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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marcel Rioux, Idéologie et crise de conscience du Canada français”, Cité libre, 19 (janvier 1958) : 22-28. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 293-299. Montréal: Les Éditions internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Avec l'autorisation de Monsieur Yvan Lamonde et de son éditeur accordée le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

CITÉ LIBRE. Une anthologie.

Idéologie et crise de conscience
du Canada français
.”

par Marcel Rioux

Cité libre, 14 (décembre 1955) : 1-29.


La postérité de Cassandre est innombrable ; essayer de deviner ce que l'avenir recèle a toujours été une occupation attrayante et irrésistible, surtout pour les individus et les groupes qui ont des raisons d'être inquiets de l'avenir. C'est ainsi que certains historiens du Québec se plaisent à recenser ce que Péguy appelait les périodes et les époques de l'histoire ; ils se livrent à ce jeu pour mieux être en mesure de prophétiser « l'avenir du Canada français ». Pendant les périodes, il ne se passe rien d'intéressant ; le temps humain se déroule au ralenti. Les époques, au contraire, voient la marche de l'histoire s'accélérer. Si, dans l'optique de l'évolution de l'humanité, les époques apparaissent souvent comme des points de repère de la marche ascendante des sociétés vers un mieux-être, pour les minorités, elles présentent un visage menaçant. C'est un trait constant du comportement des minoritaires que de se montrer extrêmement méfiants envers le présent et de n'entrevoir l'avenir qu'avec beaucoup d'appréhension ; pour eux, chaque changement, chaque tournant peut cacher un piège, un guet-apens. Il en va des groupes comme des individus : ceux qui ne peuvent s'adapter au présent ont tendance à se réfugier dans un passé qu'ils idéalisent et dans lequel ils puisent des raisons pour bouder le présent et l'avenir ; ils ne sont à l'aise que dans le passé, l'âge d'or où leur mère les protégeait contre tout danger extérieur. C'est toujours à reculons qu'ils entrent dans l'histoire. Selon ces historiens, le Canada français vivrait présentement une époque de son histoire et, par définition, elle serait chargée de menaces pour « l'avenir de la race ». Le seul caractère distinctif de cette crise serait d'être la plus dangereuse que le groupe ethnique ait eu à subir. Comme rien de mauvais ne peut provenir d'eux-mêmes ni de la race, ils accusent les autres de les précipiter dans cet état de crise. Comme le dit Pelletier, en parlant d'un autre problème et d'autres individus, « selon leur perspective, l'ennemi est au dehors et rien ne les irrite autant que l'idée d'une révision de nos structures [1] ... » Pour certains historiens, ce sont les centralisateurs canadiens qui ont ourdi un noir complot afin d'assimiler la nationalité canadienne-française ; d'autres, plus perspicaces et plus érudits, remontent à la défaite de 1760 et y voient la cause de tout notre mal. Les uns comme les autres sont d'un pessimisme noir et s'accordent à penser que, cette fois-ci, nous surmonterons bien difficilement les obstacles.

Existe-t-il vraiment une crise de conscience au Canada français ?

L'expression « crise de conscience » a cours depuis quelque temps dans un secteur très limité de la population du Québec ; elle a fait l'objet d'articles, de conférences et de débats publics. Existe-t-elle vraiment pour autant ? Ne devrait-on pas plutôt parler d'inquiétude chez quelques professeurs d'histoire ? Crise de conscience suppose angoisse et insécurité ; le gros du peuple canadien-français ne donne pas l'impression d'être angoissé outre mesure. À certains jours, on serait plutôt porté à dire avec Mauriac : « Ne pensez-vous pas que ce qu'il y a de plus triste au monde, ce n'est pas l'angoisse humaine mais c'est que tant d'hommes au monde ne ressentent pas d’angoisse [2] ? » Il est douteux que tout ce qui s'est dit et écrit à ce sujet ait dépassé le champ d'émission. Crise de conscience semble aussi impliquer l'idée qu'il y a débat intérieur, doute et hésitation sur l'action à engager. La plupart de ceux qui ont discuté et écrit sur cette « crise de conscience » ont semblé si certains de ce qu'il faut faire qu'il ne semble pas qu'on puisse parler de crise de conscience à leur sujet. Il est d'ailleurs curieux de noter que ce sont surtout des gens de droite qui ont récemment eu ce mot à la bouche. Ils en ont parlé comme d'un phénomène qui leur est étranger car, de tout temps, dans tous les milieux, la droite n'a jamais éprouvé de véritable crise de conscience. Loin de s'interroger et d'hésiter, c'est son rôle d'apporter des solutions toutes faites, de donner des mots d'ordre, de conserver et de transmettre ce qui lui paraît acquis. Il ne semble pas, en effet, que les récentes passes d'armes entre Ottawa et Québec au sujet des accords fiscaux - le seul élément auquel la droite accorde de l'importance - aient suscité une crise de conscience au Canada français. Qu'elles aient fait naître quelques remous politiques, quelques inquiétudes d'ordre financier, soit ; mais pas une crise de conscience. On a gonflé l'importance de cette question pour faire passer certains mots d'ordre, pour ranimer un nationalisme endormi ; on n'a pas créé pour autant une crise de conscience.

Il n'en reste pas moins qu'une crise de conscience existe au Canada français ; c'est un phénomène que la droite sent confusément et qu'elle essaie d'exploiter. Cette crise de conscience a commencé d'exister bien avant aujourd'hui, et depuis 1760 on pourrait retracer chez certains individus, tout au long de notre histoire, un désaccord profond entre leur idéal humain et l'idéologie nationaliste, bourgeoise et cléricale qui fut toujours dominante au Canada français. Avec le temps, le nombre de ceux qui se sentaient mal à l'aise dans cette camisole de force a augmenté ; alors que pendant longtemps ce ne furent que certains poètes, artistes et intellectuels qui aspiraient à autre chose qu'à « conserver et à transmettre », aujourd'hui, avec l'urbanisation et l'industrialisation de notre province, une partie toujours grandissante de notre prolétariat sent et comprend que l'idéologie l'a enfermée dans un univers bien mesquin. La crise de conscience du Canada français se reflète chez ces individus ; ils voient qu'un profond décalage existe entre l'idéologie et l'existence de tous les jours, entre la théorie et la pratique.

Il va sans dire que la droite nationaliste est en mauvaise posture, perdue dans ses remèdes chimériques de retour à la terre, de corporatisme, de petite industrie, de séparatisme. Mais éprouve-t-elle une crise de conscience ? Elle est trop sûre de ses positions, de sa vérité. Son rôle est de plastronner, de prêcher ses idéaux, de prêcher des mythes nouveaux, de revaloriser les anciens et, au Canada français singulièrement, de créer des croque-mitaines. Elle voit la réalité à travers les mécanismes de défense qu'elle s'est créés ; elle tourne en rond dans cet enclos bien gardé. Au fond, il n'est pas sûr que ceux qui, ouvertement, semblent douter le plus de l'avenir du Canada français ne le font que pour faire adopter leur thèse favorite : renforcer le gouvernement provincial du Québec. Comme remède à une soi-disant crise de conscience, c'est singulièrement court. Mais si une crise de conscience existe ailleurs, comment donc l'étudier et comment la résoudre ?


Éléments objectifs
pour l'étude des cultures


Parce que nous ne sommes plus à une époque où les discussions intellectuelles se règlent à coups de poing ni à« coups de gueule », il semble que certains de nos problèmes peuvent se poser en termes objectifs et que les sciences dites sociales - disciplines qui étudient justement les sociétés humaines - peuvent apporter certains éléments à la solution du problème canadien-français. Cela n'est toutefois pas admis sans résistance de tout le monde. En effet, il arrive souvent, à cause du caractère objectif vers lequel tendent les sciences sociales, qu'elles ne sont pas acceptées par ceux qui ont tout intérêt à élever des barrières entre les groupes ethniques ; ils préfèrent envisager leurs problèmes au niveau de la sentimentalité et partir d'une idéologie socio-culturelle plutôt que de la réalité. Périsse le groupe plutôt que leurs principes. Au Canada français, il a fallu attendre des fonds américains pour que démarre l'étude socio-économique des effets de l'industrialisation du Canada français.

