RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Marcel Rioux, “L'éducation artistique et la société post-industrielle (1969)


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Marcel Rioux, “L'éducation artistique et la société post-industrielle”. Un article publié dans la revue Socialisme 69, Revue du socialisme international et québécois, no 19, octobre-décembre 1969, pp. 93-101.

Texte de l'auteur

L'éducation artistique et la société post-industrielle”. * 

Un article publié dans la revue Socialisme 69,
Revue du socialisme international et québécois
,
no 19, octobre-décembre 1969, pp. 93-101.

 

Le 31 mars 1966, le Gouvernement du Québec chargeait une commission d'enquête [1] d'étudier "toutes lès questions relatives à l'enseignement des arts". À l'été 1968, la Commission remettait son rapport ; en avril 1969, il devenait public. [2] Le premier volume (298 pages) porte sur des considérations générales sur la société, la culture, l'art et l'éducation ainsi que sur les structures d'ensemble recommandées pour la mise en place des enseignements artistiques ; le deuxième volume (382 pages) détaille les, recommandations concernant le fonctionnement du système ; le dernier (200 pages) rassemble certaines des études techniques qui ont été faites pour le compte de la Commission. L'objet de ces remarques est de donner un bref résumé de la première partie du premier volume (113 pages) qui traite des principes et considérations qui sous-tendent les recommandations du rapport. 

La création, par le gouvernement, de la Commission d'enquête sur l'enseignement des arts suit de près la publication d'un vaste rapport sur l'enseignement général du Québec. Les cinq volumes de ce Rapport, dit Rapport Parent, se sont échelonnés de 1962 à 1965. C'est sur lui que s'appuie la réforme de l'enseignement qui est maintenant en cours de réalisation. Dès les débuts, notre Commission a accepté les grandes lignes du Rapport Parent et a formulé des recommandations adaptées aux nouvelles structures que le Ministère de l'Éducation a mises sur pied après la publication de ce Rapport. Notre Commission relevait du Ministère de l'Éducation qui était déjà responsable de la plupart des enseignements artistiques dispensés au Québec ; elle dépendait aussi du Ministère des Affaires culturelles qui administre les Conservatoires de Musiques et d'Art dramatique. Par certains côtés, l'administration de l'enseignement des arts au Québec s'est inspirée de la France, où là aussi, deux Ministères, les mêmes qu'au Québec, sont responsables des enseignements artistiques. (Notre Commission a recommandé que tous les enseignements artistiques publics relèvent du Ministère de l'Éducation et soient intégrés aux structures de ce Ministère et à l'enseignement général. Au Ministère des Affaires culturelles seraient' dévolues des responsabilités dans le domaine de la promotion et la diffusion culturelles). 

La Commission Parent s'était donnée pour tâche de moderniser l'enseignement au Québec et a recommandé la mise sur pied de structures et de programmes ainsi que l'emploi de pédagogies qui fussent adaptés à la société industrielle que le Québec était devenu. La tâche était énorme puisque l'éducation était encore largement entre les mains des Églises et d'institutions privées et que la philosophie qui sous-tendait l'enseignement s'inspirait de la théorie et de la pratique des sociétés préindustrielles. Au moment où le Rapport Parent était publié et était mis à exécution, la société québécoise, à cause des retombées technologiques et économiques que lui apporte son voisin américain, était en passe d'entrer dans la phase post-industrielle de son développement. Il fallait donc que notre Commission s'interroge non seulement sur la place de l'enseignement des arts dans un système d'éducation adapté aux impératifs de la société industrielle mais encore sur les fonctions de l'éducation dans le type de société auquel le Québec commence d'appartenir. La Commission Parent avait surtout dégagé de la société industrielle les traits suivants : rationalité, individualisme et spécialisation fonctionnelle. Il nous fallait nous interroger sur ceux de la société post-industrielle. Il nous paraissait évident que chaque type de société ayant des traits distinctifs commande un système d'éducation dont l'une des tâches est de d'adapter à ces caractères généraux. D'autre part, comme l'éducation "est un phénomène social total qui met en cause la société elle-même et cela à tous ses paliers. de même que dans des volontés d'exister les plus latentes comme les plus manifestes". [3] notre Commission s'est aussi interrogée sur la société globale du Québec, qui en plus de présenter des traits qui sont communs à plusieurs sociétés est aussi une entité bien individuée. 

