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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marcel Rioux, “Sociabilité et typologie sociale.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Marc-Adélard Tremblay et Gérald Louis Gold, Communautés et sociétés. Éléments pour une ethnologie du Canada français, pp. 178-190. Montréal-Toronto: Les Éditions HRW, 1973, 428 pp. Une édition numérique réalisée par Diane Brunet, guide de musée, retraitée du Musée de La Pulperie à Chicoutimi. [Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, professeur émérite retraité de l’enseignement de l’Université Laval, nous a accordé le 4 janvier 2004 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses oeuvres.]

[178]

Communautés et sociétés.
Éléments pour une ethnologie du Canada français.
Deuxième partie
FAMILLE ET PARENTÉ
Chapitre 9

Sociabilité
et typologie sociale.
 *

MARCEL RIOUX
Département de Sociologie,
Université de Montréal

[179]

Les faits sur lesquels s'appuient les commentaires et les hypothèses qu'on trouvera dans cet article ont été recueillis dans un village gaspésien où, à titre de chargé de recherches en anthropologie, j'ai passé quatre mois en 1952, pour le compte du Musée national du Canada. L'étude que j'ai entreprise de cette communauté avait pour but d'évaluer la nature et le rythme des processus d'urbanisation auxquels elle est soumise ou, pour employer une expression plus large, d'étudier les phénomènes sociaux et culturels d'un point de vue dynamique. Cette enquête fait partie d'un plan de recherche d'ensemble sur le Canada français dont le but est d'étudier, à l'aide des concepts et des hypothèses de l'anthropologie contemporaine, l'évolution socio-culturelle de cette nation, envisagée ici comme une unité culturelle ; c'est le troisième village canadien-français que nous avons ainsi étudié. Il s'agit donc d'une étude d'anthropologie différentielle. Idéalement, il se serait agi d'appliquer à la réalité humaine, que représente ce village gaspésien, la technique anthropologique et d'en décrire la structure et les processus socio-culturels. Mais, c'est aussi d'autre part l'occasion de vérifier si les concepts et les méthodes anthropologiques en usage rendent bien compte de la réalité, s'ils l'expliquent bien et s'ils nous aident à prévoir la marche des phénomènes.

Or, l'étude intensive du comportement de ces villageois fit apercevoir que certains éléments de leur comportement ne s'inséraient pas facilement dans les catégories ordinaires d'une monographie d'anthropologie culturelle. En dehors du fait courant qu'un même comportement, à cause de sa complexité, peut être rangé dans les catégories « politique », « économique » et « religion », certains aspects de certains de leurs comportements ne trouvent pas à se classer facilement. Il y a pour ainsi dire une espèce d'indifférenciation dans les motivations des comportements et dans les comportements eux-mêmes ; de prime abord, l'observateur sent que ses catégories sont des outils aux arêtes trop vives pour traiter des matériaux aussi homogènes ; il a de plus nettement l'impression — c'est d'ailleurs un fait reconnu par la théorie — que la culture ne s'organise pas autour des mêmes foyers d'intérêt dans toutes les sociétés. Comment expliquer ce décalage entre la théorie et la pratique ? On peut dire que, d'une part, les catégories ou les classifications usuelles des phénomènes sociaux ont été arrêtées avant que les anthropologistes n'aient commencé de s'intéresser à l'aspect dynamique des cultures : aux problèmes de socialisation, d'acculturation et, en général, aux problèmes de « culture et de personnalité ». Les catégories dont l'anthropologiste se sert sont, d'autre part, des catégories qui ont été sinon calquées sur une société urbaine, du moins élaborées par des individus qui participent à une forme de culture urbaine et ne sont pas spécialement adaptées aux folk-sociétés ni aux sociétés féodales ou paysannes. Cette remarque n'implique pas que les faits sociaux soient différents de nature d'une société à l'autre, mais, que dans des cultures différentes, ils s'organisent différemment autour de foyers culturels différents ; les principes d'intégration de la culture et de la personnalité sont aussi différents ; encore une fois, cela n'implique pas une différence de nature dans les mécanismes de la personnalité, ni dans le modus operandi de l'intelligence, mais une différence dans le contenu de ces personnalités.