C'est le point de vue de l'anthropologie culturelle que nous esquissons rapidement ici ; il se différencie de celui des autres sciences sociales, de l'économie ou de la sociologie par exemple, en insistant sur le domaine des valeurs et des significations d'un groupe donné ; il essaie de décrire, de comprendre et d'expliquer le comportement standardisé d'un groupe d'individus. La première notion, la plus générale, est celle de culture ; c'est un mot de la langue courante qui, en Allemagne, puis aux États-Unis et depuis, dans presque tous les pays, a pris une acception technique. Alors que le mot culture, au sens classique, signifiait un certain degré de perfectionnement dans les arts libéraux, il en est venu à signifier la somme des idées, des réactions émotives conditionnées et des schèmes du comportement habituel que les membres d'une société donnée ont acquise par enseignement ou imitation et que tous partagent plus ou moins. Quand on parle de culture, au sens ethnographique du terme, on a donc en vue toute l'hérédité non biologique d'une société donnée, un bagage d'idées, de sentiments, de conduites qui caractérisent un groupe. Chaque culture est individualisée ; on peut donc dire qu'une culture est un ensemble d'habitudes reconnues comme valables dans une société, et dont on peut repérer l'influence dans toutes les sphères de l'activité humaine. Il est donc évident qu'une culture est un précipité historique, une entité essentiellement dynamique, qui change, qui s'enrichit, qui s'appauvrit. Une culture n'existe pas, d'autre part, sans une société d'individus ; si elle continue d'exister même quand tels ou tels individus disparaissent, elle ne vit qu'en s'internalisant dans les individus ; en définitive donc, ce sont les individus qui comptent et ce sont eux qui incarnent telle ou telle forme de culture.

Tous les éléments d'une culture donnée n'ont pas la même importance ; certains éléments servent de principes d'intégration, de filtreurs qui laissent passer tel ou tel élément venu de l'extérieur, qui en refusent d'autres ; ils organisent, ils structurent les éléments constituants d'une culture ; ils lui donnent son visage propre ; on peut alors parler de thèmes culturels, c'est-à-dire de certains postulats, explicites ou implicites, qui contrôlent le comportement et qui sont tacitement approuvés par telle société ou qui sont ouvertement reconnus ; l'arrangement, la structure de ces thèmes, leur disposition les uns par rapport aux autres pourrait s'appeler l'ethos d'une société donnée. Les études qu'on a récemment entreprises sur les nations modernes sont également centrées sur la façon dont les êtres humains vivent la culture dans laquelle ils ont été élevés. Les études de caractère national représentent un prolongement des études plus anciennes de l'ethnographie et de l'anthropologie culturelle ; si les techniques d'attaque sont différentes, les concepts fondamentaux et la méthodologie sont les mêmes.

Une culture, une nation moderne n'est pas aussi homogène que le sont les sociétés tribales et paysannes dont l'anthropologie s'est occupée ; d'autre part, l'anthropologiste n'est plus seul pour s'occuper d'étudier ces sociétés ; il peut utiliser le concours de plusieurs disciplines qui ont déjà recueilli des données sur ces entités ethniques : histoire, démographie, économie, sociologie, géographie, psychologie sociale, etc. Dans les nations modernes existent, d'autre part, des masses de documents dont l'anthropologiste fait son profit : littérature, biographies, peinture, musique, qui servent à caractériser un groupe. Il n'en reste pas moins que l'étude du comportement de nationaux donnés, et non seulement l'étude du comportement politique ou celui d'un groupe restreint, mais du comportement global des différentes couches de la société, s'impose. Et comme une nation moderne n'est pas homogène et qu'elle comprend plusieurs groupes et sous-groupes et même des sous-cultures, la technique de l'échantillonnage devra tenir compte de tous ces facteurs.

C'est parce que la culture d'un groupe d'individus donné - la nation, le cas échéant - s'acquiert de la même façon partout qu'on peut postuler que les mêmes processus existent dans toutes les sociétés. En effet, le petit de l'homme devient membre d'une culture donnée, de la même façon, qu'il soit élevé à Karachi ou à New-York ; si le contenu de ce que l'enfant acquiert est différent, le processus par lequel il acquiert ce contenu est le même ; socialisation et enculturation. L'être humain apprend à devenir membre d'une société donnée en se socialisant, c'est-à-dire en apprenant de son milieu immédiat à se comporter d'une façon humaine : sans société, le petit d'homme ne serait pas un être humain. Non seulement l'enfant apprend-il à devenir un être social, mais il apprend aussi par lui-même ce que la société, telle société, sa société, attend de lui ; son entourage immédiat va commencer à lui inculquer ce qu'il faut faire et ne pas faire, ce qu'il faut penser et ne pas penser, comment il faut faire, penser et sentir dans la société où il est appelé à vivre. À sa naissance, le petit d'Esquimau est indéterminé socialement et culturellement ; transporté dès sa naissance à New-York, et élevé par des parents américains, il deviendrait complètement américain ; il ne se différencie des autres Américains que par quelques traits physiques. Il en va ainsi de toutes les cultures. Le petit d'homme commence dès sa naissance à être modelé ; la société fait de lui un être humain et le particularise. Toute culture représente un choix parmi d'infinies possibilités : chaque ensemble de traditions, d'idées, de valeurs, de sentiments partagés par un nombre déterminé d'individus est unique. Or c'est justement à cause de ces traits que tous les membres d'une société donnée possèdent en commun, qu'on peut postuler que les membres d'une culture donnée ont quelque chose en commun, malgré les différences individuelles et les sous-groupes dont se compose une société. Dans les pays dits occidentaux, qui participent tous de la civilisation occidentale - civilisation peut se définir comme un ensemble de traits culturels communs à plusieurs cultures -on peut se rendre compte que les cultures ne diffèrent souvent entre elles que par l'agencement de traits culturels communs à tous ; le caractère individuant de chaque culture est beaucoup plus sensible au niveau de l'organisation, du fonctionnement des éléments culturels qu'au niveau des éléments culturels eux-mêmes ; c'est pourquoi, si l'on dit d'un peuple qu'il est protestant et de langue anglaise, on n'a encore rien dit du caractère national de ce peuple, de sa culture, quoique les deux éléments, protestantisme et langue anglaise, soient très importants : il faut aller voir ce que telle société a fait de ces deux caractères, comment ils ont influencé l'ensemble de la culture et comment l'ensemble de la culture les a particularisés.

Il y a de grandes analogies entre l'organisation et le fonctionnement d'une culture et la combinaison des idées et des habitudes d'un individu : sa personnalité. Les composantes d'une culture comme celles d'une personnalité sont, dans une certaine mesure, liées entre elles et doivent être plus ou moins adaptées l'une à l'autre pour que le tout - la culture et la personnalité - parvienne à fonctionner d'une manière cohérente. On peut dire des personnalités et des cultures qu'en certains de leurs aspects, elles sont semblables à toutes les autres, qu'elles sont semblables à certaines autres sous d'autres aspects, et qu'elles sont uniques quant à quelques-unes de leur manifestations. L'analogie entre culture et personnalité n'est pas seulement conceptuelle mais elle est fondée dans la réalité. Une culture donnée doit, pour exister et pour fonctionner, être internalisée chez les individus dont l'assemblage lui sert de substrat matériel ; « on ne peut rien comprendre à la société et à sa culture sans une référence constante aux capacités et aux besoins de l'individu, dit Georges Davy, et réciproquement on ne peut rien comprendre aux individus particuliers sans une référence à la culture et à l'environnement social au sein duquel ils se sont développés et ont à agir [3] ».

L'étude de la culture ou du caractère national d'une entité ethnique est donc, en définitive, l'étude du comportement des individus qui composent ce groupe ; c'est la recherche des caractères communs à toute une série de faits - idées, conduites, sentiments - c'est leur caractérisation et leur explication. Tous les phénomènes étudiés ne se présentent pas à l'observateur de la même façon ; on peut d'abord parler de culture manifeste et de culture latente : ce sont deux aspects de la même réalité. La culture manifeste consiste dans les aspects qui tombent sous les yeux de l'observateur : actions des individus qui font partie d'une société donnée ainsi que les objets matériels en usage dans ce groupe ; la culture latente se compose plutôt des idées et des sentiments qui sont sous-jacents aux éléments de la culture manifeste ; la culture latente représente le coeur de la culture ; elle représente une masse de valeurs, d'idées, de réactions émotives, en grande partie implicites, et qui donnent au groupe ce qu'on appelle son style de vie. Une autre différence capitale que l'on fait entre la masse des phénomènes culturels, et qui aide à comprendre et à caractériser une culture, c'est la distinction entre les modèles idéaux et les schèmes du comportement réel -ce qui revient à dire qu'il faut soigneusement distinguer entre ce qu'on devrait faire pour satisfaire au code culturel et ce qu'on fait réellement. On peut définir un schème culturel comme une uniformité structurelle qu'on peut observer dans la culture manifeste ; on pourrait appeler configuration cette même régularité qui se manifeste dans la culture latente. Si, d'autre part, les modèles idéaux s'observent surtout dans les manifestations verbales, les schèmes du comportement s'infèrent à partir des conduites. Or, il peut arriver que les schèmes idéaux correspondent assez exactement au comportement réel ; on aura alors une société bien intégrée ; il peut arriver, au contraire, qu'il y ait un plus ou moins grand décalage entre les schèmes idéaux et le comportement - ce qui sera le signe d'une plus ou moins grande désintégration dans une culture donnée, soit que le comportement ait évolué plus vite que les normes, soit que les schèmes idéaux ne représentent plus la culture du groupe.