Les systèmes d'éducation qui ont été mis sur pied dans les sociétés industrielles étaient eux-mêmes axés sur les impératifs de ces sociétés. Dès les débuts de ce type de société, "on assiste à la conjonction de trois grands phénomènes : accumulation des capitaux, accélération des inventions techniques et main-d'oeuvre rendue disponible par les pressions qu'exercent les deux premiers facteurs." L'objectif principal de la société industrielle, celui qui va influencer profondément toutes les pratiques, c'est la production de biens et de richesses. Toute l'éducation familiale et scolaire, était ordonnée vers l'entrée des individus dans ce système de production. Le gros des populations était instruit dans les techniques et les connaissances que requérait ce système de production. Seule une petite élite recevait un enseignement moins utilitaire, "enseignement que le Rapport Parent qualifie d'humaniste et qui avait pour fonction de couler dans un moule intellectuel et moral unique ceux qui allaient former la classe supérieure de la nation". Dans ce type de société - sociétés à classes sociales -c'est donc la classe dominante, la bourgeoisie, qui contribue le plus à déterminer les fonctions des systèmes d'éducation et à imposer à l'ensemble de la société certaines de ses valeurs. Pendant longtemps, chaque classe sociale a conservé une bonne partie de sa culture première, c'est-à-dire selon la définition de Canguilhem, son propre "code de mise en ordre de l'expérience humaine". La société globale, bien que dominée par la bourgeoisie, n'en conservait pas moins des sous-cultures importantes, particulièrement celles de la classe ouvrière et de la paysannerie. Que s'est-il produit depuis les nombreuses décennies que dure la société industrielle ? Les processus cumulatifs (économie, science, technique) sur lesquels étaient fondées la visée et la pratique de la société industrielle ont pris tellement d'importance qu'ils ont érodé la culture première des classes sociales et renvoyé à la vie privée tous les processus non-cumulatifs (sensorialité, sensibilité, sensualité, spontanéité. art, moralité). Il en émerge un idéal de la fonctionnalité qui pénètre les relations et les esprits, et selon lequel la société devient un organisme dont le fonctionnement ne relève plus que des règles abstraites de la logique et de l'équilibre, et auquel les individus sont rattachés par des liens divers mais toujours à distance. L'organisation fournit elle-même des symboles qui lui servent de justifications et de valorisations. C'est à elle-même que l'organisation tente de provoquer l'identification de ses employés. Cette culture que secrète l'organisation, ces valeurs et ces symboles apparaissent de plus en plus comme des sous-produits de la production des biens de consommation. Elle aide au bon fonctionnement de l'organisation. On sait, d'ailleurs, que l'organisation fabrique des besoins qui varient périodiquement selon les aléas du marché. Daniel Bell écrit : "Bien que ces changements influencent au premier chef le style de vie, les manières, les moeurs, l'habillement, le goût, les habitudes alimentaires et les façons de se divertir, tôt ou tard, ils affectent des aspects fondamentaux, la structure de l'autorité dans la famille, le rôle des enfants et des jeunes adultes et finalement, les différents buts à atteindre dans la société globale". Le développement toujours plus poussé à érodé les traditions - les cultures premières ~ qui définissaient "les différents buts à atteindre dans la société globale". Dans les sociétés industrielles avancées ces buts sont de plus en plus déterminés par la finalité même des processus cumulatifs de la société : croissance économique et développement technologique. Les buts de la société industrielle avancée, son idéologie. sont incorporés dans son système de production même. Les différents agents d'éducation visent à produire un homme normal, un homme adapté, qui produit et qui consomme comme la société le lui prescrit. Certains spécialistes comme Brzezenski prévoient d'ailleurs qu'il en sera davantage ainsi dans la société post-industrielle : le gros de la population, pense-t-il, aura une situation matérielle plutôt confortable mais n'aura virtuellement aucun but à son existence. "D'une société se préoccupant essentiellement de réalisations (société industrielle), on passera à une société (post-industrielle) de divertissement, avec un pléthore de spectacles pour spectateurs passifs (sports de masse, télévision) fournissant l'opium à des masses qui se verront de façon croissante dépourvues de tout objectif". 

