationalisme traditionnel, Johnson réaffirmera la mission providentielle du Canada français. Dans son esprit, même si le gouvernement de la province de Québec a d'abord un rôle administratif, celui-ci a aussi la responsabilité de la destinée du peuple canadien-français catholique. Dans ce contexte, il n'est pas étonnant de constater qu'il appréhendera les questions fédérales-provinciales dans une perspective autonomiste. L'épanouissement de la nation canadienne-française est possible si les compétences provinciales prévues dans la Constitution canadienne sont respectées par Ottawa et si les Canadiens français du Québec sont maîtres de leurs institutions : « Avec les articles 92 et 93 de la Constitution, nous avons tout ce qu'il faut pour assurer cet épanouissement [3] ».

[136]

À compter de 1962, la perspective de Daniel Johnson se modifie substantiellement. La montée des idées « séparatistes » doit être posée comme toile de fond à son discours. Les « séparatistes » sont présentés comme des autonomistes plus pressés et plus radicaux que les autres. Selon lui, la communauté québécoise réclame une application juste de la Constitution dans l'esprit de celui des pères de la Confédération. Si cela n'est plus possible, il réclame sa modification afin de faire cesser les injustices dont le Québec souffre, notamment à cause d'une tendance à l'envahissement des compétences constitutionnelles provinciales par le gouvernement central. Dans cette perspective, « les prochaines années pourraient bien être pour la Confédération les années de la dernière chance » puisque « la communauté québécoise ne veut plus être dupe d'une confédération qui refuse en fait, sinon en droit, de la reconnaître comme une communauté culturelle distincte et autonome [4] ». Il s'éloignera rapidement de la perspective autonomiste qui avait caractérisé le régime Duplessis et réclamera une refonte complète de la Constitution canadienne.

Daniel Johnson se montre toujours réticent à l'égard de l'approche du gouvernement de Jean Lesage concernant la participation du Québec aux conférences fédérales-provinciales. Celui-ci avait accepté l'idée de vivre la souveraineté provinciale dans l'interdépendance des gouvernements. Johnson craint entre autres que le fédéralisme coopératif en vienne à remplacer la nécessité de modifier la Constitution. Encore une fois, dans ce processus, c'est le Québec qui a le plus à perdre [5].

Dans ce nouveau contexte, Johnson appréhende que la volonté majoritaire des participants l'emporte sur les principes qui sont inscrits dans la Constitution. Le Québec risque d'être désavantagé, n'étant plus qu'un partenaire parmi d'autres. Le gouvernement fédéral ne respectant plus la division des pouvoirs, le Québec se trouve dans un état de dépendance perpétuelle envers le reste du pays. Dans un fédéralisme qui ne serait rien d'autre que le règne de la majorité, Johnson réclame la protection de la Constitution puisque « les Constitutions existent d'abord pour les minorités. Elles sont faites précisément pour ceux qui, n'ayant pas la force du nombre, ne peuvent compter que sur la force du droit [6] ». Même la possibilité pour le Québec d'utiliser son droit à l’opting out, formule mise de l'avant par le Parti libéral, est dénoncée par Johnson, qui la décrit comme « le plus souvent le droit de reproduire, [137] dans nos propres lois les normes établies en fonction des besoins et des priorités des autres [7] ».

On le voit bien, l'idée d'égalité des nations est centrale dans le discours de Daniel Johnson. C'est en son nom qu'il s'oppose à ceux qui réclament une enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme au Canada : « Ce n'est pas une enquête sur le bilinguisme qu'il nous faut avant 1967, mais une assemblée constituante ; pas une Constitution rapiécée, mais une Constitution nouvelle. Sans quoi, il n'y aura pas d'autre issue que l'indépendance du Québec [8] ». La dualité chère à Daniel Johnson est d'abord sociologique (celle d'une communauté humaine manifestant une unité historique, linguistique, religieuse et économique animée d'un vouloir-vivre commun) et ne diffère guère en cela de la vision mise de l'avant par André Laurendeau. Cette dualité nationale ne dépend pas de l'origine ethnique des citoyens mais de leur culture. L'existence d'une nation, selon une évolution normale, doit conduire à la création d'un État national : « La nation, phénomène sociologique, tend à coïncider avec l'État, phénomène politique. [...] C'est le fait de la plupart des nations parvenues au terme de leur évolution [9] ». Il s'agit d'une réalité que partage la nation canadienne-française et c'est pourquoi ces derniers « cherchent à s'identifier à l'État du Québec, le seul où ils puissent prétendre être maîtres de leur destin et le seul qu'ils puissent utiliser à l'épanouissement complet de leur communauté, tandis que la nation canadienne-anglaise tend de son côté à faire d'Ottawa le centre de sa vie communautaire [10] ». Ce phénomène est commun aux provinces anglo-canadiennes qui acceptent de perdre leur marge de manœuvre dans leurs champs de compétence puisqu'elles savent que les normes fixées par Ottawa sont conçues en fonction de la majorité.