Les idéaux d'une culture sont ordinairement renfermés dans les codes moraux et juridiques, la religion, la tradition orale ; dans la civilisation occidentale, plusieurs de ces nonnes, de ces valeurs idéales, sont communes à plusieurs cultures. La spécificité d'une culture donnée ne doit pas être recherchée à ce niveau : il s'agit de savoir comment, dans la pratique, ces normes, ces idéaux sont pratiqués, comment ils se fusionnent avec les sentiments et les attitudes communs à un groupe, pour donner un visage particulier à cet ensemble de normes, de conduites, d'attitudes qu'on appelle une culture.


Rôle de l'idéologie au Canada français

Il est une catégorie de normes, de modèles culturels, qui s'organisent en corpus distinct et qui en viennent à former ce qu'on appelle une idéologie. Kardiner [4] définit une idéologie sociale comme un système d'idées qui cherche à s'implanter par l'action afin d'acquérir ou de conserver certains intérêts ; ordinairement, ajoute Kardiner, les présuppositions émotives sur lesquelles s'appuie l'idéologie ne sont pas énoncées. L'idéologie se couvre d'une façade rationnelle en sélectionnant attentivement les faits qui confirment sa thèse et en omettant ceux qui la contredisent ; elle possède une superstructure logique et renferme ordinairement un programme d'action lui permettant d'atteindre son but. L'auteur ajoute que la place qu'occupent maintenant les idéologies sociales était autrefois prise par les idéologies religieuses.

Il semble que les idéologies sociales naissent dans les périodes de crise, où la vie du groupe est menacée, et qu'elles sont formulées par un petit groupe d'individus qui, à l'intérieur d'un groupe donné, voient leur position menacée et prennent sur eux d'élaborer une idéologie ; au Canada français, cette idéologie s'appelle « notre doctrine nationale ». L'idéologie sociale d'une société fait-elle partie de sa culture et à quel titre doit-elle nous occuper ici ? Maurice Tremblay dit : « Il nous semble que leur pensée sociale (nous appelons ici pensée, idéologie) doive être vue comme un aspect, ou une projection particulière de cette culture [5] ». Il semble que certaines distinctions s'imposent. Les rapports entre idéologie et culture ne paraissent pas être toujours les mêmes. Une idéologie peut être très près de la culture globale d'un groupe et représenter réellement les aspirations de groupe ; elle peut aussi s'en éloigner et devenir irréelle et fantaisiste. Les rapports entre une idéologie donnée et une culture peuvent changer avec le temps ; une idéologie qui ne s'adapte pas à la réalité, au changement culturel du groupe auquel elle s'adresse, peut devenir désincarnée, même s'il fut un moment où elle était en accord avec la culture du groupe. D'autre part, dans certains pays très différenciés, on pourra trouver que plusieurs groupes possèdent des idéologies différentes les unes des autres : les différents aspects d'une culture auront alors chance d'être représentés.

Au Canada français, il y a toujours eu une idéologie ; depuis 1760, elle n'a guère varié. On peut soutenir qu'elle s'est figée avec la Conquête et que, tout au long de notre histoire, elle n'a guère varié que dans sa formulation [6]. L'idéologie canadienne-française s'est toujours appuyée sur trois caractères de la culture canadienne-française : minoritaire, catholique et française. C'est à partir de ces caractères envisagés d'abord dans le concret, mais avec les années de plus en plus schématiquement, que l'idéologie a formulé sa doctrine nationale et qu'elle en est arrivée à contrôler la pensée et la plupart des institutions éducationnelles et intellectuelles du Québec.


Mythe, histoire et existence

En examinant, à propos de la soi-disant crise de conscience du Canadien français, les arguments et les solutions qu'on a apportés et les formes de pensée dont on a fait montre en les formulant, on peut distinguer, semble-t-il, trois façons d'aborder le problème, trois espèces de solution, qui correspondent, en gros, au type de mentalité qui les a fait naître. Ces trois types de mentalité, qu'on peut appeler mythique, historique et existentiel, correspondent, d'une part, à l'évolution idéale des sociétés en général et, d'autre part, dans une société en voie de différentiation comme la nôtre à trois types de mentalité, au sein même du Québec. Ces types de mentalité existent dans les autres nations occidentales ; la seule différence réside dans la proportion d'individus que représente chacun de ces types. Avant de les définir, voyons comment, dans l'élite même, ces types de mentalité réagissent en face d'une question controversée : « Canadien français, handicap ou avantage ? » Le type de mentalité que nous avons qualifié de mythique (romantique) fera état de l'excellence de la culture française en invoquant l'arsenal de tous les vieux mythes et romances qui ont bercé la jeunesse de notre groupe ethnique. L'individu mythique est trop près de sa culture pour pouvoir la juger comme quelque chose de distinct. Cette position correspond, semble-t-il, à celle de la majorité des Canadiens français. La deuxième réponse que l'on fera à cette question peut être qualifiée d'historique : ce sera l'explication de la genèse du présent état de choses. Si l'historien n'en reste pas là, il pourra, ou bien se diriger vers le stade existentiel ou bien, comme il arrive souvent au Canada français, il se servira de l'histoire pour créer de nouveaux mythes, destinés à la consommation générale. Ce type de mentalité correspond en gros à tous les défenseurs de « notre doctrine nationale ». Enfin, la position existentielle voudrait d'abord, avant d'être apologétique, examiner la condition présente du Canada français, se demander comment un être humain qui naît Canadien français est équipé pour réaliser sa vie d'homme ; on pourra aussi tâcher de découvrir comment il se compare aux autres nationaux de l'Occident.

La conscience mythique oriente l'action humaine en fonction d'un horizon défini une fois pour toutes ; la vie mythique est par essence une pensée non déprise des choses, encore à demi incarnée, centrée sur le passé ; elle est la répétition des gestes ancestraux qui viennent actualiser le présent. Dans les sociétés occidentales, ce type de mentalité n'existe plus à l'état pur comme dans les sociétés tribales ; il s'est dégradé en une espèce de romantisme où le passé devient matière à rêverie et à sensiblerie. Transposée dans le domaine socio-culturel, cette mentalité ne peut qu'être chimérique et réactionnaire. Au lieu d'envisager tout le réel, d'essayer de le comprendre, ces romantiques en extraient ce qui cadre bien avec leurs thèses et se fabriquent une autre petite réalité. Alors qu'il y a cinquante ans et plus, l'industrialisation du Québec commençait et posait déjà des problèmes de tous ordres, l'idéologie se félicitait que son petit peuple rural, minoritaire, catholique et français, fût à l'abri de tout danger extérieur. Aujourd'hui, elle reconnaît qu'il y a eu des pots cassés ; mais ce n'est pas sa faute puisqu'elle a prêché le retour à la terre, qu'elle a maudit les villes, qu'elle a tout fait pour faire détester les Anglais et les Américains. N'empêche que si aujourd'hui le retour à la terre n'est pas aussi bien porté qu'il l'était, il reste chez plusieurs comme une nostalgie du XIXe siècle, de ce bon vieux temps où tout était si pur, si français, si catholique. Il reste le rejet de l'industrialisation, de l'urbanisation. Plus subtils que les partisans du retour à la terre, les romantiques sociaux d'aujourd'hui voudraient que l'on fît comme si la ville et l'industrie n'existaient pas. On peut dire, en somme, que cette position de certains porte-parole de notre idéologie correspond à une partie de notre population rurale qui vit encore dans une sorte d'immobilisme ancestral, où rien ne commence et rien ne finit et dont la vie est actualisée par les rites et les traditions. Si touchants et attachants que soient ces vestiges d'un autre âge, si exaltants soient-ils pour les âmes romantiques en rupture de ban avec notre société industrielle, si importants soient-ils pour l'étude objective des anciens genres de vie, ils ne sauraient fournir les éléments suffisants pour résoudre le problème canadien-français.