Parce que l'organisation implicite ou inconsciente d'une société ne coïncide pour ainsi dire jamais avec l'idée que les individus qui y participent s'en font et que, d'autre part, les catégories dont l'anthropologiste se sert sont plus ou moins le reflet de catégories conscientes et rationalisées, on verra facilement que le travail de l'anthropologiste doit [180]

aller chercher la vérité au delà de ses propres catégories et des catégories conscientes des cultures qu'il étudie. Mais ici, une difficulté nous arrête. Dans la mesure où il voudra utiliser ses matériaux pour les comparer à d'autres, l'anthropologiste devra employer des catégories qui renferment des éléments comparables — magie, religion, stratification. Mais il semble qu'il y ait certains concepts ou certaines catégories dont on ne se sert pas comme élément de comparaison entre les sociétés, et dont on devrait faire usage parce que justement ils possèdent cet élément de généralité et de différenciation qui permettrait d'échelonner les sociétés, sinon absolument, du moins comme Steward [1] le dit, sous un aspect déterminé.

Ce me semble être le cas pour le concept de sociabilité ; c'est un concept qui n'a pas beaucoup cours en anthropologie, ni en sociologie, bien qu'il ait été employé par des sociologues aussi importants que Simmel, Gurvitch et Moreno, entre autres. C'est aussi un concept dont les philosophes sociaux de France ont fait usage. Les quelques remarques qui suivent veulent prouver que la sociabilité en plus d'être un principe, qu'après Aristote et les philosophes français du XVIIIe siècle, Littré définit comme « la disposition innée qui porte les hommes et les animaux à vivre en société », est un élément essentiel, bien que souvent résiduel, de plusieurs formes du comportement humain qu'on aurait peine à expliquer sans en tenir compte. Nous nous demanderons si cette sociabilité, que nous tenterons de définir en cours de route, change de forme et d'intensité au fur et à mesure que la société change de structure. En bref, d'un principe général appliqué à toute société humaine, nous nous demanderons si on ne peut en faire un principe de différenciation de certains types de sociétés. Si on en venait à utiliser ce critère de différenciation dans la construction d'une typologie sociale, il serait de même nature que ceux que Redfield a déjà employés pour distinguer la folk-société et la société urbaine, c'est-à-dire qu'il mettrait en évidence une différence de degré entre certains phénomènes plutôt qu'une différence de nature.

Dans un article de Georg Simmel, [2] que Everett C. Hughes de l'université de Chicago a traduit et fait paraître dans The American Journal of Sociology, on peut lire : « While all human associations are entered into because of some ulterior interests, there is in them a residue of pure sociability or association for its own sake ». Or, ce résidu de sociabilité, l'anthropologiste et le sociologue n'en tiennent ordinairement pas compte dans leurs explications du comportement humain. S'il était une constante de tout comportement humain ou plutôt s'il ne variait pas avec les formes de sociétés et de cultures, on aurait raison de ne pas en tenir compte, puisque, par définition, il entrerait d'une façon constante dans tous les comportements. Qu'il soit toujours présent dans tous les comportements sociaux, je n'en sais rien pour le moment, mais ce dont je suis sûr c'est que là où il apparaît, il n'est pas présent avec autant d'intensité, non seulement dans tous les actes des individus, mais aussi dans toutes les formes de sociétés. En d'autres termes, de [181] même que l'on admet que la sociabilité [3] varie d'individu à individu, de même il faudra peut-être admettre que cette sociabilité est conditionnée par le contexte socio culturel et que dans l'étude des sociétés, il faudra tenir compte de ce facteur de différenciation dans l'établissement d'une typologie sociale. En quoi la sociabilité dont il est question ici se différencie-t-elle de la coopération telle que définie par Margaret Mead et ses collaborateurs dans Cooperation and Competition among Primitive Peoples ? Voici comment cet auteur [4] définit ces deux termes : « coopération is the act of working together to one end » et « competition is the act of seeking or endeavoring to gain what another is endeavoring to gain at the same time ». Ces deux attributs du comportement seraient selon Mead, en étroite relation avec le type de culture auquel les individus participent et se rencontreraient à tous les échelons du développement socio-culturel des groupes humains ; des folk-sociétés, comme des sociétés urbaines, pourraient être coopératives ou compétitives. La sociabilité telle que nous essayons de la définir dans cet essai est un attribut du comportement humain que l'on peut isoler des autres composantes de ce même comportement sans égard aux dispositions coopératives ou compétitives des individus. Si nous voyons juste, ce serait un phénomène qui serait en corrélation avec les processus d'urbanisation et qui irait en se différenciant. Il n'en reste pas moins que cette notion de sociabilité est difficile à cerner, tant elle est générale au premier abord. La plupart de ceux qui étudient la société voient dans le fait que les hommes vivent ensemble une des conditions essentielles de toute vie sociale et culturelle. C'est une caractéristique que l'homme partage avec les animaux. Dans son dernier ouvrage, Allee [5] déclare que le principe général de coopération automatique est l'un des fondements de la biologie. Chez l'homme, cette coopération automatique où Allee voit la condition sine qua non de toute société animale, se change, avec l'apparition de la conscience et des mécanismes nécessaires à son fonctionnement, en quelque chose de plus que la coopération, qui garde un sens exclusivement utilitaire ; l'homme prend plaisir à vivre avec ses semblables et la société lui devient non seulement utile pour sa survivance, mais il en dérive une émotion qui influence son comportement. Le fait d'avoir des contacts avec ses semblables devient pour l'homme une valeur positive qui motive son action. C'est justement cette valeur pour laquelle l'homme agit que nous nommerons sociabilité et c'est cet élément que nous chercherons à distinguer dans les comportements, fussent-ils ouvertement religieux, économiques, esthétiques ou juridiques. Nous avons cru apercevoir dans le comportement des individus d'un village que nous avons étudié, certains phénomènes qui ne nous semblent pas entièrement explicables sans référence à cette notion de sociabilité.