Devant ces constatations et d'autres qu'il serait trop long de résumer, la Commission croit que les systèmes d'éducation doivent plutôt viser à former un homme normatif qu'un homme normal, c'est-à-dire un homme qui pourra créer et assumer des normes. "A l'homme extéro-dirigé de nos sociétés industrielles avancées, devra succéder l'homme autonome qui saura fonder sa personnalité et sa conduite sur des valeurs qu'il saura créer et assumer". "Si culture veut dire relations avec le monde extérieur, il est de toute nécessité d'équiper l'homme pour qu'il puisse vraiment entrer en relation avec le monde, non seulement, par l'entremise des mots, mais à travers tous ses sens, à travers tous les modes de connaissances". 

Comment y parvenir ? Comment l'éducation artistique et l'enseignement des arts peuvent-ils concourir à l'établissement d'un système d'éducation dont les fonctions seront de former des hommes qui puissent retrouver un sens à leur vie et contribuer à créer une nouvelle culture, un nouveau code de mise en ordre de l'expérience humaine ? Il s'agit de. passer de la culture humaniste, culture de l'élite dans la société industrielle pour en arriver à une culture ouverte qui sera mieux adaptée à la société post-industrielle. Abraham Moles décrit ainsi la culture humaniste, issue de la pensée cartésienne : "pour faire un homme cultivé écrit-il. enseignons-lui quelques grands concepts, ces concepts carrefours : principes de la géométrie, éléments du latin et de langues étrangères, grandes idées philosophiques ; il disposera d'un fil d'Ariane, d'une trajectoire, d'un mode d'emploi. qui lui permettront d'appréhender les événements, de les jauger, de les mesurer, de les coordonner dans son esprit par rapport aux autres, de leur trouver une place toute préparée dans l'ameublement de son cerveau". Les Encyclopédistes firent le bilan de cette culture humaniste. Cette culture est périmée pour deux raisons : elle se fonde sur une fonction quantitative de la connaissance ; elle se réfère à une culture philologique, où les objets à connaître sont donnés par les mots. Le milieu technique de l'homme a considérablement évolué depuis Descartes, et la culture humaniste n'est plus adaptée à ce milieu. L'homme coupé de son passé, inquiet de son avenir "soumis à la pression des désirs que l'on suscite en lui, cet homme pénètre dans le champ total des régimes d'images et de signes ; mais c'est un champ sémantique qui se déplace vers le pôle du signal. Le système binaire des ordinateurs est de plus en plus appliqué à l'homme lui-même. On assiste à une opérationalisation poussée de l'homme et de sa culture. On assiste à la mort des symboles. Les signes eux-mêmes sont remplacés de plus en plus par des signaux. Comment réinsérer des significations et des symboles dans une culture qui est devenue un sous-produit du système technique ? Comment parvenir à resémantiser notre univers ? Comment arriver à faire participer le plus grand nombre à cette tâche ? Il a semblé à la Commission que l'éducation artistique détient l'une des clefs principales de la solution. Les arts doivent devenir dans la société post-industrielle l'une des disciplines de base du système d'éducation. Pourquoi et comment ? Pour saisir le sens de la fonction artistique chez l'homme, il faut retourner au commencement. 