  L'ingrédient mythique et romantique de notre idéologie explique son immobilisme et son irréalisme devant les problèmes quotidiens ; il prend d'ailleurs appui sur l'histoire pour étayer son amour du passé. L'autre élément, plus important et plus évolué, si l'on peut dire, est le type de mentalité qu'on peut qualifier d'« historiciste ». La mentalité, la conscience historique marquent une coupure d'avec le monde mythique ; alors qu'à la période mythique, que l'on retrouve à l'état pur dans les sociétés tribales et sous une forme mitigée dans les sociétés paysannes, l'homme est tellement enraciné dans la nature qu'il fait corps avec elle, la conscience historique se sépare de la nature et se voit en mouvement à travers le temps et l'espace ; l'histoire essaie de rendre intelligible le monde du devenir. En principe, comme l'a montré Gusdorf, la conscience historique porte en soi le sens de l'universel et de l'individuel ; le groupe prend conscience qu'il n'est pas seul sur la terre et qu'avec d'autres groupes il peut envisager une communauté générale des humains qui fait abstraction des particularismes locaux. Esquimau veut dire l'homme ; ce groupe possède une texture tellement serrée que l'individu n'y émerge pas et demeure fondu dans la pâte communautaire. Avec l'éclatement de la communauté tribale, l'homme se dégage de son groupe même et s'individualise plus fortement. La conscience mythique et historique représentent deux stades de l'évolution de l'humanité ; toute une gamme de positions intermédiaires restent possibles. Qui ne voit, par exemple, qu'au Canada français, la forme de conscience historique, qui de soi tend à l'universalisation des groupes et à l'individualisation des personnes, est devenue « historiciste » ; l'histoire n'est plus un instrument pour dégager l'universel des particularismes locaux mais un moyen d'approfondir ses différences, d'opposer l'ethnie canadienne-française aux autres. Loin de viser à l'épanouissement de la personne, l'histoire s'est mise au service de « notre doctrine nationale ».

L'attitude historiciste a un autre caractère : pour elle, faire l'historique d'un problème, c'est le résoudre, et connaître l'origine d'une chose, c'est en connaître la nature. L'histoire classique se bornant à donner une vue, somme toute assez superficielle de la vie d'un peuple, d'une nation, se bornant à relater, à l'aide des seuls documents écrits, les faits qui paraissent les plus importants, vus sous l'angle le plus souvent politique, ne peut, à elle seule, résoudre les problèmes d'ordre économique, social et spirituel qui se posent à une culture donnée ; ni même comprendre et expliquer cette entité ethnique. Toutes les jeunes sociétés, et singulièrement celles qui sont menacées ou se croient menacées dans leur existence même, ont recours à leur histoire pour asseoir leurs revendications et épauler leur action. Sortant à peine de la période mythique et romantique, elles veulent fixer à jamais l'histoire ; leur conception manque de souplesse et de dynamisme. Si la reine Victoria a passé un traité avec un groupe d'Indiens, les historiens de la tribu voudraient toujours s'en tenir à la lettre de ce traité qui est valide « tant que les rivières couleront et que le soleil luira ». Le point de vue historique prend en charge tous les autres points de vue ; l'anecdote de « l'éléphant et la question polonaise » illustre par l'absurde jusqu'où peut aller ce désir de tout expliquer par le point de vue national.

L'attitude existentielle ou objective veut juger des problèmes selon les catégories concrètes de l'existence, non pas par rapport au mythe, ni même selon les balances de précision que nous fournissent les sciences naturelles, mais selon l'optique de la personne humaine engagée dans la réalisation de ses potentialités. Il a fallu que le Québec s'industrialisât et se prolétarisât pour que ses nationaux se rendissent compte de l'irréalisme de ses « éminents sociologues ». En effet, dit Merleau-Ponty, « La condition du prolétaire est telle qu'il se détache des particularités non par la pensée et par un procédé d'abstraction, mais en réalité et par le mouvement même de sa vie [7] ». Le prolétaire est beaucoup moins porté que le séminariste ou la dame patronnesse à croire le père Dugré, S. J., quand il déclare : « Sème ou chôme... notre race sera agricole, ou elle ne grandira plus, elle disparaîtra ». On imagine la réaction de l'ouvrier devant ce bobard et des centaines d'autres que nos « sociologues » ont émis. « Avec le prolétariat, dit encore Merleau-Ponty, l'histoire dépasse les particularités du provincialisme et du chauvinisme et met enfin des individus ressortissant à l'histoire universelle et empiriquement universels à la place des individus locaux. » C'est peut-être un effet de cette libération des servitudes particularistes si la CTCC, malgré les conditions extrêmement favorables de recrutement qu'elle rencontre en notre catholique province, ne compte que trente-cinq pour cent des ouvriers du Québec [8]. L'attitude forcément existentielle, au sens plein du terme, que les prolétaires adoptent en face de la vie et du monde, coïncide avec les courants les plus engagés de la science sociale et de la philosophie modernes. C'est de la conjonction de ces points de vue qu'on peut espérer sortir du cul-de-sac où notre idéologie nationale nous a enfermés.


Irréalité de notre idéologie

En quoi les types de mentalité que nous avons décrits -mythique-romantique et historique-historiciste - ont-ils influé sur la formation de l'idéologie nationaliste ? Les deux types ont ceci de commun qu'ils ont le culte de la différence et du passé et qu'ils tiennent pour négligeable et dangereux le présent ; si le présent entre en ligne de compte dans leur système, c'est toujours en fonction du passé et non de l'avenir. L'idéologie a toujours tendance à définir le Canadien français non pas par ce qu'il est en soi, mais par ce qu'il est par rapport aux autres groupes. Alors que l'effort des éducateurs dans les autres sociétés occidentales se centrait sur la démocratie, la liberté, la connaissance intellectuelle et scientifique, les mots d'ordre de notre idéologie étaient tirés des trois caractères qui opposaient le Canadien français à ses voisins : minoritaire, catholique et français. Très tôt, les caractères de catholique et français furent liés d'une façon indissoluble. Maurice Tremblay écrit là-dessus : « En effet, investie de la mission de garder les Canadiens français catholiques et ayant reçu la liberté de l'accomplir, l'Église en vint vite à la conclusion que dans l'ambiance du Nouveau-Monde où anglais est à peu près synonyme de protestant, elle ne pouvait garder les Canadiens français catholiques qu'en les gardant français [9] ». Parce que l'idéologie a toujours été contrôlée par des individus qui, pour des fins religieuses ou politiques, avaient tout intérêt à monter en épingle les caractères institutionnels qui différencieraient les Canadiens français des autres groupes religieux ou politiques du pays, ils ont été amenés à les définir comme des minoritaires, catholiques et français ; à partir de ces trois caractères, définis plus ou moins dans l'abstrait, l'idéologie a professé quels devaient être le comportement, les attitudes et les valeurs de ce groupe. Maurice Tremblay, après avoir analysé la pensée sociale au Canada français, écrit : « ...partant du postulat de la transcendance du catholicisme sur le protestantisme, de la vérité sur l'erreur [...], [on] transpose inconsciemment cette transcendance sur le plan culturel pour accorder à la culture canadienne-française catholique une supériorité absolue par rapport à la culture anglo-protestante [10] ». Une idéologie qui procède ainsi perd vite contact avec la vérité. C'est pourquoi on trouve aujourd'hui un si profond décalage entre les modèles idéaux de la culture canadienne-française et les schèmes du comportement réel des Canadiens français ; c'est aussi pourquoi la plupart des modèles idéaux des sociétés occidentales comme ceux de liberté, de vérité intellectuelle, de respect de la personne humaine, n'ont jamais eu de sens chez nous et qu'ils n'éveillent dans la masse aucune réaction. Ces mots-là ont été employés tellement à tort et à travers pour la défense des minoritaires, français et catholiques que nous sommes, que, sur le plan humain, ils n'ont plus aucune résonance. Le national a proprement bouffé l'humain. Et la tragédie réside en ceci : alors que l'idéologie nous équipait pour vivre notre vie nationale, elle a laissé l'humain en friche ; et comme on ne peut pas être national à coeur de jour et qu'il faut être simplement humain le plus clair du temps, le Canadien français a dû s'arranger pour vivre sa vie d'homme sans le secours de l'idéologie et à peu près sans modèles idéaux sur lesquels axer sa conduite. Le profond mépris et la désaffection que le peuple témoigne aux politiciens québécois peuvent devenir - ils sont en train de le devenir - le lot des individus qui embouchent les trompettes de l'irréalisme.


S'agit-il de changer ou de connaître
la culture canadienne-française ?

Paradoxe vraiment curieux, ce sont justement ceux qui enseignent inlassablement au Canadien français ce qu'il doit faire et penser, qui se récrient quand Radio-Canada demande, à l'une de ses émissions, si d'être Canadien français est un avantage ou un handicap. Ce sont justement ceux qui croient pouvoir orienter le comportement qui s'inquiètent quand on veut connaître ce qu'est au juste la culture canadienne-française. N'est-ce donc plus un principe de bonne scolastique que de dire « operatio sequitur esse » ? Ce sont les mêmes qui réfutent la thèse du déterminisme avec des arguments en barbara, qui rétorquent que nous sommes irrémédiablement marqués, déterminés par ce qu'ils appellent « notre caractère français ». Qu'est-ce donc que notre caractère français ? Sera-ce donc ce que les traités de rhétorique enseignent sur la clarté, la précision et la concision de la langue française et partant des Français ? Qu'est-ce donc que le caractère français des populations acadiennes des Maritimes ? Avant de faire des phrases « sur notre caractère français », il faudrait savoir exactement à quoi correspond cette expression. Il serait plus juste, semble-t-il, de dire que nous parlons une langue française qui a été particularisée par notre caractère canadien ; c'est lui qui nous marque, ce n'est pas « notre caractère français ». Sait-on ce qu'il est, ce caractère canadien ? Il est plus difficile de répondre à cette question-là car contrairement au cas du caractère français, nous n'avons pas de manuel où puiser une définition toute faite.