Il apparaît impossible à Daniel Johnson de récupérer la Constitution de 1867 tant elle a été malmenée. Il accuse le régime fédéral d'avoir fait du Québec une province comme les autres, de maintenir les minorités françaises hors Québec dans un état permanent d'infériorité économique et culturelle, de faire de la communauté québécoise elle-même une minorité en la privant de ressources fiscales et en lui imposant des normes unificatrices en vertu de programmes conjoints [11]. Il faut donc réécrire la Constitution au complet. Le Québec doit cesser [138] de rêver à une impossible unité : « C'est l'union qu'il faut désormais chercher, l'union dans la liberté, l'harmonie dans le respect des souverainetés nationales, l'alliance de deux communautés ayant des titres égaux à l'autodétermination. Voilà ce que l'État du Québec devrait, sans tarder, faire savoir à Ottawa [12] ». La Constitution devient donc un carcan désuet pour les deux communautés culturelles. Les besoins du Canada français conduisent celui-ci à réclamer plus d'autonomie alors que ceux du Canada anglais vont dans le sens d'une plus grande centralisation politique [13]. C'est pourquoi une réforme constitutionnelle est si importante pour accommoder les deux communautés culturelles. D'ailleurs, les limites de la Constitution de 1867 sont nombreuses : les zones grises qui tiennent aux obscurités de l'Acte ne l'Amérique du Nord britannique ; les problèmes liés à son interprétation compte tenu de l'absence d'un véritable tribunal constitutionnel où chaque groupe serait également représenté ; la pratique du fédéralisme, notamment à travers les programmes conjoints et les subventions conditionnelles, qui modifie et contredit les dispositions constitutionnelles. La règle de la majorité agit ici d'une façon décisive et déterminante [14].

Il ne reste donc plus que deux options possibles pour le Québec : ou bien il devient maître de sa destinée dans un partenariat reconnaissant l'égalité des deux collectivités, ou bien il faudra songer à la séparation complète. Johnson en vient donc à établir une relation étroite entre l'avenir du Canada français et le nouveau rôle qui devrait être joué par le Québec. Dans son message du 24 juin 1963, il reconnaît que la province de Québec n'est pas le Canada français, mais il ajoute qu'elle en est « la maison paternelle, le foyer principal ». Dans ce contexte, elle ne peut être considérée comme une province comme les autres et doit disposer d'une grande maîtrise économique et fiscale [15]. Cette logique s'inscrit dans la thèse de l'État-nation. La nation canadienne-française est présente au Canada depuis trois siècles mais n'est majoritaire qu'au Québec. Il va donc de soi que ce soit le gouvernement du Québec qui dispose de compétences et de moyens d'action nécessaires à son épanouissement.