Dès le commencement l'art est indissociable du langage et de la technique. L'homme du commencement possède d'une certaine façon, la pensée ouverte par excellence, pensée qui se rétrécira graduellement par la mort des symboles pour aboutir à l'esprit expérimental de la science d'aujourd'hui. La question n'est pas de faire disparaître les signes et les signaux, mais la question est de permettre aux symboles d'apparaître et de vivre. Précisément parce que, par définition, le symbole est une ouverture, il nous semble que l'ensemble des fonctions artistiques ont pour tâche de maintenir le symbole à la surface... dès le commencement, naissant du langage et de la technique, l'art se propose également comme une nouvelle façon de connaître, comment l'indice d'une nouvelle appropriation du monde, un indice de plus de la profonde tendance à la distanciation. "Au commencement il n'y a pas d'autre art qu'utilitaire... et de plus il nous semble impossible de soutenir les anciennes catégories d'art pur et d'art appliqué". "L'oeuvre d'art est un espace ouvert, un objet ouvert qui se définit d'abord par la matière... on peut parler d'une dialectique entre l'objet physique et le phénomène... l'oeuvre d'art se caractérise par la pluralité de ses significations... et il est à lui-même son être et sa fin..." 

Piaget dira "que la source même de la pensée est à chercher dans la fonction symbolique". Cette constatation de Piaget correspond parfaitement à la nature de la pensée totalisante, de l'objet ouvert qui est apparu vers 29,000, comme l'a montré Leroi-Gourhan. L'oeuvre d'art a d'abord une dimension symbolique et n'est pas épuisée par la perception. Or elle échappe à la perception qui procède par découpages, par épuisement des détails, et qui ne permet jamais un saisissement global ; précisément parce que le symbolique "veut exprimer avant toute chose la non-immédiateté de notre appréhension de la réalité. "Vouloir dire autre chose que ce que l'on dit, voilà la fonction symbolique." [4] De plus, il n'y a pas de symbole "sans début d'interprétation (...), l'interprétation appartient organiquement à la pensée symbolique et à son double sens"... en soi l'oeuvre d'art appelle l'expérience de l'autre qui, en quelque sorte, la fondera dans l'être." "On pourrait presque dire, en radicalisant, qu'il y a deux tendances dans toute oeuvre d'art, une tension profonde entre ce qui est tour à tour, et à la fois, polarisé par le social et par l'individuel. Ce mouvement provient de la double nature de l'art. 

L'art correspond au désir freudien, il est au coeur de la créativité, il est projet du possible. Ricoeur dira que l'oeuvre d'art est un "symbole prospectif de la synthèse personnelle et de l'avenir de l'homme". [5] Ainsi l'oeuvre d'art ouvre l'espace, le champ des possibles. "C'est là que et l'importance sociale de l'art, écrit Jung, il travaille continuellement à l'éducation de l'esprit du temps en faisant surgir les formes qui lui font le plus défaut..." 

"De par sa double nature, dès le commencement, l'art est un fait social. Il est facteur d'intégration de l'homme à l'homme, de l'homme à la société, de l'homme au monde. Dès que l'oeuvre d'art apparaît dans son unicité, elle polarise l'expérience, elle polarise la participation, sous laquelle elle ne peut se révéler telle qu'elle est dans son acte unique d'ouverture... Si parfois il reflète l'ordre de la société, généralement il le conteste et anticipe un nouvel ordre. Il surgit profondément du soi dans l'expérience d'un manque qu'il ne peut que contester". 