Peut-on alors changer ce que nous appellerons avec M. Laurendeau [11] notre caractère national ? S'agit-il bien de le changer ou de le connaître ? S'agit-il de le connaître pour en sortir ou pour tirer parti de ce que nous sommes ? Voilà, semble-t-il, les questions qui se posent. S'il est permis de comparer la thérapie ou l'orientation collective à la thérapie individuelle, on verra qu'il s'agit en somme des mêmes problèmes. Si un individu doute de lui-même, ne réussit pas où d'autres le font (manque de dynamisme, défaitisme), il consultera un spécialiste ; ce dernier s'efforcera de trouver d'où proviennent ses malaises : mésadaptation au milieu, mauvaise éducation, traumatisme quelconque ? Pour que la guérison s'opère, il faudra que non seulement le clinicien connaisse la cause des malaises mais aussi que l'individu lui-même la sache ; sans quoi, il ne peut y avoir réorientation, ni meilleur fonctionnement de la personnalité. La personnalité est-elle changée ? Il ne le semble pas. Il est possible qu'à la longue, à la suite d'un meilleur équilibre, la personnalité s'épanouisse mais ses éléments fondamentaux sont restés les mêmes. Il en va ainsi pour le caractère national. Entre le concept de personnalité individuelle et celui de personnalité modale (caractère national) existent des liens très étroits. En effet, le caractère national est inféré de l'étude des individus, des personnalités qui forment un groupe socio-culturel donné. Le caractère national peut être défini, en gros, comme le noyau central de la structure du caractère de la majorité des membres du groupe, noyau qui s'est formé comme résultat des expériences basiques et des modes de vie communs du groupe lui-même. C'est pourquoi de nombreux éléments qu'on trouve chez les personnalités individuelles vont se retrouver à l'échelle de la personnalité modale.

De même qu'un individu peut être mal orienté par son système d'éducation ou par sa famille, ainsi une culture peut s'engager sur une fausse route si elle est guidée par une idéologie qui part de principes abstraits au lieu de partir de la réalité ; le danger sera d'autant plus grand si l'idéologie est totalitaire, comme c'est le cas au Canada français. En reprenant notre comparaison, il est facile de voir que, dans le cas où la personne aurait souffert d'un traumatisme quelconque, il n'aurait pas été de bonne psychothérapie de lui demander de garder l'image traumatisante toujours présente dans son esprit ; il s'agit pour elle d'en prendre conscience évidemment, de « l'aberractionner », de l'intégrer. Si la Conquête a présenté pour le peuple canadien un trauma - est-il bien sûr qu'il ait pénétré jusqu'à son ethos ? - qui ne voit que personne n'y gagne à toujours garder le nez dans ce trauma ? Qui dira ce que les Acadiens ont gagné d'avoir toujours le nez dans la Déportation ? Il peut fort bien arriver, tant pour la personnalité modale que pour la personnalité individuelle, que ce soit le milieu qui l'influence plutôt que le fait traumatisant. Si on ne cesse de parler à un unijambiste de son membre disparu, peut-être arrivera-t-on à le désarçonner si bien qu'il ne voudra plus se servir de son autre jambe et qu'il verra le monde exclusivement sous l'aspect de l'unijambisme ; comme l'étudiant polonais qui ne pouvait parvenir à parler de l'éléphant qu'en fonction de la question polonaise. Comme ces Canadiens pour qui parler de littérature avec un Parisien, c'est lui demander pourquoi on ne lit pas notre messager du Sacré-Coeur en France !

Examiner une culture, se demander si c'est une culture riche ou pauvre, si elle permet l'épanouissement de l'individu, se demander si son idéologie n'a pas brimé certaines de ses possibilités, ce n'est pas vouloir changer la culture elle-même, c'est se rendre compte de ce qu'elle est, c'est constater le décalage qui existe entre la théorie et la pratique, c'est vouloir l'empêcher de s'immobiliser ou de se désintégrer.


Que faire de l'idéologie ?

Que doit faire l'attitude existentielle pour combattre l'idéologie nationale ? Il faut d'abord en dénoncer les postulats. Maurice Tremblay et Pierre Trudeau, entre autres, l'ont fait avec beaucoup de bonheur ; en examinant les aspects philosophiques, politiques et économiques de l'idéologie, ils en ont démontré l'irréalisme et le confusionnisme [12]. Peut-on aller plus loin et démontrer que, du point de vue de la culture globale du Canada français, l'idéologie non seulement en fausse l'interprétation mais encore la brime inexorablement. Si l'idéologie veut avoir quelque chance d'interpréter la réalité culturelle, ou en être en quelque sorte une projection particulière, jusqu'à quel point doit-elle corriger son optique en fonction de la réalité ? Que répondre à celui qui dit qu'en morale sociale il existe des principes qui doivent guider l'action et que, quelle que soit la réalité, il faut que ces principes soient préservés, que l'idéologie doit poser des jugements de valeur, et que ce domaine ne relève pas de l'ordre de l'existence mais de l'ordre moral ? À ces objections formulées au nom de la morale catholique, on peut répondre deux choses : premièrement, la religion catholique ne devrait pas être mêlée comme telle à l'idéologie nationale et il appartient à l'Église de se désolidariser de « notre doctrine sociale ». On peut être catholique sans être nationaliste. Voici ce que dit Tremblay là-dessus : « Catholique, l'enseignement de la Faculté des sciences sociales veut l'être encore par l'idéal social qu'il poursuit. Un idéal qui n'assigne pas indûment à la charité surnaturelle les limites de la communauté de la foi, ou même de la communauté ethnique, comme on le fait pratiquement dans l'École canadienne-française de la doctrine sociale de l'Église, dans la ligne de la politique d'isolement du clergé canadien-français et du principe de la confessionnalité des associations érigé en absolu. Un idéal social catholique où, toutes les précautions étant prises pour la conservation de la foi, la charité respecte, en la surnaturalisant, la vertu naturelle de justice sociale qui fait un devoir à tous les hommes de bonne volonté de collaborer, dans l'ordre social et politique à la réalisation du bien commun de l'humanité toute entière [13] ».

Dans le cas plus spécifique qui nous occupe ici, à savoir si, du point de vue de la morale ou de ceux qui ont pour mission ou se donnent pour mission de formuler les idéaux d'une culture, il vaut mieux partir de la réalité que de s'en désintéresser, on peut répondre que, quelle que soit l'action qu'on veuille exercer sur un groupe - fût-elle religieuse – une connaissance approfondie du milieu s'impose. C'est le point de vue qui prévaut aujourd'hui en missiologie. Toute action durable doit s'étayer sur la connaissance des peuples que l'on veut évangéliser. Et parce qu'une culture est un tout, dont les éléments sont imbriqués les uns dans les autres, et qu'on ne peut agir sur l'un sans en modifier un autre, il est évident qu'on ne peut évangéliser sans connaître combien la religion est liée aux autres éléments. Si ce principe est vrai pour une religion qui, par définition, ne change pas, il est évident que dans l'ordre des faits socio-culturels qui sont essentiellement dynamiques, il est d'autant plus vrai. Sans aller jusqu'à dire que ce qui est défendu aujourd'hui sera permis demain, ni qu'on puisse prévoir les stades futurs d'une société donnée, il n'en reste pas moins vrai que la loi positive, par exemple, doit tenir compte de ce qui se fait réellement dans une société donnée pour pouvoir édicter ses codes et qu'il doit y avoir corrélation entre la théorie et la pratique. Dans des sociétés extrêmement mobiles et dynamiques comme celles de l'Occident et plus particulièrement de l'Amérique du nord, les valeurs culturelles comme les lois positives se doivent d'être souples, si elles veulent rester accrochées au réel.