Nous allons essayer d'expliciter cette notion en analysant certains comportements. Le village de Gascons d'où les observations qui suivent sont tirées est un village du Canada français, situé à l'extrémité est de la rive sud de la Baie des Chaleurs et dont le stock [182] ethnique est assez varié. Les 1 400 habitants qui le composent sont des descendants d'Acadiens, de Canadiens, de Français, d'Écossais, d'Allemands et de Jersiais qui ont appris à vivre ensemble depuis une centaine d'années, ou plus pour certaines familles. Tous ces individus de culture différente ont été assimilés par la culture ambiante, la culture canadienne-française, et bien qu'ils ne se veuillent ni Canadiens, ni Acadiens, ils participent à ces deux formes de culture, si tant est qu'on puisse différencier nettement la forme acadienne et canadienne. À l'intérieur de ce village qui s'étend sur une dizaine de milles, il y a trois parties assez distinctes ; nous en avons étudié l'extrémité ouest qui compte à peu près 600 habitants. À cause de l'isolement relatif de cette partie de la Gaspésie et du genre de vie de ses habitants, certains processus d'urbanisation l'ont moins touchée que certains autres villages ruraux du Québec. [6] La partie du village que nous avons étudiée se sépare assez nettement des autres parties : le « nous » est, à toutes fins pratiques, restreint à cette partie. Que ces gens sentent eux-mêmes les différences qui existent entre eux et les villages environnants ainsi que les autres parties de leur village est assez normal puisque le stock ethnique varie d'un village à l'autre et quelquefois d'un bout à l'autre du même village. Il n'est pas rare de voir des concentrations de familles apparentées former des communautés et même des unités administratives. Ce sont plutôt les grandes familles, les Chapados, les Roussy, les Anglehart, les Cyr qui se grouperont dans l'une ou l'autre partie du village, alors que des émigrés au village de fraîche date auront tendance à s'établir un peu n'importe où et leurs enfants à essaimer dans le village. Sauf quelques rares individus atypiques et qui ont valeur de témoins en l'occurrence, la population est indifférenciée : à peu près tous et chacun peut faire et fait ce que tous et chacun fait ; on pêche, on travaille en forêt et on cultive un peu. Ces trois activités ne produisent pas de vraie division du travail parce qu'il n'y a pour ainsi dire pas de cultivateurs, ni de pêcheurs, ni de bûcherons purs. Leur activité est essentiellement mixte et elle n'engendre pas de genres de vie différents qui se traduiraient par une division du travail social qui, à son tour, engendrerait, selon Durkheim, le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique. [7]

Voici quelques-unes des observations où l'auteur croit que la sociabilité se manifeste et qu'elle peut expliquer certains comportements qu'il conviendra de discuter plus avant, après les avoir passés en revue.

[183]

Observations : Dans un des magasins de l'Anse-à-la-Barbe, [8] je remarque que les gens qui entrent, loin de s'empresser de se faire servir, s'assoient sur les comptoirs, regardent ce qui s'y passe et causent ; à certains moments, c'est à qui ne se ferait pas servir tout de suite. Le marchand et sa femme, qui sont du pays, qui n'ont pas toujours été marchands et qui ont partagé le même genre de vie que leurs clients, sont tout à fait à l'aise devant ces façons de faire et les encouragent.