Si la société tend à codifier les valeurs dans un système qui vise à les rendre stables, "l'art, par définition est liberté. Il est une ouverture sur l'imaginaire, une réorganisation des symboles revivifiés... l'oeuvre d'art, dans son action profonde, traumatise la société et la défie, en l'obligeant à se remettre en question, ou se situer en relation avec de nouvelles valeurs. Or cette remise en question est une nécessité vitale pour la société, sans quoi la codification des valeurs est une mort lente et certaine. La société, comme l'organisme ne peut survivre qu'en s'ouvrant aux modifications, du devenir". Mais l'art n'a pas d'autre qualité que la sienne propre. Et comme le dit Mikel Dufresne, "la tâche du public est d'accomplir cet être". 

D'autre part, il n'y a pas d'activité créatrice sans imagination. L'imagination est le pouvoir d'une représentation anticipante. Elle est un mode de connaissance, une double ouverture sur la connaissance et sur l'action. C'est précisément parce que l'activité artistique a l'imagination, comme force dynamique interne, qu'elle a ce pouvoir d'anticipation... l'expérience artistique se présente donc comme totalisante en s'enracinant dans la totalité de l'artiste et de la société qui le porte. 

Gaston Bachelard disait : "Nous ne nous reconnaissons pas le droit d'imposer le continu quand nous constatons partout le discontinu". Le continu correspond parfaitement à la conception des univers clos et sécurisants qui le sont le propre de la plupart des oeuvres et des doctrines fondées, comme on l'a vu, sur les certitudes armées par la logique et le rationnel. 

Pour Umberte Eco "le plaisir que procure n'importe quelle oeuvre d'art repose sur ces mécanismes d'intégration que fonde la connaissance. C'est ce qu'il appelle l'ouverture au premier degré. Deuxièmement, il montre que les poétiques contemporaines "se proposent de revenir sur ces mécanismes et placent le plaisir esthétique moins dans la reconnaissance finale d'une forme que dans la saisie du processus continuellement "ouvert" qui permet de découvrir en une forme toujours de nouveaux profits et de nouvelles possibilités... Cette oeuvre d'art ouverte nous met directement dans une situation où nous devons faire l'apprentissage de l'imprévisible... l'oeuvre d'art moderne a fait le saut hors de la stabilité, comme d'ailleurs tout l'univers de la culture". L'acquis doit certes demeurer structuré, mais il n'en doit pas moins se réorganiser, c'est-à-dire se modifier. Comme nous l'avons vu, il s'agit dans le processus même de l'adaptation à l'imprévisible, d'une loi de l'organisme et de l'intelligence... toute oeuvre d'art, dans le passé a plus au moins transgressé son système. Aujourd'hui, ce sont les systèmes mêmes qui ont éclaté. Umberto Eco nous dit que "l'accent est mis sur le processus, sur la possibilité de saisir plusieurs ordres. Dans la réception d'un message structuré de façon ouverte, l'attente implique mains une prévision de l'attendu qu'une attente de l'imprévu"... Umberto Eco affirme : "On peut dès lors se demander si l'art contemporain en nous habituant à une continuelle rupture de modèles et de tout schéma, et la nécessité de leur alternance non seulement d'une oeuvre à l'autre mais à l'intérieur de chaque oeuvre-même - ne remplirait pas une fonction pédagogique précise, s'il n'aurait pas une fonction libératrice. S'il en était ainsi, l'art contemporain viserait au-delà du goût et des structures esthétiques, et s'insérerait dans un discours plus vaste ; il représenterait pour l'homme moderne une possibilité de salut, la voie vers une reconquête de l'autonomie, au double niveau de la perception et de l'intelligence". A la différence de l'oeuvre d'art traditionnelle, dans l'oeuvre contemporaine il n'y a pas de structure modèle, "l'oeuvre implique un consentement à l'absence de prévisibilité, un consentement à l'insécurité que suppose l'attente de l'imprévu"... La société industrielle a en quelque sorte sécrété son propre anticorps. L'oeuvre d'art moderne trace une voie vers l'apprentissage de notre culture et de notre monde mobile. Autant le déterminisme newtonien et le transformisme ont suscité de nouvelles pédagogies (celle de Herbart, par exemple) autant l'art aujourd'hui, précédant la théorie de l'information, nous apparaît comme le fondement par excellence d'une pédagogie ouverte... c'est-à-dire une pédagogie qui devrait améliorer l'élève avec le devenir qui implique l'inattendu et le discontinu. 