Au Canada français, ce point de vue est d'autant plus important que l'idéologie clérico-nationaliste, ayant accaparé toute la place et s'étant prolongée dans la plupart des institutions à cause du vide qu'elle a provoqué en mettant la main sur tous les moyens d'action et de pensée, est devenue extrêmement importante et peut être néfaste pour l'avancement de la culture même. On ne peut comparer son rôle à celui d'aucune autre idéologie ayant les mêmes postulats parce que, à côté de la droite traditionaliste française, par exemple, il y a d'autres idéologies qui se disputent l'adhésion des individus. Une idéologie étant d'abord un système d'idées, il peut arriver qu'une idéologie, globale et institutionnalisée comme celle du Canada français, bloque toutes les avenues qui normalement sont à la disposition des individus pour l'expression et la propagation de leurs idées. S'ensuit-il donc qu'une idéologie totalitaire contrôle tous les comportements et que l'idéologie clérico-nationaliste, ayant accaparé toute la place, en arrive à dominer de part en part l'ethos de ce peuple ? Quelles relations entretiennent idéologie, culture et ethos ? Dans toute culture existent des façons de se comporter, de penser, de sentir qui sont reconnues comme valables ; on pourrait de cette façon connaître une culture sans étudier le comportement réel des individus, en se fondant sur ce qui est censé se faire dans cette société plutôt que sur ce qui se fait. Or le comportement et la pratique ne correspondent jamais tout à fait à la théorie ni à l'idéal. Une idéologie nationale, étant la mise en système des idées et la rationalisation des sentiments et des attitudes d'individus qui font fonction d'élite dans un groupe, en vient à faire partie des modèles qui sont proposés au groupe et à s'incorporer à la morale sociale. Or, une idéologie comme celle du Canada français qui ne se renouvelle pas - on peut à cinquante ou soixante-quinze ans d'intervalle retracer mot à mot les mêmes déclarations [14] - est exposée à ne plus interpréter la réalité culturelle du groupe dont elle se veut le porte-parole. Cependant, Linton remarque aussi que parfois ces schèmes idéaux se verbalisent et n'ont plus sur la culture d'influence réelle. De sorte qu'à côté des normes officielles et en quelque sorte impuissantes qu'on trouve dans une culture, il faut peut-être faire une place à ces normes que constitue l'observation du groupe moyen, et qui, pour n'être pas enseignées avec autant de solennité n'en ont pas moins autant d'autorité [15].

L'idéologie canadienne-française, s'étant sclérosée très tôt et ayant pris comme postulats de base la conservation et la transmission de la culture canadienne-française, sans s'occuper du côté dynamique de toute culture qui est de créer de nouvelles formules et d'adapter les anciennes, en est venue à tourner en rond dans des formules creuses et désuètes sans rapport avec la réalité socio-culturelle. On rétorquera peut-être que notre idéologie nationale, en insistant sur notre caractère minoritaire, catholique et français, n'a pas tout à fait tort puisqu'elle s'appuie sur des caractères réels et non fictifs de notre personnalité nationale. Avec Tremblay, on peut répondre qu'une idéologie qui centre l'effort de son élite nationale sur les caractères particularistes, manifeste « un rétrécissement et un avilissement tragiques de la fonction proprement humaine d'une élite nationale. Celle-ci ne doit-elle pas, en effet, mettre tout son prestige et son influence à briser le cercle étroit de l'égoïsme national et s'appliquer constamment à l'épuration et au dépassement du particularisme ethnique, surtout en travaillant à sa fécondation par l'apport enrichissant de valeurs culturelles étrangères qu'il est susceptible d'assimiler [16] ».


Minoritaire et nationaliste

Si cette doctrine nationale partait de caractères concrets de la culture qu'elle veut guider, elle aurait chance de rester accrochée à la réalité. Parler du Canadien français comme d'un minoritaire catholique et français, c'est ne rien dire tant que ces caractères généraux ne sont pas spécifiés. Il doit bien exister ailleurs d'autres minorités catholiques et françaises auxquelles ces caractères généraux s'appliquent tout aussi bien.

Définir les Canadiens français comme des minoritaires au sein de l'État canadien, élever le fait minoritaire au niveau de caractéristique primordiale de notre caractère national, est aussi réaliste que de définir la personnalité bretonne en marquant d'abord que le Breton est minoritaire en France. C'est faire d'un accident l'essence même du caractère national. Parce qu'en 1955 chaque groupe est le minoritaire d'un groupe plus large, vouloir donner le caractère spécifique d'un groupe en marquant ce caractère minoritaire est singulièrement étroit. C'est comme si, partant du critère moyenâgeux où chaque bourg était autonome, on disait que les habitants de Rivière-du-Loup sont minoritaires. Alors que le principe des nationalités - à chaque groupe ethnique son État - ne veut plus rien dire dans un monde en train de s'unifier, est-il bien sage de nous en tenir à cette formule périmée ? D'ailleurs - et là est la question la plus importante si l'on veut définir objectivement le Canadien français - le Québécois se pense-t-il d'abord comme minoritaire ? Le Canadien français est-il d'abord et avant tout nationaliste ? Ce caractère de son état l'a-t-il envahi à tel point qu'il envisage la réalité sous cet angle unique ? Si l'on veut comparer l'état du minoritaire à celui de l'unijambiste chez qui ce manque d'être obnubile toute la personnalité au point qu'il envisage tout sous l'aspect de 1'unijambisme, peut-on dire que le Canadien se pense ainsi ? On se pose la question au sujet de l'ensemble des Canadien français et non pas seulement à propos des professionnels du complexe d'infériorité, à ceux qui en sont maladivement les victimes, qui le propagent et le sèment comme la lèpre. La réponse, semble-t-il, ne peut s'établir ni par un oui ni par un non mais en degrés, en comparant notre situation à celle d'autres groupes. Il ne semble pas que le Québécois souffre indûment d'infériorité ni qu'il soit exagérément nationaliste, il est vrai que certaines minorités de langue française qui vivent en dehors du Québec semblent atteintes de ce complexe d'infériorité, que leur élite entretient savamment afin de les garder catholiques et françaises. L'idéologie s'est d'ailleurs souvent plainte de l'apathie des Canadiens français et de leur peu d'enthousiasme à suivre ses directives. L'étude objective de la société québécoise porte àcroire que la majorité des individus, loin d'être dans un état de prostration, sont dynamiques, confiants et peu embarrassés de leurs voisins. Si la culture canadienne-française, en tant que culture, manifeste un immobilisme avilissant, c'est que l'idéologie a bloqué toute création ; ne s'occupant que de conserver et de transmettre, elle a tout fossilisé. Quand un personnage aussi important que le secrétaire de l'Université de Montréal déclare : « Le rôle d'une université est de conserver et de transmettre la science beaucoup plus que de l'accroître [17] », on peut deviner combien réactionnaires et rétrogrades peuvent être les porte-parole de l'idéologie à ses paliers inférieurs. Cet immobilisme se manifeste surtout dans le domaine de la création intellectuelle, dans les oeuvres de l'esprit en général, là où l'idéologie pouvait tout éteindre et de fait, éteignait tout. Sur le plan technique et économique, le Québécois, malgré de forts handicaps, créés en partie par l'idéologie, est aussi avancé que plusieurs de ses voisins des autres provinces ; libéré de la camisole de force de « notre doctrine nationale », le Québécois peut prendre sa place avantageusement parmi les autres citoyens du monde. D'ailleurs, même les individus qui secrètent l'idéologie et la propagent ressemblent étonnamment au reste des Canadiens français. Excepté une poignée d'énergumènes qui ont vraiment le prêchi-prêcha dans le sang, les autres n'enfourchent leurs dadas que dans les moments de transe. Au demeurant, ce sont de bons bougres, eux aussi, qui parlent français quand il y a de la grande visite, qui ont des réflexes minoritaires quand on parle des Anglais, et qui sont catholiques quand il s'agit d'organiser un bingo pour les oeuvres de la paroisse ; l'idéologie est tellement impérative qu'il faut y sacrifier de fois à autres.

Les historiens, ceux-là mêmes qui, en général, prêchent le nationalisme, ont été enclins à considérer certaines manifestations politiques des Canadiens français comme des signes infaillibles de leur nationalisme et de leur haine de l'Anglais. C'est ainsi par exemple, qu'on a interprété leur opposition à la guerre et à la conscription. Ne serait-ce pas plutôt l'effet d'une caractéristique positive et profonde de la culture canadienne-française : son extrême sentiment d'« en groupe », de sociabilité, son extrême attachement à son petit monde et à son milieu ? Pendant la dernière guerre, il répond non au plébiscite parce qu'il ne veut pas aller à la guerre ; il répond non aussi au Bloc populaire qui prêche un nationalisme échevelé. La haine de l'Anglais apparaît donc plutôt comme une rationalisation de l'idéologie. Il semble donc que si l'on veut définir le Canadien français et sa culture, ce sentiment d'infériorité, ce nationalisme qu'on lui prête volontiers entrent très peu en ligne de compte dans sa personnalité modale. Il est d'ailleurs extrêmement difficile de déterminer, à partir des options politiques que le Québec peut faire, les sentiments et les idées qui ont fait pencher une majorité d'individus pour tel ou tel parti. La politique provinciale est jugée avec tant de cynisme qu'une bonne partie de la population n'y voit qu'une espèce de grand divertissement à épisodes multiples. Quoi qu'il en soit, les partis, bleu ou rouge, laissent leurs partisans largement indifférenciés, tellement ces partis ont un contenu idéologique indifférencié ; rien ici du fossé entre le communiste français et le républicain-populaire.