Commentaires : Voilà certainement des actes qu'on ne peut ranger exclusivement dans la catégorie « économie », « alimentation » ou « commerce » puisqu'il est évident que ce n'est pas là le plus saillant de ces comportements. Le motif du comportement de ceux qui s'assemblent dans les magasins, motif déterminant, car les petits achats qu'ils font ne semblent être qu'un prétexte, c'est la pensée de rencontrer des gens et de causer avec eux, de se sentir ensemble.

Observations : Les enfants illégitimes ne sont pas frappés d'ostracisme ; ils sont acceptés ouvertement, sans réticence ; leur vie est aussi normale que celle des autres enfants ; ils peuvent aspirer à se marier avec n'importe quel sujet de la communauté.

Commentaires : Les normes tant religieuses que culturelles réprouvent l'adultère et les enfants qui en naissent. Dans certaines sociétés plus urbanisées l'adhésion à ces normes se traduit par un ostracisme et presque une mise au ban des coupables. Dans le village en question, on dirait que les individus n'ont le moyen de punir personne de cette façon-là. Tous et chacun contribuent à la solidarité des individus entre eux et pas un maillon ne doit faire défaut. Ce n'est pas toujours l'harmonie parfaite, loin de là ; toutefois, les causes de querelle sont toujours très personnelles et ne mettent jamais en danger la solidarité des membres de la société.

Observations : Dans le village, il y a un restaurant qui est exploité par une famille de l'endroit dont le chef pratique, d'autre part, les mêmes métiers que les autres individus : pêche, agriculture, forêt. Le soir, les gens s'y rendent sans distinction d'âge ni de sexe. Tout cela prend les allures de la veillée traditionnelle.

Commentaires : Le restaurant et les comportements qu'il détermine sont d'origine urbaine ; établi dans cette communauté rurale, il devient plus un instrument de sociabilité qu'un service économique.

[184]

Observations : Les pêcheurs travaillent souvent en groupe. Quand ils rentrent de la mer, ils passent beaucoup de leur temps à parler des incidents du voyage avec le groupe d'individus qui attend leur retour.

Commentaires : Leur travail ne peut être décrit comme une activité purement économique puisque tout leur comportement est imprégné de sociabilité, du plaisir qu'ils trouvent à converser avec les gens qui vont au quai dans ce but-là.

Observations : Une femme adultère qui a quitté son mari et ses enfants revient avec son nouveau conjoint à l'Anse-à-la-Barbe dont elle s'ennuie ; tout le monde passe outre à la réprobation qu'elle devrait inspirer et agit avec elle comme si de rien n'était.

Commentaires : Encore là, comme dans le cas des enfants illégitimes, la sociabilité l'emporte sur les normes.

Observations : La rencontre entre deux ou plusieurs se résume le plus souvent à un échange prolongé de stéréotypes. Les stéréotypes sont même interchangeables. Pour peu qu'un individu tarde à répondre, un autre émettra à sa place le stéréotype que les interlocuteurs attendent de lui.

Commentaires : Ces stéréotypes semblent avoir pour fonction de diminuer l'angoisse ; on est heureux et réconforté de se rendre compte que les choses n'ont pas changé et que l'ordre établi ne varie pas ; la moindre petite chose qui change dans le personnel de la communauté ou dans l'activité de ses membres est vivement ressentie. Leur monde est aménagé d'une façon permanente ; la communication interindividuelle par voie de stéréotypes ne semble avoir pour but que de s'assurer de cette permanence.

Observations : Les soirs d'été, les gens se promènent sur la route, s'assemblent dans les magasins, s'interpellent bruyamment et passent ainsi des heures à se chercher, à se trouver et à se parler.

Commentaires : Le besoin de sortir, de voir des gens est extrêmement grand ; rien ne serait plus inconcevable que quelqu'un qui resterait seul chez lui sans s'ennuyer [185] mortellement. L'emploi de tous leurs loisirs est dirigé vers la communauté, c'est peut-être ce qui explique qu'il n'y a pour ainsi dire pas d'artisanat.

Observations : Ils pourraient écouter au poste de radio local de la musique semblable à celle que j'ai enregistrée dans leur village ; ils n'en font rien et se pressent autour de mon magnétophone pour entendre la musique que telle ou telle personne de l'Anse-à-la-Barbe a jouée.

Commentaires : Leur intérêt se centre exclusivement sur tout ce qui touche à la communauté. Tout ce qui se passe ailleurs, même si c'est de la même nature que ce qu'ils font, n'a pas d'intérêt ; ce n'est pas tant les choses que les personnes qui éveillent leur intérêt.