Dans l'ensemble, Daniel Johnson mettait de l'avant une représentation de la « nation » fondée sur la communauté de destin d'un groupe particulier, celui des Canadiens français. Son procès du régime fédéral  [139] est impitoyable et appelle une reconfiguration de l'espace politique canadien. La nation sociologique dont il est question, selon Johnson, doit se constituer en nation politique. Cela peut être possible au sein du régime fédéral si, et seulement si, celui-ci consent à des aménagements particuliers qui reflètent le caractère dualiste du Canada. En bout de piste, son nationalisme, bien qu'il soit canadien-français, s'ancrait dans un territoire québécois « égal ou indépendant ». Le projet politique défendu par Johnson portait les aspirations d'une « nation » étroitement définie, presque exclusive. Le contexte politique québécois et canadien était propice à l'émergence d'un tel nationalisme. La Révolution tranquille battait son plein et l'appareil d'État était en pleine expansion. La « question québécoise » était préoccupante pour le reste du Canada qui avait institué la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Certains leaders politiques, notamment le premier ministre Pearson, n'étaient pas complètement fermés à l'idée de chercher des accommodements avec le Québec. Porté par ce nationalisme qui imbibait la société québécoise de l'époque, Daniel Johnson était le seul premier ministre provincial à réclamer des modifications substantielles à une Constitution centenaire et jugée désuète. Cet appel à des réformes constitutionnelles allait toutefois se retourner contre le Québec au début des années 1980 et modifier considérablement la façon dont le nationalisme peut composer avec un fédéralisme qui exclut toute réforme en profondeur sur la base des demandes formulées par le Québec, des plus ambitieuses aux plus minimales, au cours des trente dernières années.

À LA RÉSIGNATION
DE DANIEL JOHNSON FILS


Le contexte politique au moment de l'accession de Daniel Johnson fils à la direction du Parti libéral du Québec est tout autre. Alors que les circonstances étaient favorables aux revendications québécoises au cours des années 1960, le Québec des années 1990 est politiquement marginalisé dans le régime fédéral et son rapport de force s'est volatilisé. Les pires appréhensions de Daniel Johnson père se sont concrétisées : le Canada a modifié sa Constitution sans l'accord du Québec en 1982, enchâssant une formule d'amendement qui n'accorde pas un droit de veto au Québec sur les amendements futurs touchant à la division des pouvoirs et une Charte des droits qui limite les pouvoirs du Québec en matière de législation linguistique. Le processus d'édification de la « nation canadienne », avec les représentations qui l'accompagnent et qui sont devenues hégémoniques au Canada, explique en [140] grande partie les échecs successifs des timides tentatives de 1987 et 1992 de faire reconnaître le caractère distinct du Québec et de l'inscrire dans la Constitution. Le « fédéralisme renouvelé » est devenue une hypothèse désuète. Ne reste plus que le fédéralisme tel qu'il s'est développé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, centralisateur, prônant l'égalité des provinces et jetant aux orties le principe de la dualité, ou l'indépendance du Québec. En dehors de ces deux voies, il n'est plus possible d'espérer.

Daniel Johnson fils comprend parfaitement cette nouvelle donne et en saisit toutes les implications politiques. Il comprend que les échecs successifs des tentatives de renouvellement de la Constitution ont fait fondre comme neige au soleil le rapport de force du Québec. Ce rapport de force, avec ses multiples variantes, trouvait toujours son fondement dans l'approche mise de l'avant par Daniel Jonhson père et qui se résume en peu de mots : égalité ou indépendance. Même pendant un temps, Robert Bourassa avait laissé entendre publiquement qu'il ne dérogeait pas à cette ligne de conduite, même si l'on sait maintenant qu'il en était autrement au plan de la stratégie politique [16]. En se disant d'abord et avant tout fédéraliste, Daniel Johnson fils n'a pas d'autres choix que d'accepter les règles du jeu fixées par les autres « partenaires » canadiens. Or, ce faisant, il est obligé de revoir les paramètres définissant l'idée de la « nation » québécoise. L'idée d'égalité, si chère aux Laurendeau, Johnson père et Lévesque, est officiellement morte en 1982, bien qu'on en ait eu des signes prémonitoires dès 1968 avec l'élection de Pierre Trudeau à la tête du Parti libéral du Canada.