Parce que depuis toujours les Canadiens français ont vécu entre eux, nombreux sont ceux qui n'ont jamais eu de contacts avec les Canadiens anglais. Mis en présence de ces derniers, le Québécois ne les traitera ni comme des évêques ni comme des chiens ; il n'aura l'air, la plupart du temps, ni prostré, ni agressif. Tout différent fut le comportement d'un frère des Écoles chrétiennes que j'observai, récemment, à la collation des diplômes d'une université canadienne. Appelé à prendre la parole, à la suite d'un Anglo-Canadien, il en profita pour prononcer un discours empreint d'une vive acrimonie contre les ennemis de sa race. Endoctriné par l'idéologie, fabricant lui-même de broderies nationalistes sur la grande toile créée par ses devanciers, il représentait toute une classe de notre élite qui se fait peur avec les croque-mitaines qu'elle a fabriqués elle-même de toutes pièces. Le Canadien français moyen ne semble pas croire qu'il soit aussi traqué ni que ses ennemis soient si nombreux.


Catholiques ou Canadiens français ?

On s'est tellement hypnotisé sur le devoir que nous avons de conserver et de transmettre l'héritage reçu, qu'on ne s'est pas soucié de savoir exactement ce que l'on conservait et transmettait. Oh ! je sais bien que l'on conservait la religion catholique, la langue et les traditions françaises, mais s'est-on jamais demandé ce qu'il y a derrière ces mots. S'est-on jamais demandé ce que sont devenus, depuis les années et même les siècles que nous les transmettons, tous ces éléments dont nous sommes si fiers. Chaque génération a enfourché les dadas et a réclamé notre droit à la foi catholique, à la langue et aux traditions françaises. Comme si ces éléments ne faisaient pas partie intégrante de notre personnalité nationale, comme si l'on pouvait les conserver et les transmettre comme des pièces de musée, détachées du reste de notre vie quotidienne. Parce qu'une culture est un tout dont les éléments s'influencent mutuellement parce que certaines valeurs, certains sentiments, pas nécessairement conscients et affichés, agissent comme des pôles directeurs de l'activité, des idées et des sentiments communs, on n'a pas le droit d'en détacher certains éléments et de démontrer déductivement quel rôle ils jouent dans la culture. La culture française et la religion catholique sont devenues ce que nous sommes. Le catholicisme vécu au Canada français n'est pas le catholicisme des manuels d'apologétique ; c'est une religion vécue et incarnée dans une culture particulière et qui prend de cette culture, non pas au niveau du dogme ni du rituel, mais comme signification spirituelle, la couleur et la modalité. À ce point de vue-là, le catholicisme du Canada français diffère de celui de la France. Que la religion influence le reste de la culture, d'accord, mais la culture globale influence à son tour la signification de la religion. Comment expliquer le fait que certains religieux étrangers soient si scandalisés par le catholicisme québécois, si ce n'est que la religion elle-même en vient à prendre l'image même de la culture du groupe où elle est pratiquée. Oublier cette vérité élémentaire conduit à l'erreur des nationalistes dénoncée par Tremblay : « partant du postulat de la transcendance du catholicisme sur le protestantisme, de la vérité sur l'erreur, l'auteur transpose inconsciemment cette transcendance sur le plan culturel, pour accorder à la culture canadienne-française catholique une supériorité absolue par rapport à la culture anglo-protestante [18] ». Un tel jugement est peut-être à l'origine du pharisaïsme de notre idéologie.


 

Sommes-nous de culture française ?

Un autre postulat, le postulat central de « notre doctrine nationale », c'est que le Québec est de culture française et qu'il défend les valeurs françaises en Amérique. Est-ce bien vrai ? Si tant est que nous défendions quelque chose - nous sommes quelque chose - nous défendons une forme de culture qu'on a accoutumé d'appeler la culture canadienne-française, mais qui n'est rien moins que la culture française. « On peut définir les cultures, d'une part, comme des schèmes résultant d'une évolution historique et, d'autre part, comme des ensembles d'habitudes reconnues comme valables dans une société donnée et dont on peut repérer les traces dans toutes les sphères de l'activité humaine - la politique et le droit, l'art et la religion, la connaissance intellectuelle sous toutes ses formes [19] ». Une culture est donc un tout organisé d'idées, d'habitudes et de réactions émotives, que les membres d'une société donnée actualisent et transmettent. Dans ce sens-là, la culture française telle que vécue par quarante millions de Français n'est pas la culture que vivent en Amérique quatre millions de Canadiens français. On objectera que ce n'est pas dans ce sens-là qu'on entend ordinairement que les Canadiens représentent ou défendent la culture française en Amérique ; on veut dire qu'étant issus de la France, nous avons conservé certains éléments de sa culture et que ce sont ces éléments que nous continuons à défendre. Encore ici, il semble bien que cette interprétation ne corresponde pas à la réalité. Parce qu'une culture n'est pas une collection d'éléments disparates juxtaposés et sans lien organique, on peut se demander quels seraient ces éléments qui auraient continué de mener ici une vie autonome, et qui seraient si peu intégrés qu'ils auraient gardé la même signification qu'ils avaient quand ils étaient intégrés dans un autre contexte culturel. Quand on parle de culture humaine, de caractère national ou de n'importe quelle autre entité qui a trait au comportement humain, on reste toujours dans l'univers des significations ; la signification d'un élément culturel ne peut être connue que lorsqu'on envisage la culture comme un tout dont les parties sont en étroite relation les unes avec les autres. Cela est si vrai que deux cultures peuvent à la rigueur posséder les mêmes éléments et former deux cultures absolument distinctes ; les mêmes mots, selon qu'ils sont employés dans l'un ou l'autre des contextes culturels, prennent des significations différentes ; ils n'évoquent pas la même réponse émotive. Un Québécois sent ces différences à l'intérieur du Canada français même, quand il fréquente des individus de langue française qui vivent dans les autres provinces. On aura beau employer toutes les subtilités métaphoriques, parler de branche, de tronc, de feuilles, comme l'a fait M. Gilson il y a quelques années, la France et le Canada français forment des entités culturelles distinctes parce que, dans chacun des touts que forment ces deux façons de vivre, les éléments constituants se sont structurés de façon différente.

Le cas de la langue française est le plus souvent en cause. On peut définir une langue comme un système de symboles vocaux arbitraires au moyen desquels les membres d'un groupe social viennent en interaction ; c'est par le langage que l'enfant acquiert une culture donnée, laquelle est ainsi dotée d'une continuité spatio-temporelle. La langue est à la fois une condition de la culture, une partie de la culture et une résultante de la culture. Et c'est parce que les relations entre culture et langue sont très étroites et très complexes que la langue suit en général la même évolution que la culture. Parce que la langue symbolise ces significations et que, en un sens, elle est ces significations-là, on ne peut pas l'isoler du contexte culturel. De la même façon que la culture canadienne-française n'est pas la culture française, la langue canadienne-française n'est pas la langue française, quelque grandes que puissent être les similitudes de leur lexique et de leur syntaxe. Depuis longtemps, la langue a fait au Canada français l'objet de campagnes d'épuration qui ont eu pour effet de stabiliser son évolution et de conserver sa place au français académique. On peut dire que, n'était l'influence des institutions éducationelles, de la radio d'État et de maints autres organismes, il y a belle lurette que la langue eût changé et qu'elle eût suivi le rythme de changement qu'on aperçoit dans le reste de la culture. Il existe d'ailleurs un parler canadien, une langue canadienne qui, si elle n'a pas cours officiellement, n'en est pas moins parlée àdes degrés divers dans toutes les classes de la société. Cette langue tend à s'éloigner de plus en plus du français académique, tant par son vocabulaire que par sa syntaxe. Il est bien évident que l'idéologie, en voulant nous enfermer dans notre coin, en voulant faire de nous un petit peuple providentiel, a créé des circonstances favorables à l'éclosion d'une petite langue de chez nous. Occupée à se battre avec acharnement sur le plan politique, à créer des croque-mitaines à la douzaine, à prêcher le retour à la terre, le corporatisme et l'achat chez nous, l'idéologie a tout bonnement oublié la culture canadienne-française, qui a poursuivi son petit bonhomme de chemin comme elle a pu.

On pourra répondre que même si la culture et la langue canadiennes-françaises ne sont pas la culture et la langue françaises, le Québec peut quand même s'en réclamer et, à l'occasion, les défendre. Il semble bien que ce soit à la faveur de tels sentiments que la confusion se glisse ; à défendre une chose, même que l'on sait n'être pas soi-même, on en vient inconsciemment à croire que « c'est du pareil au même » ; c'est ainsi que l'on s'est fait croire à soi-même que l'on était la culture française. Ce fait nous dispense de connaître réellement notre culture et nous prédispose à jouer sur l'équivoque en face des autres groupes et de nous-mêmes. D'ailleurs, le gros des gens ne se trompent pas qui voient les Français comme des étrangers et qui ne se gênent pas pour leur prêter des défauts qu'ils n'ont pas toujours. Il semble bien que notre sentiment à l'égard des Français ne soit pas tellement éloigné des stéréotypes qui ont cours à leur sujet chez les Anglo-Canadiens et les Américains. Des observations personnelles et nombre de témoignages sembleraient confirmer cette opinion.