Observations : Deux jeunes gens discutent d'une dispute ; le père de l'un s'est battu avec l'oncle de l'autre. Le ton monte petit à petit ; bientôt, toutefois, les deux admettent les torts de leurs parents pour pouvoir continuer à se parler.

Commentaires : Victoire de l'esprit de groupe sur l'esprit de famille.

Observations : Une personne de Montréal, originaire de la Gaspésie, qui a épousé un pêcheur-bûcheron, essaie d'introduire la mode des « soirées invitées » ; elle s'est aperçue que si quelqu'un donne une soirée, plusieurs personnes qui n'ont pas été invitées se rendent quand même à la veillée. Or, à une veillée « invitée » où nous devions être une vingtaine de personnes, il y en eut à certains moments une soixantaine. Une femme âgée d'environ soixante ans semble prendre beaucoup de plaisir à rester assise dans un coin sans prononcer une parole et à regarder danser les autres.

Commentaires : Se parler, s'interpeller, se saluer, se sourire, se sentir ensemble semblent être toute la raison de leur comportement ; ce n'est pas un échange d'idées qui prend forme dans ces rencontres, mais plutôt un échange de sentiments qui se passe souvent de mots.

Observations : Chaque fois que je passe à New-Carlisle avec des Gascons dans ma voiture, ils me parlent de la prison de cet endroit, qui est celle du comté.

[186]

Commentaires : Dans la mesure où j'ai pu les interroger là-dessus, je crois comprendre que leur intérêt pour cet édifice s'explique ainsi : il symbolise la justice répressive, justice qui s'exerce en dehors de la communauté ; quelques personnes de Gascons y sont déjà allées faire un séjour ; c'est l'occasion de raconter des événements qui ont eu lieu dans la communauté et de s'en rapprocher indirectement.

Observations : La grande majorité des maisons sont construites au bord de la route : les personnes qui ont été obligées d'aller s'établir au deuxième rang l'ont fait parce qu'elles étaient vraiment forcées de le faire ; elles ont d'ailleurs un statut légèrement inférieur dans la communauté. La grande route a une importance prépondérante du point de vue de l'habitation. Un couple de jeunes mariés qui vit avec les parents du marié et qui a avec eux quelques altercations veut déménager. Le mari vient demander à un voisin de lui vendre un emplacement ; celui-ci n'a à leur offrir qu'un morceau de terrain situé un peu en retrait de la route ; l'épouse refuse parce qu'elle veut absolument faire bâtir à quinze pieds de la route ; à cent cinquante pieds, elle s'ennuierait, elle ne verrait pas les gens passer sur la route ; sa maison ne serait pas collée sur celle des autres. Pour cette raison-là, le marché n'est pas conclu.

Commentaires : Contrairement à certaines catégories d'urbains qui tiennent à s'éloigner de leurs semblables, les gens de l'Anse-à-la-Barbe veulent se rassembler et se surveiller mutuellement.

Observations : Une jeune fille de 18 ans de Gascons va au couvent à Gaspé. De retour dans sa famille, elle n'est pas sans se rendre compte des différences des deux genres de vie ; mais elle est tellement prise par les liens qui l'attachent aux membres de la communauté qu'elle ne voudrait pas s'en séparer, et que la plupart de ses émotions en dérivent.

Commentaires : Même celles qui vont faire du service domestique à Montréal ne se séparent jamais complètement de la communauté. Elles essaient de la recréer en se groupant entre elles et avec les jeunes gens qui ont aussi émigré. Les statistiques démontrent que la plupart des mariages conclus en dehors de l'Anse-à-la-Barbe se font entre personnes de l'endroit ou des alentours. Il n'y a presque pas d'exemple d'union avec un Montréalais ou un autre urbain.

Observations : Les jours de pluie, les hommes ne travaillent ni à la pêche ni en forêt, ni sur la ferme. Ils mettent des vêtements propres et se dirigent vers les lieux de [187] rassemblement, magasins, quais ; ils y viennent lentement et quand ils y arrivent, ils se passent souvent plusieurs minutes avant qu'ils n'adressent la parole à ceux qui y sont déjà ; quelques-uns restent là sans parler.

Commentaires : Le travail devenu impossible à cause de la pluie, la sociabilité qui entrait comme composante de leurs activités économiques devient la seule motivation de leur comportement. Souvent, elle prend la forme la plus primaire ; elle consiste à se sentir près les uns des autres, à s'assurer que rien pendant le temps écoulé depuis les dernières rencontres n'est venu mettre un terme à l'ordre établi.

Observations : La conversation étant inexistante, l'audition de la radio requérant une certaine instruction, la lecture étant inconnue, la vie à la maison devient vite monotone ; c'est pourquoi on guettera toutes les chances possibles d'évasion et de diversion, fournie par les membres du groupe eux-mêmes.

Commentaires : Les membres du groupe fournissent, comme tels, à peu près tous les sujets de diversion.

Observations : Même le comportement religieux est imprégné de sociabilité et une description de la messe, par exemple, qui ne ferait pas appel à ce facteur serait grandement incomplète. Le samedi et le dimanche sont des fêtes du groupe, des fêtes de la sociabilité. Le samedi après-midi et parfois même le samedi matin, tout travail cesse ; les gens mettent leurs vêtements neufs et commencent à se rendre visite. Même ceux qui restent à la maison pour faire la cuisine et pour nettoyer la maison se réjouissent à l'idée que bientôt, ils rencontreront d'autres personnes, que ce soit le samedi ou le dimanche. Le climat du village change pendant ces deux jours ; même un étranger sent que ce n'est plus le même rythme qu'en semaine. On dirait que la sociabilité devient plus libre, plus directe. Les esprits sont dégagés des soucis du travail quotidien et leurs comportements n'ont plus besoin de prétexte pour se donner entièrement au plaisir de se voir, de se parler, de se sentir proches. Il est difficile de faire la part de la sociabilité et de la religion, d'autant plus qu'il n'entre pas dans notre propos de tenter ici d'évaluer la fonction de la religion. Qu'il nous suffise de dire que le comportement extérieur des individus, avant, pendant et après la messe est rempli de sociabilité, c'est-à-dire qu'ils éprouvent beaucoup de plaisir à se voir.

[188]

Commentaires : Cette composante sociale l'emporte-t-elle sur la composante religieuse de leur comportement global ? Comment les deux se composent-elles, quelles relations entretiennent-elles ? C'est ce que nous tenterons de déterminer dans un autre essai. Tout ce que nous voulons souligner aux fins de cet essai, c'est que la sociabilité entre pour une bonne part dans ces comportements religieux et qu'elle cesse à certains moments d'être résiduelle.

Observations : J'ai rencontré sur la route un habitant de l'Anse-à-la-Barbe. Comparant la section du village qu'il habite et la voisine — quatre milles entre les deux — il déclare que les gens de l'autre section sont bien différents : ils n'ont pas le temps de se parler, de se voir. Ils se rencontrent, se saluent, et courent à leurs affaires. Ici, au contraire, nous prenons le temps de parler, dit-il ; nos affaires ne sont pas si pressantes que nous n'avons pas le temps de nous assoir sur le bord de la route pour parler avec ceux que nous rencontrons. Or, il arrive justement que l'agglomération que mon interlocuteur oppose à l'Anse-à-la-Barbe est en fait, pour des raisons qu'il serait trop long de donner, plus urbanisée que l'Anse-à-la-Barbe.

Commentaires : La sociabilité telle que nous l'entendons ici est pour ainsi dire fonction de l'urbanisation ; la sociabilité, dans une société qui s'urbanise a tendance, comme le travail social, à se spécialiser et se différencier.