Sur le plan constitutionnel, et contrairement à ce qu'on laisse entendre dans les médias, la position de Daniel Johnson fils est limpide : le Québec peut très bien s'accommoder de l'actuelle Constitution dans la mesure où le fédéralisme est, par nature, en constante évolution. Cette approche est un geste de résignation. Puisque des changements constitutionnels sont impossibles à obtenir à l'heure actuelle, il ne sert à rien d'en réclamer. Il s'agit là du prix à payer lorsqu'on est inconditionnellement en faveur du maintien du Québec dans le régime fédéral. Au moment de la campagne électorale de 1994, il laisse clairement savoir que, comme premier ministre, il ne brandirait jamais la menace souverainiste devant le reste du Canada pour obtenir des gains dans des discussions constitutionnelles. Pour lui, l'indépendance n'est pas un moyen d'atteindre l'égalité. De là les efforts déployés par [141] Daniel Johnson pour modifier l'équation présentée lors de la campagne référendaire sur l'accord de Charlottetown en 1992 par son prédécesseur, qui soutenait qu'un Non allait permettre aux souverainistes d'opposer la souveraineté au statu quo, au fédéralisme irréformable [17]. Robert Bourassa avait vu juste, d'où la nécessité de discréditer l'idée du statu quo et de la substituer par celle du « fédéralisme évolutif ». Lysiane Gagnon avait raison lorsqu'elle affirmait que Daniel Johnson « va plus loin et rompt avec une tradition établie par tous les premiers ministres québécois depuis Jean Lesage, celle d'exiger des transferts de pouvoir. Tous en ont réclamé, même son propre père [...]. Ce qu'il dit au fond, c'est la même chose que Parizeau : il n'y a que deux options réalistes, et il est vain de s'acharner à vouloir transformer le Canada de fond en comble : on y reste ou on y sort [18] ».

Cette évolution est possible par voie d'ententes administratives sur des questions bien précises, telles la formation de la main-d’œuvre, l'environnement, les communications ou l'immigration. Johnson fils propose de mettre fin aux chevauchements et au double-emploi. C'est sur cette base que le Québec doit renouveler ses liens historiques et naturels avec ses partenaires canadiens.

Le « fédéralisme évolutif » dont il est ici question se fonde sur une idée imprécise de la « nation » de référence. C'est sur cette question que le discours de Daniel Johnson est confus et inconséquent. Il refuse de voir, pour reprendre les termes de Fernand Dumont, que « ce sont deux conceptions de la nation et de l'État qui s'affrontent [19] ». Daniel Johnson n'hésite pas à proclamer que la Constitution de 1982 constitue un recul pour le Québec et dit adhérer aux revendications traditionnelles du Québec, mais il ne dit pas de quelle manière la loi fondamentale du pays devrait et pourrait être amendée. Il reconnaît la validité du concept de « société distincte » mais signale du même souffle que le Québec et le Canada se sont développés dans le contexte constitutionnel actuel : le Québec peut y exercer « les principales responsabilités du développement de notre société, tandis que la Constitution confère à Ottawa des pouvoirs qui sont, pour la plupart, assez logiquement exercés [20] ». En d'autres termes, d'ici d'improbables négociations constitutionnelles où le Québec mettrait de l'avant ses demandes traditionnelles (reconnaissance de sa [142] spécificité, encadrement du pouvoir de dépenser, pouvoirs spécifiques en matière d'immigration et rétablissement du droit de veto), Daniel Johnson s'enferme dans le discours de l'autonomie provinciale : « À l'évidence, le Québec est une société distincte. Notre avenir est lié à la reconnaissance de cette caractéristique. Tous les gestes que nous faisons, toutes les discussions que nous avons dans quelque forum que ce soit, s'alimentent constamment de l'exercice de la plus grande autonomie, par le Québec, de ses compétences [21] ». En clair, la « reconnaissance de cette caractéristique » passe par l'exercice de l'autonomie provinciale. C'est à travers cette quête d'autonomie que doivent être compris les thèmes du rejet du statu quo et du « fédéralisme évolutif ». Il n'est pas anodin de constater que le principal problème, selon lui, relève du pouvoir fédéral de dépenser qui a permis à ce dernier d'intervenir dans des champs de compétence provinciale. Or, contrairement à ce que laisse clairement entendre Daniel Johnson, la défense des intérêts du Québec ne se limite pas à l'arène des chicanes administratives. Il s'agit plus fondamentalement de l'idée que l'on s'est fait de la société et de la communauté politique québécoises.