Depuis un certain nombre d'années - ce phénomène a peut-être d'ailleurs toujours existé - on peut observer, à ce sujet, un certain clivage parmi les classes sociales. Ne trouvant dans la culture canadienne rien qui les satisfasse du point de vue intellectuel et spirituel, nombreux sont les individus qui se tournent vers la France pour s'y inspirer du climat de liberté et de création, raréfié au Québec. Hughes a bien vu ce fait : « Nous avons l'impression que si la culture canadienne-française demeure relativement stable, c'est que les rebelles et les libres penseurs de ce groupe ont à leur disposition tout un continent pour s'évader ; quand le climat de leur culture devient irrespirable, ils s'éloignent avec leurs idées hétérodoxes et laissent leur culture intacte [20] ». Dans un article à Cité libre [21], nous avons nous-même attiré l'attention des lecteurs sur ce phénomène qui nous semble capital pour comprendre l'immobilisme intellectuel de la culture canadienne-française. Nous avions en vue non seulement l'évasion physique sur le continent nord-américain mais une évasion qui peut se pratiquer tout en restant sur place et en continuant à vivre au sein de la nation. On peut se demander si pareille évasion de la culture, pareil clivage au sein des couches sociales, est bénéfique. Du point de vue strictement individuel, il semble bien que ce soit la seule attitude possible ; du point de vue du groupe lui-même, on peut se demander si cette minorité qui chemine en dehors des sentiers battus, influencera le gros de la population ou si, au contraire, leurs deux évolutions demeureront divergentes. Une culture, au sens anthropologique du terme, ne se définissant pas, selon l'acception classique du terme, comme le patrimoine intellectuel et artistique d'une société, mais comme le tout organisé du comportement, des attitudes, idées et sentiments des individus qui composent cette société, il arrive qu'on puisse se tromper en voulant déterminer la signification d'une certaine évolution intellectuelle et artistique dans un secteur restreint de la population. Si cette évolution ne procède pas de la culture elle-même, si la société où elle se manifeste n'est pas prête à l'assimiler et si, d'autre part, la masse des individus est engagée sur une autre voie plus en conformité avec ses postulats et ses prémisses, ne voit-on pas qu'il peut se produire, entre ce petit groupe et les nationaux, une coupure profonde, une ouverture que Falardeau a comparée à une ouverture de ciseau ? Est-ce le cas de ceux des nôtres qui sont allés puiser ailleurs les connaissances et le désir de dépassement nécessaires à toute création artistique, intellectuelle ou scientifique, et qui ne peuvent pas les propager dans un milieu qui « conserve et transmet » ? Pourquoi tant des nôtres sont-ils obligés d'émigrer ou doivent-ils piétiner sur place ? Il y a certes, l'idéologie polycéphale qui veille à ce qu'aucun déviationnisme ne naisse et à perpétuer un ordre antique et vénérable ; existe aussi un manque de compréhension entre un public dopé par l'idéologie et les individus qui veulent avancer ; il semble bien qu'il ne s'agisse pas d'incompréhension momentanée mais d'orientation antipathique. Il semble que ce qui fait l'essence de la mentalité française, cet esprit critique, cette soif de liberté et ce sens de création, se soit réfugié chez quelques individus vivant en marge du groupe canadien-français ; et que l'idéologie n'en a gardé que quelques oripeaux, dont des cymbales vantent les bienfaits aux jours de fête.


Plaidoyer pour une gauche
canadienne-française

L'idéologie de droite contrôle tellement bien toutes les institutions d'éducation et de pensée, tous les organes d'expression, qu'elle s'est infiltrée dans tous les domaines et qu'elle a réussi à créer un immense vide, un marais où elle enlise ceux qui sont de son bord ; elle a si bien découragé toute idée de liberté, de critique et de recherche, qu'aucun individu ne se sent de taille à percer ce mur moyenâgeux qu'elle a établi autour d'elle et du peuple qu'elle contrôle. Face à cette stagnation, les individus qui auraient pu apporter quelque chose de neuf et faire progresser la culture s'en détachent et laissent l'idéologie jouer tranquillement avec ses dadas. Ceux qui ne veulent pas se contenter de « conserver et de transmettre » des formules creuses, mais qui veulent suivre le reste du monde occidental et hâter l'avènement d'une humanité plus éclairée et plus heureuse, ceux-là trouvent difficilement place chez nous. Parce que notre élite a toujours fondé sa doctrine sur des éléments particularistes et provinciaux, sur des intérêts mesquins de classe, elle a créé des nationaux hypertrophiés qui ne se soucient guère d'être des hommes pourvu qu'ils soient de bons Canadiens français. Le malheur, au Canada français, ce n'est pas qu'il y ait une droite, c'est que la droite occupe toute la place. Dans toute société normalement évoluée, les deux points de vue composent : tantôt, c'est la gauche, toujours en désaccord avec l'ordre établi et qui aspire sans cesse à un ordre qu'elle croit meilleur. Les nationalistes sont toujours des hommes de droite, des hommes qui « conservent » et qui voient le monde à travers leur optique nationale, qui ne sont pas d'abord pour la justice, mais pour leur justice, non pour l'avancement humain, mais l'avancement des leurs, non pour Dieu, mais pour leur religion. Parce que la gauche, comme le dit Malraux [22], se bat toujours pour des principes universels, valables pour tous les hommes, parce qu'elle envisage d'abord l'homme, l'être humain avant le Turc ou le Bulgare, il est grand temps que ceux qui, au Canada français, se sentent à l'étroit dans une doctrine d'achat chez nous, s'organisent en une gauche qui revendiquera, pour les provinciaux que nous sommes devenus, le droit d'être des hommes.

Loin de désespérer de l'avenir des Canadiens français, la gauche saura les faire entrer dans l'histoire ; au moment où l'idéologie de droite se montre pessimiste et suppute combien d'années « la race » peut encore durer, il est temps de marquer sa confiance aux siens et de combattre l'idéologie qui les a brimés depuis deux siècles. Que le mot de gauche n'effraie pas les catholiques éveillés ; combattre l'ignorance, l'étroitesse d'esprit et les intérêts de castes n'est pas faire oeuvre de perdition. S'élever contre l'immobilisme et l'irréalisme d'une idéologie fossilisée, c'est avoir foi en l'homme, c'est tabler sur le désir de dépassement qui est apparu sur la terre avec l'homme et qui est l'un de ses plus beaux titres de noblesse.



[1] Pelletier, Gérard, « D'un prolétariat spirituel », Esprit, août-septembre 1952, p. 195.

[2] Rapporté dans Arts, 16 ou 22 février 1955.

[3] Davy, Georges dans L'Année sociologique, troisième. série, t. 1, p. 194.

[4] Kardiner, A. The Psychological Frontiers of Society, p. 372.

[5] Tremblay, Maurice. « La pensée sociale au Canada français », MSS, Québec, juin 1950.

[6] On pourra consulter là-dessus, Tremblay, Maurice. La pensée sociale au Canada français, MSS, Québec, 1950 ; et Trudeau, P. E. « La province de Québec au moment de la grève » dans La Grève d'Asbestos, [La Grève de l'amiante, Les éditions de Cité libre, 1956] à paraître.

[7] Merleau-Ponty, M, Humanisme et terreur, p. 124.

[8] Trudeau, P. E, op. cit, p. 74.

[9] Tremblay, Maurice, op. cit., p. 25.

[10] Tremblay, Maurice, op. cit., p. 43.

[11] Laurendeau, André, « Canadien français », Le Devoir (4 décembre 1954).

[12] Tremblay, M., La pensée sociale au Canada français. MSS, Québec, 1950. Trudeau, P. E. « La province de Québec au moment de la grève » dans La Grève d'Asbestos, à paraître.

[13] Op. cit., p. 100.

[14] Voir Tremblay et Trudeau, op. cit. et Wade, Mason, The French Canadians 1760-1945, passim.

[15] Dufrenne, Mikel La Personnalité de base, Paris, 1954, p. 11.

[16] Tremblay, M., op. cit., p. 47.

[17] Cité par Trudeau, P. E, op. cit., p. 74 du MSS.

[18] Tremblay, M., op. cit, p. 43.

[19] McKeown, Richard. « La philosophie devant la diversité des cultures » dans Originalité des cultures, Unesco, p. 11.

[20] Hughes, Everett., Where People Meet. p. 105.

[21] Rioux, Marcel. « Remarques sur l'éducation et la culture canadiennes-française », Cité libre, n° 8.

[22] L'Express, 29 janvier 1955.



Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 28 novembre 2011 19:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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