Ces quelques exemples, tirés de mes observations sur place, montrent ce que nous entendons par sociabilité ; celle-ci serait une motivation du comportement humain, motivation hédoniste qui, aux stades des sociétés paysannes et féodales, entre dans la plupart des comportements. Pour le moment, et sans préjuger du résultat de recherches là-dessus, nous pouvons apercevoir que cette motivation existe dans les sociétés urbaines mais qu'elle est comme tout autre phénomène, plus spécialisée ; les autres motivations, qu'elles soient économiques, artistiques ou religieuses prennent le pas sur elles et la sociabilité devient de plus en plus résiduelle. Lévy-Bruhl veut-il dire autre chose quand il parle de l'hétérogénéité des consciences urbaines comparée à l'homogénéité des consciences primitives ? De même que dans une conscience homogène, celle du saint par exemple, où, par définition, tout est rapporté à Dieu et à la vie surnaturelle, ainsi dans une conscience envahie par la sociabilité, toutes les actions en sont imprégnées. Si, comme Allport le montre, [9] toute personnalité doit, pour fonctionner normalement, posséder un principe d'intégration qui fasse le lien entre les différents aspects de sa personnalité, ce principe intégrateur serait certainement, à l'Anse-à-la-Barbe, cette sociabilité qui colore toutes les actions, qui leur donne leur raison d'être et qui motive la plupart des comportements. Ce serait presque un truisme que d'affirmer ce qui précède si nous n'avions en vue que ce [189] qui est vrai de toute société et qu'ont bien exprimé Park et Burgess [10] quand ils déclarent : « Définie en termes mécaniques, la société se résume à l'interaction. Une personne est membre de la société aussi longtemps qu'elle réagit (responds) à des forces sociales ; quand il n'y a plus d'interaction, elle est isolée et détachée, elle cesse d'être une personne et devient une âme perdue. C'est pourquoi les limites de la société coïncident avec celles de l'interaction, c'est-à-dire de la participation des personnes à la vie de la société ». Ce que nous voulons faire ressortir ici, c'est que cette interaction qui produit ce que nous appelons la sociabilité nous apparaît plus intense et plus indifférenciée dans certaines sociétés que dans d'autres et qu'elle pourrait devenir un critère de différenciation entre les sociétés. Le type de communauté auquel se rattache Gascons, que ce soit une communauté paysanne ou féodale, appartiendrait au type que David Riesman [11] nomme other-directed en opposition à un autre type qu'il appelle inner-directed. Bien que l'emploi que j'en fais ici soit quelque peu différent du sien, le sens général en est conservé : il s'agit de sociétés où les individus sont tournés vers les autres, desquels ils puisent leurs raisons d'agir.

Contrairement à Riesman qui cherche ses explications ailleurs, il semble que ce type de société et de personnalité puisse être mis en corrélation avec le développement du moi à travers l'histoire de la culture humaine. Dans la perspective fonctionnelle qui est celle de cet essai, où les phénomènes sont étudiés d'un point de vue synchronique, il serait vain et en dehors de notre propos de nous demander si c'est d'abord le moi qui a donné tel type de sociabilité ou si, au contraire, c'est cette sociabilité indifférenciée, qui a donné un type de moi particulier ; bornons-nous à constater que les deux phénomènes existent concurremment et demandons-nous s'il n'y aurait pas intérêt à chercher si ces deux phénomènes — conception du moi et sociabilité indifférenciée — ne sont pas corrélatifs. Mauss, [12] continuant l'œuvre de l'École sociologique française qui s est appliquée a trouver ce qu'il y a de social et de culturel dans les catégories de l'esprit humain, s'est posé la question pour la notion de personne. « Comment au cours des siècles, à travers de nombreuses sociétés, s'est lentement élaboré, non pas le sens du moi mais la notion, le concept que les hommes au cours des temps s'en sont créés ? Ce que je veux montrer, c'est la série des formes que ce concept a revêtues dans la vie des hommes, des sociétés, d'après leurs droits, leurs religions, leurs coutumes, leurs structures sociales et leurs mentalités ». Tout au long de son essai il démontre comment, étape par étape, le moi s'est dégagé de la société pour en venir à travers l'influence des Grecs, des Romains et du christianisme à la conception que certains segments des sociétés modernes et urbaines se font du moi. Il suffit d'ailleurs d'étudier la fonction des noms de personnes dans les sociétés primitives pour se rendre compte comment la société accapare la personne et comment celle-ci se définit presque exclusivement par rapport à la société. Comment appliquer cette notion de personne et de sociabilité à une société paysanne du type de [190] Gascons, qui, en principe, a subi toutes les influences que Mauss énumère et qui, d'autre part, semble manifester des caractéristiques qui l'apparenteraient, à certains points de vue, aux primitifs d'où il est parti pour sa démonstration. C'est que, d'une part, la société occidentale n'est pas homogène et que des couches entières n'ont pas encore accédé à la civilisation urbaine, c'est-à-dire à ce genre de vie qu'on associe généralement avec les villes. D'autre part, l'évolution que décrit Mauss est une évolution idéale, une évolution des formes qui ne tient pas compte des individus. Si la notion romaine de persona marque un pas sur les conceptions plus anciennes de la personnalité, cela ne veut pas nécessairement dire qu'au moment de l'explication de cette notion par les philosophes, elle était coextensive à l'empire romain. Ainsi, la notion chrétienne de personne humaine, si elle marque un autre pas vers le dégagement de l'individu vis-à-vis de sa société, il n'en reste pas moins que dans telle couche donnée d'une population où le christianisme plonge depuis des siècles, toute la personnalité s'en ressente et prenne activement conscience de cette nouvelle notion. La notion de désintégration de l'atome reste encore bien floue pour le New-Yorkais moyen. Il y aurait peut-être lieu de se demander si, contrairement à ce qu'on a écrit sur le rôle de la religion comme principe intégrateur de la culture et de la personnalité dans les sociétés primitives et même paysannes, ce ne serait pas le fait d'appartenir au groupe, c'est-à-dire le groupe lui-même qui fournirait ce principe d'intégration. Étant donné que le principe d'intégration de la culture à laquelle participent les anthropologistes et les sociologues est ordinairement une idée ou un système d'idées et que leur personnalité est intégrée par ces mêmes éléments, ne conviendrait-il pas de se demander jusqu'à quel point ils ont été portés à introjecter dans les sociétés qu'ils étudient ce qui se passe dans leur milieu et en eux-mêmes. Je ne crois pas qu'il y ait objection à ce que le principe d'intégration de la culture et de la personnalité soit un sentiment, et un sentiment inconscient, plutôt qu'une idée ou un système d'idées. Quoi qu'il en soit et sans vouloir m'aventurer trop dans des conclusions qui dépassent les faits observés, il semble que le principe d'intégration de la culture et de la personnalité gasconne soit, non pas une idée, mais un sentiment, et que ce sentiment lui soit fourni par la société elle-même. Pour paraphraser la définition que Gurvitch donne de la sociabilité, ce serait le fait d'être liés au tout et par ce tout qui fournirait la motivation la plus importante du comportement de ces individus, motivation qui, même à l'échelle de Gascons, pour certains individus atypiques, a tendance à diminuer de force à mesure qu'ils ressentent les effets de la division du travail social, qu'ils s'urbanisent.