En cela, Daniel Johnson ne va pas au bout de la logique comme le faisait son père. C'est à cet égard que son discours est dangereusement inconséquent. S'il adoptait la vision de son père, il ne pourrait pas se contenter d'ententes administratives, il s'interrogerait sur la place qui est réservée au Québec dans l'ensemble canadien, il se demanderait si le Québec peut s'accommoder d'un régime fédéral dont le credo tourne autour des thèmes de la stricte égalité des provinces et des individus, un régime qui met de l'avant l'idée d'une « nation canadienne » qui se conjugue au multiculturalisme et au bilinguisme institutionnel. Il comprendrait, comme Daniel Johnson père, les dangers du fédéralisme dit « coopératif » où le Québec jouit du même statut que l'Île-du-Prince-Édouard, au sein duquel la notion de « consensus » porte le germe de l'exclusion du Québec, comme cela fut éloquemment démontré en 1981. Il suivrait le conseil de Marcel Adam qui l'invitait à ne « pas trop chercher à se donner l'image d'un homme voué au changement de la fédération, et travailler davantage à réduire les expectations (sic) chimériques des fédéralistes québécois, entretenues depuis trois décennies par nos dirigeants politiques et les élites nationalistes [22] ». En somme, pour Daniel Johnson fils, le statu quo  [143] constitutionnel est la réalité politique qui s'impose aujourd'hui et l'on doit s'en accommoder. Les efforts doivent porter à convaincre les Québécois de la nature changeante de la fédération par voies d'arbitrages judiciaires ou d'arrangements politico-administratifs.

Mais le Canada de Daniel Johnson renvoie d'abord et avant tout à l'espace économique, ou à ce qu'il appelle l'« union économique canadienne ». Au cours d'une conférence prononcée à Londres devant la Chambre de commerce Canada-Royaume-Uni, il reprenait cette approche essentiellement utilitariste : « Il m'apparaît extrêmement important qu'être membre de l'union économique canadienne — un Québécois peut être Canadien, c'est dans l'intérêt de toutes nos populations — nous donne une force réelle additionnelle pour négocier sur la scène internationale des ententes. Si nous voulons quelquefois gagner, je préfère être un citoyen d'une unité économique de 30 millions plutôt que de 7 millions [23] ». Un esprit cynique pourrait y voir les relents du « fédéralisme rentable » jadis promu par Robert Bourassa. Le Canada est essentiellement le plus gros marché d'exportation de produits québécois de sorte qu'il est essentiel de le consolider plutôt que de le démanteler. Conséquemment, les débats constitutionnels sont secondaires et ne reflètent pas les véritables préoccupations des Québécois : assurer le développement économique du Québec. On comprend mieux pourquoi Daniel Johnson rétorque, en réponse à la perspective souverainiste qui affirme que la création d'emploi passe par l'indépendance, que « la véritable indépendance, celle des citoyens, passe par l'emploi [24] ». À l'approche collectiviste qui a toujours alimenté les débats constitutionnels vus du Québec, Daniel Johnson substitue une approche qui donne la primauté à l'individu où les référents identitaires sont exclus. Il ne s'adresse pas à la collectivité québécoise mais plutôt à l'individu atomisé. Le Québec n'est guère plus que la somme de ses habitants. On comprend mieux pourquoi Daniel Johnson est incapable de réconcilier les dynamiques identitaires particulariste et universaliste et qu'il oppose nationalisme et libéralisme. Lors de son premier discours à titre de premier ministre, Daniel Johnson affirmait être Canadien puisque :

C'est la route de notre meilleur intérêt qui s'y trouve. Nous avons de grands choix dans ces circonstances, le grand choix de l'économie et de l'emploi, d'abord et avant tout, qui sera le champ de bataille quotidien où nous nous trouvons. [...] Est lié à ce choix, ces grands choix d'action économique, le [144] choix constitutionnel qui peut en être le prolongement. Dans un contexte où c'est l’ouverture qui est la marque de commerce de toutes les transactions de l'activité humaine, que les frontières tombent, que, psychologiquement, nous devenons de plus en plus des citoyens du monde, il ne m'apparaît pas pertinent d'ériger de nouvelles frontières autour du Québec [25].

Cette opposition entre le libéralisme économique, marquée au coin de l'ouverture aux grands ensembles, et le projet souverainiste associé à un repli sur soi, constitue un glissement important. Elle indique une incompréhension, volontaire ou non, quant au fondement même de l'approche indépendantiste qui propose un mode d'insertion dans les espaces économiques continental et international en vertu d'un aménagement institutionnel différent. Comme l'indiquait pourtant clairement un document d'orientation du Bloc québécois : « [l]e Québec accepte l'intégration économique existante. Il doit cependant se soustraire à l'encadrement politique actuel pour mieux utiliser cette intégration économique [...] [26] ».