 

Art et éducation 

 

L'art peut devenir un sujet d'éducation, une "matière" de base autant pour l'élève que pour la formation du maître, dans la mesure où il est un certain mode de connaissance, un type de conscience au sens où l'entend Jean-Paul Sartre, c'est-à-dire une structure psychique particulière. Sartre montre bien, en effet, qu'il y a trois types de conscience pour lequel un même objet est donné : la perception, la conception, l'imagination... dans l'imagination l'objet se donne tout entier pour ce qu'il est, dès son apparition... l'image est spontanée et créatrice, bref elle est un mode de connaissance... 

L'imagination est la capacité d'une représentation anticipante, impliquant non seulement un objet mais le sujet imaginant ; enfin l'imagination est la totalité psychique qui nous différencie, peut-être le plus, de même qu'elle nous individualise. 

Pour le psychologue Philippe Marlieu, "l'imagination est également un processus de connaissance." "Elle est le moment de la découverte des possibles, moment fondamental pour l'atteinte de la vérité (...). Différent de la connaissance conceptuelle tant par son caractère de transfert concret que par l'immédiateté du transfert symbolique. C'est une connaissance qui, même au terme d'une recherche, comme dans l'art, s'offre à certains égards comme une révélation (...). La connaissance imaginative loin d'apparaître comme étrangère à la connaissance intellectuelle en pose les fondements. L'imagination est un moment de l'ouverture à autrui (...) double ouverture, sur le plan de la connaissance et sur le plan de l'action. 

De plus, comme Gilbert Durand le remarque l'imagination semble vierge de toute prédétermination catégorielle. De son côté, Gaston Bachelard, écrit "l'imagination dynamique est un amplificateur psychique (...) l’imagination est dans le psychisme humain, l'expérience même de l'ouverture. L'infini est sa région. 

"... l'imagination n'est vraiment éducatrice que lorsqu'elle opère dans la pensée ou dans le faire d'une nouvelle oeuvre concrète..." Si nous comprenons le processus de l'éducation nous nous rendrons compte qu'il ne peut y avoir d'éducation de l'être humain (un processus étabilisant) sans que l'imagination ne soit intégrée comme achèvement essentiel même du processus. Sans quoi, il n'y aura pas d'être humain total, capable d'affronter notre culture ouverte et les exigences d'un monde Mobile. Sans l'apprentissage de cette puissance qui est l'ouverture même, il ne peut y avoir d'apprentissage du dynamisme même de la vie. Or l'art est précisément l'activité humaine qui correspond le plus parfaitement, le plus entièrement au psychisme totalisant, s'ouvrant sur les possibles et transformant le monde. Si bien que, pratiquer un art, vivre l'expérience artistique, c'est faire l'expérience la plus profonde, dans sa conscience et dans son être, du mouvement même de l'imaginaire ouvrant le monde. L'art est la voie royale de l'apprentissage de l'imagination, c'est-à-dire une voie de la connaissance. 

Selon un pédagogue québécois, Arthur Tremblay, l'éducation est un "système d'échanges réciproques qui s'établissent entre le maître et l'élève en vue du développement ou de la formation de l'élève". Comment cette définition s'applique-t-elle dans un univers comme le nôtre qui connaît une accélération technique aussi importante ? Il est probable, d'une part, que les élèves d'aujourd'hui exerceront des fonctions très spécialisées et très parcellaires. Le rôle de l'éducation consistera à leur faire acquérir deux degrés de mobilité, celui qui concerne les "spécialités et celui de la personnalité globale. 