Tous ces commentaires et ces hypothèses restent évidemment à vérifier. C'est d'ailleurs ce que nous nous proposons de faire en continuant d'étudier la saison prochaine le même groupe et un autre petit groupe où, par hypothèse, la sociabilité aurait tendance à se différencier.



* Extrait de Contributions à l'Étude des Sciences de l’Homme, Montréal, Vol. 2, 1953, pp. 61-73.

[1] STEWARD, Julian H., Evolution and Process, in Anthropology Today, University of Chicago Press, Chicago, 1953, 313-326.

[2] SIMMEL, Georg, « The Sociology of Sociability » (translated by Everett C. Hughes). The American Journal of Sociology, 1949-1950, 55, 254-261.

[3] «Sociabilité» étant entendue dans son sens large de mesure de l'esprit de coopération des individus ou encore d'inclination à rechercher la compagnie de ses semblables.

[4] MEAD, Margaret, Cooperation and Competition Among Primitive Peoples, McGraw Hill Book Co., New York, 1937, p. 8.

[5] ALLEE, W.C., Cooperation among Animals, New York, 1951.

[6] L'urbanisation, comme l'acculturation, ne s'implante pas brusquement ni avec le même rythme dans tous les secteurs de la culture. Sans être uniforme, elle n'est pas accidentelle : elle suit une marche intelligible. Ainsi, la littérature orale des folkloristes romantiques dont Redfield a fait une des caractéristiques de la société paysanne a disparu de Gascons, alors que dans certains autres villages, plus urbanisés sous bien des rapports, elle persiste et met plus de temps à disparaître.

[7] Il n’est pas sûr que la différenciation des personnalités soit le résultat exclusif de la division du travail social comme le voulait Durkheim. Quelque sacrée que soit une société, l'identité des consciences n'est jamais parfaite. Dans certaines communautés où aucune division du travail social n'existe, les consciences individuelles ont déjà tendance à se différencier. Voir à ce sujet : RIOUX, Marcel, « Sur le sens de l'évolution socio-culturelle de l’Île-Verte », in Rapport annuel du Musée national, Ottawa, 1953, Bulletin no 128.

[8] C'est ainsi que nous désignerons la partie du village de Gascons que nous avons étudiée.

[9] ALLPORT, Gordon W., The Individual and His Religion, MacMillan, New York, 1950.

[10] PARK, Robert E. and BURGESS, Ernest W., Introduction to the Science of Sociology. The Chicago University of Chicago Press, 1924, p. 341.

[11] RIESMAN, David, The Lonely Crowd. New Haven, Yale University Press, 1950.

[12] MAUSS, Marcel, Une catégorie de l'esprit humain, la notion de personne, celle du moi, Auxley Memorial Lecture, Royal Anthropological Institut, vol. 68, pp. 38 et 263 281.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 6 mars 2018 17:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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