Hormis son intention proclamée au cours de la campagne électorale de ne pas toucher à la Charte de la langue française et son discours portant sur la nécessité d'assurer la survie de la langue et de la culture française, il ne précise pas, au-delà de l'autonomie provinciale, quel rôle particulier doit jouer l'État québécois dans la promotion du caractère distinct du Québec au sein du Canada. De toute manière, il s'agit là d'une préoccupation secondaire de la part d'un leader politique obnubilé par les thèmes de l'emploi et de l'économie, comme si l'approche collectiviste excluait d'emblée ces préoccupations.

Le rêve d'égalité que chérissait Daniel Johnson père s'est fracassé sur le mur du rapatriement de la Constitution de 1982. Les timides tentatives visant à réintroduire cette idée ont lamentablement échoué en 1987 puis en 1992. Bien que reprenant le thème de l'égalité, Daniel Johnson fils est forcé de constater qu'il est maintenant harnaché par l'idée devenue hégémonique de la « nation canadienne ». L'idée de la « nation québécoise » défendue aujourd'hui par le chef du Parti libéral du Québec ne peut s'exprimer que dans le contexte de l'autonomie provinciale, faite de résistances à l'endroit du projet « national » canadien, idée dont le Québec s'était pourtant affranchi depuis la mort de Duplessis. Dommage que Daniel Johnson père ne puisse opérer un « retour vers le futur ».

L’AUTEUR :

François ROCHER est professeur de science politique à Carleton University (Ottawa).



[1] Max Weber, Économie et société, tome I, Paris, Plon, 1971, p. 41.

[2] Cette section emprunte à ma communication présentée au colloque « Daniel Johnson : rêve d'égalité et projet d'indépendance », tenue du 23 au 25 mars 1990 à l'Université du Québec à Montréal.

[3]  Le Devoir, le 20 octobre 1961, p. 1.

[4] Le Nouveau Journal, le 17 janvier 1962.

[5] Le Devoir, le 2 septembre 1965, p. 1.

[6] La Presse, le 1er février 1964, p. 1.

[7] La Presse, le 20 mai 1966, p. 15.

[8] Le Devoir, le 18 janvier 1963, p. 1.

[9] Daniel Johnson, Égalité ou indépendance, Montréal, Éditions de l'Homme, 1965, p. 23.

[10] Ibid., p. 24.

[11] Le Devoir, le 15 février 1963, p. 1.

[12] Le Devoir, le 18 janvier 1963, p. 1.

[13] La Presse, le 11 octobre 1963, p. 41.

[14] Le Droit, le 9 mai 1964, p. 6.

[15] La Presse, le 24 juin 1963, p. 27.

[16] Jean-François Lisée, Le Tricheur. Robert Bourassa et les Québécois 1990-1991, et Le Naufrageur. Robert Bourassa et les Québécois 1991-1992, Montréal, Boréal, 1994.

[17] Michel Venne, « Le Canada évolutif de Johnson », Le Devoir, le 15 juin 1994, p.  A1.

[18] Lysiane Gagnon, « La fin de l'ambiguïté », La Presse, le 19 mars 1994, p. B3.

[19] Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal (coll. « papiers collés »), 1995, p. 47.

[20] Le Devoir, le 18 mars 1994, p. A1.

[21] Le Devoir, le 19 août 1994, p. A10.

[22] Marcel Adam, « Daniel Johnson doit éviter le piège des mots et modifier le discours fédéraliste », La Presse, le 28 janvier 1995, p. B2.

[23] La Presse, le 4 février 1994, p. Al.

[24] Le Devoir, le 18 mars 1994, p. Al.

[25] Le texte du discours fut reproduit dans La Presse, le 12 janvier 1994, p. B2.

[26] Lucien Bouchard, Un nouveau parti pour l'étape décisive, Montréal, Fides, 1993, p. 92-93. Pour une discussion plus approfondie de cette question, voir François Rocher, « L'environnement commercial d'un Québec indépendant », Choix, Série Québec-Canada, IRPP, vol. l, n°6, 1995.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 13 mai 2017 8:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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