De plus, il est devenu illusoire de croire que l'école dispensera à l'étudiant toutes les connaissances et toute la formation dont ils auront besoin pendant leur vie. Il faut considérer l'apprentissage scolaire comme un moyen privilégié où l'on "apprend à devenir". La fonction la plus importante de l'école est d'offrir aux étudiants les conditions les meilleures pour qu'ils deviennent capables de création. L'école devient un apprentissage à la mobilité et à l'ouverture. De là l'importance de l'éducation artistique dans la formation scolaire. 

La Commission québécoise sur l'enseignement des arts distingue trois modalités d'insertion des arts à l'école : l'éducation artistique, l'enseignement des arts et l'utilisation des techniques dans l'enseignement de matières autres qu'artistiques. 

"L'éducation artistique est une éducation de base, prioritaire à toute spécialisation, au même titre que les mathématiques et la langue maternelle. Elle commence à la maternelle et se poursuit tout au long des études. Il s'agit de l'éducation de la spontanéité créatrice, au sens de Piaget : "à l'éducation de cette spontanéité et de cette capacité de création dont le jeune enfant manifeste déjà la présence ; et elle ne peut, moins encore que toute autre forme d'éducation, se Contenter de la transmission et de l'acceptation passive d'une vérité ou d'un idéal tout élaborés ; la beauté, comme la vérité, ne vaut que recréée par le sujet qui la conquiert". [6] 

Si l'éducation artistique ne peut avoir qu'un objectif irréductible, spécifique : l'expérience esthétique, elle, a de multiples effets dont les plus importants sont le développement de la créativité, de l'affectivité, de la perception et du sens social. La Commission a surtout insisté sur le développement de la créativité. "Toute notre problématique tend à mettre en évidence la nécessité d'une certaine mutation, qui permettrait à l'homme de passer de l'état d'individu, dans la masse au pouvoir de la personne se créant et créant le monde". Dans la société post-industrielle, il semble que l'apprentissage de la créativité devra être une des plus importantes fonctions de l'école. S'il est vrai qu'elle n'est pas l'objectif spécifique de l'éducation artistique puisque nous la retrouvons en science et dans toute recherche -il semble évident pour nous que la créativité artistique développe toutes les formes de créativité, en ce sens que nous croyons qu'elle est la forme de créativité la plus englobante, celle qui engage le plus totalement l'homme, (comme l'art, d'ailleurs, est pour nous l'activité la plus totale)". 

La Commission a fait plus de trois cent cinquante recommandations au gouvernement du Québec à propos de l'éducation artistique, de l'enseignement des arts et de l'utilisation des techniques artistiques. Pour la Commission. l'éducation artistique et son corollaire, la créativité, sont à la base de toute réforme de l'éducation. Le type de société dans lequel nous entrons nous incline à croire que les arts devront prendre une place de plus en plus grande dans nos systèmes d'éducation si nous voulons faire échec à l'univers unidimensionnel dénoncé par Marcuse.


* Cet article paraît simultanément dans La Revue d'Esthétique de Paris.

[1] Président, Marcel Rioux, Vice-Président, Jean Ouellet, membres : Jean Deslauriers, Réal Gauthier, Fernand Ouellette et Andrée Paradis.

[2] Rapport de la Commission d'enquête sur l'enseignement des arts, 3 volumes. L'éditeur officiel du Québec. Québec 1969.

[3] A moins d'indications contraires, les phrases entre guillemets renvoient au texte du Rapport de la Commission d'enquête sur l'enseignement des arts.

[4] Ricoeur, Paul : "De l'Interprétation", pp. 20-21.

[5] Ibid.

[6] In : "L'Éducation artistique et la Psychologie de l'enfant", Art et Éducation, Unesco, Paris, 1954, p. 23.


Retour au texte de l'auteur: Marcel Rioux, sociologue (1919-1989), Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mardi 13 février 2007 12:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref